Le grand emprunt de redressement national de 100 milliards d’euros Suite

Cette proposition a été faite sur ce blog le 25 avril dernier. La France a les moyens de remettre d’aplomb  son système de santé, sans en laisser le soin aux institutions européennes pour au moins deux raisons : 

– Les Français ont le devoir civique de prêter l’argent  qui dort dans leurs tirelires du Livret A.      

– « La fraude sociale, c’est 30 milliards d’euros par an » d’après Charles Prats, ancien magistrat de la Délégation nationale de la lutte contre la fraude, aujourd’hui délégué de l’APM : il estime que 2,5 millions d’individus « fantômes » bénéficieraient de 30 milliards de prestations sociales indues.         

    Il  y a donc du grain à moudre !

JPR    MCRV

« La Parole de la France »-  » Parole donnée et parole trahie » Indochine et Algérie- Conclusion – Fin

« La Parole de la France ? »

« L’Honneur du Soldat ? »

« Les Héritages »

Guerre d’Indochine (1945-1954)

Guerres d’Algérie) (1954-1962)

Conclusion

Parole donnée et parole trahie ou la mort de nos  officiers, sous-officiers et soldats !

En écho à l’introduction et au témoignage du colonel Hélie de Saint Marc, les témoignages du colonel Roger Trinquier, du général Gracieux, du général Valluy, et du petit-fils du général Crépin.

            Pour résumer mon analyse et pour comprendre tous les enjeux des guerres coloniales d’Indochine et d’Algérie et les sacrifices demandés, et acceptés jusqu’à la mort, par tous ces officiers, sous-officiers et soldats qui ont servi la France pendant les deux conflits, le témoignage du colonel Trinquier constitue une bonne introduction.

            Les officiers qui furent appelés à témoigner au procès Salan avaient le plus souvent partagé les mêmes épreuves et campagnes militaires de la Deuxième Guerre Mondiale, d’Indochine et d’Algérie. Nombre d’entre eux avaient servi sous les ordres du général Leclerc.

            Le colonel Trinquier est venu témoigner en mai 1962 au procès du général Salan qui fut un de ses chefs en Indochine et en Algérie, un chef qu’il a apprécié, d’autant plus qu’il avait compris le type de nouvelle guerre du peuple qu’il aurait fallu mener en Indochine, en suscitant et en animant des maquis contre le Vietminh dans les hautes régions frontalières de Chine : il y fut un des premiers acteurs des Services Spéciaux en Indochine, en même temps qu’un initiateur du nouveau type de guerre qu’il convenait d’y mener.

            Fort de son expérience, il fut un des inspirateurs de la nouvelle guerre psychologique  que l’armée française mena souvent avec succès en Algérie. Il livra son enseignement dans le livre « La guerre moderne ».

            J’ajouterai qu’à l’exemple du colonel de Saint Marc, il avait de l’amitié et de l’affection pour les hommes et les femmes qu’il avait réussi à rallier à la cause de la France, celle en laquelle ils croyaient, des hommes et des femmes qu’ils refusaient d’abandonner.

Quelques pièces du playdoyer

Déposition du colonel Trinquier  Audience du 21 mai 1962 (page 407)

            Questions de Me Tixier-Vignancour :

            « … Je voudrais qu’il indique ce qu’il pense de l’action du général Salan.

            Colonel Trinquier – Je suis effectivement un des officiers qui connait le mieux le général Salan. Je l’ai connu en 1934 en Indochine.

            Le témoin était alors lieutenant et Salan capitaine. Ils tenaient des postes aux confins de la frontière chinoise.

            Je donne un petit détail : le capitane Salan avait fait tout le tour et relevé la carte de son secteur, et sous ses ordres j’ai mesuré moi-même cinq cents kilomètres de piste au double décamètre. Ce petit détail n’a l’air de rien mais c’est la caractéristique d’un homme qui va au fond des problèmes.

Il a fait mieux : il nous a  appris à aimer les populations et à nous faire aimer d’elles. C’est cet amour des populations qui m’a permis moi-même, en 1952, de passer derrière les lignes dans notre région du Tonkin et de reprendre contact avec des populations que nous avions connues dix anas avant, et de lever en pleine zone Viet vingt mille maquisards avec des armes. Puis d’avoir en zone Viet onze terrains d’aviation où je me posais librement. Personne ne l’a su, ou n’a jamais voulu le dire. Mais si on avait écouté les directives du général Salan et du maréchal de Lattre, et si on ne s’était pas hâter de bâcler la guerre d’Indochine peut-être que nous l’aurions gagnée.

            En tout cas j’apprends aujourd’hui par les Américains que les maquisards que nous avons laissés se battent toujours. Et les Américains sont peut-être contents de pouvoir reprendre ce que nous y avions laissé.

            J’étais parti en Chine en 1938 – période de dépression pour la France et l’Europe – où on se battait pour défendre Shanghai. J’y suis resté pendant sept ans et demi. Je ne vous citerai pas toutes les péripéties que j’ai eues, mais en 1946 je retrouvai Ponchardier, et là j’ai appris que, bien qu’ayant suivi pendant sept ans dans des conditions difficiles, les ordres de mes chefs, moi-même et tous mes camardes d’Extrême Orient on nous avait rayé de l’armée française sans nous l’avoir demandé. Alors, estimant qu’un contrat avait été rompu entre moi et l’armée que j’avais servie, j’avais donné ma démission. Le général Salan l’a appris et m’a envoyé un mot en disant : « La guerre n’est pas finie, les problèmes de la France ne sont pas résolus, la guerre sera longue, on a besoin de gens comme vous. Restez. » Et je suis resté dans l’armée avec un certain nombre de mes camarades.

     Je précise qu’un des mérites peut-être les plus grands du général Salan c’est d’avoir refait cette armée qui, en1945 s’effilochait. Il y avait des gens qui venaient de partout, qui s’étaient battus entre eux, qui avaient servi sous le général Giraud, sous le général de Gaulle, et sous d’autres cieux. Or, c’était dans ce creuset d’Indochine, avec le général Salan, qui a  toujours été avec nous, que l’armée a pu atteindre le niveau moral de 1958 que vous avez connu.

            Voilà un des grands mérites du général Salan.

            Je vous dirai aussi un petit mot de la guerre d’Indochine, qui est nécessaire pour comprendre beaucoup de choses. A cette guerre d’Indochine où, nous les jeunes, nous allions, l’état-major ne s’y est pas intéressé, aucun officier général n’y est allé. Je vous citerai des chiffres. Sur les quinze généraux d’armée, que comptait l’armée française, et sur les trente généraux de corps d’armée, armée de terre seulement, – je me trompe peut-être à un chiffre près, je n’ai pas l’habitude de consulter l’annuaire des généraux – sur ce total de quarante- cinq ou de cinquante généraux, pas un seul n’est allé en Indochine. Ils déléguaient au plus jeune et ils attendaient avec l’escopette – excusez- moi ce mot- pour l’attaquer. Aucun n’y a résisté. La maréchal de Lattre est mort, les autres officiers en rentrant d’Indochine, on ne leur a pas tenu compte de ce qu’ils avaient fait, on les a seulement démolis et un homme comme le général Salan qui a été là-bas plus que tous les autres est forcément celui qui a été le plus démoli. Aujourd’hui on l’attaque dans la presse…

            Etant donné que l’armée française n’est pas allée en Indochine dans ses hauts grades, on a fait la guerre qu’à notre échelon, et si on a parlé des colonels, eh bien ! C’est parce qu’il y avait des colonels qui faisaient la guerre,  et que les autres ne la faisaient pas beaucoup. A notre échelon, on a essayé d’en tirer les leçons, on a fait ce qu’on a pu. On n’est pas des « cerveaux d’armée » mais malgré tout on a dit : « Dans cette guerre qu’on a fait depuis quinze ans, essayons d’y voir clair. » On a   été peu à y voir clair.

            Je vais ici, si vous voulez comprendre des tas de choses, vous expliquer ce qu’est la    guerre d’Algérie. On ne s’est jamais battu en Algérie contre les Musulmans de notre côté et la rébellion s’est bornée à une organisation terroriste dont le but était de plier les Musulmans à leur volonté. Lors de la bataille d’Alger, en étudiant notre adversaire  de jour et de nuit pour le battre, nous avons appris que nous avions seulement contre nous, une organisation de 5 500 terroristes dont 1 200 armés qui pressuraient la population et qui l’obligeaient à être à leurs ordres.

            On a démoli cette organisation. Pour cela on n’a pas eu besoin de chars et de canons, et quand  ça allait mal, les colonels étaient dans la rue, pas  derrière les PC, avec  leurs officiers. On y descendait…

            Au cours d’une opération en Kabylie, dans le secteur I, région de Michelet, avec une population un peu plus grande qu’un chef- lieu de canton, j’ai pris en septembre les archives militaires de cette région qui allaient du 1er novembre 1954, début de la rébellion, au 17 avril 1957.Eh bien ! dans ce secteur de canton, le FLN a condamné et exécuté 2 150 Musulmans. C’est effrayant. J’ai vu la liste et la petite fiche de condamnation. J’ai essayé de le faire savoir en haut lieu. Je l’ai dit au 2° Bureau, je suis allé moi-même voir des gens proches du général de Gaulle en disant : « Il faudrait le dire aux Français pour qu’ils sachent. » Impossible. On a caché tout.

            J’ai vu ensuite les élections de 1960, celles au Conseil d’Arrondissement. Je commandais un secteur. M.Tomasini m’a dit : « Il faut faire voter pour les listes UNR ». J’ai répondu : « Moi je ne peux pas, j’ai promis qu’ils choisiraient, pourquoi aujourd’hui je ferais pression sur eux ? Je me suis engagé vis-à-vis d’eux ; je leur ai dit : « Je suis peut-être dur pour vous mais je veux supprimer l’organisation qui vous enlève la liberté. Aujourd’hui on me demande de faire pression sur vous. Je refuse. »

     J’ai été convoqué par M.Delouvrier et par tout ce qu’il y avait comme grands chefs à Constantine et j’ai dit non. J’ai fait un rapport disant : après le référendum de 1958 j’avais pris les archives des fellaghas dans un petit village, or ceux-ci avaient exécuté cinquante-huit paysans dans ce village parce qu’ils avaient voté. Et j’avais la fiche par exemple de M.Mohamed Ben Choufre… : a pris part au référendum, a été condamné à mort tel jour et exécuté tel jour.

            J’ai envoyé ce dossier à M.Messmer lui-même  que je connaissais un peu. Et j’ai dit : « On me demande  de faire voter dans tel sens, je ne peux pas. » Alors j’ai réuni mes musulmans et  leur ai expliqué : « Je vous ai promis que je ferai aucune pression sur vous, je vous assure que je contrôlerai les urnes. » La commission de contrôle comprenait un membre des deux arrondissements. J’ai fait remarquer : « Ce n’est pas suffisant, j’ai un escadron de gendarmerie, nous allons mettre un scellé sur toutes les  urnes. » Et dans mon secteur, sur 10 000 inscrits, 1 000 ont voté, et j’ai eu le plaisir de voir que 500 avaient  mis des bulletins blancs.

            Je pense que, parlant d’autodétermination, il fallait d’abord rendre la liberté aux gens, sinon c’était une sinistre tromperie.

            Parlons du problème plus proche de l’OAS. Qu’est-ce que l’OAS ? dont on parle. Il y a une population française et  musulmane qu’on veut couper de la nation française. A partir du 1er juillet, plus personne ne se fait de doute, les choses allant ce qu’elles sont, ceux qui seront en Algérie ne seront plus  français. C’est impensable dirait quelqu’un qui entendrait qu’on ne les a pas consultés ! Eh bien ils se sont révoltés. La révolte est née de la population. Quels que soient les gens, cette révolte aurait eu lieu, et je connais assez le général Salan pour savoir que dans cette révolte, il a été certainement l’élément le plus modérateur par ce qu’il avait un âge plus grand et que je crois quand même  que la sagesse vient avec l’âge. Il était peut-être moins près des réalités et  il avait confiance. Le seul fait qu’on l’a arrêté  sans qu’il y ait personne pour le garder, seul au milieu d’Alger où les autorités se déplacent avec des automitrailleuses, car elles ne peuvent pas faire un pas, le prouve. Moi je lui tire mon chapeau.

            L’OAS n’est donc pas une organisation qui s’est faite, c’est un peuple qui se défend. Moi qui aime bien les Algériens et les Musulmans je suis assailli, ils viennent me voir tous les jours à Paris. Je ne sais pas ce que vous pouvez avoir comme renseignements, mais on sent  bien qu’ils ne lâcheront pas, que pour garder la nationalité française qui est le bien le plus précieux qu’on puisse avoir ils iront jusqu’au bout. Alors si l’on veut empêcher qu’ils aillent jusqu’au bout, je pense qu’il faudrait peut-être réviser le problème.

            Voilà ce que j’ai à vous dire. »  (Pages  407 à 410 du Compte rendu sténographique du Procès de Raoul Salan (Albin Michel-1962)

Deux commentaires : 1) en 1960, et à l’occasion des premières élections municipales que j’ai organisé dans ma SAS, une des trois communes avait voté blanc, des élections dont le déroulement pacifique et démocratique avait été exceptionnel.

            2) En préfectorale, j’ai eu la chance d’avoir à Paris, un collaborateur qui fut condamné comme ancien OAS et qui fut tout aussi exceptionnel, aujourd’hui décédé dans l’anonymat : il avait aimé l’Algérie et la France.

            A titre personnel, je n’ai jamais partagé la révolte OAS.

« La Parole de la France ? -Conclusion Deuxième partie et fin

Déposition du général Gracieux,  Audience du 19 mai 1962 (page345)

            Le nom du général Gracieux me rappelle évidemment deux souvenirs :

     – l’Opération Jumelles en Petite et Grande  Kabylie, au cours de l’été 1959 : il commandait les troupes de cette grande opération et après le parachutage de ses hommes, il avait implanté son PC à la cote 1621, eu dessus de la forêt d’Akfadou qui jouxtait la SAS de Vieux Marché, sur un des contreforts du massif de Djurdjura. – Cette grande opération fut un des succès militaires de la pacification, J’ai déjà rappelé ce souvenir plus haut.

            – le témoignage des officiers de Chasseurs Alpins qui furent invités à un briefing du général Crépin Commandant en Chef, le  14 ou 15 juillet 1960, en mission d’inspection dans mon secteur militaire.

            Les échos de son passage laissaient croire encore aux officiers que la France continuait à défendre ses couleurs en Algérie.

&

       M. le général Gracieux. – «  Les liens qui m’attachent au général Salan sont en effet très anciens. J’ai connu le le général Salan en 1937, au ministère des Colonies. Je l’ai connu ensuite à Dakar en 1941-1942, à Alger en 1943, et c’est à partir de 1944 que ma carrière s’est faite, si je puis dire, à l’ombre de celle du général Salan et sous sa houlette.

            En 1944 en effet, je suis parti comme chef d’état- major du 6°R.T.F que commandait le général Salan, régiment formé en Algérie, mixte, Sénégalais et en grande partie un personnel pris parmi les réservistes de l’Afrique du Nord, d’Algérie particulièrement.

            Le colonel Salan, si en tant qu’inférieur, je puis me permettre de le juger, a été un chef de corps remarquable en tant que conducteur d’hommes. Je puis dire que nous l’aurions suivi n’importe où et de fait je pense que nous l’avons suivi dans beaucoup d’endroits. Je voudrais y insister, quand je dis nous, je je ne parle pas des officiers de l’état-major seulement, je parle de tout son régiment. Le colonel Salan était réputé, soit dans les périodes d’action, soit dans les périodes de repos, pour être au plus près de la troupe, sans aucun geste théâtral, sans aucun geste de démagogie, mais toujours présent là où il fallait. »

            Le témoin expose comment sa carrière a été liée souvent à celle du général Salan et qu’il l’a toujours vu tant en Indochine qu’ailleurs attaché à rester dans le cadre des directives qui lui étaient  données.

            M. le général Gracieux – « Du moment qu’il estimait ne plus pouvoir servir en Indochine, il a demandé sa relève, je l’ai suivi d’ailleurs, et il est totalement rentré dans le rang, sans faire, je pense, absolument  aucune objection spectaculaire ou aucun geste contre la discipline.

            Après avoir servi en métropole en dehors du général Salan, je l’ai retrouvé en Algérie, où j’ai servi sous ses ordres en 1957 et 1958, jusqu’au moment où il est rentré en métropole.

            En 1957, j’ai fait un séjour comme adjoint  de corps d’armée, et  ensuite comme adjoint de la 9ème Division parachutiste. En 1958, je commandais une zone, la zone d’Orléansville, et à cette époque j’ai eu évidemment de fréquents contacts avec le général Salan, j’ai eu l’occasion de vivre toute la période du 13 mai, et  j’ai donc eu aussi, en 1957-1958, l’occasion de voir ce que je peux appeler l’engagement total de l’armée en Algérie, engagement total dans le domaine de la lutte contre les fellaghas et dans le domaine de la pacification.

            On a dit beaucoup de choses sur le 13 mai et  la période qui a suivi. On a surtout beaucoup parlé d’Alger, des manifestations de masse sur le forum. Je  voudrais, moi, parler de ce qui s’est passé dans le bled. Je pense en effet que lorsqu’on cherche les mobiles de ce qui a pu faire agir le général Salan, c’est un problème extrêmement important ; je pense même que c’est le problème numéro un, et que c’est le cas de conscience dont on a tant parlé pour beaucoup de colonels en Algérie. Le  général Salan devait se le poser en premier, puisqu’il avait été le chef suprême à l’époque.

            On a tendance depuis quelque temps, à faire passer ce mouvement  d’émotion de 1958 comme une erreur monumentale ou comme une gigantesque mascarade. Sous la foi du serment, je peux assurer qu’il y a eu vraiment de la part des masses musulmanes un mouvement d’espoir et de confiance totale envers la France.

            En résumé, connaissant  le général Salan et  l’aimant comme le chef qu’il a toujours été pour moi, j’estime que le mobile de ses actes est un mobile noble, et  absolument pas, comme on a voulu le dire aussi, un mobile d’esprit d’aventure et d’ambition. »  (pages 345, 346)

&

Déposition du général Valluy  Audience du 17 mai 1962 (page 85)

        Camarade de promotion de Saint Cyr, le général Valluy eut maintes occasions de servir sur les mêmes théâtres d’opérations que le général Salan.

      M. le Général Valluy – «  Lorsque j’évoque le 13 mai, tout cela est si peu en correspondance avec son sort actuel qu’il nous faut découvrir le choc extérieur qui a, à un moment donné, bouleversé cet homme et qui a fait de lui le chef d’une organisation secrète.

     Sentiment de frustration ? Au cours de notre dernier et bref entretien qui date déjà de plus de deux ans, j’avais eu, en effet le sentiment d’une grande amertume que j’ai retrouvée, du reste, neuf mois après chez le général Challe et pour les mêmes raisons, l’amertume de bons ouvriers experts et consciencieux qui n’ont pas pu, qu’on n’a pas laissés achever leur besogne, cette pacification qu’ils avaient si bien commencée.

     Frustration individuelle, personnelle ?…

    Non le général Salan a, en soldat, comme la plupart d’entre nous, éprouvé cette révolte naturelle qui, à un moment donné, s’est extériorisée en France contre les perspectives d’abandon d’une fraction du sol national et des gens européens ou musulmans qui y habitaient… » (page 186)

&

Juillet 1960 : les flottements de la politique du Général de Gaulle : Algérie Française ou largage ?

Guerre d’Algérie

Souvenirs personnels de juillet 1960

            Après l’Ecole Militaire de Saint Maixent d’octobre 1958 à mars 1959, je fus affecté dans les SAS. Je rejoignis la SAS de Vieux Marché (arrondissement de Sidi Aïch) en avril 1959, une SAS « pourrie » dans le douar « pourri » des Béni Oughlis, en Petite Kabylie, dans la belle vallée de la Soummam.

            Après la grande opération Jumelles, la pacification avait battu son plein, la paix civile était quasiment revenue dans le douar, et j’avais la possibilité de me rendre à pied dans tous les villages de la SAS avec mon seul garde du corps, un ancien fel formidable.

            La situation politique semblait complètement retournée.

            En septembre 1959, le Général avait pris l’engagement d’un référendum d’autodétermination avec trois options, 

            Ce référendum avait commencé à troubler le monde des officiers de même que celui des pieds noirs, d’autant plus que l’on connaissait l’existence de pourparlers secrets avec le FLN.

            Le climat politique avait changé et beaucoup d’officiers se posaient des questions sur la politique du Général, d’autant plus qu’à la fois le général et son entourage continuaient à prodiguer leurs encouragements à l’armée française en Algérie.

            Sur le terrain, j’ai moi-même eu des échos très précis sur les consignes que le général Crépin, Commandant en Chef, donna aux officiers présents de mon secteur militaire, lors de sa tournée d’inspection de juillet 1960.

            Le général Crépin avait été nommé en remplacement du général Massu Commandant en Chef de l’Armée en Algérie le 25 janvier 1960.

                        Chemini, le 15 juillet 1960

            « … Je rentre de la popote. C’est vraiment dramatique !

            Longue discussion à la suite de la visite du général Crépin, Commandant en Chef en Algérie. … il a dit à peu près ceci (propos répétés).

            Alors ces villages ! Lesquels sont pour vous, lesquels sont contre vous ?

            Nous ne savons pas. La plupart continuent sans doute de payer les fellouzes.

            Qu’est-ce que vous attendez pour descendre ceux qui ne veulent pas être pour vous. Cela fait trop longtemps que dure ce petit jeu !

            Votre Compagnie ne sert à rien. Depuis trois mois combien de fellouzes au tapis ? Zéro ! Je veux des bilans ou je retire les troupes. »

            En juillet 1960, et alors que l’armée française avait repris le contrôle de l’Algérie, il semblait en effet que le gouvernement avait toutes les cartes en mains pour conduire autrement que cela a été fait la politique algérienne.

            Le général Crépin quitta d’ailleurs son commandement le 1er février 1961, remplacé par le général Gambiez.

        Il convient de noter que Gambiez comme Crépin faisait  partie de la grande cohorte d’officiers qui avaient partagé les mêmes combats, en France, en Indochine, puis en Algérie.

      Longtemps après la fin de cette guerre, j’ai eu l’occasion de faire la connaissance du général Gambiez, un des théoriciens des guerres indirectes, un thème sur lequel je travaillais et qui a nourri le petit livre « Chemins Obliques » : ce livre a pour préface la lettre que le général Gambiez m’avait adressée sur cet essai.

     Le petit-fils du général Crépin, Jean-René Van der Plaetsen a publié une biographie de son grand-père dans le livre « La nostalgie de l’honneur » (2017), un ouvrage intéressant qui retrace toute la carrière du général Crépin avant, pendant la Deuxième Guerre Mondiale, et après, avec les guerres d’Indochine et d’Algérie, sa contribution à la mise au point de la bombe atomique, enfin ses hauts commandements sur le théâtre européen.

      A lire le parcours de ce général, je me suis posé la question de savoir si le gaulliste qu’il était, et face au guêpier algérien, ne partageant pas les choix du général de Gaulle, et ce dernier le sachant, tout en comprenant ses états d’âme, ne l’avait pas « exfiltré » de cette guerre pour pouvoir continuer à compter sur lui dans le redéploiement stratégique qu’il avait décidé de mettre en œuvre en redonnant la priorité au théâtre d’opérations européen de la Guerre Froide et à l’arme atomique.

      En janvier 1961, le général Crépin avait en effet rédigé une note dans laquelle il faisait de sérieuses réserves sur les modalités qui étaient envisagées dans l’hypothèse d’un cessez-le feu éventuel, en cas de trêve unilatérales des opérations offensives : il ne les approuvait pas.

     Ci-après un des passages qui est consacré à l’une des versions proposée sur les propos tenus par le général Crépin, à l’occasion de sa tournée d’inspection dans mon secteur militaire, propos dont j’ai rappelé plus haut à la teneur rapportée par les officiers de Chasseurs Alpins du 28ème BCA :

       « Gaulliste un jour, gaulliste toujours ? »

      « … Alors, gaulliste un jour, gaulliste toujours ? Derrière cette formule en forme de boutade se dissimule une question, voire une possibilité, disons même une éventualité, qui m’a tourmenté et taraudé l’esprit pendant plusieurs années. Tout était parti de la lecture d’un livre intitulé : Les Gaullistes ? Rituel et annuaire, paru en 1963, de Pierre Viansson-Ponté, ancien rédacteur en chef de l’Express, puis éditorialiste au Monde. Dans cette enquête approfondie sur les us et coutumes de la famille gaulliste, ce journaliste chevronné consacrait un chapitre à Grand-Père, titré : « Le général Crépin a viré sa cuti », puis de façon extrêmement habile et persuasive, il reprenait, l’élaguant à grands coups de serpe, la vie de mon grand-père pour en tirer la conclusion que celui-ci avait rompu avec le général de Gaulle au cours de la crise algérienne, et qu’il fallait y voir la raison pour laquelle il avait été démis du commandement en chef au début de l’année 1961. J’avoue avoir été profondément ébranlé par la lecture de cet ouvrage dont j’avais découvert l’existence par hasard, chez les bouquinistes au bord de la Seine. En réalité, je l’appris par la suite, l’auteur de ce livre se fondait sur une rumeur qui avait couru les popotes au cours de l’été 1960 par les partisans de l’indépendance de l’Algérie afin d’enfoncer un coin entre le général de Gaulle et Grand-père, qui étaient unis l’un à l’autre par un lien quasi féodal, comme celui qui attachait autrefois le vassal et son suzerain. » (pages 174, 175)

     Le général Crépin ne fit pas de déposition au Procès du général Salan en mai 1962.

&

     Comme je l’ai déjà écrit, je n’étais pas pour « L’Algérie Française » de papa, mais pour l’indépendance de ce pays en association étroite avec la France, ce qui n’a pas été le cas, alors que fin 1960, cette solution aurait été possible à la condition de ne pas brader ce pays, comme cela a été fait, notamment, dernière chance, en bâclant la mise en œuvre des accords d’Evian et en laissant le pouvoir à un FLN qui n’était pas préparé à l’assumer, et alors que l’armée française avait encore les moyens militaires d’assurer la paix civile.

Conclusion : Fin

 Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés

Un nouveau type de guerre, Bodard, suite

    Lucien Bodard propose alors dans les pages suivantes une description apocalyptique de cette Indochine de l’année 1948, sous l’intitulé «  La coalition de la piastre » dont les caractéristiques  éclairaient déjà la suite de cette guerre lointaine, et le désastre.

           « Cette Pacification où s’acharnent les Français, comme elle va lentement ! … C’est aussi un grouillement de haines et d’arrière-pensées. Cela reste à peu près solide à cause de la piastre, ce dénominateur commun permettant à chacun de satisfaire ses intérêts. Mais rien ne bouge, ne progresse vraiment dans ce statu quo du profit permanent

      Cela commence par le Corps expéditionnaire. L’Indochine est désormais un fief militaire complet, la propriété d’une armée professionnelle l… La Guerre d’Indochine, c’est une situation permanente. Combien de ses combattants sont volontaires pour revenir faire un deuxième et même un  troisième séjour. Pour ceux d’entre eux qui ne sont pas tués, l’Indochine est favorable à l’avancement, aux palmes et aux citations, aux économies aussi. C’est la pluie des récompenses…. Mais la guerre d’Indochine, c’est encore plus un idéal – celui du militarisme-. Pour être digne de la grande tradition de l’Armée française, le Corps expéditionnaire ne déroge pas, il se refuse aux nouveautés, aux concessions. Dédaignant de s’adapter aux Viets, à leurs étranges tactiques, il applique les leçons apprises à Saint Cyr et à l’Ecole de Guerre. Il vaut mieux se faire tuer que d’accorder trop d’importance à l’ennemi. Le Viet n’est toujours considéré que comme gibier – une proie suffisamment dangereuse, il est vrai pour que la guerre soit un « sport » vraiment noble. Quoi de plus beau, pour un officier que de s’avancer dans la rizière en tête de ses hommes, avec son uniforme, ses insignes, son stick et son calot ? Froid et impassible, il donne des ordres avec des lèvres minces, tout en étant la cible qui se désigne, qui s’offre aux « salopards « cachés.

      C’est la croisade de l’aristocratie : elle est faite du côté des Français, sans conscrits et sans peuple. Il s’agit d’instaurer la vraie « civilisation » guerrière. Certaines choses sont importantes, d’autres pas. Se faire battre est secondaire, si c’est avec « branche ». C’est réglé par toute une exégèse de l’honneur, d’une subtilité surprenante dans un milieu aussi sommaire. Ce qui compte avant tout, c’est le ton, l’allure, le style… (p116,117)

Commentaire : le propos est sans doute par trop caricatural, mais  sans doute sensé pour l’essentiel, un commandement dans l’impossibilité de trouver une réponse stratégique, d’inventer une doctrine contre-insurrectionnelle capable d’entraîner un peuple dont il avait beaucoup de mal à comprendre la culture, plus une touche de tradition militaire tout à fait incongrue, plus la corruption de la piastre qui pourrissait tout.

      Il ne faudrait tout de même pas oublier que tous les officiers ne restèrent pas enfermés dans la tour d’ivoire des stratégies inadéquates  et beaucoup d’entre aux y perdirent la vie, sans brandir leur stick.

     En tout cas, beaucoup des officiers survivants que nous retrouverons pendant la guerre d’Algérie avaient fort bien compris les enjeux et le type de stratégie contre-insurrectionnelle qu’il convenait de mettre en œuvre, sans réussir toutefois à entrainer le peuple algérien vers un autre destin que celui d’Evian.

    « … Dans cette incohérence se crée peu à peu le type du « seigneur ». C’est celui du condottière. Tout lui est possible. Il vit au champagne sans connaître le mal de tête ; il fait la guerre ou la noce jusqu’à six heures du matin et se réveille frais comme l’œil à sept heures ; il comprend Einstein et abat au fusil son homme à cinq cents mètres. C‘est avec la même désinvolture qu’il torture les Viets ou leur pardonne. Sa force physique est incroyable. Il est généreux et impitoyable. Il est beau, il séduit, il comprend tout. C’est à la fois une brute, un surhomme et même un saint.

    Certains officiers poussent très loin cet idéal de virilité. Ils n’admettent pas le danger. Il faut le braver, le défier, prendre tous les risques…

    « Etre un seigneur », c’est une éthique d’hommes de quarante ans. La vraie guerre, c’est surtout celle des sergents, des sous-lieutenants, des lieutenants qui ne posent pas de questions, qui ne font pas encore de philosophie. Mais chacun d’eux est dans son fiel un vrai roi. Il a le pouvoir de vie et de mort, sans personne pour lui demander compte. C’est grisant. Certains de ces petits gradés deviennent des asiatiques, arrivent à comprendre la guerre des Jaunes. Mais ce n’est pas tellement bien vu.

     A côté des militaires qui se battent, nombreux sont ceux qui ne combattent pas. Car l’Armée, s’est aussi constituée en une administration proliférante, juste bonne à s’administrer elle-même. Les villes sont remplies d’états-majors et de services où généraux et colonels pullulent par dizaines. C’est extraordinaire à quel point une armée stagnante arrive à multiplier et à développer ses organismes, à descendre dans le byzantinisme… »

« On ne peut pas tuer la guérilla » (chapitre 2) (p,159)

Pour avoir beaucoup fréquenté les analyses théoriques et concrètes de ce type de guerre, je ne partage pas le jugement de Lucien Bodard, lequel n’a d’ailleurs pas été confirmé en Asie, en Malaisie ou en Birmanie.

            Ceci dit, ces pages ont le mérite de décrire ce que fut le processus de la guerre révolutionnaire du Vietminh et le rôle majeur de la guérilla qu’il mena contre le Corps expéditionnaire entre 1945 et 1954.

            « Les guérillas d’Indochine durèrent huit années. Elles seront sans batailles, sans fronts, sans objectifs décisifs, sans tout ce qui constitue b normalement la guerre. Ce sera la trame de fond de l’Indochine jusqu’à Dien Bien Phu. Mais à mesure que passe le temps, l’on en parlera moins, on les oubliera presque ; les guérillas seront supplantées dans les journaux par la guerre.

C’est à partir de 1950, quand les divisions régulières de Giap surgies de leur « quadrilatère », auront crevé la RC4, quand elles déferleront vers Hanoi, vers le delta tonkinois, vers le sud, il y aura aussi la vraie guerre. Celles-ci aura des fronts, des batailles, des offensives, une logistique, une stratégie, tout un « Kriegspiel » adapté à la jungle et à la rizière. Ce  sera Vin Yen, le Day, la Rivière Noire, Nasan, Luang Prabang et Dien Bien Phu.

            Mais cette guerre ne fera que surajouter aux guérillas qui continueront, toujours partout. Les Français devront, jusqu’au bout, consacrer plus des quatre cinquièmes de leurs effectifs à tenir le pays contre elles… Ce que je veux montrer maintenant, par des récits vécus, c’est qu’une guérilla est impérissable tant qu’elle est au milieu du peuple comme un poisson dans l’eau. Je vais dépeindre la « guerre révolutionnaire ».       

            Petit commentaire : la formule du poisson dans l’eau est tirée de l’analyse de guerre révolutionnaire proposée par Mao Tsé Toung.

« L’éducation de la cruauté »

            « La guérilla,  ce n’est pas seulement un art de se battre. C’est d’abord la logique de l’impitoyable. C’est une « mathématique de la « persuasion », où l’on mêle dans des doses calculées, le lavage de cerveau et l’atrocité. Il s’agit d’arriver par le raisonnement dialectique aux « solutions correctes » permettant de dominer intégralement les êtres, d’en faire des outils parfaits de la Cause. C’est la déshumanisation totale. Tous les sentiments de la société civilisée disparaissent. Il n’y a plus d’individus. Le but, c’est fédérer le Peuple, la masse politisée qui est le support de la guérilla, la masse que l’on entraine vers un destin qui lui est supérieur, auquel on le sacrifie.

            Cette technique est à base de cruauté froide – une cruauté qui est désormais la vie courante de l’Indochine entière. On ne peut y échapper, elle est dans l’air, elle contamine même les Français. Pour leur contre-guérilla, ils en deviennent les adeptes, ils en appliquent les règles. Ils disent que c’est une nécessité, et c’est en parti vrai. Mais il y a aussi en elle une jouissance contagieuse, ce fameux sadisme de l’Asie. C’est finalement une maladie de l’esprit qui atteint même les êtres les plus normaux.

            C’est à Hoc Mon que j’ai vécu la routine de la guérilla. Elle est affreuse, et pourtant, elle parait naturelle à tout le monde. J’ai connu un couple de Français moyens qui se sont accoutumés à ces horreurs, en ont pris l’habitude, le goût, tout en restant par ailleurs de « braves gens de chez nous ». A leur éducation ancienne s’est surajoutée l’éducation orientale de la cruauté. » (p,160) (1) En Cochinchine)

L’auteur examine le cas concret de ce couple, puis celui de Mme Thibé, chef du chidoi vietminh 12 de la Plaine des Joncs, en citant une série d’actes qui témoignaient de la cruauté avec laquelle les adversaires rivalisaient dans la drogue de la cruauté.

            « Au Chidoi 12, la matière humaine est à bon marché. Comme punition rien que la mort – que ce soit pour la tiédeur politique, le vol d’un poulet ou un relâchement dans la hiérarchie » (p,164)

            « Pour le chidpi 12, la vie humaine ne compte donc guère, celle des soldats pas plus que celle des nhaqués. Le gaspillage calculé des existences est même un élément essentiel de la politique et de la guerre rouges. Bien au-dessus des hommes aux prises, l’enjeu essentiel, ce sont les armes. Les Viets se les procurent par l’emmêlement complexe de la contrebande, de la corruption et du meurtre.

      L’arme est tellement précieuse que l’homme qu’il y a trois hommes par arme – un qui ‘en sert, deux qui sont en réserve derrière lui…La circulation est presqu’à sens unique, de chez les Français vers les Viets… »(p,165)

      Des comités d’assassinat dans de nombreux villages, le double jeu, la construction de tours en vue d’assurer la sécurité des routes, leur solitude la nuit, leur prise d’assaut par traitrise, le recrutement de partisans qui font la guerre aux Viets, la découpe des vivants, l’engrenage de la torture la cruauté dans les deux camps, car comme l’indique un de ses acteurs : « Je suis condamné à me salir les mains. Pour lutter contre les viets, il faut employer leurs procédés. » (p176)

Commentaire :  à lire ces pages et la plupart de celles qui suivent au fur et à mesure des années jusqu’à Dien Bien Phu, et en me rappelant les conditions militaires de la guerre d’Algérie que j’ai connues, en tentant une comparaison, j’ai souvent envie de dire que notre guerre était une guerre d’enfants de chœur, une fois de Gaulle revenu au pouvoir, sans vouloir minimiser les excès militaires commis sur un certain nombre de théâtres d’opérations et à  certaines périodes, en oubliant jamais qu’en Algérie comme en Indochine, la guerre fut le plus souvent une guerre des lieutenants et des capitaines laissés le plus souvent à eux-mêmes.

       En Algérie, l’armée n’a jamais été,  sauf exception, dans un engrenage de cruauté, la mécanique de la guerre totale, la cruauté totale, tel que celui décrit dans le conflit avec le Vietminh, mais il était inévitable que les hommes  qui avaient connu cette sorte d’enfer en sortent plus ou moins contaminés. (« La technique de la torture, »( p,189 et suivantes)

      « La route de Camau »… cette pointe de Camau qui s’enfonce dans la mer bleue comme un dent pourrie… C’est la RC 16.  Tout de son long, de Saigon à Camau, les Viets attaquent  les Français. Ils les repoussent, les contre-attaquent. Il n’y a pas d’artère stratégique plus vitale que cette route, la seule liaison avec l’estuaire du Mékong et les étendues de l’Ouest lointain ; c’est aussi le chemin du riz, le ruban même de la civilisation. A tout prix les Viets veulent la détruire, et les Français la sauver.

    Les chidoi de Nguyen Binh sont cachés aux alentours, dans la nature. On ne les voit pas. Mais le Corps expéditionnaire s’est entassé sur la chaussée même, lui faisant un fourreau avec ses postes, ses tours, ses bataillons. Nulle part, je ne peux mieux l’examiner que là. Car mon but, c’est de le découvrir dans sa réalité profonde, savoir ce qu’il est vraiment.

     Je vais vivre avec lui pendant des semaines, allant d’un colonel à l’autre, d’une troupe à l’autre. Et c’est ainsi que je m’apercevrai qu’il n’y a pas un Corps expéditionnaire, mais mille.

     Sous l’uniformité de l’appareil militaire, c’est la diversité absolue, l’hétéroclisme. On ne trouve pas d’autorité et de direction centrales. Tout est laissé aux unités et aux hommes, à ce qu’ils sont, à leurs réactions. Chacun fait ce qu’il veut, à condition d’obéir à un certain code de chevalerie, comme  dans l’armée de Jean Le Bon.

     Je reproduis les notes que j’ai prises. Il est difficile d’en tirer des conclusions, tellement tout y est contradictoire. Mon journal avec le Corps expéditionnaire, c’est une sorte de tragi-comédie où l’on va sans cesse d’un extrême à l’autre, des combles de la bouffonnerie et de la brutalité jusqu’aux qualités les plus pures de l’abnégation et de l’héroïsme. Parfois même, tout cela est mêlé inextricablement, en même temps… » (p,194)

       Bodard va alors au contact  des hommes et des postes du Corps expéditionnaire qui longent la RC 16 à l’intérieur de la pointe de Camau et raconte le vécu de guerre des soldats, des officiers, et de ses habitants, avec son lot quotidien d’horreurs et de massacres, et quelquefois d’actes d’héroïsme, dans une sale guerre telle qu’en portent témoignage les propos recueillis par l’auteur, un vrai film.

      Il nous fait vivre le siège de Camau, au cœur d’une « immensité laissée aux fièvres et au Vietminh, « rien n’est plus menaçant que le silence de la jungle. » (p,213,215)

  « Déjà la vraie guerre rouge » (p,253)

      Le calvaire de la RC4, une route vertigineuse, couverte de jungle, qui longe la frontière de Chine dont chaque virage est propice aux embuscades !

     La route de Langson à Caobang de 140 kilomètres, les cols, l’ouverture de la route, les embuscades, Bodard rencontre un sergent qui en est déjà à ses six grosses embuscades, la litanie des embuscades, les morts, les Légionnaires allemands, la soulerie généralisée après y avoir une nouvelle fois échappé, leur chant « J’avais un camarade »… « La mort est notre métier » (p,263)

      Les officiers décrivent la préparation très sophistiquée que font les Viets avant d’attaquer un poste, tel celui de Phu Tug Hoa, avec la reconstitution du poste grandeur nature.

       Bodard rencontre le colonel Simon qui commande à Cao Bang « une cité de la prospérité, du plaisir et de la mort », une cité qui « bat au rythme des convois », la présence surprenante de Mme A, épouse de l’administrateur, et de Mme la Colonelle, les quatre bordels, le cinéma…

     L’auteur rappelle le lourd passé de Langson et sa position stratégique, comme porte de la Chine, le massacre des 1 200 soldats de sa garnison française en 1945 : le colonel et l’administrateur y furent décapités à la hache.

Commentaire : vous noterez les noms des deux colonels Simon, à Cao bang, et Vicaire à Langson, des noms que nous retrouverons plus loin dans la longue liste des acteurs de la guerre d’Algérie, une liste d’officiers qui permet de comprendre beaucoup mieux que toute autre source ce que fut l’héritage de la guerre d’Indochine dans leur paquetage.

« La sale guerre » (p,276)

      Lucien Bodard propose dans les pages qui suivent une description apocalyptique, en tout cas à mes yeux, avec beaucoup d’effets de plume, des états d’âme des officiers servant en Indochine qui mériterait, si cela n’a jamais été fait, d’être validée par des historiens militaires.

    Elle a au moins le mérite d’aborder sur le fond une des problématiques de cette guerre subversive, à savoir l’éthique dont il est possible de faire preuve, quelles que soient les circonstances, en particulier lorsque l’adversaire n’a aucun respect de la vie humaine, comme  ce fut souvent le cas en Indochine. Peut-être conviendrait-il d’ailleurs d’introduire à ce sujet une réflexion sur l’arrière-plan culturel, entre Asie et Occident, quant aux mœurs et pratiques de guerre et pratiques comparées.

     Puis-je noter qu’au cours des guerres de conquêtes coloniales, le même type de question s’est posée en Afrique, en Asie, ou dans le Pacifique sur les décapitations, qu’il s’agisse du delta du Tonkin, du fleuve Niger, ou de la Nouvelle Calédonie ?

        «  J’ai vu toutes les formes de la guérilla et de la contre-guérilla. Et que de fois, j’aurais voulu demander à un officier français, d’homme à homme :       «  Vous sentez-vous le droit de faire ce que vous faites ? Pouvez-vous défendre la Civilisation en vous laissant entraîner à tout ce qui qui lui est le plus contraire – à l’esprit même de la violence, au calcul atroce, à la torture ? Et même si vous pensez  que les moyens sont bons contre le Mal, même si vous êtes prêt à vous dégrader moralement, êtes-vous sûr que vous ne faites pas finalement le jeu du Vietminh, vous condamnant d’autant plus inexorablement à la défaite ? » 

   Mais pendant des mois, pendant une année, je n’ai pas trouvé un interlocuteur. Les officiers ne parlent jamais de leurs vrais problèmes, ils ne daignent pas s’expliquer, se justifier. Ils sont indéchiffrables, comme imperméables. Il m’a semblé parfois qu’ils n’avaient pas de pensée, pas de sensibilité humaine, qu’ils étaient détachés, de tout pour mieux se réfugier dans l’idéal du guerrier, dans une chevalerie de l’atroce…

     L’on rencontre quand même, au milieu de la masse des galonnés, quelques officiers intelligents, qui, dans leur for intérieur, se doutent que « quelque chose ne va pas en Indochine ». Ils ont même des idées à eux, mais ils les cachent soigneusement, pour ne pas être brisés. Le Commandement tolère fort bien la nullité, les excentricités et même les vices, car ils ne portent pas atteinte à « l’esprit militaire ». Il  est impitoyable pour l’intelligence et l’indépendance personnelle. Le bon officier croit ferme aux théories du Commandant en Chef ; car celui-ci en a toujours de très au point et de très optimiste… La consigne, c’est «  Pas d’histoire »… C’est une immense conspiration du silence. Et si elle est aussi parfaite, totale et sans faille, ce n’est pas seulement à cause du Commandement. C’est parce que chaque combattant du Corps expéditionnaire a, quelque part dans l’âme comme une zone d’ombre. Chaque soldat a son secret. C’est qu’il lui faut faire des choses innommables – et qu’il les a faites. Ce serait intolérable s’il ne maintenait ces choses loin de lui et de sa conscience, loin aussi de la connaissance des autres hommes. Avant tout, il ne faut pas leur donner un nom, une consistance, les répertorier. Ces horreurs appartiennent à un monde impersonnel et inéluctable.

     Cependant, comment autant de militaires français peuvent-ils supporter aussi impassiblement ce mensonge ? Car presque tous dont d’honnêtes gens. Il y a des Résistants de France, des hommes des maquis d’Auvergne ou des Alpes, d’anciens communistes –mais ils combattent sans remords les guérilleros, les résistants d’Indochine. Il y a des catholiques que l’on voit prier dans les églises dans les attitudes de ferveur intense – mais leur piété est celle d’hommes de guerre donnant à Dieu leur épée. Il y a des aumôniers aussi, habillés en officiers et portant au cou la crois du Christ supplicié – mais ils bénissent les bataillons de choc. Il y enfin beaucoup de bons pères de famille galonnés, des petits bourgeois de l’Armée, mais ils mangent tranquillement au mess. » (p, 276,277)

      Atrocités françaises contre atrocités vietminh ! Un système de torture généralisé ! Etait-il possible d’échapper à cette mécanique de la violence et de la mort ?

Commentaire : les extraits de texte ci-dessus mériteraient de trop nombreux commentaires pour les exprimer ici, et je me contenterai de l’essentiel.

   1 – Lucien Bodard, même s’il a pris beaucoup de risques physiques et moraux pour couvrir cette « sale guerre », n’a jamais pris les armes, et combattu les armes à la main un adversaire également armé, ni avoir non plus baigné pendant des jours et des mois dans une atmosphère permanente d’insécurité et d’isolement, qui était celle de la plupart des  postes d’Indochine, pour ne pas évoquer la sauvagerie de beaucoup de combats entre le Corps expéditionnaire et le Vietminh.

      2 – Curieusement, l’analyse de Bodard semble avoir oublié le contexte de culture chinoise qu’il a bien connu dans son enfance, celui d’une rudesse et de violence de mœurs, pour ne pas dire plus, qui fut aussi la nôtre dans un lointain passé.

     Elle parait avoir oublié aussi le contexte international de la guerre froide qui s’était déclarée avant qu’il ne rejoigne l’Indochine.

    3 – La guerre d’Algérie, excepté ses nombreux épisodes de guerre très chaude, n’a jamais connu la ou les violences de la guerre d’Indochine, et la torture, sans la minimiser, ni l’excuser, n’a jamais eu non plus l’ampleur de celle d’Indochine, laquelle avait évidemment laissé des traces profondes dans une partie du Corps expéditionnaire que la Quatrième République fit basculer dans ce nouveau conflit colonial.

    4 – Enfin, et en ma qualité d’ancien officier de la guerre d’Algérie et en compagnie de  beaucoup de mes camarades, je me suis évidemment, et dès le départ posé la question de la pratique de la torture en cas d’urgence absolue : une ou plusieurs bombes vont exploser dans une cité et l’Armée a mis la main sur un homme de main du FLN qui sait… Que fait-on ?

    Le cas s’est évidemment posé à maintes reprises dans les grandes villes d’Algérie.

    Lucien Bodard rencontre enfin un officier qui rompt le silence généralisé sur ces sujets :

       « Cet entretien, je peux aujourd’hui le raconter. Il  s’est déroulé dans des circonstances étranges, quelque part en Indochine sur un sampan, après un raid contre un comité d’assassinat où je participais comme invité…

     Nous rentrons. La nuit est tombée… à l’intérieur d’une embarcation recouverte d’un toit en joncs tressés… C’est sombre et grouillant. Dans cet espace minuscule, une vingtaine d’hommes en noir somnolent.

     Ce sont les partisans d’un commando français d’anciens vietminh… Le raid, c’est déjà pour moi comme un songe… Alors commence sur un sentier au bord de l’eau, une marche irréelle, hallucinante, une course en file indienne. Je me sens seul dans la nature hostile ; je ne vois personne, tellement les costumes noirs des hommes se confondent avec les ténèbres…. Cela a duré deux heures, avec des dizaines de ponts de singe plus acrobatiques les uns que les autres… deux kilomètres encore, et enfin nous distinguons au loin des lueurs clignotantes. Sans m’en apercevoir, je me suis assimilé à cette chasse à l’homme, à cette « murder party »… Nous sortons des ténèbres. Nous passons en courant devant les paillotes alignées au bord du rach… nous nous précipitons plus loin, vers la grand-place du hameau, vers la « maison du peuple » où doit siéger le comité d’assassinat… Nous n’avons rien trouvé… Et violant toutes les conventions, je demande à l’officier :

  • Avez-vous déjà torturé ?
  • Il me répond calmement :
  • J’ai fait torturer
  • Souvent ?
  • Sa voix reste impassible.
  • Quand c’est nécessaire. – Et, quand ce l’est-il ?
  • C’est moi qui décide…

      « Moi, officier français, je suis arrivé à la conclusion que la torture, c’est, dans la guerre d’Indochine, la méthode la plus humaine et la plus économique – je veux dire celle qui économise le plus de vies. C’est à la condition de savoir la pratiquer.

     « J’ai beaucoup changé. J’ai été un Résistant en France. Quand je suis arrivé en Asie, ce que j’ai vu m’a révolté. Je me suis dit : « Nous faisons come les Boches. Nous appliquons les mêmes procédés de l’Occupation, de l’Ordre, de la Collaboration, de la Répression. Moi aussi, je suis un assassin. «  J’ai pensé à démissionner, mais j’ai manqué de courage, craignant de flétrir l’Armée de France… Très vite, l’on s’aperçoit que la comparaison avec les Allemands est trop simple. Nous, les Français, étions revenus en Indochine pour faire une guerre de reconquête coloniale. Mais très rapidement, presque malgré nous, en tout cas malgré nos arrière-pensées, nos erreurs monstrueuses, notre incompréhension fondamentale, nous sommes devenus la seule force qui empêche les Vietnamiens de tomber dans le monde kafkaïen du communisme asiatique…

     Nous avons affaire à des Vietminh pour qui tout est simple et clair. C’est la « guerre populaire », c’est-à-dire la torture populaire. Le système est d’une logique absolue. Le peuple doit être « organisé ». L’individu soit être converti au Bien. Et le procédé de cette conversion, c’est la torture morale et physique étendue à l’ensemble du peuple et à chaque individu. C’est la surveillance de la pensée et l’emploi des remèdes de la psychologie collective pour améliorer cette pensée, l’arracher au mal. Les médications vont, par toute une gamme progressive, des « douceurs » de l’autocritique jusqu’à l’excommunication – la mise à mort dans les supplices… Le système du Bien est si impératif que les Viets l’étendent même à leurs prisonniers blancs. Autrefois, ils les  faisaient périr tout de suite affreusement, de façon à obtenir un effet primaire de terreur. Maintenant, au préalable, ils les brisent, ils les font se renier, ils les convertissent. Ils ont pour cela toute une technique compliquée, de plus en plus au point.

   On ne peut concevoir ces choses en France. Cela dépasse les esprits occidentaux. Mais pensez au Moyen Age chrétien, à l’Inquisition. Alors on n’avait pas non plus le droit de refuser le Bien – et ce n’était pas encore le Peuple, c’était Dieu. Le salaire de l’impiété était aussi la mort ; et même le condamné avant de mourir, devait se repentir et se confesser…

     Oui, je me suis aperçu que, pour les Viets, la torture est considérée en soi comme « bonne ». Oui, un gouffre s’est ouvert devant moi. Je suis un Européen rationaliste, et je me trouvais dans la plus terrifiante entreprise orientale de mysticisme. Je suis un Européen humaniste, et je découvre une Asie où le supplice fait partie du code de la civilisation…

     Tout à l’heure, je disais que la torture économisait les vies humaines. C’est vrai. Elle permet de venir à bout des quelques hommes qu’il faut tuer – elle épargne la masse. Et elle est bien plus efficace que tous les bouclages, les ratissages, toutes les opérations militaires qui font tant d’innocentes victimes…

     La « guerre populaire » crée un problème entièrement nouveau : comment une armée régulière, une armée occidentale doit se comporter à l’égard d’une population qui, que ce soit de gré ou de force, participe tout entière, constamment, sous toutes les formes, aux hostilités…

    Personne ne connait le point de vue officiel. Il me semble que le Corps expéditionnaire doive à la fois détruire les Viets et rallier la population, en somme faire en même temps la guerre et la paix – mais l’on ne dit jamais comment… Le résultat, c’est que l’on fait mal la guerre, même là où il faudrait la faire… Les lois classiques de la guerre n’existent plus, les officiers, les soldats sont laissés à eux-mêmes, dans les situations les plus complexes, les plus tragiques aussi. Pour les guider, ils n’ont que le sens de l’honneur, la tradition de la discipline militaire. Mais ce n’est pas assez… Alors tout retombe au niveau des unités, tout dépend des officiers et des troupes. La situation varie totalement selon les bataillons ; certains sont irréprochables, d’autres juste moyens ; quelques-uns mettent tout  à feu et à sang…

« La Parole de la France ? » Indochine-Algérie – Un nouveau type de guerre, la guerre subversive ?

La Parole de  la France ?

L’Honneur du Soldat ?

Guerre d’Indochine (1945- 1954)

Guerre d’Algérie (1954-1962)

VI

Un nouveau type de guerre ?

Les Guerres Subversives ?

            En Indochine, en 1945 et dans les années suivantes, le Corps expéditionnaire  découvrait un type de guerre auquel il n’était pas du tout préparé, à la fois sur le plan stratégique et tactique, en dehors de tous les schémas de guerre classique qui se déroulèrent aussi bien en Europe que dans la Pacifique, avec une nuance importante, celle des combats contre l’armée japonaise.

            A partir des mêmes sources et témoignages, nous proposons de décrire les différents aspects de ce type de guerre subversive, révolutionnaire et souvent totalitaire.

            Indiquons dès le départ que la différence essentielle à mes yeux portait sur la valeur attachée à la personne humaine, dans une culture plutôt individualiste, l’occidentale et les cultures asiatiques qui font primer le collectif social, une caractéristique qui n’a sans doute pas disparu.

            Forte de cette très mauvaise, mais utile expérience, l’armée française mit en œuvre en Algérie le même type de guerre contre-révolutionnaire, avec un certain succès, sauf que la stratégie mise en œuvre manquait d’un objectif politique crédible, de nature à rallier la population musulmane, c’est-à-dire une indépendance en association avec la France.

            La stratégie de la Troisième Force (la thèse de Galula) toujours introuvable, comme en Indochine (voir Graham Green), fut vouée à l’échec.

Quel type de guerre pour le Général Gras ?

Une guerre de la guérilla, du peuple et de la terreur

« Une guerre du tigre et de l’éléphant »

Extraits du livre du général Gras « Histoire de la guerre d’Indochine »

        « Il est certain que l’attitude de Ho Chi Minh à cette époque était ambigüe. S’il parlait de paix et d’amitié avec la France, il songeait aussi à lui faire la guerre. Quelques jours avant son départ, le 11 septembre, il accorda au journaliste américain David Schoenbrun une interview où il révélait ses intentions profondes.

      . Oui, disait-il, nous allons devoir nous battre. Les Français ont signé un traité et ils agitent les drapeaux. Mais tout cela n’est que mascarade.

      Et comme David Schoenbrun lui répliquait qu’une guerre contre les Français serait sans espoir, il lui répondit :

     . Non, elle ne serait pas sans espoir. Elle serait dure, acharnée, mais nous pourrions la gagner. Car, nous avons une arme aussi puissante que le canon moderne, le nationalisme. Quant aux armes, on peut se les procurer s’il le faut.

   Ce  sera donc une guerre de guérilla, une guerre de harcèlement et d’usure ?

      Ce sera une guerre entre un tigre et un éléphant. Si jamais le tigre s’arrête, l’éléphant le transpercera de ses puissantes défenses. Seulement, le tigre ne s’arrête pas. Il se tapit dans la jungle pendant le jour, pour ne sortir que la nuit. Il s’élancera sur l’éléphant et lui arrachera le dos par grands lambeaux, puis il disparaîtra de nouveau dans la jungle obscure. Et, lentement, l’éléphant mourra d’épuisement et d’hémorragie. Voilà ce que sera la guerre d’Indochine. »

     Les paroles sont trop précises, la vision trop claire pour ne pas correspondre à un projet mûrement réfléchi et déjà arrêté. A vrai dire, cette guerre qu’annonçait Ho Chi Minh, le Viet-minh la menait dans le Sud depuis un an.

            « Le Viet-Minh forme un gouvernement de combat »

     Quoiqu’il  en soit, dès le retour d’Ho Chi Minh, le Viet-minh durcit son attitude et renforça sa dictature en vue de l’épreuve de force…Afin d’interdire à cette opposition toute manœuvre au sein de l’Assemblée, le Viet-minh entreprit d’éliminer ce qu’il en restait.  Du 23 au 27 (octobre), la police opéra des arrestations massives… Le 3 novembre, Ho Chi Minh forma un nouveau gouvernement dans lequel tous les portefeuilles furent attribués à des militants communistes choisis parmi les plus durs… C’était un véritable gouvernement de combat…

     La guerre du peuple en Cochinchine

    … Dans cette forme de guerre, nouvelle pour les Français, le Viet-minh avait pour objectif essentiel d’étendre son emprise politique sur la population. Il y appliquait un terrorisme impitoyable… Mais le Viet-minh ne s’imposait que par la terreur… Les troupes françaises poursuivaient leurs opérations sans relâche. Elles se montraient capables d’aller partout sans que l’adversaire pût s’y opposer, mais elles ne pouvaient pas être partout en même temps. Elles avaient beau donner la chasse aux guérilleros et aux terroristes du Viet-minh, traquer ses chi doi et même leur infliger des pertes sévères, détruire leurs misérables repères cachés au plus profond des forêts et des marécages, par leur activité incessante elles plaçaient les forces du Viet-minh dans une situation très difficile, mais elles demeuraient impuissantes à rétablir l’autorité politique du gouvernement de Saigon en dehors des grands axes et des villes. La rizière et les villages restaient au Viet-minh… (p,138)

L’analyse du journaliste reporter Lucien Bodard

«  La Guerre d’Indochine »- Lucien Bodard- I – L’enlisement – II – L’humiliation-

III – L’aventure (Editions Grasset & Fasquelle- 1997)

            Lucien Bodard nous livre dans son pavé d’écriture de plus de 1 1OO pages un reportage vivant, foisonnant de vie et de mort, et truculent sur cette guerre qu’il a suivi aux côtés du corps expéditionnaire français, d’autant mieux documenté que, né en Chine, il bénéficiait d’une solide culture chinoise. Il avait donc  la chance de pouvoir décoder le cours sinueux et tout à fait asiatique de cette guerre, et de dresser au fil des pages une galerie de portraits de ses acteurs, toujours étonnants de vérité, et de grande qualité littéraire, tout autant que de scènes de guerre ou des arrières urbains de Saigon ou d’Hanoi qui étaient très loin de respirer la vertu guerrière.

            A lire ces pages, on ne sait jamais si on a affaire à un journaliste, à un romancier historique, ou à un grand romancier tout court.

            Notons dès le départ que Lucien Bodard ne débarqua dans la presqu’île indochinoise qu’en 1948, soit quelques années après le début des hostilités, en 1945.

            Notons également que, sans le dire ou l’avouer,  Lucien Bodard y manifeste une sorte de culte du Roi Jean, le Général de Lattre de Tassigny, sorte de nouveau héros antique qui perdit d’abord son fils Bernard, dans le delta du Tonkin, officier, comme lui, alors qu’il exerçait le commandement en chef et  tentait de reprendre la main dans cette guerre, et mourut lui-même à Paris, avant de connaître la fin de cette guerre funeste.

            Le livre commence par la description de « La fin d’Hanoï » après la défaite de Dien Bien Phu en 1954 et le témoignage d’officiers qui avaient été détenus par les Viet et libérés dans un état de santé déplorable :

            « Nous avions au camp une distraction un peu féroce. Nous passions au crible les principaux chefs de l’Indochine. Nous ne faisions grâce qu’à bien peu d’entre eux : à Vanuxem, à Bigeard, à d’Alançon, à Cogny aussi.

            Nous découvrions douloureusement que l’armée française était une institution dépassée. Nous portions  tous le même diagnostic. Pour nous, le drame de la guerre d’Indochine, venait de ce qu’un corps expéditionnaire ultramoderne avait été incapable de faire face à une armée révolutionnaire… Pendant huit années, nos généraux avaient combattu une révolution sans savoir ce qu’était une révolution, en employant des méthodes de l’Ecole de Guerre. Quand la situation avait trop empiré, le Commandement avait recouru à ce vieux procédé militaire – le mensonge. Nous frôlions la catastrophe depuis trois ans, nous ne l’avions évitée plusieurs fois que de justesse. Les Vietminh faisaient sans cesse leur autocritique et s’amélioraient. De notre côté, nous nous entre-décorions, nous proclamions que tout allait bien et nos généraux se haïssaient. Les états-majors fonctionnaient à plein, fabriquant sans cesse de nouvelles conceptions stratégiques, toujours plus optimistes, théoriques et intellectuelles. Il suffisait d’une erreur pour que tout notre système s’effondre. Le général Navarre y a pourvu. Dien Bien Phu n’a pas été un effet du hasard, mais un jugement.

            Mais nous, les vaincus, qui avons fait mourir nos hommes, qu’allons-nous devenir ? A quoi allons-nous croire ? Nous sommes désespérés moins de la défaite que de toute la pourriture qu’elle révèle. » (p,31)

Commentaire : cette citation constitue une bonne introduction pour l’analyse de la guerre d’Indochine et des prolongements qu’elle a eus dans la guerre d’Algérie.

            Ces témoignages résument parfaitement la problématique de cette première guerre impossible à gagner sans faire appel à la contre-insurrection, mais encore fallait-il qu’elle soit possible, et qu’intellectuellement le commandement et le gouvernement sortent des schémas de guerre classique.

            En 1939, le commandement fit une erreur du même genre en sous-estimant les guerres de blindés et d’avions, mais dans un contexte général de guerre encore classique, ce qui ne fut pas le cas en Indochine, puis en Algérie.

            Le commandement et les officiers tirèrent d’autant mieux les leçons du conflit que nombre d’entre eux, les survivants, furent les acteurs de la guerre d’Algérie, mirent en application des techniques de guerre psychologique qui n’auraient pu aboutir, permis de trouver une solution, qu’en jouant la carte d’un nationalisme indépendant,  ce qui ne fut pas le cas dans la perspective d’une « intégration » mal définie ou mal vendue.

            « Pour s’excuser, les combattants du Corps expéditionnaire disent : «  Nous n’avons pas été battus par une armée, mais par un peuple. » Ce n’est pas exact. Les Français n’ont pas été écrasés par un soulèvement spontané des masses, mais par leur embrigadement révolutionnaire. Les communistes d’Asie ont inventé une technique nouvelle pour s’emparer des corps et des âmes et les faire servir à leurs buts. Les Français ont été incapables de s’opposer à cette science de la psychologie des masses. Ils n’ont été en Indochine que les Français traditionnels, avec les qualités et les défauts de leur histoire millénaire… (p,33)

            Le Corps expéditionnaire évacue le Tonkin et se replie vers le port d’Haiphong, où il pénètre triomphalement :

      « Le général Cogny se dresse de tout son haut dans un scout-car. Toutes les troupes du Tonkin lui rendent les honneurs et défilent martialement. Le général Cogny prie l’évêque d’Haiphong de fair carillonner les cloches de sa cathédrale. Il parait que le saint homme a demandé s’il fallait sonner le Te Deum ou le De Profundis. » (p35)

            « L’Indochine perdue »

            « … Au nord, très rapidement, meurt le mythe du « bon Ho Chi Minh ». On s’aperçoit au bout de quelques jours que le nord-Vietnam n’est qu’un simple satellite rouge… Les Français ne comptent plus depuis Dien Bien Phu. Ils sont comme  effacés du continent jaune. Les Asiatiques les ignorent presque complètement… » (p,35)

      « … Au début, la disproportion en faveur des Français était énorme. Les Vietminh n’étaient alors que des guérilleros mal armés : ils vivaient sur le Corps expéditionnaire, selon le principe que c’est l’ennemi lui-même qui doit « entretenir » les forces populaires. Ils prenaient les armes par le vol et l’embuscade. En ce temps-là personne n’aidait vraiment les soldats d’Ho Chi Minh. La Chine de Mao Tsé Tung était encore loin, elle se battait en Mandchourie contre les immenses armées de Tchang Kaïchek.

            Face aux Vietminh misérables, les Français avaient le Corps expéditionnaire, la police et l’administration, la piastre et tout l’appareil économique. Une grande partie de la population était avec eux : ils recrutaient autant de soldats et de partisans jaunes qu’ils le voulaient. La métropole alimentait la guerre avec un milliard quotidien de francs. Ensuite vint le dollar, et le matériel américain.

            Maintenant, il est impossible de ne pas se poser la question : comment les Français ont-ils pu être battus, comment cela a-t-il été possible ? L’objet de ce livre, c’est de chercher des réponses… Je vais raconter l’histoire d’un déclin qui durera huit ans, s’accélérant d’année en  année, depuis la guerre heureuse d’avant 1950 jusqu’à l’agonie de Dien Bien Phu ».

     « L’on verra que personne n’a pu arrêter la courbe qui menait au désastre, pas même vraiment de Lattre – il arrivait trop tard. Ce qu’il aurait fallu faire dépassait par trop les imaginations et les préjugés des généraux et des ministres français…. Car il aurait fallu tout repenser. » (p,36)

      « La guerre d’Indochine a été le reflet de de la confusion française – l’on ne savait pas ce que l’on voulait, l’on ne faisait pas ce qu’il fallait.

      La chance de la victoire militaire a été perdue dans les trois premières années de la guerre, entre 1946 et 1949. A cette époque, il aurait été possible de saisir le Vietminh à la gorge et de l’étrangler. La France ne fit pas l’effort nécessaire, en prétendant qu’elle ne le pouvait pas (plus tard, elle en fit de bien plus grands sans aucun espoir de victoire).Quand la Chine de Mao Tsé Toung s’étendit jusqu’aux portes du Tonkin, c’était fini. Les Français étaient battus sur la RC 4, il n’était plus question, pour eux seuls, d’arriver à gagner la guerre d’Indochine.

      Le général de Lattre, après se premiers succès s’aperçut qu’il fallait aussi détruire la Chine rouge. Il voulait donc une grande guerre asiatique, l’extension du conflit à tout le continent jaune. Mac Arthur aurait commandé au nord de l’Asie, lui au sud. Mais, Mac Arthur fut renvoyé et de Lattre mourut. L’idée d’un conflit contre la Chine fut abandonnée, pour réapparaître au dernier moment, inutilement, à Dien Bien Phu.

      La sinistre bataille de la Rivière Noire, qui se déroulait lorsque de Lattre expirait à Paris, fut un terrible avertissement. Elle signifiait que les Vietminh étaient désormais les plus forts : il fallait se préparer à traiter avec eux ou tenter malgré tout de forcer le destin, en jetant dans la mêlée la puissance entière de la France. Mais, l’on ne fit rien, ni la paix, ni la guerre.

   Longtemps encore, les Français continuèrent leur aventure d’Indochine, sans savoir où elle les mènerait. Le Gouvernement de Paris, les Etats-Majors ne cherchaient qu’à en détourner l’attention. C’était facile, c’était tellement loin ! Le seul but, c’était de faire durer, c’était d’éviter la catastrophe toujours menaçante. Il en résulta une lente dégradation, sans idées nouvelles, au prix de combats effroyables dont on parlait le moins possible. Ce fut la marche logique au désastre. L’on ne peut pas toujours s’en tirer de justesse, par les cheveux. Même dans l’absurde, tout a une fin. » (p,37)

Commentaire : l’analyse de Lucien Bodard converge avec celles que le lecteur a trouvé dans les chroniques historiques qui ont été proposées, afin d’avoir un bon spectre de ce sujet, sauf à signaler à nouveau que ce reporter saisissait beaucoup mieux la complexité de ce conflit, que de nombreux confrères, compte tenu de son enfance chinoise.

     A mes yeux, cette guerre illustre le constat permanent qu’il m’est arrivé de faire et de proposer sur le fait que le peuple français, dans son ensemble, n’a jamais été un peuple colonial et qu’il a toujours porté un  regard de désintérêt sur les affaires coloniales tout au long de notre histoire coloniale.

     Seuls moments de conscience coloniale, quand les gouvernements applaudissaient à coups de trompette les exploits militaires de certains de ses enfants outre-mer, à Fachoda par exemple, en 1898, sur un fonds de rivalité historique avec les Anglais, ou découvraient les troupes noires pendant la guerre de 1914-1918, ou comptaient sur le même outre-mer, rallié au général de Gaulle, pendant la guerre 1939-1945.

      Désintérêt de l’opinion publique métropolitaine, doublé de l’ignorance de l’outre-mer de la part des élites politiques des Troisième, Quatrième et Cinquième République !

   Seule peut-être l’Algérie, proche de nos côtes, et peuplée par une importante population européenne, de triple origine – italienne, espagnole et française-, a suscité un certain intérêt, mais dans le même contexte d’ignorance des caractéristiques, de la culture, et de l’histoire de ce pays.

    Deuxième observation : il ne faut jamais oublier dans ce type d’analyse historique le contexte de l’époque, celui d’une France qui sortait d’un conflit destructeur avec des familles qui avaient de la peine à comprendre qu’on puisse refaire une nouvelle guerre alors qu’on s’alimenta encore avec des cartes d’alimentation, jusqu’en 1947.

    Ces différentes observations soulignent quelques grandes différences de contexte historique entre les deux conflits indochinois et algérien, en n’oubliant pas deux facteurs, la proximité géographique de nos côtes et des destinées du Maghreb, et le fait que le gouvernement Mollet ait décidé, avant le retour du général au pouvoir, d’envoyer en Algérie le contingent.

     Ce dernier facteur fut une des causes de la fin du conflit, le contingent ne comprenait pas les enjeux du conflit, et refusa d’apporter, en 1961, son concours au coup d’État militaire.

     Indiquons enfin que le général de Gaulle n’avait ni la tripe coloniale, ni l’expérience des Gallieni ou Lyautey, parce qu’il était avant tout familier des théâtres d’opérations des guerres modernes, et qu’à ses yeux le champ de bataille se situait alors en Europe, dans la configuration de la guerre froide et de la bombe atomique.

Les traits de ce nouveau type de guerre

La guerre des postes le long des pistes et dans la jungle

      « La RC 4 est un abcès sanglant » (p,53)…« La guerre ignorée d’Indochine » dans un « capharnaüm de jungles et de montagnes » (p,55)… Bientôt Ho Chi Minh dispose d’un corps de bataille de dix régiments solides bien armés, fanatisés » … Cette jungle du « quadrilatère, vue d’avion, est déserte ; au-dessous, elle grouille »

     En 1948, le corps expéditionnaire se lance dans la « pacification » contre la Résistance, ses « Comités d’assassinat », son terrorisme. « La nuit est vietminh » (p,58) De la cruauté partout, on dépèce les victimes, une guerre impitoyable, la torture, avec une guerre des centaines de postes qui quadrillent la presqu’île : « Chaque chef de poste sait quel sera son supplice s’il est pris ». Le poste est « une cage de verre », et les chefs de poste crèvent de solitude.

     « Flammes dans la nuit (p,62) « Sur l’horizon noir, une flamme dans la nuit, cela veut dire qu’un poste n’existe plus » et le Vietminh sait utiliser tous les moyens imaginables pour faire tomber les postes, notamment les « brigades d’amour » dans une civilisation viet plutôt prude.

    « J’ai connu des chefs de poste qui sont passés à travers des dizaines d’embuscades »… La plèbe seule peut protéger… « La plèbe c’est donc  le facteur décisif de la guerre entre le sergent français et le chef du chidoi vietminh…

    Mais chez les Viets, les hommes ne comptent que secondairement. Ce qui est essentiel, c’est le système. » (p,69

Commentaire : est ci-dessus évoquée la problématique de ce type de guerre révolutionnaire familière à tous ceux qui se sont penchés sur leur histoire, avec dans le cas présent, la source capitale que constituait la doctrine marxiste de Mao Tsé Toung.

     L’enjeu principal était constitué par le contrôle de la population par tous les moyens possibles et imaginables, et notamment  une propagande nourrie par une doctrine susceptible d’entrainer la population dans son sillage, ce qui fut le cas aussi avec le Vietminh, à la fois contre l’ennemi séculaire que constituait la puissance coloniale et avec l’espoir d’un meilleur sort une fois la révolution au pouvoir.

      En Algérie, le commandement militaire a tenté de tirer les leçons de l’échec indochinois en plaçant le peuple au cœur de son combat, avec des méthodes de pacification  inspirées de celle du théâtre indochinois : il n’a jamais réussi à proposer, ou trop tardivement, au peuple algérien, un objectif crédible d’intégration arbitrant entre une communauté européenne attachée à ses privilèges et un peuple de plus en plus épris de nationalisme et d’égalité.

     Dans ce débat historique très complexe, il convient aussi de ne pas oublier que les Européens d’Algérie, aux côtés des musulmans, constituèrent des régiments qui contribuèrent à la Libération de la métropole.

      L’auteur décrit alors de façon très détaillée ce qu’est la jungle « sur une surface presqu’aussi grande que la France, l’on se bat sans se voir, dans la pénombre. Des poignées d’hommes, perdus dans l’immensité, cherchent à se surprendre, pour s’entretuer à bout portant, dans la nuit et la végétation. », avec un avantage évident pour les Viets qui voient tout et les Français rien.

      La Cochinchine reste un monde à part, où la France tente d’occuper le terrain avec l’aide de sectes très puissantes, notamment le caodaïsme

     « Le miracle de la prospérité. (p,112)

    « Malgré ces tueries, tout ce sang répandu dans tous les camps ne comptent pas. La cruauté et le sadisme sont recouverts par une prospérité énorme, incroyable. Jamais l’on n’a aussi bien vécu en Indochine, jamais autant de gens n’ont connu un pareil bonheur.

      Un monsieur français de l’Import-Export me demande un jour :  » Combien croyez-vous qu’il y ait encore de bonnes années à faire en Cochinchine ? Pourvu que les hostilités durent longtemps ! En fait, cette pensée remplit chaque cervelle, pas seulement chez les riches et les puissants, blancs ou jaunes, mais même auprès de la plèbe, des coolies, des nhaqués. Qu’importe les victimes, il y a tellement plus de profiteurs. »

     C’est la guerre qui enrichit tout le monde. »

      L’auteur décrit alors le climat délétère de corruption généralisée qui règne à Saigon, la double administration qui y sévit, celle du Haut-Commissariat et celle du gouvernement vietnamien :

    « Par tous ces chenaux, bien d’autres aussi, la prospérité est sans fin. Elle est d’autant plus grande que tous les milliards déversés pour la guerre, un par jour – cette matière première de tout – sont doublés peut-être triplés par un acte magique de l’Administration financière, qui s’appelle le transfert. C’est une autorisation d’envoyer en France les piastres gagnées en Indochine au taux de dix-sept francs, alors qu’elles n’en valent réellement que sept ou huit. L’opération s’accomplit dans une poussiéreuse et lamentable maison de Saigon, l’Office des Changes, qui, plus que le Haut-Commissariat ou le Grand-Etat-Major, est le centre de l’Indochine. Là, des sous-ordres d’employés, par quelques traits de plume, multiplient par deux tous les bénéfices faits, les capitaux accumulés, tout l’argent qui roule. Et c’est l’État français qui paie la différence.

     Les bénéfices s’accroissent encore si les francs, si abondamment touchés dans la métropole reviennent en Indochine. Ils réapparaissent en Extrême Orient sous des formes diverses – marchandises, or ou devises. Ce retour peut être légal ou illégal : dans ce cas, c’est le fameux « trafic ». Mais, d’une façon ou d’une autre, tout est négocié, vendu, reconverti, ouvertement ou clandestinement, en piastres à huit francs. Il ne s’agit plus que d’obtenir un nouveau transfert ; cela dure infiniment.

      De toute façon, c’est entre l’Indochine et la France le circuit permanent de l’argent, un va-et-vient qui constitue probablement, honnêtement ou malhonnêtement, la meilleure affaire du monde.

      « … En réalité, tout se tient. C’est partout la même fermentation autour de la piastre surévaluée. Pour l’Indochine entière, il s’agit de profiter de la mirifique aubaine. Les gens bien placés, le font officiellement, les autres « se débrouillent ». C’est toute la différence. » (p,116)

« La Parole de la France ? » Regards sur l’Indochine de l’étranger et de France

« La Parole de la France ? »

VI

Regards sur l’Indochine : 1945-1954

De l’étranger et  de France

  Afin de connaître et comprendre la situation coloniale de l’Indochine entre 1945 et 1954, donnons la parole à des témoins, des mémorialistes, ou à des historiens, en distinguant la situation coloniale indochinoise vue par des étrangers (Kissinger, Graham Green, Nguyen Khac Vièn,  de celle vue par un Français, Pierre Brocheux .

A – Regards de l’étranger

A l’Ouest

     1- Le regard d’Henri Kissinger, ancien Secrétaire d’Etat des Etats-Unis : tout au long de la Seconde Guerre mondiale, le Président Roosevelt  marqua son hostilité, et fit en sorte que les anciennes puissances coloniales ne retrouvent pas leurs anciennes possessions, animé par l’ambition de laisser ces territoires prendre leur destin en mains.

       C’est la Guerre Froide, en 1947, et avec l’arrivée de Truman en 1945, qui vit les Etats-Unis  prendre un virage en Indochine, en s’engageant de plus en plus dans le soutien matériel et financier de la France dans sa guerre avec le Vietminh.

     Les témoignages recueillis montrent que, sur place, la politique américaine, avec ses représentants locaux, militaires ou diplomates, n’était pas toujours d’une grande clarté, pour ne pas dire loyale.

      Le roman de Graham Green, « Un américain bien tranquille » en décrit bien le contexte, avec les initiatives d’un agent américain de renseignements qui tente de favoriser la naissance d’une Troisième Force, un rêve que caressa aussi l’armée française en Algérie, et qui n’a pas eu plus de succès.

       A lire ce roman, dont nous publions quelques extraits, on comprend rapidement qu’il y  avait un tel entrecroisement d’intérêts, d’ambitions, de double, triple, ou quadruple jeu des partenaires et adversaires, entre Colons français, vietnamiens ou viets de Cochinchine

Tout d’abord, des extraits des mémoires d’Henri Kissinger qui éclairent la position des Etats-Unis sur la guerre d’Indochine :

Viet Nam, France et Etats-Unis

« Diplomatie » Henry Kissinger

Le gros livre d’Henry Kissinger, qui occupa pendant des années des postes très importants auprès des Présidents des Etats Unis, fournit tout un ensemble de clés historiques qui permettent  de mieux comprendre la position des Etats-Unis à l’égard du conflit indochinois : Chapitre 25, « Le Viêt-Nam : l’entrée dans le bourbier Truman et Eisenhower » (page 559)

            Nous vous proposons de citer les quelques passages qui illustrent clairement les enjeux de la position américaine.

            A l’arrière- plan diplomatique et politique de ce dossier sont apparus rapidement plusieurs facteurs déterminants de l’évolution de ces relations :

            A partir de 1947, la guerre froide, en 1949, la victoire de Mao Tsé Tung en Chine, en 195O, la guerre de Corée et le refus américain  ultérieur de s’engager dans une nouvelle guerre de Corée, alors qu’elle fut une sorte de répétition de la guerre du Vietnam à partir des années 1950, la théorie des dominos : d’après laquelle il ne fallait pas laisser tomber le premier domino du Vietnam, … les menaces et les interventions de l’URSS et de la Chine… et l’hypothèque coloniale ou néocoloniale de la France, toujours présente en Indochine…

            « Tout commença avec les meilleures intentions du monde. Pendant les vingt années qui suivirent la Seconde Guerre mondiale, l’Amérique avait pris la tête de la construction d’un nouvel ordre international à partir des fragments d’un monde en ruine. Elle avait relevé l’Europe et remis sur pied le Japon, fait barrage à l’expansionnisme du communisme en Grèce, en Turquie, à Berlin et en Corée, adhéré à ses premières alliances de temps de paix et lancé un programme d’assistance technique au monde en développement. Sous la parapluie américain, les pays connaissaient la paix, la prospérité, et la stabilité.

            En Indochine, cependant, tous les modèles antérieurs d’engagement américain à l’étranger volèrent en éclat. Pour la première fois au XX° siècle, le souci que l’Amérique avait toujours eu de mettre en correspondance ses valeurs et actes fut mis en doute. Et l’application trop universelle de leurs valeurs oblige les américains à remettre peu à peu celles-ci en question, et à se demander d’abord pourquoi elles les avaient conduites au Vietnam. Un abîme se creusa entre leurs croyances en la nature exceptionnelle de leur nation et les ambiguïtés et les compromis propres à la géopolitique de l’endiguement du communisme. Dans le creuset du Vietnam, l’exception américaine  se retourna contre elle-même. La société américaine ne débattit pas, comme d’autres l’auraient fait, des défauts concrets de sa politique : elle s’interrogea sur le bien-fondé, pour l’Amérique, d’endosser n’importe quel ordre international. C’est cette dimension du débat vietnamien qui causa des blessures si douloureuses et si difficiles à guérir. » (p,560)

            En 1950, le Conseil national de sécurité :

      « …En  février 1950, quatre mois avant le début du conflit coréen, le document 64 du Conseil national de sécurité était parvenu à la conclusion que l’Indochine représentait « une région décisive de l’Asie du Sud-Est et directement menacée. » Le mémorandum donnait une première version de la « théorie des dominos », selon laquelle, si l’Indochine tombait, la Birmanie et la Thaïlande suivraient sous peu et « l’équilibre de l’Asie du Sud-Est se trouverait alors gravement compromis. » (p,562)

      « La menace, en fait, n’était pas partout la même. En Europe elle émanait principalement de la superpuissance soviétique. En Asie, les intérêts américains se voyaient menacés par des puissances secondaires qui étaient, au mieux, des substituts de l’Union  soviétique, et sur lesquelles Moscou exerçait une autorité douteuse – ou qui apparaissait comme telle. En réalité, à mesure que la guerre du Vietnam évoluait, l’Amérique finit par combattre le substitut d’un substitut, chacun se méfiant profondément de celui qui le coiffait. Aux termes de l’analyse américaine, l’équilibre mondial était attaqué par le Viet-Nam du Nord, qu’on estimait inféodé à Pékin, lui-même jugé contrôlé par Moscou. En Europe, l’Amérique défendait des Etats historiques ; en Indochine, elle traitait avec des populations qui s’efforçaient pour la première fois de construire des Etats. Les nations européennes étaient riches de traditions séculaires qui déterminaient leur coopération à la défense de l’équilibre des forces. En Asie du Sud-Est, les pays commençaient tout juste à s’organiser, l’équilibre des forces était un concept étranger, et on ne relevait aucun précédent de coopération parmi les Etats existants. » (p,563)

      « L’entrée de l’Amérique en Indochine introduisit une problématique morale entièrement nouvelle. L’OTAN défendait les démocraties ; l’occupation américaine au Japon avait importé des institutions démocratiques dans ce pays ; on avait fait la guerre de Corée pour riposter à une attaque contre l’indépendance de petites nations. En Indochine, cependant, le dossier de l’endiguement commença par être présenté en des termes presqu’entièrement géopolitiques, d’où la difficulté de justifier le point de vue de l’idéologie américaine de l’époque, ne serait-ce que parce que la défense de l’Indochine se heurtait de front à la tradition américaine d’anticolonialisme. Colonies françaises, les Etats d’Indochine n’étaient pas  des démocraties, ni même indépendants. Bien que la France ait transformé, en 1950, ses trois colonies du Viêt-Nam, du Laos, et du Cambodge, en « Etats associés de l’Union Française », cette nouvelle étiquette restait très éloignée de l’indépendance ; la France craignait en effet, en leur accordant la pleine souveraineté, d’avoir à en faire autant pour ses trois possessions d’Afrique du Nord : la Tunisie, l’Algérie et le Maroc… » (p,564)

     « La politique de Washington en 1950 préfigurait en fait les formes que prendrait son engagement futur dans la région : suffisamment important pour l’impliquer, pas assez pour se révéler décisif. Dans les années 1950, son attitude s’expliquait surtout par son ignorance de la situation, par la quasi-impossibilité dans laquelle se trouvait l’Amérique de mener des opérations à travers deux hiérarchies coloniales françaises, du fait aussi de la liberté d’action dont jouissaient les autorités locales des « Etats associés du Viêt- nam, du Laos et du Cambodge… » (p,564)

   La maison Blanche était en présence d’un dilemme insoluble, la volonté de donner l’indépendance à l’Indochine en même temps que le refus de s’y substituer à la France.

     « Au moment où Truman s’apprêtait à entrer à la Maison Blanche, cette dérobade constituait le cœur de la politique officielle. En 1952, un document du conseil national de sécurité homologuait la « théorie des dominos » et la généralisait. Voyant dans une attaque militaire contre l’Indochine un danger « inhérent à l’existence d’une Chine communiste hostile et belliqueuse », il posait que la perte d’un seul pays de l’Asie du Sud-Est entraînerait « la soumission des autres au communisme ou leur alignement à relativement brève échéance…» p,565)

    « Après cette analyse de la catastrophe en puissance qu’on estimait couver en Indochine, on proposait une médication sans proportion avec la gravité du problème – et qui dans le cas présent, ne résolvait rien du tout. Car l’impasse coréenne avait annihilé – au moins pour un temps – toute volonté de la part de l’Amérique de mener une autre guerre terrestre en Asie… » (p,565)

      « Truman légua à son successeur, Dwight D. Eisenhower, un programme d’assistance militaire annuel à l’Indochine d’environ deux cents millions de dollars (soit un peu plus d’un milliard de dollars 1993) et une stratégie en quête de politique… » (p,567)

     « En juillet (1953), Eisenhower se plaignit au sénateur Ralph Flanders que l’engagement du gouvernement français à l’égard de l’indépendance s’exprimait de façon « obscure et détournée et non hardie, directe et répétée ».

      Pour la France, le problème était tout autre. Ses forces s’enlisaient dans une guérilla exaspérante, dont elles n’avaient pas la moindre expérience. Dans une guerre conventionnelle comptant des lignes de front précises, une puissance de feu supérieure a généralement le dernier mot. En revanche, une guérilla ne se fait pas habituellement depuis des positions fixes, et les partisans se cachent au sein de la population…

  Ni l’armée française, ni l’armée américaine qui lui succéda dix ans plus tard ne surent s’adapter à la guerre des partisans. L’une comme l’autre firent le seul type de guerre qu’elles comprenaient et pour lequel on les avait formées et équipées, une  guerre conventionnelle classique, reposant sur des lignes de front clairement tracées… » (p,568)

     « Les Français avaient grandement sous-estimé l’endurance et l’ingéniosité de leurs adversaires – comme le feraient les Américains dix ans plus tard. Le 13 mars 1954, les Nord-Vietnamiens lancèrent une attaque générale sur Dien Bien Phu et s’emparèrent dès le premier assaut, de deux forts périphériques censés tenir les collines. Ils utilisèrent pour ce faire un matériel d’artillerie dont on ne les savait même pas possesseurs, et qui avait été fourni par la Chine au lendemain de la guerre de Corée. Désormais, l’anéantissement du reste de la force française n’était plus qu’une question de temps… » (p,568)

      « La sage décision d’Eisenhower de pas se laisser entrainer au Viêt-nam en 1954 ne relevait pas de la stratégie mais de la tactique. Après Genève, Dulles et lui restèrent convaincus de l’importance stratégique décisive de l’Indochine. Tandis que celle-ci réglait ses problèmes, Dulles mettait une dernière main au cadre de la sécurité collective, qui avait paru faiblir au début de l’année. L’Organisation du Traité de l’Asie du Sud-Est (OTASE), qui vit le jour en septembre 1954, regroupait en plus des Etats-Unis, le Pakistan, les Philippines, la Thaïlande, l’Australie, la Nouvelle Zélande, le Royaume Uni et la France. Il lui manquait toutefois un objectif politique commun ou un moyen d’assistance mutuelle… » (p,574)

     Après Eisenhower, Kennedy :

     « La théorie des dominos était devenue la philosophie du temps et elle fut bien peu contestée…

     En choisissant d’arrêter au Viêt-Nam l’expansionnisme soviétique, l’Amérique se condamnait à affronter un jour ou l’autre de graves questions. Si la victoire sur les guérilleros passait par une réforme politique, leur puissance grandissante signifiait que l’on n’appliquait pas correctement les recommandations américaines, ou que ces recommandations étaient tout bonnement périmées à ce stade de la lutte ?… (p,579)

     L’ensemble des citations choisies dans l’ouvrage d’Henri Kissinger (1994) éclairent bien le contexte stratégique et politique des relations entre les Etats-Unis et la France à l’époque de la guerre d’Indochine.

       Les Etats-Unis en Indochine avec Graham Green et son roman « Un Américain bien tranquille » 

« La Parole de la France ?  » VI – Regards de l’étranger à l’Est

VI – Regards

B – Regard de l’Est :

Le Regard d’un communiste vietnamien

« Vietnam » – « Une longue histoire »

Editions Thé Gioi – 2007

« Vietnam »

« Une longue histoire »

Nguyen Khac Vièn

Editions Thé Gioi – 2007

            L’auteur donne son éclairage sur l’analyse de la guerre d’Indochine dans un ouvrage volumineux comptant près de 700 pages, dont la moitié est consacrée à des annexes de documentation.

            Figure dans cette documentation nombre de pages consacrées à l’histoire du Parti Communiste en Indochine, longtemps avant cette guerre, dès le début du vingtième siècle, une histoire qui montre son implantation et son enracinement dans certains milieux intellectuels, et le début de ses succès de propagande : le Vietminh y trouva à la fois ses militants et une sorte d’évangile révolutionnaire, sur le modèle  des révolutions marxistes, léninistes et staliniennes, dans l’orbite de l’Internationale communiste.

            La première guerre franco-vietnamienne y compte une cinquantaine de pages.

            Comme nous l’avons vu, plusieurs chroniques ont décrit cette longue histoire de la presqu’île indochinoise qui ne pouvait manquer d’avoir une influence capitale sur les destinées de ce pays.

« La fondation de la République démocratique du Vietnam (1945-1946) » (p,213)

Chapitre VII

            « Après le triomphe de la révolution d’Août, porté au pouvoir par une marée révolutionnaire irrésistible, le Gouvernement provisoire insurrectionnel se présenta devant le peuple à Hanoi, le 2 septembre 1945, sur la place Ba Dinh. Le Président Ho Chi Minh devant une foule immense et enthousiaste proclama l’indépendance du pays… Après 80 années de domination coloniale, ces mots suscitaient une ferveur immense chez des millions de personnes ; après 80 années de lutte ininterrompue, voici à nouveau la patrie reconstituée en Etat indépendant. » (p,213)

     « La lutte contre les menées de Tchang Kai Check » (p,219)

    « L’agression française au Nam Bô » (p,220), c’est à dire en Cochinchine, à Saigon, laquelle fut un des derniers enjeux de la guerre. La France tentait alors de reprendre le contrôle militaire et politique de l’Indochine, mais face à sa situation fragile, son représentant Sainteny signa un accord avec le président Ho Chi Minh avec les clauses principales suivantes :

     1). Le gouvernement français reconnait la République du Vietnam comme un Etat libre, ayant son gouvernement, son parlement, son armée et ses finances, faisant partie de la Fédération indochinoise et de l’Union française. En ce qui concerne la réunion des trois Ky, le gouvernement français s’engage à entériner les décisions prises par la population consultée par référendum.

     2) Le gouvernement du Vietnam se déclara prêt à accueillir amicalement l’armée française lorsque conformément aux accords internationaux, elle relèvera les troupes chinoises.

    3) Aussitôt après l’échange des signatures, chacune des hautes parties contractantes prendra les mesures nécessaires pour faire cesser sur le champ les hostilités, maintenir les troupes sur leurs positions respectives et créer le climat favorable nécessaire à l’ouverture immédiate de négociations amicales et franches . Ces négociations porteront instamment sur les relations diplomatiques du Vietnam avec les Etats étrangers, le statut futur de l’Indochine, les intérêts économiques et culturels français au Vietnam.

     Après les accords du 6 mars, commença une lutte complexe pour les faire respecter : lutte militaire, politique et diplomatique… » (p,226)

      La situation ne s’améliora pas et «  Le président Ho Chi Minh envoya à Léon Blum (qu’il connaissait) qui venait d’être désigné comme président du Conseil français un câble pour lui demander de faire respecter les accords signés. Il ne reçut aucune réponse. » (p,228)

« La première résistance (1945-1954)

Chapitre VIII (p,230)

       « La résistance à l’agression colonialiste française, commencée dès le 23 septembre 1945 au Nam Bô, généralisée à tout le pays depuis le 19 décembre 1946, marquait une étape décisive de la lutte menée depuis près d’un siècle pour reconquérir l’indépendance et démocratiser le pays… Cependant en 1946, le Vietnam était encore isolé, l’impérialisme américain occupé à d’autres projets, ne s’était pas encore ingéré profondément dans les affaires indochinoises, le combat opposait essentiellement le peuple vietnamien au seul colonialisme français. La victoire de la révolution chinoise, la fondation de la République populaire de Chine en 1949 allait bouleverser profondément le rapport de forces  internationales. La résistance pouvait alors s’adosser au camp socialiste, briser l’encerclement qui l’enserrait. Pour essayer de remédier à son échec en Chine, l’impérialisme américain déclencha en 1950 une guerre d’agression en Corée, et intervint ouvertement en Indochine. La guerre devint une guerre franco-américaine contre le peuple vietnamien, et par-delà, contre le mouvement de libération nationale en Asie.

    Ainsi, sur le plan intérieur comme sur le plan extérieur, l’année 1950 constitua un véritable tournant ; aussi distinguerons-nous deux phases principales au cours de cette « longue résistance », la première de 1946 à fin 1950 au cours de laquelle la résistance vietnamienne consolida peu à peu ses bases militaires, politiques, économiques, administratives, culturelles, et la seconde de 1951 à 1954, phase de victoires militaires importantes et décisives, et de réformes profondes sur le plan économique et social. La  victoire de Dien Bien Phu et la Conférence de Genève en 1954 clôturent cette guerre de résistance contre le colonialisme français qui dut reconnaitre l’indépendance, la souveraineté, l’unité et l’intégrité territoriale du Vietnam. » (p,231)

     « De la bataille de Hanoi à celle du Sông Lô »

     « En déclenchant sa guerre d’agression, le commandement français voulait profiter de sa supériorité manifeste en armement, de l’excellence de ses troupes régulières pour lancer des offensives qui se termineraient rapidement par la destruction des forces armées vietnamiennes mal équipées, encore peu expérimentées, et la capture des organismes dirigeants.

    La résistance vietnamienne de son côté se basait sur sa supériorité politique ; le patriotisme des masses populaires, l’union nationale, l’héroïsme des combattants et des gens du peuple, la confiance de la population dans son gouvernement pour mener une guerre de longue durée, une guerre du peuple, avec la participation de tous, une guerre totale embrassant tous les domaines. Dès les premiers jours, la doctrine de la résistance était clairement définie par Truong Cinh dans son texte la Résistance vaincra…

     En 1946, de vastes régions libérées constituaient des arrières sûrs, en particulier le Viet Bac – région montagneuse située entre la frontière chinoise et le Fleuve Rouge – formait le berceau même de la Résistance, même si dans les régions occupées par l’ennemi, des bases de guérilla existaient, la population cachant en son sein des partisans et militants décidés, et ces bases se développant constituaient des zobes de guérilla menaçant en permanence les arrières ennemis… (p,233)

    En 1949, les ateliers d’armements réussissaient à fabriquer en série des canons sans recul… » (p,235)

      Ainsi de 1948 à 1950, une situation d’équilibre, chacune des deux parties ne réussissant guère à entamer les positions de l’autre, chacune cherchant à consolider ses arrières, à se renforcer en vue d’une nouvelle étape. » (p,236)

     L’auteur décrit la guerre économique qui fut menée contre la Résistance, et les réponses qu’elle lui donna… « La guerre économique, comme la guérilla, se déroulait sur les arrières mêmes de l’ennemi. «  (p,237)

    La victoire « des frontières ». Les nouveaux plans franco-américains

   « A la résistance vietnamienne fortement consolidée, la victoire de la révolution chinoise, puis la fondation de la République Populaire de Chine allaient apporter un stimulant puissant…

      Une aide financière et matérielle considérable fut apportée par les Américains à la France pour verrouiller solidement la frontière sino-vietnamienne, renforcer les garnisons de Lang Son, Dong Khé, That Khé et Cao Bang  situées sur la route N°4 qui court le long de la frontière.

     Mi-septembre, le commandement vietnamien décida de lancer une grande attaque contre ces positions. Le 16 septembre, le poste de Dong Khé fut enlevé, obligeant la garnison française de Cao Bang de se replier sur That Khé, une autre colonne française partit de That Khé pour accueillir celle  venant de Cao Bang. Les deux colonnes en route furent prises à partie par les forces vietnamiennes et leurs 8 000 hommes y compris leurs chefs, furent tués ou faits prisonniers. Les Français évacuèrent d’urgence Lang Son, Lao Cai, Hoa Binh. La frontière sino-vietnamienne était largement ouverte et les projets français de création de « territoires autonomes » avec les minorités ethniques des régions montagneuses du Bac Bo tombaient à l’eau… ». (p,239)

Commentaire :  un lecteur initié à l’histoire  de la colonisation française de l’Indochine se retrouvera évidemment en familiarité avec un certain nombre de traits communs ou de noms en continuité, tels que le contrôle long et difficile des zones montagneuses du Tonkin (voir Gallieni et Lyautey) en même temps qu’elles constituaient des frontières naturelles redoutables avec la Chine, la question des « minorités ethniques », le nom de Lang Son, la perméabilité de plus en  plus grande de la frontière chinoise, à partir du moment (1949) où la Chine devint le grand frère communiste du Nord…

     Malaisie et Indochine : une remarque sur le plan stratégique de cette guerre révolutionnaire : les Anglais réussirent à venir à bout d’une révolte communiste comparable en Malaisie en n’hésitant pas à mettre en œuvre des méthodes souvent très expéditives, mais surtout en raison de l’absence d’une frontière commune avec la Chine.

    « La victoire des frontières sema le désarroi chez l’ennemi… Le gouvernement français choisit de subordonner sa politique à celle de Washington. De Lattre de Tassigny considéré comme le meilleur stratège français, après être allé à Washington recevoir des instructions, prit le commandement du corps expéditionnaire pour essayer de redresser la situation. De Lattre mit en œuvre toute une série de mesures…

    Ces mesures militaires furent exécutées avec diligence pendant qu’on orchestrait toute une propagande pour faire croire que les Français combattaient surtout pour « défendre le monde libre contre la menacecommuniste », et surtout pour défendre un  « gouvernement national ». »

     « … Les efforts de de Lattre avaient donné quelques résultats. Vers la fin de 1951, le delta du Fleuve rouge était entouré d’une ceinture de 2 200 blockhaus et bunkers, le nombre de soldats fantoches passa à 112 000, et les Américains avaient fourni  aux Français des dizaines d’avions, plusieurs centaines de véhicules blindés et de pièces d’artillerie. Dans le seul delta du Bâc Bô, outre 55 bataillons d’occupation, les Français avaient concentré 46 bataillons mobiles… (p,240)

    « Nouveaux progrès de la résistance

    « Après la reconnaissance de la République démocratique du Vietnam par les pays socialistes, et la victoire des frontières, la résistance vietnamienne avait progressé rapidement. Un événement d’une importance capitale eut lieu en février 1951 : l’ouverture du II° Congrès national du Parti communiste.

      Ce congrès précise les orientations principales de la résistance pour les années à venir. Une décision capitale fut prise : le Parti communiste indochinois se scinda en trois partis nationaux assumant la direction de la lutte nationale respectivement dans les trois pays d’Indochine : Vietnam, Laos, Cambodge…. Les relations diplomatiques et internationales de la République démocratique du Vietnam ne cessaient de s’améliorer… Sur le plan économique et financier… En mai 1951 étaient décidées : la création d’une banque nationale, l’émission d’une nouvelle monnaie, un dong nouveau valant 10 anciens, l’institution d’un impôt agricole unique remplaçant tous les impôts, la création du Commerce d’Etat. (p,241)

     « Pendant que la résistance se renforçait, en face, le gouvernement fantoche de Bao Dai, malgré les intrigues des Américains, les efforts des Français, n’arrivait pas à prendre consistance. Le pouvoir effectif comme le commandement militaire restaient entre les mains des Français, Bao Dai se contentant de passer son temps en France dans les casinos des villes d’eaux. » (p,243)

     « L’échec de De Lattre de Tassigny »

    « En 1951, l’initiative était donc entre les mains de la résistance vietnamienne, malgré les nouveaux moyens, dont disposait le commandement français. Dans le Sud, la guérilla continuait, la lutte politique à Saigon et dans d’autres villes gagnait en ampleur. Le front essentiel restait cependant celui du Nord…

            Le 14 octobre 1951, de Lattre lance une grande offensive sur Hoa Binh, laquelle fut un échec tout en donnant l’occasion au Vietminh de passer à la contre-offensive avec de nouvelles forces :

    «  Trois divisions régulières avec de l’artillerie furent dirigées sur Hoa Binh, pendant que deux autres divisions s’infiltrèrent à l’intérieur du delta. Une double bataille eut alors lieu, sur le front de Hoa Binh et dans le delta…

     « Dans la nuit du 23 mars, les Français évacuèrent Hoa Binh, et la retraite leur coûta six compagnies et des dizaines de véhicules. Du 14 octobre au 23 mars, le corps expéditionnaire français eut 22 000 tués dont plus de 6 000 à Hoa Binh. De Lattre mourut de maladie avant de voir son œuvre réduite à néant. » (p,244)

    « Après l’échec d’Hoa Binh, le corps expéditionnaire était partout sur la défensive… Alors que dans la première phase de la guerre, les populations et les forces armées vietnamiennes devaient détruire les routes pour empêcher les troupes françaises d’avancer, maintenant, elles reconstruisaient des centaines de kilomètres de routes pour pouvoir mener des offensives de plus en plus importantes. (p,244,245)

     « Le Plan Navarre »

     «  L’aide américaine à la France fut portée en 1953 à 385 millions de dollars couvrant 60 % des dépenses de guerre ; en 1954, elles en couvraient 80%…(1)

    En mai 1953, un nouveau commandant en chef français, le septième depuis 1945, fut nommé par le gouvernement Laniel. Avec le Pentagone, Navarre avait élaboré un plan pour essayer de reprendre l’initiative, et en 18 mois, anéantir les forces vietnamiennes, aboutir à une paix victorieuse…. Les nouveaux moyens dont disposait le commandement français et la hardiesse de ses plans stratégiques paraissaient insuffler un nouveau dynamisme au corps expéditionnaire… D’un bout à l’autre du pays, le commandement français lançait des attaques contre Lang Son, à la frontière chinoise, à Ninh Binh, dans le sud du delta… Il semblait bien que le corps expéditionnaire français avait repris l’initiative. Pour la résistance vietnamienne, la question se posait avec urgence : comment faire échec au plan Navarre, autrement dit à cette offensive franco-américaine ? »

    Le Vietminh lance une grande réforme agraire qui l’aide à mobiliser la masse paysanne.

   « Dien Bien Phu »

   « C’était dans cette ambiance révolutionnaire que le commandement vietnamien avait mis sur pied les plans pour la campagne de l’hiver 1953-1954. Comme prévu, les coups de boutoir lancés par l’ennemi en direction de la zone libre, à Lang son, à Ninh Binh étaient sans lendemain, les forces françaises se retirant après avoir essuyé des pertes… »(p,249)

    L’auteur décrit alors cette bataille, le déroulement de la Conférence de Genève.

     « Ainsi, après neuf années de guerre, l’impérialisme français avait été obligé de reconnaitre la vanité de sa tentative de reconquête du Vietnam… » (p,256)

 Commentaire : il est inutile de préciser que cette lecture historique des événements est celle d’un membre éminent du Parti communiste indochinois, puis vietnamien.

    Rappelons à ce sujet que le livre en question consacre plus de deux cents pages à l’historique du parti communiste, des pages très instructives, car elles démontrent qu’une partie non négligeable des élites vietnamiennes étaient d’ores et déjà très perméables aux idées communistes.

     La lecture de ce livre met la lumière sur un des facteurs importants du  déroulement de cette guerre, à savoir une organisation ancienne bien structurée sur le plan idéologique et politique, et sur tout le territoire, qui permit à Ho Chi Minh de développer une action cohérente après la chute du Japon, même si le nombre de ses adhérents n’était pas très élevé, face à des partenaires ou des adversaires divisés.

   VI -Fin

Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés

« La Parole de la France ?  » Un regard de France – Pierre Brocheux

« La Parole de la France ? »

VI – B

Regards sur l’Indochine

Un regard de France

« Histoire du Vietnam contemporain »

« La nation résiliente »

Pierre Brocheux (Fayard- 2011)

 Il s’agit d’un livre intéressant grâce à son éclairage foisonnant sur l’ensemble des racines et traditions historiques, religieuses, culturelles, sociales et politiques, du Vietnam, dans le contexte historique des années 1939-1945, dont l’ignorance a signé l’échec de la politique française en Indochine.

            Cet échec a eu pour héritage un autre échec, celui de l’Algérie, en grande partie pour les mêmes raisons, alors que le corps des officiers français « survivants » avaient cru pouvoir tirer les leçons de cet échec.

            L’analyse de Pierre Brocheux montre pourquoi la France a échoué en Indochine, en laissant, sans le savoir, un lourd héritage à l’Algérie, celui du même engrenage politique et militaire facilité par le même aveuglement de gouvernements qui se succédaient au rythme moyen de six mois et des cercles politico-économiques qui faisaient la pluie et le beau temps, ou plutôt un sale temps pour la France.

            Dès l’introduction, l’auteur pose l’analyse en parlant du « moment colonial » intervenu dans « un processus de longue durée », celui d’une histoire ancienne et complexe liée à la Chine, bousculée par une ouverture forcée à l’Occident, parallèle à celle de la Chine ou du Japon.

 Commentaire : L’expression « moment colonial » traduit bien la réalité historique que fut celle de la durée de la colonisation française selon les territoires comparée à celle de leur histoire connue ou inconnue. Le cas du Vietnam en est une très bonne illustration, d’autant plus qu’il s’agissait d’un Etat structuré.

            Quand la France conquit l’Algérie dans les années 1830-1870, le pays n’était qu’un patchwork de tribus sous la férule supposée d’un dey, grand féodal de l’Empire Ottoman.

            Pour ne citer qu’un cas de l’Afrique de l’Ouest, celui de la Côte d’Ivoire, cet état « unifié »ne commença à exister qu’en 1895, et ne connut de paix civile relative que dans les années 1910-1920, soit vingt-cinq ans avant une première démocratisation en 1945, et l’indépendance en 1962.

1

            Dans une première partie, l’auteur analyse « Le moment colonial et la modernisation imposée » par « le complexe politico-économique et financier qui gouverna la France dans la seconde moitié du XIXème siècle. » (p,24)

            Il est fait mention des milieux d’affaires lyonnais, ceux de la soie en particulier, qui jouèrent un rôle actif.

            L’auteur note le cas de la Cochinchine que la France conquit en premier, un territoire qu’après 1945, les gouvernements voulurent conserver à tout prix, à l’écart de l’Annam et du Tonkin, alors que les nouvelles élites le considéraient comme « leur Alsace Lorraine » (p,25) : dans ses Mémoires le général Salan évoque la conversation qu’il eut avec Ho Chi Minh dans les années 1945 : « Mon général, ne faites pas de la Cochinchine une nouvelle Alsace Lorraine car nous irons à la guerre de cents ans. » (p,141)

            Le cas de la Cochinchine constitua une des causes principales du blocage des négociations cahotantes que la France conduisit avec Ho Chi Minh.

            L’auteur décrit les caractéristiques de « La gouvernance coloniale » : en dépit du débat qui opposa, dès l’origine, les gouverneurs partisans d’un régime de protectorat (de Lanessan, Pasquier, Varenne…), s’appuyant sur l’Empire et ses mandarins, lettrés et formés dans la « matrice culturelle chinoise », et ceux partisans de l’administration directe, l’administration coloniale glissant très rapidement vers la gestion directe.

      « Les Français exercèrent leur tutelle politique à deux niveaux, celui de l’exercice du gouvernement et celui de l’administration, autrement dit de la gestion quotidienne de la société » (p,27)

Commentaire : cette conception de la gouvernance politique fut une différence essentielle entre les deux empires anglais et français.

     Les Français, en tout cas, ceux qui gouvernaient l’Empire, à Paris ou sur le terrain, étaient imbus de la supériorité universelle de la République sur tout autre régime politique et des vertus d’une assimilation que d’autres acteurs du terrain considéraient dès le départ, comme un mirage. L’africaniste Delafosse en fut un des exemples.

      « Exploiter l’Indochine et ses ressources » L’auteur relève à juste titre la « symbiose antagonistique » qui liait Français et Chinois, car ces derniers étaient depuis des siècles très présents et très puissants sur le terrain. Une Banque d’Indochine « hégémonique », en effet étant donné qu’elle avait le privilège d’émission d’une monnaie en piastres.

     « Dans le registre de l’économie, le moment colonial ne fut pas une simple parenthèse prédatrice. » (p,39)

       La présence française modifia en profondeur le tissu économique, politique, social, et culturel de la presqu’île et fut une des causes de l’échec français dans ce pays aux traditions millénaires.

     Lyautey n’avait-il pas noté que l’Indochine était le « joyau » des colonies, alors qu’on pouvait  se demander ce que la France allait bien chercher à Madagascar.

            « De l’agression culturelle et de son bon usage » (p,41) L’expression « agression culturelle » rend bien compte du choc que pouvait causer des ambitions françaises en grande partie illusoires.

            L’auteur note l’importance de la création d’un langage de communication vietnamien, le Q N, qui connut un grand succès, celle d’une presse d’opinion indochinoise (p,51), et de la constitution d’une nouvelle élite indochinoise.

            « A tous les points de vue – politique, culturel, économique – 1930 fut un tournant » (p,53)

            « En 1945, le Q N était solidement ancré dans le mental des Viets pour surmonter les crises qui ébranlèrent le pays durant une trentaine d’années. » (p,54)

« La recomposition de la société » (p,57)

            « Le moment colonial est celui de l’élargissement de l’espace social en même temps que celui du resserrement des liens entre les trois ky. » (p,57)

            L’auteur cite tous les facteurs de ce profond changement, l’urbanisation, les migrations, les nouvelles vies socioprofessionnelles, l’évolution des mœurs et des mentalités.

            « Sur le modèle chinois, la hiérarchie traditionnelle accordait la primauté aux lettrés et dans l’ordre aux paysans, artisans, aux commerçants. Les militaires ne figuraient même pas dans cette hiérarchie quaternaire. » (p,57)

            L’auteur souligne l’importance de la création de villes nouvelles, de la politique d’urbanisme mise en œuvre avec la présence d’architectes de talent, tel qu’Hébrard dont les œuvres ont survécu aux guerres du Vietnam.

            « L’émergence d’une bourgeoisie citadine va de pair avec son installation dans l’habitat moderne de Hanoi, comme de Saigon et la transgression partielle de la ségrégation dominants-dominés dans l’espace urbain. » (p,61)

            L’auteur souligne également l’importance des migrations dans les facteurs d’évolution politique et culturelle de la population. Il est évident que certaines migrations de travail, d’autres liées aux réquisitions des deux guerres ont donné la possibilité aux vietnamiens à la fois de connaitre des mondes étrangers et de constater les différences de traitement entre citoyens français et citoyens coloniaux, comme ce fut le cas aussi en Afrique.

            Commentaire : cette analyse est utile parce qu’elle met en lumière deux facteurs de changement trop souvent ignorés, l’urbanisation et les migrations plus souvent forcées que libres.

       En Afrique noire, la première guerre mondiale fit prendre conscience à beaucoup de tirailleurs, 1) que le blanc était en définitive un humain comme les autres et 2) que leur statut politique n’était pas le même que celui des citoyens français : ils furent alors les intermédiaires précieux de la colonisation française.

            L’auteur décrit alors « Le monde rural et ses changements «  (p,63), une croissance démographique inégale en dépit de la création de quatre instituts Pasteur, la modernisation réalisée, sans que la condition rurale ne s’améliore vraiment.

            « La paysannerie vietnamienne est le principal acteur de l’histoire de son pays, que ce soit pour coloniser le territoire, le libérer de la domination étrangère, ou secouer le joug des puissants si ceux-ci se laissent aller au despotisme… Toutes les révoltes qui éclatèrent contre la domination coloniale étaient essentiellement motivées par la surcharge fiscale ou par des conflits avec les douaniers. » (p,66)

     « En dépit des obstacles posés par le condominium économique franco-chinois, une classe d’entrepreneurs vietnamiens tenta de se faire une place au soleil. »

      Le gouverneur général Varenne avait noté la constitution d’une sorte de « tiers état » : « Dans sa couche supérieure, ce tiers état adopta, au moins partiellement et de façon éclectique, les modes d’habitat, vestimentaire, et alimentaire qui composaient le genre de vie européen. »  (p,73)

    « L’élite vietnamienne s’imprégnait de culture européenne tout en continuant d’être éduquée dans la morale confucéenne, administrant la preuve de la cohabitation, si ce n’est même de la compatibilité des deux cultures. » (p,74)

     « Les réponses politiques à la domination française » (p,79)

            En quelques dizaines d’années, l’Indochine s’était dotée d’une élite variée dans la plupart des domaines de la vie politique, économique, culturelle et sociale, qui avait l’avantage de s’adosser à des traditions bien enracinées et à une mentalité collective baignant dans la culture confucéenne.

            Il ne faut jamais oublier que dès le début de la conquête française et tout au long de la colonisation, le pays connut une succession d’actes de résistance contre le nouvel occupant qu’était la France – après la Chine- avec un rappel de vieux souvenirs de la résistance annamite, dont le plus célèbre fut celui des sœurs Trung au Xème siècle.

       Une floraison de partis politiques et de journaux naquit dans les villes, avec très tôt, la constitution d’un parti communiste, le PCI.

      « Le tournant de 1930 » (p,87)

      « L’implantation dans les « masses » évita au PCI la tragédie qui effaça le VNQDD de la scène politique en février 1930 lorsque les nationalistes passèrent à l’action violente : bombes dans les villes, assassinats de mandarins et surtout mutinerie d’un bataillon de la garnison de Yen Bay aidé d’une trentaine de militants venus de l’extérieur. Ils ne se relevèrent pas de cet échec et de la répression qui suivit et décapita le Parti… »

En 1930, « L’Indochine était entrée dans une autre phase de son histoire » et vu la naissance ou la renaissance de réponses  religieuses, le bouddhisme, la nouvelle religion des Hoa Hao, celle de Cao Dai avec son pape et ses prélats, et un christianisme toujours vivant.

            En 1945, le Vietnam comptait 1 400 prêtres, 2 810 catéchistes, 5 000 religieuses  d’origine vietnamienne, et 339 prêtres et religieuses missionnaires.

            Je cite ces chiffres parce qu’il ne faut jamais oublier que dans cette longue histoire, les missions chrétiennes furent à l’origine de la conquête, à côté du mercantilisme, et que leur présence pesa sur le dénouement violent du conflit.

2ème Partie La fin de l’empire français en Extrême Orient (p,127)

            L’auteur fait une distinction intéressante et tout à fait pertinente entre l’empire formel d’Indochine et l’empire informel de Chine.

            La période de l’occupation japonaise et la coopération du régime vichyste avec le nouvel occupant fut plus qu’un « intermède » parce qu’elle sonna le glas de la présence française en Indochine.

            Le Japon donna les clés du pays au Vietminh :

                        « Ils prirent la décision de neutraliser les Français en déclenchant un coup de force le 9 mars 1945. Ils attaquèrent l’armée coloniale, la désarmèrent et l’emprisonnèrent ; ils confisquèrent les commandes de l’administration ou les transmirent aux Indochinois. Au mois d’avril, ils proclamèrent l’indépendance des trois Etat indochinois, en un mot ils mirent fin à l’impérium français en Indochine. » (p,123)

Bao Dai retrouve son trône, mais la situation du pays est catastrophique à la suite de la politique des cultures forcées et des réquisitions japonaises, avec de un à deux millions de morts selon les sources.

       Le 3 août 1945, le Japon capitule, et le 2 septembre 1945, Ho Chi Minh proclame la République démocratique du Vietnam. Dans le contexte politique et militaire de cette période de transition, le Vietminh bénéficie d’une aide américaine (p,133) tout en s’assurant le contrôle des zones montagneuses limitrophes de la Chine et en aidant à la constitution de maquis dans le delta.

     Le 19 août 1945, le Vietminh avait pris le contrôle d’Hanoi.

     L’auteur note au sujet de la date du 2 septembre 1945 :

      « L’événement était l’aboutissement d’une maturation de l’évolution sociale, culturelle et politique que nous avons décrite dans les pages précédentes. »  (p,135)

Troisième partie

« L’indépendance dans la douleur et la réunification au prix fort » (p,137)

Notre chronique aura pour terme la fin du 1 de la troisième partie. (p,151)

Le contexte historique : la Chine voisine traverse une période de révolution et de guerre entre les armées nationalistes de Tchang Kai-check soutenues par l’Occident, mais avant tout par les Américains, et les armées communistes de Mao Tsé Tung, avec des répercussions de plus en plus fortes sur la situation du Tonkin, et une prise de pouvoir complète de la Chine par Mao Tsé Tung.

     La France fait les premiers pas d’une tentative de reconquête militaire de ce territoire, sans avoir les moyens militaires nécessaires à la réussite, d’autant qu’aucune solution n’était possible sans solution politique, comme le comprirent très tôt un tout petit nombre d’hommes politiques, de hauts fonctionnaires, et de généraux, tels que Leclerc et plus tard, de Lattre.

     Il était évident que le Vietminh avait en mains les manettes de la solution, et que l’Empereur d’Annam Bao Dai ne comptait plus, sauf pour la façade, dans le règlement du conflit.

     Une négociation cahotante s’engagea entre Sainteny et Ho Chi Minh et se concrétisa par l’accord transitoire du 6 mars 1946.

      Très rapidement, le sort de la Cochinchine, l’un des trois Ky, fut une des difficultés de tout accord sur l’indépendance du Vietnam, car la France voulut jusqu’à la fin, que cette province bénéficie d’un statut particulier.

       L’auteur cite le propos qu’Ho Chi Minh tint au Général Salan : « Mon général, ne faites pas de la Cochinchine une nouvelle Alsace Lorraine car nous irons à la guerre de cent ans. » (p,141)-( Mémoires Salan)-(p,389)

     Rien n’était encore fait en ce qui concerne le contrôle militaire et politique complet de l’Indochine par le Vietminh, mais Ho Chi Minh combina très adroitement des négociations avec la France, la main tendue aux nationalistes, un jeu subtil typiquement asiatique de respect officiel à la culture impériale de l’Annam, avec la participation temporaire d’un de ses pâles représentants, Bao Dai.

      « A l’instar mais à l’inverse de Gallieni qui pacifia le Tonkin en jouant des contradictions interethniques, le Viet Minh fit appel au mythe des origines communes des Viets et des non-Viets et joua la corde anticolonialiste et racialiste. » p,143)

     Ho Chi Minh rencontra de sérieuses difficultés avec les sectes puissantes qui s’étaient implantées en Cochinchine, lesquelles étaient concurrentes du Viet Minh en raison de leur assise territoriale, de leurs armées et de leur organisation administrative, des Etats dans d’autres Etats.

      Il convient de noter que le Viet Minh n’hésita pas à massacrer les trotskystes. (p,144)

     Avec la guerre de Corée et la défaite française de Cao Bang : « Les années 1950 furent donc un grand tournant. », c’est à dire l’internationalisation croissante de la guerre, et le coût croissant de cette guerre avec la participation de plus en plus importante des Etats-Unis.

L’auteur donne quelques chiffres intéressants dans le tableau ci-après :

L’aide financière américaine

                       Milliards Francs  Part Indochine  Part dans le coût de la guerre

              Année 1951-1952.      115                    66%                20%

              Année 1952-1953        145                    70%               25%

               Année 1953- 1954        275                    84%              41%

            Il suffirait de prendre connaissance de ces chiffres pour avoir conscience que cette guerre dépassait les moyens de la France, d’autant que le pays était en pleine reconstruction depuis la fin de la Deuxième guerre mondiale.

            L’auteur précise : « Dans les faits la « décolonisation » de l’Indochine que je préfère appeler la fin de l’empire français d’Extrême Orient débuta en pleine guerre mondiale. » (p,148)

             « En Indochine, une situation de fait prévalait : les peuples étaient indépendants puisque le pouvoir français avait été balayé le 9 mars 1945, mais en France, le Général de Gaulle et la classe politique, pourtant informés par les missions françaises (l’une gaulliste, l’autre giraudiste) basées en Chine du Sud et à Calcutta, avaient toujours le regard fixé sur l’horizon impérial…De Gaulle : Il refusait de reconnaître une entité étatique, et ce fut une erreur majeure. » (p,149)                

            « La défaite de l’armée française à Dien Bien Phu et ses suites illustrait la théorie des dominos. Pour la France la guerre d’Algérie succéda à la guerre d’Indochine : des officiers français refusèrent « de perdre l’Algérie » comme ils avaient « perdu l’Indo », ils fomentèrent un coup d’état à Alger qui rappela au pouvoir le général de Gaulle et conduisit à la fondation de la Cinquième République – les réalisateurs d’un film documentaire titrèrent celui-ci La République (la Quatrième) est morte à Dien Bien Phu. «  (p,151)

            « Du côté américain, Dien Bien Phu eut un impact très fort sur l’opinion et sur la classe politique des Etats-Unis. Il est significatif que le Secrétaire d’Etat John Foster Dulles n’assista pas à la Conférence de Genève et que son gouvernement ne signa pas la déclaration qui prévoyait la tenue d’élections dans les deux années à venir (1956).

            « Lorsque le 8 février 1948, H.Truman reconnut l’Etat vietnamien établi en vertu des accords passés entre la France et l’ex-Empereur Bao Dai, il mit le doigt américain dans l’engrenage indochinois. Son successeur D .Eisenhower (contre l’avis de son chef d’état-major M Ridgway) , J.F.Kennedy, L.B.Johnson engagèrent leur pays dans le « bourbier » pour effacer le remords de ne pas être intervenu à Dien Bien Phu alors qu’ils venaient de « loose China ». (p,151)

Commentaire :

  1. Je ne suis pas sûr que la guerre d’Algérie se soit inscrite dans la théorie des dominos, même si un clan militaire très dynamique constitué d’anciens officiers d’Indochine, mena cette nouvelle guerre avec un incontestable succès, mais en partant d’une analyse stratégique anticommuniste non fondée, alors qu’il s’agissait avant tout d’un mouvement d’insurrection avant tout nationaliste.
  2. J’ai souligné le passage ci-dessus parce qu’il s’inscrit dans le travail, de recherche que j’ai effectué sur les héritages entre la guerre d’Indochine et la guerre d’Algérie, qui se conclurent par deux échecs, l’un militaire en Indochine, et l’autre politique en Algérie, dans des contextes stratégiques complètement différents.

       Pierre Brocheux s’interroge :

      «  La conclusion provisoire de la guerre d’Indochine en 1954 justifie l’interrogation sur le sens du mot décolonisation. La reprise de la guerre de 1960 à 1975 pose de nouveau la même question ; qu’est-ce que la décolonisation ? » (p153)

      Je serais tenté de répondre par une question pirouette : qu’est-ce que la colonisation ?

        Il est évident que les deux guerres en question comme beaucoup d’autres sur tous les continents s’inscrivaient dans le contexte mondial de la guerre froide, entre un Est et un Ouest qui n’était plus celui de sa Sublime Splendeur, dans celui d’une montée en puissance des nations du Tiers monde, après l’appel  de  Bandoeng , alors que la colonisation s’était inscrite dans un contexte occidental de rivalités de puissances qui évitaient de recourir aux armes, entre elles, pour assurer leurs conquêtes coloniales.

Epilogue

     « L’histoire contemporaine du Viet Nam illustre la résilience d’un Etat national séculaire. Le moment colonial fut un intermède relativement court mais fécond en transformations de l’économie, de la société et de la culture ». (p,251)

Commentaire : il s’agit d’une appréciation historique qui parait justifiée, mais en la comparant aux contextes et situations historiques de l’Afrique noire, ces dernières ne réunissaient pas les éléments de cohérence nationale qui marquèrent la longue histoire du Vietnam, c’est-à-dire la culture, les traditions, la permanence des institutions impériales et mandarinales, avec un adossement qui ne dit pas son nom avec l’empire de Chine.

Fin

 Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés

La Parole de la France ? L’Honneur du Soldat – Les Héritages – Indochine- La Piastre et le Fusil – Hugues Tertrais

La Parole de la France ?

L’Honneur du Soldat

Les Héritages

Guerre d’Indochine (1945-1954)

Guerre d’Algérie (1954- 1962)

B

&

« La Piastre et le Fusil »

« Le coût de la guerre d’Indochine »

« 1945-1954 »

Hugues Tertrais

Avant propos : comment ne pas apprécier ce livre d’histoire coloniale et postcoloniale, un ouvrage qui va au fond des choses, des faits et des chiffres qui concernaient cette guerre d’Indochine presqu’ignorée de l’opinion publique française jusqu’au désastre de Dien Bien Phu, en 1954 ?

       Neuf années d’un conflit encore colonial qui fut à mes yeux un symbole de plus de la thèse historique que je défends depuis des années, à savoir    que la France ne fut jamais une nation coloniale, laissant à des « pros » quels qu’ils soient le soin de s’en occuper, sinon d’en profiter, comme ce fut le cas exceptionnel  en Indochine, notre « joyau colonial » aux yeux de Lyautey.

       Dans le cas de l’Indochine, la France « officielle » laissa le soin à une armée de métier et à des groupes de pression publics ou  privés divers, à la fois d’accompagner une  « sale » guerre et d’en profiter jusqu’au bout

      Dans une longue introduction, l’auteur expose les difficultés rencontrées dans tous les domaines, et notamment dans celui des chiffres, pour pouvoir procéder à une analyse rigoureuse.

      « L’extrême difficulté rencontrée à établir des données statistiques précises et définitives surprend et, d’une certaine manière, contrarie celui qui s’est longuement immergé dans les archives économiques et financières. » (p,17)

      « Une triple démarche »

       « Cet ouvrage suit un plan en trois parties. La première s’attache au déroulement de la question dans le temps. La configuration du conflit, les enjeux financiers, le jeu des belligérants et des partenaires ne sont en effet pas les mêmes à toutes les époques. Dans ce domaine, comme dans les autres, l’histoire est faite de situations successives, à l’intérieur desquelles la combinaison et le poids des principaux facteurs, anciens et nouveaux varient. Les données économiques et financières de la guerre d’Indochine, par leur propre évolution, suggèrent on l’a dit, trois moments dans l’évolution du conflit, trois périodes de trois ans environ chacune : 1945-1948, 1949-1951, 1952-1954. » (p,19)

       Première Partie

       « Tout problème n’est pas financier mais le devient un jour » (p,21)

       « La guerre d’Indochine ne se résume pas à cet aspect  des choses mais, compte tenu au moins de la réputation qu’elle s’est faite, il importe de tirer au clair l’importance du facteur financier dans son déroulement. Toujours trop chère pour les Français d’une part, au regard des autres besoins du pays, la « sale guerre » a généré aussi son lot de scandales financiers. Forcément très onéreuses pour le Viet Minh d’autre part, qui conduit une guerre dont les moyens excèdent largement ses propres capacités économiques, la Résistance n’en a pas moins été menée de main de maître.

      A considérer plus attentivement l’évolution de la guerre, trois moments se succèdent, les facteurs financiers apparaissent au fur et à mesure toujours plus contraignants, décisifs même, ce qui suggéra cette formule à Pierre Mendès France : « Tout problème n’est pas financier mais le devient un jour. Ainsi de l’affaire d’Indochine, mal engagée politiquement, militairement et moralement, précisait-il, elle tournait encore plus mal sur le plan budgétaire. » Dans sa première configuration de conflit colonial, entre 1945 et 1948, la guerre d’Indochine est chère sans l’être vraiment : le facteur financier pèse en tout cas moins lourd pour la France que pour le Viet Minh. Brusquement rattrapé pat  les crises de la guerre froide, le conflit change de physionomie : les dépenses militaires s’emballent, les problèmes financiers surgissent sur le devant de la scène, et l’urgence commande de trouver des solutions nouvelles, alors que le Viet Minh dispose de moyens supplémentaires mis notamment à sa disposition par la Chine populaire. A partir de 1952, dans une troisième époque qui s’achève en 1954, l’élargissement de la guerre à de nouveaux alliés nourrit la montée en puissance des combats, le coût de la guerre atteint des cimes vertigineuses et, cette fois, les « financiers » paraissent être devenus les vrais décideurs. »  (p,23)

 Commentaire : 1 – Le découpage historique proposé en trois périodes correspond à celui que l’on trouve dans les analyses consultées, avec trois phases de guerre bien identifiées.

     2 – Le contexte historique de l’après-guerre   est d’autant  plus important qu’en 1945, la France était ruinée, les cartes d’alimentation encore en circulation, et le pays déjà en état de perfusion du dollar américain.    

    3 –  Avec le départ du pouvoir du général de Gaulle le 20 janvier 1946, le déclenchement de la Guerre Froide en 1947 et le départ des ministres communistes, en 1947, provoqué par le Président du Conseil socialiste Paul Ramadier mit fin au tripartisme PC-SFIO-MRP, les communistes français venant en appui des revendications du Viet Minh.

    4 – La Quatrième République fit preuve d’une belle continuité avec la Troisième République par la volatilité de ses gouvernements, six mois en moyenne : il est difficile de faire la guerre, quelle qu’elle soit, dans de telles conditions d’instabilité, pour ne pas dire d’incompétence et de manque de courage.

    Chapitre I

     « Une guerre coloniale aux moindres frais (1945-1948) » (p,25)

    « Durant les trois années qui suivent les capitulations allemande et japonaise, un é tat de guerre dispendieux s’installe donc en Indochine. Les raisons de cette situation ne sont qu’indirectement économiques, tenant plutôt aux modalités de la libération en Asie et en Europe : au Vietnam, secoué du nord au sud par la Révolution d’août 1945(1), qui ne déplait ni aux Japonais ni aux Américains, la France évincée conserve une attitude impériale. Elle-même-est occupée à reconstruire son territoire, partiellement en ruine, son économie, son régime politique aussi. Mais elle a également des intérêts en Indochine, des investissements qu’elle n’envisage pas plus d’abandonner que l’idée qu’elle se fait de sa grandeur et de sa « mission civilisatrice ». Les rêves de la France sont-ils alors conciliables avec ceux du Vietnam, et des trois pays d’Indochine, la situation est la plus embrouillée ? » (p,25)

  1. La prise de pouvoir par Ho Chi Minh et le Vietminh

I.Le coût de la guerre avant la guerre

    « La guerre d’Indochine est officiellement déclenchée, si l’on peur dire le 19 décembre 1946, date à laquelle le gouvernement vietnamien dirigé par Ho Chi Minh doit abandonner Hanoi pour le « maquis » tonkinois.

  1. Indochine, année zéro

     « En France, on le sait, à la fin de la seconde guerre mondiale, « tout était à refaire ». En Indochine aussi : après avoir relativement échappé à la guerre du Pacifique, du fait de la politique conciliante à l’égard du Japon du gouverneur général Decoux, l’Indochine française avait été balayée durant six mois, en 1945, par un violent cyclone d’ordre politico-militaire, entrainant une rupture historique qui le rendait méconnaissable… Au début du mois d’août 1945, la conférence de Postdam avait écarté la France du règlement du conflit en Indochine, Chinois et Anglais y étaient chargés de désarmer les troupes japonaises, au nord du 16ème parallèle pour les premiers  et au sud pour les seconds. Peu après la Révolution d’août lancée par le Vietminh, suivie le 2 septembre 1945 par la proclamation de l’indépendance à Hanoi par Ho Chi Minh tournait vraiment aux yeux des vietnamiens la page de la colonisation.

 Encore pour peu de temps au pouvoir, de Gaulle lance le 24 mars l’idée d’une « fédération indochinoise » dans le cadre de l’Union française : seul petit problème, la France n’avait pas les moyens de reconquérir l’Indochine,, ignorait presque tout de la situation concrète de l’Indochine, et n’avait de toute façon pas encore pris le virage d’une décolonisation nécessaire.

      La France décide la création d’un Corps expéditionnaire qu’il faut financer et équiper sans en avoir les moyens, en utilisant des expédients et en faisant appel au concours des Anglais et des Américains qui disposaient alors des moyens d’équipement et de transport nécessaires : « il faut donc pratiquement tout acquérir… Les troupes ne suffisent pas », il faut de l’argent, et la monnaie est bien sûr un des enjeux, la piastre, la monnaie émise par la Banque d’Indochine, avec les difficultés inextricables crées par la présence de troupes chinoises nationalistes et du taux de change avec le franc à fixer :

    « Ainsi, le passage de la piastre de 10 à 17 francs apparait fin 1945 comme une mesure de circonstance, et une mesure provisoire… » (p39)

     Ce « provisoire » dura longtemps, presque jusqu’à Dien Bien Phu, alors qu’il fut très rapidement contesté et qu’il fut la cause du scandale des transferts frauduleux de piastres.

     « D.  Une logique de reconquête » (p,39)

     « Un accord est obtenu le 6 mars 1946 entre Sainteny et Ho Chi Minh à Hanoi, reconnaissant le Vietnam comme un Etat libre au sein de l’Union française, et prévoyant notamment une relève au Nord des troupes chinoises par celles du général Leclerc. Mais cet accord obtenu « à l’arraché », e’t qui fera date, ne semble pas modifier la logique militaire en cours en Indochine, qui est une logique de reconquête. D’ailleurs, si l’on en croit Leclerc, accord ou pas accord, les troupes françaises ont vocation à se réinstaller au Nord : « il importe en effet de ne pas oublier, précisa-t-il, que, si les forces françaises ne sont pas arrivées avant le mois de mars au Tonkin, ce n’est nullement pour une question d’accords non signés, mais pour des raisons techniques : elles ont embarqué dès que les bateaux nécessaires ont pu être rassemblés, et si les accords du 6 mars n’avaient pas été signés, elles avaient l’ordre de s’emparer de Haiphong, de Hanoi… » (p,40)

       Le Corps expéditionnaire fait face à beaucoup de difficultés et ne peut compter sur l’aide américaine «  en raison de l’attitude résolument anticoloniale qui prévaut à Washington, selon, comme l’écrit l’ambassadeur de France  Henri Bonnet, une sorte de principe tacite prévalant depuis la capitulation japonaise. Selon lui, le gouvernement des Etats-Unis est décidé à ne rien faire « qui fut de nature à aider (les anciennes puissances coloniales) dans la reconquête de (leurs) territoires si les populations indigènes tentaient de mettre obstacle à la réinstallation de leur souveraineté » en conséquence, « le gouvernement de Washington a interdit la cession de matériel de combat, à quelque titre que ce soit, aux Etats possessionnés dans le Sud-Est de l’Asie pour l’utiliser dans cette partie du monde. » (p,41)

    Décembre 1946  « A cette date, le nord est entièrement à reconquérir… Hanoi n’est dégagée que le 18 janvier 1947… et chaque déplacement des troupes françaises, de timides excursions d’abord dans  sa périphérie, est une « opération ».

      Au total, le coût de la reconquête de l’Indochine, entre le 15 août 1945 et le 31 décembre 1946 – reconquête encore très partielle – est évalué dans un document sans autre référence, datant  sans doute du début 1947, à environ 75 milliards de francs – soit l’équivalent de plus de 10 % du budget de 1946… Avant même  le « clash » du 19 décembre, date à laquelle les ponts sont définitivement coupés entre Vietnamiens et Français, la facture de la réoccupation du territoire est donc déjà lourde. Par la nature de ses dépenses, elle suggère que le conflit a bien commencé dès l’été 1945. » (p,43)

       II Les moyens de la Résistance (p,44)

      Les Vietnamiens – on dira bientôt le Viet Minh- ne vivent pas le conflit dans le même « temps » que les Français : c’est une guerre de longue durée qu’ils mènent contre la France et sa première phase, celle de la défensive a commencé dès le 23 septembre 1945, date de la reprise du contrôle de Saigon par les Français…

      A- Le temps de l’autosuffisance

     Les documents du Viet Minh ne sont pas innombrables _ ceux que nous avons pu consulter, apparemment authentiques, ont été le plus souvent saisis par les Français – mais ils donnent tout de même une impression : le Viet Minh n’est pas un mouvement mais un Etat, ou s’il n’est pas un Etat au sens complet du terme, il s’efforce de fonctionner comme tel. En 1947 par exemple, replié loin au nord de la capitale, hors d’atteinte des troupes françaises, un gouvernement central existe bien, réunissant plus de vingt ministres et secrétaires d’Etat : six notamment en matière financière et économique… L’administration Viet Minh s’appuie d’autre part sur une organisation territoriale décentralisée, six interzones (lien khu) en particulier, après la réorganisation de mars 1948. Des comités économiques fonctionnent… au niveau des provinces comme à celui des villages… »

        A la même page 45, l’auteur publie une carte de Bernard Fall intitulée « Le réduit » tonkinois », autre appellation du « quadrilatère » Viet Minh, sorte de forteresse repaire montagneux à la frontière de Chine, avec quelques défilés, notamment celui du Fleuve Rouge, qui furent  les voies séculaires des invasions chinoises ou des pirates que la France combattit lors de la conquête du Tonkin, à l’heure des Gallieni et Lyautey.

     « Cet Etat dispose d’une armée, une armée jeune  et sans doute, encore très onéreuse, mis qu’il faut former, nourrir et équiper. Elle regrouperait, en 1946, 80 000 à 100 000 hommes, dont 60 000 réguliers, soit pratiquement l’équivalent numérique des ex-forces françaises d’Indochine en état de mobilisation…. La République démocratique du Vietnam (RDV) dispose enfin d’un territoire… La RDV et son territoire, enfin, ont bientôt leur monnaie… la RDV s’est également donné un système fiscal… Le Viet Minh fonctionne ainsi à son propre rythme : la pratique autarcique va de pair avec l’idée de résistance de longue durée…

  1. La lutte économique et monétaire

       « Objectif essentiel » pour le Viet Minh, la lutte économique apparait comme un complément – ou comme un substitut – à une lutte militaire qui compte tenu du rapport des forces est toujours difficile… L’aspect le plus visible de cette lutte économique et financière concerne la monnaie, véritable « cheval de bataille » du Viet Minh pour des raisons qui touchent à la fois à la propagande et au financement de l’effort militaire… Propagande et répression se combinent pour imposer la monnaie « Ho Chi Minh ». (p,45 à 53)

III Un conflit mal maitrisé (1947-1948)

   Si l’état de guerre remonte à 1945, les événements de la fin de l’année 1946, font évidemment passer celui-ci à un cran supérieur… les dépenses trimestrielles … tournaient fin 1946 autour de 6 milliards de francs, elles bondissent à environ 10 milliards pour le premier trimestre 1947. »

  1. Une période incertaine

     Entre 1946 et 1948 : « Indépendamment de cet aspect technique de  la relève, la monotonie des chiffres traduit pour cette période une grande incertitude. Sur place, le Viet est partout, et l’on ne circule, même au Sud, qu’en convoi, et à ses risques et périls… Du côté français, la mésentente paraît l’emporter. Ce n’est pas ici le lieu de faire l’inventaire des conflits qui opposèrent civils et militaires en Indochine dans les premières années de la guerre, mais ils n’étaient pas sans arrière-plan ni conséquences financières. Le général Gras en a décrit les principaux épisodes… » (p,56)

  1. Un effort militaire parcimonieux (p,58)

     « … La logique coloniale continue pour sa part d’être à l’œuvre… Depuis la fin juin 1948, dans un contexte général de crise des paiements, la question des crédits militaires menaçait le gouvernement. L’Indochine n’était pas directement en cause, plutôt les crédits militaires dans leur ensemble. Mais comme ne pas rapprocher les deux quand 32% de ces derniers sont alors consacrés à l’Indochine ? » (p,58,61)

     19 juillet 1948, le gouvernement Schumann, dit de « troisième force » démissionne, et la crise politique allait durer trois mois. Une de plus !

     Chapitre II

      L’inflation des coûts et la redistribution des cartes (1949-1951)(p,69)

     « Après trois années de relative stabilité, ou du moins de croissance contenue, les dépenses militaires en Indochine s’envolent entre 1949 et 1951 : 135, 4 milliards de francs en 1949, 182 milliards en 1950, 322,3 milliards en 1951 – compte non tenu, pour cette dernière année des premières livraisons de l’aide américaine……

   Les premiers revers militaires propulsent les questions financières sur le devant de la scène. Après le désastre de Cao Bang, en octobre 1950…

    A la séance du 19 octobre 1950, Pierre Mendès France déclara :

    « Il n’y a que deux solutions «  La première consiste à réaliser nos objectifs en Indochine au moyen de la force militaire. Si nous la choisissons, évitons enfin les illusions et les  mensonges pieux. Il nous faut obtenir rapidement des succès décisifs trois fois plus d’effectifs sur place et trois fois plus de crédits et il nous les faut très vite ». Mais bien sûr, il y a l’énorme déficit budgétaire, « de 800 à 1 000 milliards de francs » Alors il y a l’autre solution, qui « consiste à rechercher un accord politique, un accord évidemment, avec ceux qui nous combattent. »

     « Mais aucune des deux solutions énoncées par Pierre Mendès-France ne fut mise en œuvre. Face à l’accroissement des charges de la guerre, le gouvernement  français s’engage dans une troisième voie, plus diplomatique destiné à lui procurer de nouveaux partenaires. »

  1. Une situation nouvelle

    « A partir de 1949, le conflit se durcit à différentes échelles. En Indochine même, sans parler du grave revers militaire de Cao Bang en 1950, la lutte se fait tenace, en particulier sur le plan économique. L’environnement régional est pour sa part en pleine bouleversement, et avec lui les relations extérieures du Viet Minh : au sud de l’Indochine, l’indépendance est acquise pour l’Indonésie de Sukarno, après plusieurs années d’affrontement armé avec les Pays Bas, et la Chine bascule dans le monde communiste. La France, qui signe le Pacte Atlantique en avril 1949 et prend à ce titre de nouveaux engagements militaires, commence à se demander sérieusement comment elle va pouvoir continuer à financer cette guerre du bout du monde. »

  1. La guerre économique, B. L’irruption chinoise :

« Autant que l’on sache, les principaux éléments de l’aide chinoise à la RDV se mettent en place en 1950. Le premier accord militaire aurait été conclu dès sa reconnaissance par Pékin…

     Dans les maquis vietnamiens, une telle évolution donne raison à la conception de la guerre dont Truong Chinh s’était fait le théoricien en 1947, prévoyant « trois phases de la résistance de longue durée » : après une première « étape de la défensive », venait en effet celle « de l’équilibre des forces », annonçant elle-même le moment final « de la contre-offensive générale » (p,79)

  1. La dérive financière

   La situation financière était de plus en plus dégradée, avec en plus le recours à des expédients de financement, dans l’ambiance de la spéculation connue sur la piastre et un taux de change avec le franc (10 contre 17) qui fonctionnait comme une machine financière infernale :

    «  La dévaluation de la ; piastre fut cependant à deux doigts d’être décidée en septembre 1949, quand justement le haut-commissaire Pignon vient de faire ouvrir le « compte spécial n° 2 »

   « Un irrépressible sentiment de fin d’empire, la crainte pour les Français, en particulier, de devoir quitter l’Indochine, jouait un rôle important dans la fièvre spéculative qui agitait les villes, surtout Saigon – une ambiance de « sauve qui peut monétaire… »

 » La Piastre et le Fusil » – 3

« La Piastre et le Fusil »

suite

    Deuxième Partie

       Evaluation du coût de la guerre (p,171)

     Dans cette deuxième partie, l’auteur procède à un analyse financière rigoureuse de coût de la guerre d’Indochine, ce qui n’a pas été fait sans doute pour la guerre d’Algérie qui lui a succédé.

      « Le coût de la guerre d’Indochine – c’est-à-dire l’ensemble des dépenses militaires liées au conflit – est à peu près connu du côté français (France, Etats associés, Etats-Unis), même si les différentes sources n’en donnent pas tout à fait la même répartition annuelle : environ 3 000 milliards de francs 1954. Il reste par contre un mystère pour « l’autre coût » (Viet Minh, ou RDV et ses alliés). Mais les choses ne sont pas aussi tranchées : à Paris, d’une part, les sources reviennent périodiquement sur la difficulté d’évaluer vraiment le coût financier du conflit, une partie de celui-ci  demeurant cachée ; il n’est d’autre part, pas complètement impossible de mesurer en termes économiques et financier l’effort de guerre du Viet Minh, ou du moins de rassembler quelques indications significatives sur le sujet… » (p,173)

     Chapitre IV (p,175)

    Les dépenses

    « Les généraux ne commandent sans doute pas avec en permanence une feuille de calcul : ils raisonnent plutôt en « moyens », moyens en hommes ou en matériel… La France débourse pour l’Indochine plus d’un milliard de francs par jour dans les dernières années de la guerre… »

  1. Les hommes

   « A la fin du conflit, de 500 000 à 600 000 hommes en armes affrontèrent en Indochine l’armée populaire : 553 425 exactement au 30 avril 1954…

  Du côté Viet Minh, mais les estimations restent incertaines, l’armée populaire aurait regroupé quelques 400 000 hommes. Cela représente donc environ un million de combattants sur le sol indochinois, principalement vietnamiens : ces combattants représentent l’élément le plus précieux et le plus onéreux du rapport des forces…

   Pour la troupe proprement dite, le recours à des soldats recrutés hors métropole s’est progressivement imposé, en dépit de la volonté d’origine de n’envoyer en Indochine que des unités « blanches ». Les premiers contingents d d’Afrique du Nord – les Tabors marocains joueront un rôle important sur le terrain – et du Sénégal respectivement 6 172 et 615 rejoindront le corps expéditionnaire en avril 1947. Dès lors, leur poids ne cessera de croître, passant en cinq ans de 18% à 31% du corps expéditionnaire, ce qui ajoute à sa diversité. Visitant la cuvette de Dien Bien Phu avant la bataille, Robert Guillain, envoyé spécial du Monde, rapporte son étonnement devant « le plus extraordinaire mélange de couleurs et de races qui campent dans la place forte : « Marocains, Annamites, Algériens, Sénégalais, légionnaires, Méos, Tonkinois, Thaïs, Muong… rares sont d’ailleurs les Français restés simples troupiers, observe-t-il, ils forment pour la plupart les cadres d’officiers et sous-officiers… »

  1. La vietnamisation des effectifs (p,182)

    « La question des effectifs du corps expéditionnaire, notamment de l’encadrement, se pose jusqu’en 1954, mais elle se déplace en même temps vers le développement des armées nationales : la grande idée qui s’impose au fil des ans s’appelle selon un mot qui porte la marque de l’époque, le « jaunissement «  des troupes.

    En 1946 effectif armées nationales, égal à 0 contre 75 000 pour le Corps expéditionnaire, 1947, toujours 0 contre 105 000,  1948 égal à 20 900 contre 111 000… en 1954, 292 000 contre 184 000. (p,186)

   Pertes de la guerre d’Indochine 40 450 nationaux contre 12 290 autochtones, dont un officier par jour (p,190)

   III Les Opérations

    « Le caractère atypique de la guerre d’Indochine, en particulier pour les forces françaises, réside largement dans sa double nature : un conflit à la fois politique et militaire qui, sur un second plan, oppose des unités constituées à un adversaire qui se cache ou n’accepte le combat que lorsqu’il est sûr de marquer des points, mais qui se développe finalement assez pour faire manœuvrer à son tour des unités régulières. Dans un tel contexte, l’activité militaire est à inventer et à réinventer périodiquement, mais le choix des opérations est aussi financier.

  L’unité de la guerre, si l’on peut dire, est l’opération. Trois cents-treize ont été répertoriées, soit en moyenne une opération par semaine…

  1. L’occupation du territoire

   « Les forces françaises se sont vite rendues compte qu’il ne suffirait pas de reconquérir le territoire perdu en 1945, mais qu’il faudrait encore le tenir pendant toute la durée de la guerre, la « pacification » constitue ainsi l’une des deux grandes missions des troupes terrestres Indochine, l’autre étant le combat. Par le terme de pacification, précise une fiche d’état-major en 1950, « il faut entendre le retour, puis le maintien de l’ordre et de la sécurité dans une zone insoumise et petit à petit réduite…

   Etant donné le flou entourant les buts de guerre français en Indochine, l’occupation du territoire constitue finalement par défaut, une sorte d’activité par défaut contenant sa propre finalité. La grosse difficulté d’action de cette armée, notait le général Revers en 1949 en conclusion de son rapport, c’est que jamais son rôle n’a été défini avec précision, jamais une directive n’est venue réellement orienter le commandant en chef, le commandant en chef, le commandant supérieur et leurs principaux subordonnés… Une des causes de ce moral en équilibre instable, écrit également Revers, est due  en grande partie à ce que personne ne sait pourquoi on se bat » François Mitterrand, qui avait vainement essayé d’interpeller le gouvernement sur ses buts de guerre, ne dira pas autre chose en 1954 : « Je cherche la raison pour laquelle la France s’est battue…Cet aspect des choses faisait évidemment l’affaire du Viet-Minh. Le général Giap note ainsi combien « la poursuite de la guerre d’agression a été un processus continu  de dispersion des forces. Plus ces forces sont dispersées et vulnérables, plus les conditions sont favorables pour nos troupes, qui peuvent les anéantir par petits groupes. »  (p,206, 207).

     Commentaire :

    Le texte qui précède appelle un commentaire pour deux raisons principales, mon expérience personnelle de la « pacification » dans la vallée de la Soummam, en Algérie, en 1959-1960 et les recherches que j’ai effectuées sur les stratégies indirectes et les guerres subversives.

     Notons au passage qu’en 1954, Mitterrand avait déjà été ministre à trois reprises, notamment au ministère de la France d’Outre-Mer en 1950-1951, et qu’il n’était déjà plus un perdreau de l’année, mais allons à l’essentiel, l’analyse de la stratégie française.

    Avant la Deuxième Guerre Mondiale, de Gaulle avait été un précurseur de l’évolution nécessaire de la stratégie française avec l’introduction de l’arme blindée  au sein de nos forces militaires, une transformation réussie par l’Armée du Reich et cause majeure de la débâcle de nos forces armées.

       De Gaulle n’a pas été le même précurseur de la nouvelle stratégie qu’il fallait inventer face aux nouveaux adversaires rencontrés dans les guerres coloniales françaises que la France ne réussit pas, ,jusqu’au bout, avec la guerre d’Algérie, à maîtriser, un type de guerre contre-révolutionnaire, totalitaire, avec la prise en mains d’une population dopée par une propagande révolutionnaire le plus souvent inspirée, sinon contrôlée, par le communisme des Soviets, ou celui de Mao Tsé Tung, dont la doctrine concrète était bien adaptée aux mondes coloniaux.

« B. L’évolution de la stratégie

     « La menace communiste », représentation résumant à partir de 1949 la proximité de la Chine populaire et la montée en puissance du Viet Minh, parait – enfin ! – avoir donné une raison d’être de la présence militaire de la France en Indochine et y justifier les dépenses, à défaut de les financer. Jusqu’en 1949, on le sait, personne ne pouvait vraiment dire pourquoi on se battait ; cette fois, l’affaire est entendue, comme de Lattre le résume en septembre 1951 à la télévision américaine, en réponse à une question relative à la Corée où la guerre  se déroule depuis un an : « Je crois qu’il y a non seulement un parallèle à faire entre la Corée et l’Indochine, affirme-t-il. C’est exactement la même chose. En Corée, vous vous battez contre des communistes. En Indochine, nous nous battons, contre des communistes. La guerre d’Indochine, la guerre de Corée, c’est la même guerre, la guerre d’Asie… « , ajoute-t-il, avant de faire un parallèle avec l’Europe. » (p,210)

    Chapitre V

    Les ressources (p,225)

     « Le problème du financement des dépenses militaires s’est posé dès le début du conflit mais, dans un premier temps, on le sait, la France a pu faire face pat elle-même, au défi que représentait la prolongation de la guerre. Les choses changent à partir de 1949 quand, d’une part la « menace chinoise » ajoute aux tensions et que, d’autre part, la France entreprend un important réarmement dans le cadre européen et atlantique. La guerre d’Indochine devient progressivement l’ennemi n°1 des budgets – d’autant plus que nul n’envisage sérieusement qu’elle puisse être gagnée – et son financement s’internationalise.»

    I Les Ressources budgétaires (p,225)

    «  Les moyens mis en œuvre pour faire la guerre d’Indochine ont d’abord été, et sont essentiellement restés, d’ordre budgétaire… »

  1. La contribution du budget français

    « La France consacre à la guerre d’Indochine une part respectable de son budget, entre 6 et 10% selon les années, le taux le plus fort ayant été atteint en 1949, avec un peu plus de 10 % de l’ensemble des dépenses françaises….

   Tableau 8 Couverture des dépenses de la guerre d’Indochine par le budget français, en milliards de francs 1953 :

1946 : 100 %, soit 108 milliards

1949 : 100 %, soit 169,5 milliards

1952 : 59 %, soit 334 milliards

1953 : 48 %, soit 265 milliards

    Au fur et à mesure des années, la France réussit à mobiliser des financements locaux, mais avant tout à compter sur l’aide militaire américaine, 40 milliards de francs en 1950, 70 en 1951, 103,5 en 1952, et 119 en 1953. (p,260).

     Comme toute guerre, et encore plus en Extrême Orient, cette guerre a alimenté l’inflation, des spéculations de toute nature, notamment celle du trafic des piastres, avec toutes sortes de trafics parallèles qui ont toujours existé dans cette zone du monde, alors que l’Indochine comptait depuis très longtemps une minorité de culture chinoise très agissante dans les affaires.

   Le Vietminh savait de son côté s’insinuer dans tous ces circuits parallèles, notamment celui traditionnel de l’opium.

   L’ouvrage cite en particulier l’usage qu’en fit aussi le GCMA, Groupement des commandos mixtes aéroportés, lié au SDEC, animé par un certain capitane Trinquier chargé d’animer les maquis des minorités montagnardes : « Trinquier revendiquera le recrutement de 40 000 hommes dans les minorités… » (p253)

    Au cours de la guerre d’Algérie, le colonel Trinquier eut un rôle important dans la transmission de l’héritage de la stratégie mise en œuvre pour lutter contre des mouvements insurrectionnels.

   Le colonel Trinquier  fut l’auteur d’un très bon livre d’analyse sur ce type de guerre subversive intitulé « La guerre moderne ».

 » A partir des années 1950, les Etats Unis financèrent une aide économique et militaire aux nouveaux Etats Associés.

  Le Viet Minh pouvait de son côté compter sur l’aide chinoise que l’auteur a tenté d’identifier et d’évaluer, l’aide d’experts militaires, de matériels, et d’entrainement :

   « Une synthèse de renseignements français donne la répartition suivante pour le second semestre 1951 : 1 900 tonnes d’armement, 900 d’explosifs, 700 d’habillement, 500 de vivres, 130 de matériel de transmission, 20 de médicaments… L’aide chinoise couvrait aussi bien l’entretien que l’équipement des forces armées de la RDV… Une estimation personnelle reposant sur de multiples paramètres , et qui reste grossière, permet de penser que par son aide militaire, la Chine couvre progressivement entre 20 et 50% des dépenses militaires du Viet Minh… On ne prête qu’aux riches… Quelle que soit la réalité de ces mécanismes, la Chine populaire et le Viet Minh ont dans les dernières années de la guerre, de plus en plus partie liée. Et même si plusieurs sources suggèrent, en début plutôt qu’en fin de période d’ailleurs, que le Viet Minh réglait par ses  propres livraisons une partie des fournitures chinoises, il ne pouvait le faire longtemps à cette hauteur : le poids financier de la Chine dans le conflit, aux côtés de la RDV, parait du même ordre que celui pris par les Etats Unis dans le camp adverse. «  (p,275)