Le Qatar, impérialisme de l’Orient? La France et le Qatar

Le Qatar, impérialisme de l’Orient ?

Jeu stratégique du « A qui perd gagne ! » ? Entre Orient et Occident ?

La France, partie prenante dans le « grand jeu » entre sunnites et chiites ?

Ou enfin, et plus simplement, un jeu de « grenouilles » ?

Avec mes remerciements à mon vieil et fidèle ami M.A pour sa lecture critique éclairée.

 Le Qatar entre sur la scène publique

            Une curiosité de l’opinion publique française, nouvelle, à l’endroit des initiatives de l’Emirat du Qatar, à l’endroit d’un nouvel impérialisme qui ne dirait pas son nom ?

            Au fur et à mesure des années, et des initiatives que prend le Qatar sur le plan national et international, l’opinion publique commence à connaître le petit émirat du Qatar, en tout cas dans sa « face » extérieure, médiatique.

            Le Qatar a suscité un premier mouvement de curiosité lorsque  sa candidature fut retenue pour la Coupe du Monde de Football de 2022, avec la surprise de voir un petit pays du Golfe Persique se porter candidat pour cette manifestation mondiale !

Un territoire à peine plus grand que la Corse, mais, il est vrai, gorgé de gaz et de dollars, « pour le moment » !

            Plus récemment, et au cours des derniers mois, le Qatar a  fait la une des journaux avec une succession d’investissements et de prises de participation dans de grandes sociétés françaises, notamment au PSG, le club de football de Paris, ou chez Lagardère.

            Et chaque jour, ou presque, l’acquisition par le Qatar d’un des plus beaux immeubles de la capitale.

Quelques titres de journaux :

 « L’intrigant intérêt du Qatar pour Lagardère » (Les Echos du 20/03/12)

« Notre ami l’émir » (Le Monde du 22/03/12) « …La France apporte son poids sur la scène internationale, l’Emirat ses leviers régionaux et son carnet de chèques.. »

« Le fonds souverain du Qatar de plus en plus offensif dans ses investissements » (Les Echos des 23,24/03/12) : 12,8% du capital de Lagardère, 5,5% de Vinci, 5% de Veolia, 2% de Total et 1% de LVMH.

Certains dirigeants sont inquiets de cette « intrusion » : « Canal Plus face à la menace Al-Jazira » (Les Echos du 2/04/12),mais d’autres, tels que le Président de la Ligue de football professionnel, se félicitent, au contraire, de la même « intrusion » , en concluant que grâce aux gros sous espérés d’Al Jazira, Ligue et Al Jazira font faire du « gagnant-gagnant » (voir son plaidoyer dans les Echos du 21/05/12, sous le titre «  Au secours, le Qatar débarque »)

« Avec le 52, avenue des Champs Elysées, le Qatar ajoute une adresse de prestige à son portefeuille immobilier parisien » ( Les Echos du 6/06/12)

Encore tout dernièrement, les achats d’immeubles de luxe ou d’hôtels à Paris ou sur la Côte d’Azur :

Le Parisien du 23 juin 2012, en première page « Ce que le Qatar vient chercher en France », et en pages 2 et 3, « Pour le Qatar, la France reste une terre de prédilection », « Total, liens historiques », investissements, rapports politiques, etc…

Notons au passage que le qualificatif « historique » attribué par un ancien diplomate n’est pas tout à fait approprié, étant donné que cette « histoire » n’a commencé qu’en 1990.

En novembre 5th 2011, the Economist publiait un article sous le titre :

« Pygmy with the punch of a giant »

Les enjeux de cette entrée en scène

Le Canard Enchainé du 4 avril 2012 pose le problème sous un tout autre angle, que nous adoptons pour notre analyse du sujet :

« Le Qatar et la manière de coloniser

Les milliards investis en France par l’émirat hypnotisent notre classe politique. Anciens ministres, élus, capitaines d’industrie se ruent dans le Golfe pour causer religion, justice fromage de chèvre et… business. »

Le Canard Enchainé a-t-il raison de placer le débat sur le terrain de la colonisation, nous dirions-nous, tout simplement de l’impérialisme ?

De même que Les Echos du 19 juillet 2012, et à propos de l’achat d’un nouveau joueur au Paris-Saint Germain, un article intitulé : « Ibrahimovic pourrait coûter au moins 250 millions d’euros au Paris-Saint Germain », avec un deuxième article dont le titre est une forme de commentaire :

« Le sport est l’un des supports de la stratégie d’influence planétaire du Qatar »

Les deux journaux en question posent donc la vraie question : s’agit-il d’une nouvelle forme de l’impérialisme moderne, dont on avait l’habitude d’attribuer la seule paternité à l’Occident ?

Un nouvel impérialisme venu de l’Orient ? Prenant, en quelque sorte, à revers, la thèse, incontestablement brillante, qu’a défendue Edward W. Said dans son livre « Culture et Impérialisme » ?

En concurrence avec d’autres thèses privilégiant notamment la puissance des technologiesdont a disposé l’Occident à partir du milieu du dix-neuvième siècle, vapeur, électricité, armement à tir rapide, télégraphie, ou quinine, des thèses qui ont plutôt notre faveur en ce qui concerne l’impérialisme de la deuxième moitié du dix-neuvième siècle.

Le jeu impérial du Qatar

Tel peut être l’enjeu d’une réflexion sur le nouveau jeu impérial du Qatar !

Le cas de cet émirat illustre-t-il un renversement des facteurs de domination tel qu’il puisse exprimer et réaliser une nouvelle forme d’impérialisme, venue cette fois, et à nouveau, de l’Orient, longtemps après, par exemple celui d’ l’Empire Ottoman ?

Réalisant une fusion réussie entre la religion, la culture, le sport, les médias, les technologies les plus modernes, au moyen de ses pétrodollars, de la chaîne télévisée Al Jazira, ou de ses nombreux investissements à l’étranger ?

Une forme aussi réussie d’impérialisme que toutes les formes antérieures des impérialismes que l’histoire du monde a connus, avec leur caractéristique essentielle de domination.

La forme impériale du Qatar et l’analyse Said ?

Dans la lecture, l’analyse, et la critique, que nous avons proposée du livre de M.Said « Culture et Impérialisme » (1), le concept central d’une « structure d’attitudes et de références », et aussi « d’affinités » apparaissait à ses yeux comme la clé de l’interprétation et de la compréhension du fonctionnement de l’impérialisme occidental, un concept qui le sous-tendait et l’expliquait.

Cette thèse reposait sur l’analyse de très nombreuses œuvres littéraires publiées au dix-neuvième et vingtième siècle, allant du « Mansfield Park » de Jane Austen à « La Peste » ou à « L’étranger » de Camus, ou à « Les damnés de la terre » de Frantz Fanon.

D’après cet auteur, l’’ensemble de ces œuvres était porteur du message de l’impérialisme occidental, une « structure d’attitudes et de références » qui formatait et justifiait cet impérialisme, et qui, toujours, minorait la culture de l’Orient.

L’état d’esprit d’un Occident dominateur et sûr de lui, de ses valeurs, de son pluralisme, de son libéralisme, de ses libertés de pensée et d’action, de son esprit d’entreprise, mais au moins autant de son esprit critique, à la source de sa créativité technologique et de ses conquêtes impériales.

Nous avons relevé que ce concept, pour séduisant qu’il fut, souffrait d’au moins deux faiblesses, son manque de cohérence historique entre les œuvres culturelles analysées et citées sur les deux siècles considérés, d’une part, et, d’autre part, son défaut d’identification susceptible d’être évaluée à la fois dans ses éléments et dans ses effets.

 Edward W.Said ne propose jamais une évaluation historique pertinente, quantitative, des éléments de sa thèse impériale, et nous restons donc dans le domaine de la théorie des idées, séduisante, mais pas nécessairement dans celui de l’histoire réelle.

Alors que dans le cas du Qatar, le concept de « structure d’attitudes et de références » est susceptible, semble-t-il, de recevoir un contenu historique très concret, mesurable.

Le concept de jeu impérial du Qatar peut faire sursauter certains observateurs qui seraient plutôt prêts plutôt à épingler un comportement de « nouveau riche ». C’est à qui aura le plus grand aéroport, la plus haute tour, le plus beau musée… ! Sans qu’apparemment le mouvement Al Quaïda n’y trouve rien à condamner…

Une puissance d’Etat incontestable, oui, mais plutôt celle d’une famille régnante, avec une minorité d’autochtones et beaucoup de travailleurs étrangers. 

       Sous la houlette d’un émir, un Etat unitaire et centralisé, de type islamique, appliquant la charia, animateur et soutien de la propagation de l’Islam dans le monde entier, disposant de moyens considérables, les pétrodollars, pour développer son influence à l’étranger, grâce à sa chaine de télévision Al Jazira, de type CNN, c’est-à-dire une diffusion de l’information en continu dans le monde arabe, mais aussi grâce à ses investissements dans le capitalisme mondial.

Un puissant cocktail de moyens de puissance et d’influence sachant mêler et associer le matériel et l’immatériel, les investissements lourds et le culturel, la religion et le sport…

Tous les ingrédients donc d’un nouvel impérialisme moderne utilisant au mieux les technologies d’influence les plus efficaces !

Mais comment ne pas souligner en parallèle que les talibans savent également utiliser les mêmes technologies, dans leur ordre de la révolution islamique.

Le Qatar met en œuvre, avec une très grande habileté, tous les outils des nouvelles puissances, en choisissant des cibles financières et économiques qui démultiplient son influence, notamment dans le sport, la culture,  et l’information, mais en développant une stratégie religieuse subtile qui a le mérite de doubler le plus souvent son influence civile.

Et le même Qatar ne s’est pas privé d’intervenir directement ou indirectement dans la solution des crises récentes du monde musulman et arabe, dernièrement en Libye, et aujourd’hui en Syrie.

Et c’est sans doute cette cohérence politique et religieuse qui donne sa forme et sa force à cette nouvelle influence impériale, surtout dans le monde musulman.

Le Qatar soutient, jusqu’à preuve du contraire, un Islam, beaucoup moins rigoureux que celui de l’Arabie Saoudite, un Islam qui tend à faire la part de la modernité, et c’est en cela que son influence est intéressante, car elle semble apporter une réponse au débat qui oppose souvent une majorité de musulmans traditionnalistes, comme le sont aussi nos « intégristes », et les musulmans  pragmatiques.

Entre Qatar et France, un échange de stratégies indirectes ?

Curieusement, l’influence du Qatar trouve un appui « mondain » auprès d’une partie de notre élite politico-économique, sans que l’on sache toutefois si ce soutien est fondé sur une véritable analyse de stratégie indirecte, seule praticable par le Qatar et par la France.

Sans vouloir encombrer ce débat, indiquons simplement que la stratégie indirecte, telle qu’elle a été définie à l’origine par Sun Tzu, et remise au goût du jour par Liddell Hart, consiste à imposer sa « volonté » à un « adversaire », en utilisant tout un ensemble de stratagèmes pour triompher, pour prendre intact « tout ce qui est sous le Ciel », en mettant l’accent sur la psychologie, la volonté, l’esprit.

Cette stratégie implique la mise en œuvre d’approches indirectes de toute nature, de détours stratégiques efficaces pour endormir ou apaiser l’adversaire ou le partenaire, et au résultat, imposer sa volonté.

Simple petit rappel ! A la différence de Clausewitz qui prônait lui l’affrontement direct, et en quelque sorte la mise à mort de l’adversaire !

Il n’est pas interdit de se poser la question, à la fois de l’existence d’un tel schéma stratégique réciproque, et s’il existait, de son importance réelle dans les relations internationales, de sa place dans l’échelle des puissances mondiales.

Un article récent du Monde (24/08/12, page 4) viendrait illustrer ce type de stratégie pour la Syrie :

« La France coordonne avec la Qatar son aide à la rébellion »

Soit dit en passant, entre Sarkozy et Hollande, donc rien de changé !

De mauvais esprits relèveraient peut-être aussi que les deux acteurs auraient pris les habits de la fable connue, l’un,  la France, une « grenouille » qui n’a plus envie ou qui n’a plus les moyens de se gonfler, et l’autre « grenouille » qui se dégonflerait vite, s’il y avait un « printemps arabe », si les Etats Unis quittaient la plus importante base de la région qu’ils ont dans cet émirat, si la Chine trouvait du gaz de schiste ou n’achetait plus le gaz du Qatar ,etc…

Car il ne faut pas exagérer l’influence de cet émirat, pas plus que celle de la France du XXIème siècle, même s’il dispose d’un fonds d’investissement de plus de cent milliards de dollars, d’une tirelire confortable de pétrole, et d’une chaine d’information continue, Al Jazira.

L’audience de cette chaine, même si elle fait concurrence à notre chaine France 24, plutôt modeste, avec 3,4% d’audience internationale, est très loin derrière les grandes chaines mondiales, CNN International, avec 18% ; Skynews (16,8%), Euronews (14,2%) , ou BBC World New (13,1%).

Son intérêt est ailleurs, c’est-à-dire la cible de son public arabe et musulman.

            En 1953, les Editions du Seuil (Esprit) présentaient ainsi le livre de F.W.Fernau « Le Réveil du Monde Musulman » :

            «… Un monde que travaillent deux « réformes », l’une religieuse qui purifie l’islam par un retour aux sources – l’autre politique, qui vise au contraire à la laïciser, à la moderniser… des nations qui cherchent leur voie, à travers les pressions étrangères et les secousses intérieures. Et l’Islam, ne l’oublions pas est le plus riche réservoir du pétrole. »

            Cette analyse est un peu dépassée car la deuxième réforme a disparu des écrans, vraisemblablement avec la guerre des Six Jours de 1967, et laissé toute la place à l’expansion de l’Islam, avec la poussée d’une religion souvent conquérante.

            Le Qatar est un bon exemple de cette problématique ancienne, toujours d’actualité, étant donné qu’il se trouve à la frontière de ces deux mouvements, purisme religieux d’un côté, et tentative de modernité de l’islam de l’autre.

            En conclusion, chacune des deux parties, la France et le Qatar, a un intérêt à entretenir des stratégies indirectes d’influence, une sorte de « soft power », pour autant qu’elle existe au Qatar, et dans notre pays, car les deux partenaires paraissent avoir  à cœur de promouvoir une cohabitation apaisée entre un Orient islamique en pleine renaissance et un Occident laïc et démocratique de plus en plus contesté, mais il ne conviendrait pas d’exagérer l’influence respective des deux puissances en question, l’une ancienne et déclinante, et l’autre jeune, en montée de puissance, mais aux pieds fragiles.

Seul l’avenir dira qui sera le gagnant de ce jeu stratégique du « A qui perd gagne » ! Pour autant qu’il existe ! Pour la France du XXIème siècle !

Dans l’état actuel des forces respectives des deux partenaires, entre un Qatar décidé et offensif, et une France ouverte à tous les vents du large, les paris ne peuvent qu’être très ouverts.

Mais comment ne pas remarquer enfin que les groupes de pression influents de la défense des droits de l’homme dans notre pays restent bien discrets sur le sujet, lorsqu’il s’agit de nos relations avec ce pays, et noter que dans ce nouveau « Grand Jeu » stratégique,  la France se trouve partie prenante dans la confrontation entre le sunnisme, dont le Qatar est un des défenseurs et promoteurs, et le chiisme ?

Une tout autre sorte de « Grand Jeu » que celui décrit par Kipling dans le très beau roman de « Kim », dans l’Inde des Anglais !

Jean Pierre Renaud

(1)  Sur ce blog ma lecture critique du livre « Culture et Impérialisme » les 13/07/11, 7/10/11, 19/10/11, 7/11/12, et 1/12/11.

« Culture et impérialisme » Edward W. Said Lecture du chapitre 3 « Résistance et opposition »

«  Culture et impérialisme »

d’Edward W. Said

ou

Comment peut-on être un impérialiste ?

(chapitres 1 et 2 sur le blog des 7 et 19 octobre 2011)

Chapitre 3 (p,275 à 391)

« Résistance et opposition »

I – Lecture

I – Il y deux côtés

            L’auteur va tenter de définir et de récapituler les résistances et oppositions qui ont nourri le combat des « indigènes » contre l’impérialisme, et permis la décolonisation.

Il introduit curieusement son propos en citant « L’immoraliste » de Gide.

La vision de l’Afrique du Nord française par l’un de ses héros, Michel, est décrite ainsi :

«  Les Africains, et en particulier ces Arabes, sont là, sans plus. Ils n’ont pas d’art (ni d’histoire) capable de s’accumuler et de se sédimenter en œuvres.  S’il n’y avait pas l’observateur européen pour attester qu’il existe, il ne compterait pas. Se trouver parmi ces gens-là est agréable, mais il faut en accepter les risques (la vermine par exemple). » (p, 279)

Un autre constat plus révélateur :

« Les Occidentaux viennent seulement de se rendre compte que ce qu’ils ont à dire sur l’histoire et les cultures des peuples « subordonnés » peut être contesté par ces peuples eux-mêmes – peuples qui, il y a quelques années, étaient tout bonnement intégrés (culture, territoire, histoire et tout) dans les grands empires occidentaux et les discours de leurs disciplines. (Je n’entends pas pour autant dénigrer les travaux de nombreux chercheurs, historiens, artistes, philosophes, musiciens et missionnaires occidentaux dont les efforts conjoints et individuels pour faire connaître le monde extérieur à l’Europe ont eu un succès stupéfiant.) » (p,282)

L’auteur engage alors une réflexion rapide sur la chronologie des mouvements de résistance à l’impérialisme, et sur les rapports qu’ont pu entretenir les adversaires de l’impérialisme dans les métropoles et dans les colonies.

Le livre évoque ensuite le cas de la France :

« La France n’a pas eu de Kipling pour célébrer l’empire tout en annonçant sa mort imminente et cataclysmique, et pas de Forster non plus. Culturellement, elle était animée de ce que Raoul Girardet appelle un double mouvement d’orgueil et d’inquiétude – orgueil de l’œuvre accomplie dans les colonies, inquiétude pour leur avenir. Mais comme en Angleterre, le nationalisme asiatique et africain a rencontré en France une indifférence quasi-totale, sauf quand le Parti communiste, conformément à la ligne de la III° Internationale, a soutenu la révolution anticoloniale et la résistance à l’empire. Girardet remarque que, dans les années qui ont suivi L’Immoraliste, deux livres importants de Gide, Voyage au Congo (1927) et Retour au Tchad (1928), ont exprimé des doutes sur le colonialisme français en Afrique noire, mais ajoute-t-il avec lucidité, Gide ne remet nulle part en cause « le principe même de la colonisation ». » (p,297,298)

Aux yeux du même auteur, Malraux est à classer dans la même catégorie que Gide :

« Si j’attache tant d’importance à La Voie royale, c’est que cette œuvre d’un auteur européen à l’extraordinaire talent atteste de façon fort concluante l’inaptitude de la conscience humaniste occidentale à faire face au défi politique des territoires impériaux. » (p,299)

II – Thèmes de la culture de résistance

Une première citation éclairante de son propos :

« Ne minimisons pas la portée fracassante de cette idée initiale – des peuples prennent conscience d’être prisonniers sur leur propre territoire – car elle ne cesse de revenir dans la littérature du monde « impérialisé ». l’histoire de l’empire, ponctuée de soulèvements tout au long du XIX siècle, en Inde, en Afrique, allemande, française, belge et britannique, à Haïti, à Madagascar, en Afrique du Nord, en Birmanie, aux Philippines, en Egypte et ailleurs, perd toute cohérence si l’on ne voit pas ce sentiment d’être incarcéré, assiégé, cette ardente passion pour la communauté qui ancre la résistance anti-impériale dans un effort culturel. » (p,307)

« la nation captive »

III – Yeats et la décolonisation

L’auteur fait un sort tout particulier à Yeats, auteur d’origine irlandaise, et de noter que :

« Pour un Indien, un Irlandais, un Algérien, la terre était déjà dominée de longue date par une puissance étrangère qu’elle fut libérale, monarchique ou républicaine.

 Mais l’impérialisme européen moderne est une forme de domination intrinsèquement et radicalement différente de toutes celles qui l’ont précédée. » (p,315)

Plus que les processus économiques ou politiques à l’œuvre dans l’impérialisme :

« La thèse que j’avance dans ce livre, c’est que la culture a joué un rôle très important, et en fait indispensable «  (p,316)

« Cet eurocentrisme a inlassablement codifié et observé tout ce qui touchait au monde non européen ou périphérique, de façon si approfondie et détaillée qu’il n’a guère laissé de questions non abordées, de cultures non étudiées et de peuples non revendiqués. » (p,316)

Et en réaction :

« Ce moment de conscience réflexive  a permis au citoyen africain, caribéen, irlandais, latino-américain ou asiatique de décréter la fin de la prétention culturelle de l’Europe à guider et/ou à instruire le non-européen non-métropolitain. » (p,319)

« Pour l’indigène, l’histoire de l’asservissement colonial commence par la perte de l’espace local au profit de l’étranger. » (p,320)

« Et ce qui a été fait en Irlande l’a été aussi au Bengale ou pour les Français en Algérie » (p,322)

Et dans ce débat d’idées, l’auteur cite les œuvres de Césaire ou de Fanon, et même de Neruda, les trois côte à côte.

« Il est ahurissant que la lutte de libération irlandaise ait duré bien plus longtemps que les autres, mais soit si souvent jugée comme un problème étranger à l’impérialisme ou au nationalisme. On la voit plutôt comme une aberration dans l’univers des dominions britanniques. Il est pourtant clair qu’il s’agit d’autre chose.  Depuis le pamphlet de Spenser sur l’Irlande en 1596,  toute une tradition de pensée britannique et européenne a considéré les Irlandais comme une race à part,  inférieure, très généralement perçue comme barbare et irrécupérable, souvent comme criminelle et primitive. » (p,333)

IV –  Le voyage de pénétration et l’émergence de l’opposition

            « Il y a seulement trente ans (le livre a été publié en 2000), peu d’universités européennes ou américaines faisaient place  dans leurs programmes à la littérature africaine. «  (p,337)

« Néanmoins, beaucoup d’éléments constitutifs des grandes formations culturelles d’occident, dont le contenu du présent ouvrage « périphérique », ont été historiquement cachés dans et par le point de vue unifiant de l’impérialisme. On sait pourquoi Maupassant aimait déjeuner tous les jours à la Tour Eiffel : c’était le seul lieu de Paris où l’on n’était pas obligé de voir son imposante structure. Même aujourd’hui, puisque la plupart des analyses de l’histoire culturelle européenne mentionnent à peine l’empire, et que les grands romanciers en particulier sont étudiés comme s’ils n’avaient pas le moindre lien avec lui, le chercheur et le critique ont pris l’habitude d’accepter sans les remarquer, sous le couvert de l’autorité, leurs attitudes et références impériales. » (p,337)

Et en ce  qui concerne les anticolonialistes :

« Un cadre général impérialiste et eurocentrique était implicitement admis. » (p,339)

« Autrement dit  – et c’est la première idée que je relève –  une condamnation globale de l’impérialisme n’est apparue qu’après que les soulèvements indigènes sont allés trop loin pour être ignorés ou vaincus. » (p,340)

Le livre évoque alors le rôle des Etats Unis, et le cas de la guerre d’Algérie :

« Premièrement, le travail intellectuel anti-impérialiste effectué par des auteurs venus des périphéries, qui ont immigré en métropole ou y sont en visite, est en général une extension à la métropole de vastes mouvements de masse. On en a vu une manifestation flagrante pendant la guerre d’Algérie quand le FLN a fait de la France la septième Wilaya, les six autres constituant l’Algérie proprement dite : il faisait ainsi passer de la périphérie au centre de la France la lutte de décolonisation. » (p,344)

Le livre entend alors illustrer son propos, sa thèse, par la citation de quatre textes d’auteurs de la périphérie qui s’opposaient à l’impérialisme, C.L.R.James, George Antonius, Ranajit Guha, S.H.Alatas :

« Ils s’adressaient à lui de l’intérieur, et, sur le terrain culturel, contestaient et défiaient son autorité en lui opposant d’autres versions de lui-même, dramatisées, argumentées – et intimes. » (p,348)

            « L’effort inaugural des quatre auteurs que j’ai étudiés ici – leur voyage de pénétration –  a été fondamental pour tous ces chercheurs, et pour le front uni culturel qui désormais se construit entre la résistance anti-impérialiste des périphéries et  la culture d’opposition d’Europe et des Etats- Unis. » (p,366)

V – Collaboration, indépendance et libération

L’auteur aborde alors les suites très diverses de la décolonisation liées au nationalisme et au rôle des Etats.

Le livre cite une réflexion de l’historien Liauzu sur l’évolution de l’anti-impérialisme :

«  Claude Laiuzu avance que, en 1975, le bloc anti-impérialiste, bien réel jusque- là, n’existait plus. La disparition d’une opposition intérieure à l’impérialisme est une thèse plausible pour l’opinion moyenne en France, et peut-être aussi pour l’Occident atlantique en général, mais elle n’aide guère à comprendre la persistance des lieux de conflit, tant dans les nouveaux Etats que dans des secteurs moins en vue des cultures métropolitaines. » (p,371)

Et M.Edward.W.Said de citer à nouveau le rôle important de Fanon dans l’histoire des idées de cette époque :

« Si j’ai tant cité Fanon, c’est parce qu’il exprime en termes plus tranchés et décisifs que tout autre un immense basculement culturel, du terrain de l’indépendance nationale au champ théorique de la libération. Basculement qui a essentiellement lieu là où l’impérialisme s’attarde en Afrique après que la plupart des Etats coloniaux ont obtenu l’indépendance. Disons en Algérie et en Guinée-Bissau. » (p,374)

Et d’après Fanon :

«  Le colon fait l’histoire et sait qu’il la fait » (p,377) et « A la théorie de « l’indigène mal absolu »  répond la théorie du « colon mal absolu ».(p,378)

Un Fanon qui met en cause les nationalismes bourgeois et prône une libération universaliste qui permet d’échapper à l’enfermement, un Fanon dont le discours s’associe à celui de Césaire pour lequel « aucune race ne possède le monopole de la beauté, de l’intelligence, de la force. » (p,389)

II – Questions

Elles sont nombreuses, mais toujours dans le regard parallèle d’une culture que l’auteur, professeur de littérature comparée, considérerait peut-être comme représentative d’une « structure d’attitudes et de références » impériales, naturellement.

La chronologie de l’analyse fait incontestablement problème, car il est évident que la relation entre culture et impérialisme, si elle a existé, n’a pas du tout été la même au cours des cinq périodes de l’impérialisme, en tout cas français, la conquête (1870-1914), la première guerre mondiale (1914-1918), la colonisation (1919-1939), la deuxième guerre mondiale (1939-1945), et la décolonisation qui s’est achevée dans les années 1960.

De même que la mise en concordance chronologique et culturelle d’auteurs comme Yeats, Fanon ou Césaire ! Et pour les quatre auteurs cités, les œuvres de référence datent des années, 1938, pour C.L.R James et George Antonius, 1963, pour Ranajit Guha, 1977, en ce qui concerne S.H.Alatas.

D’autant plus que des auteurs tels que Fanon ou Césaire n’ont connu un certain succès, que dans la période des convulsions qui ont précédé les indépendances des colonies africaines, sur un champ géographique et idéologique limité, essentiellement l’Algérie, et alors que ces deux auteurs d’origine antillaise, n’ont pas revendiqué, à ma connaissance, l’indépendance de leurs Îles, c’est-à-dire la libération de leurs « nations captives » !

La comparaison entre les parcours des deux amis que furent Senghor et  Césaire éclairerait peut être leurs prises de position respectives, et plus précisément les situations géographiques et politiques des uns et des autres.

Il ne semble pas que Fanon, et même Césaire, en tout cas dans sa revendication de la négritude, aient eu une réelle influence sur le mouvement de décolonisation, sauf une influence restreinte auprès d’un milieu restreint d’initiés, peut-être.

L’auteur accorde beaucoup d’importance au cas très ambigu de la « colonie » Irlande, et cet intérêt est à lui seul original, car  la culture européenne n’a sans doute pas assimilé le cas de l’Irlande à celui du Bengale ou de l’Algérie.

Cohérence historique et géographique des thèmes de réflexion traités ?

Il parait tout de même difficile de mettre sur le même plan historique des événements qui ont lieu à des périodes très différentes et sur des continents également très différents, pour ne pas évoquer le cas du continent Afrique lui-même dont l’analyse historique et culturelle ne peut pas se résumer au postulat « toutes choses étant égales par ailleurs ».

Aux  XIX° et XX° siècles, peu de comparaisons sont possibles entre l’Afrique de l’Ouest et l’Inde, de même qu’en Afrique elle-même, problèmes et résistances étaient assez différents entre l’Afrique de l’Ouest et celle de l’Est ou du Sud, notamment parce que le colon n’y faisait pas, vraiment, et partout, l’histoire, et qu’après la deuxième guerre mondiale, ce fut  la mise en place d’un nouveau système d’aide sociale, associé à de nouveaux droits qui a largement contribué à faire l’histoire.

Echec ou succès impérial ?

Un concept de résistance très ambigu ! Il y aurait en effet beaucoup à dire sur les résistances décrites par l’auteur, lesquelles ne peuvent se résumer facilement, car elles furent quelquefois inexistantes, épisodiques, ou longues et violentes.

Alors, il est vrai qu’en magnifiant certains mouvements de résistance, et il y en eu beaucoup, plus ou moins violents, les intellectuels des pays concernés imitent les collègues d’Europe, notamment français qui ont construit notre roman national, mais il y bien longtemps, à titre d’exemple, que des historiens sérieux ont revisité les romans de la Révolution Française ou de la Résistance pendant la deuxième guerre mondiale.

Impossible donc de généraliser et de proposer une thèse crédible, d’autant plus que les empires ont su trouver des appuis auprès des populations indigènes elles-mêmes ou de leurs chefs encore naturels !

A titre d’exemples :

Résistance de Samory contre les Français, en parallèle de celle des royaumes Bambaras qui n’acceptaient pas sa loi, résistance de Behanzin en parallèle aussi de celle de ses royaumes voisins qui n’acceptaient pas non plus sa loi ?

Comment ne pas évoquer également la discrétion des universitaires de l’Afrique de l’ouest  sur l’esclavage domestique?

 Dans le livre « Petit précis de remise à niveau sur l’histoire africaine à l’usage du président Sarkozy », M.Ibrahim Thioub note à la page 206, sous le sous-titre «L’esclavage domestique et les traites exportatrices dans l’historiographie africaine » :

« L’examen de l’historiographie africaine sur ces questions met en évidence une asymétrie. La faiblesse relative du nombre d’études consacrées à l’esclavage domestique contraste fortement avec l’ancienneté du phénomène, sa généralisation à l’échelle du continent, son ampleur variable d’une époque à une autre, le rôle et les fonctions des esclaves dans tous les domaines d’activité, la diversité de leur statut social. »

Et le même auteur de noter plus loin (page 207) : «  Sur les 884 titres que compte  le « recensement des travaux universitaires soutenus dans l;es universités francophones d’Afrique noire, on ne trouve que six références portant sur l’esclavage domestique. » 

Edward W. Said fait grand cas des œuvres venant des périphéries et qui ont mis à mal les certitudes impériales des métropoles, mais cette interprétation soulève au moins deux questions :

La première relative à la date de ces œuvres, et alors que le mouvement de décolonisation était déjà largement engagé, par la force des choses : comment ne pas remarquer d’ailleurs qu’en ce qui concerne l’Afrique française, l’absence d’œuvres d’auteurs de la périphérie n’était pas uniquement due à la censure, ou à l’impérialisme ?

La deuxième, quant aux effets de ces œuvres sur l’opinion publique : ont-ils été mesurés ? Non !

Je serais tenté de dire que les livres de Fanon ont surtout intéressé, à l’époque de leur publication, c’est-à-dire après 1945, des cercles intellectuels limités, et ce, surtout,  pendant la guerre d’Algérie.

Pourquoi ne pas dire alors que les analyses intéressantes de l’auteur, à ce sujet, sont plus représentatives des relations qu’a pu entretenir la culture et l’impérialisme après la deuxième guerre mondiale qu’avant, mais incontestablement avec une coloration rétroactive ?

Et comme souvent dans l’histoire du monde, une lecture rétroactive, trop généralisatrice, et souvent optimiste, des « résistances indigènes » ?

Après 1945, tout a changé dans le monde impérial, avec le rôle très ambigu des Etats-Unis, prosélytes à l’étranger de la liberté des peuples à disposer d’eux-mêmes, mais attachés encore chez eux à la ségrégation, la fracture Est Ouest, la politique extérieure de l’URSS qui se présentait comme un modèle social et politique.

Les périphéries impériales devenant donc les enjeux d’une compétition Est Ouest, et avec la tentative des pays de la Conférence de Bandoeng d’y échapper ou d’en profiter.

En conclusion provisoire donc, une grande difficulté à entrer dans les raisonnements de l’auteur, plus séduisants que convaincants, notamment en raison du fait qu’ils échappent beaucoup trop à l’histoire et à la géographie.

Et s’il ne s’était agi, en l’espèce, que de l’écoulement du cours des choses impérial, taoïste ou technologique, d’un impérial que les rapports de force, les capacités technologiques des uns et des autres, aurait de toute façon démantelé, pour passer à d’autres formes, toujours impériales, notamment celles des Etats Unis ?

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Jean Pierre Renaud