« Ecrire l’histoire de l’Afrique à l’époque coloniale » Sophie Dulucq 3

« Ecrire l’histoire de l’Afrique à l’époque coloniale »

Sophie Dulucq

3

Sources et objet de l’histoire coloniale de l’Afrique

Usage empirique et pratiques raisonnées (p,85 à 118)

(c.1890 – c.1930)

Avant toute analyse ou tout commentaire, j’ai envie de poser la question : est-ce que dans ce type de débat, le chercheur compare des choses comparables, en termes de sources, de chronologie, et de pertinence scientifique ?

Dans notre pays, les chercheurs ont mis beaucoup de temps à accepter des méthodes de recherche, d’analyse, et surtout d’interprétation, qui donnent un cachet d’objectivité à leur travail, pour autant qu’il soit d’ailleurs possible d’atteindre un tel résultat.

A notre époque, en disposant de moyens de recherche et d’analyse sans commune mesure avec ce qui existait dans l’Afrique de la fin du dix-neuvième siècle, et encore dans celle de la première moitié, pour ne parler que de l’Afrique noire française, certaines des théories historiques postcoloniales développées, entre autres par tel ou tel collectif de chercheurs,  manquent de pertinence scientifique, faute d’évaluation des résultats des recherches.

A lire ce type de récit, la question se pose de savoir s’il s’agit d’histoire des idées ou des faits, car dans l’histoire des idées, en dehors d’une mesure possible de l’effet des idées, la voie est ouverte à toutes les imaginations et constructions possibles.

Revenons à présent sur le chapitre 3 :

La bonne question de départ :

« Une question cruciale conditionne la possibilité d’écrire l’histoire coloniale : celle de la collecte documentaire. Celle-ci prend d’ailleurs une  dimension toute particulière en Afrique subsaharienne, réputée sans écriture. La récolte des sources, leur inventaire, leur conservation mobilisent donc les historiens et les administrateurs, dans un effort conjoint pour préserver les traces du passé. Mais au-delà de l’intérêt intrinsèque du phénomène de la quête documentaire, le discours sur les sources traduit aussi les prises de position de la communauté historienne sur les objets qu’elle construit. » (p,85)

Questions : l’objet de cette étude concerne-t-il uniquement l’Afrique noire française subsaharienne, « réputée sans écriture », sans distinguer entre le Sahel et la forêt, entre l’Afrique « musulmane » et l’Afrique « animiste » ?

Avant les années 1920, est-il possible de parler de « communauté historienne » en AOF ? Et peut-être même après ?

« L’organisation des archives de la colonisation »

« Le classement des archives coloniales métropolitaines : la grande affaire des années 1910 » (p,86)

Je précise tout d’abord, au Ministère des Colonies, de création récente, disposant de peu de moyens, et n’attirant pas spécialement les hommes politiques les mieux placés.

Il est évident que cette ambition avait un double but, un usage concret pour l’administration coloniale, en même temps que la conservation et l’exaltation de la mémoire de l’empire.

Le paragraphe de la page 90 l’illustre bien :

« Il parait donc un peu réducteur de considérer le classement des archives coloniales comme une opération purement utilitariste et colonialiste, et d’affirmer que les considérations diplomatiques ou politiques ont été prépondérantes dans cette opération. S’il en était ainsi, le classement des années 1910 interviendrait bien tard par rapport au grand moment du dépeçage du continent par les Européens – dans les années 1890 plutôt que dans les années 1910. Ensuite, si la dimension instrumentale des archives est indéniable – on sait bien qu’elles n’ont pas été classées principalement pour l’historien -, elle n’est pas univoque ; le mouvement archivistique de l’Etat moderne répond autant aux besoins réels des administrations qu’à l’émergence d’une certaine conception du passé et du patrimoine national. » (p,90)

Un seul commentaire qui pourrait servir de leitmotiv de ma lecture, le constat que fait l’auteure « Il parait donc un peu réducteur… » à l’adresse des chercheurs qui tiennent le discours en question, un discours qui se déroule dans un éther historique, qui n’était évidemment pas celui de l’Afrique occidentale, longtemps après les années de la conquête.

Comment ne pas remarquer d’ailleurs qu’ils devraient être bien contents que la puissance « colonialiste » ait mis à leur disposition ces outils de recherche, alors qu’il n’existait rien de ce genre à l’époque, et en espérant qu’après la décolonisation, le même effort ait été poursuivi ?

« Sauvegarder et classer les archives dans les colonies » (p,90)

Quoi et où ? A Dakar, où la bureaucratie commence à être puissante, trop puissante ? Ou dans la brousse, dans la savane ou dans la forêt ?

« A tous les changements d’administrateur, chaque dépôt doit être scrupuleusement repris et enrichi, tandis que de nouvelles règles d’archivage instituent une uniformité du classement d’un territoire à l’autre, malgré une complexité certaine (20 séries générales). » (p,93)

A lire ce genre de texte, on oublierait presque qu’il n’y avait que 120 cercles dans une Afrique occidentale immense, à peine créés, que leurs titulaires changeaient souvent, et que la conservation des archives devait être le cadet de leurs soucis, alors que leur mission essentielle était de mettre en place les premières infrastructures de la nouvelle administration.

Pour avoir eu l’occasion de voir comment l’administration coloniale fonctionnait au Togo, territoire plutôt gâté, je n’en ai pas retenu le souvenir que la conservation des archives l’ait beaucoup préoccupée, dans les années 1950, et non dans les années 1890-1930.

C’est la raison pour laquelle, il parait surprenant qu’il soit possible d’écrire :

« L’A.O.F entre donc dans l’ère de l’archive sur des bases comparables à celles de la métropole » ? Dans les chefs-lieux peut-être, mais ailleurs ?

« Quelles archives pour quelle histoire ? » (p95)

« C’est une vision particulière de l’histoire  – celle de l’administration coloniale comme celle des archivistes ou des historiens – qui se révèle à travers la valorisation de certaines archives » (p,95)

Un constat qui parait tellement évident, mais combien d’informations utiles figurent dans des comptes rendus d’opération, de pacification, ou d’administration de terrain ?

« On ne s’étonnera donc pas de voir les historiens ou les archivistes coloniaux se délecter de la sauvegarde de documents relevant de ces domaines exclusifs », c’est-à-dire, le politique et le militaire.

J’ai souligné le terme se délecter, car il détone un peu dans ce type d’analyse : des archives à ce point « délectables » ?

 « Cet intérêt pour les sources écrites locales n’est pas totalement nouveau ; il est à replacer dans la lignée de l’érudition orientaliste, et plus particulièrement arabisante… » (p,97)

Effectivement, mais en notant que ces sources n’existaient que dans les pays d’écriture, avec la restriction du nombre très restreint de lettrés qu’elles concernaient, mais absolument pas dans les régions de tradition orale, au sein desquelles les sources étaient entre les mains des griots, et donc à la gloire de… pour simplifier.

L’auteure cite le cas des archives d’Ahmadou, mais il convient de préciser qu’il s’agissait d’un des Almamy musulmans qui ont régné successivement sur le Niger.

Il serait tout à fait intéressant de savoir comment le sultan Ahmadou rendait compte de la bataille très sanguinaire de Toghou, en 1865, en comparant son compte-rendu à celui de Mage qui y fut plus qu’un témoin, un bon exemple de cette histoire des batailles, la catégorie de l’histoire dans laquelle certains chercheurs voudraient enfermer l’histoire coloniale des débuts de la colonisation.

L’auteure note par ailleurs :

« Cette distance calculée reflète bien une posture ambivalente assez commune : une curiosité avide pour les sources écrites africaines et, dans le même temps, une utilisation européocentrée – on pourrait presque parler de narcissisme documentaire – et généralement des interprétations dépréciatives. On retrouve cet intérêt condescendant au détour de maints textes, comme dans le compte-rendu de la publication d’une source africaine par Henri Labouret en 1929. » (p,100)

A titre d’exemple, pourquoi ne pas rappeler 1) que Gallieni qui fut un des premiers partenaires et adversaires d’Ahmadou débarqua en Afrique sans rien connaître de ce continent, à l’exemple de ses collègues officiers. Le récit rigoureux de ses « aventures » vaut sans doute largement certains discours historiques de spécialistes.

2) que les récits faits par Eugène Mage sur les guerres que faisait alors Ahmadou, vrais ou faux, ne plaidaient pas vraiment pour un souverain éclairé et modéré.

«  La quête des traditions orales (p, 101)

Comment ne pas noter au départ que la problématique de la tradition orale concernait à la fin du dix-neuvième siècle, et longtemps plus tard une grande partie de l’Afrique noire ? C’est dire la difficulté du sujet.

L’historien Person, ancien administrateur colonial, a réalisé une véritable somme de plus de deux mille pages sur Samory et son empire dyula, en exploitant au maximum les traditions orales existant encore dans le bassin du Niger (enquête effectuée dans les années 1950-1960), mais après avoir lu cette somme, en avoir comparé certains passages à d’autres sources, je ne suis pas convaincu que ce type de travail historique ne se soit toujours inscrit dans les prescriptions d’une histoire méthodique étrangère à toute idéologie ou parti pris.

L’auteure note par exemple :

«  Dans le cas des grands empires d’Afrique occidentale et centrale, qui n’ont guère laissé de traces écrites , « cette absence d’archives ne signifie pas, cependant, que nous nous trouvions là en présence de siècles vides ou  de civilisations tout à fait inférieures ; on peut agir intensément sans écrire beaucoup, et les grandes époques ne sont pas nécessairement celles où l’intelligence, au sens ordinaire, que nous donnons à ce mot, s’épanouit plus largement. Il existe ainsi des annales, mais qui « sont ou étaient héréditairement et exclusivement dans la tête des annalistes. Prêtres, griots, femmes », dépositaires de l’histoire locale, sont des «  historiologues de métier et non point des conteurs de légendes à la façon de nos grand-mères » (p,102)

Les citations soulignées sont de la plume de Georges Hardy, un des historiens coloniaux souvent contesté.

L’auteure évoque ensuite le cas des localisations archéologiques :

«  Certains ont également tendance à appeler à la rescousse les « traditions » afin de corroborer une localisation archéologique floue, d’étayer une interprétation un peu fragile. » (page 106)

Avec l’exemple de l’emplacement de Mali, ancienne capitale de l’empire mandingue.

Autre explication :

« Il est intéressant de constater que les sources orales sont ici réintégrées dans une vision nationaliste de l’histoire, conforme aux grandes orientations de l’historiographie méthodique du début du siècle, avec ses griots vus comme les gardiens d’une histoire/mémoire « nationale ».(p107)

Question : est-ce que des historiens ont pu confronter par exemple les traditions rapportées par les griots connus de Samory avec celles des Royaumes Bambaras qu’il combattit ?

L’auteure note à juste titre qu’une réflexion critique a existé assez tôt sur la fiabilité des sources orales, et qu’elle n’a pas attendu la période des indépendances.

« Selon Hardy, ce sont des biais autrement gênants qui fragilisent l’usage des sources orales. D’abord l’accès aux traditions vraiment authentiques reste limité, car elles sont gardées secrètes, par méfiance ou pour préserver le statut social de ses détenteurs ; l’Européen n’a parfois affaire qu’à des versions mensongères dans leur déformation sous l’influence de la culture occidentale, via les jeunes générations formées à la française. » (p109)

J’ajouterai volontiers que l’ignorance par la plupart des européens des langues ou dialectes alors pratiqués, très nombreux, faisait peser un soupçon de plus sur la fiabilité des « truchements » de toute origine et de toute nature auxquels ils faisaient appel.

« On le voit, une réflexion critique s’ébauche dès les années 1920 et porte sur des aspects aussi subtils que la fragilité de la notion de « tradition », ( la projection du présent sur le passé), l’importance de la position de certains dépositaires (courants concurrents), l’analyse des déformations subies du fait de l’occidentalisation et de la mise par écrit. Elle identifie également très tôt les biais introduits par l’’enquête (Questionnaire orienté, position hiérarchique de l’enquêteur…) ainsi que les chausse-trappes qui guettent  l’interprétation (ethnocentrisme, anachronisme) » (p112)

Est-on vraiment sûr qu’à l’heure actuelle, et dans l’histoire postcoloniale, le travail des historiens ne souffre pas également, alors que les échelles de moyens n’ont rien à voir avec celles de ce passé colonial, tout à la fois d’anachronisme, d’ethnocentrisme inversé, ou d’insuffisance des contrôles exigés par la pertinence scientifique des travaux effectués ?

L’auteure pose la question :

«  Et au fond les historiens n’ont pas véritablement été capables de se mettre d’accord sur un point central : la définition de ce qu’était ou de ce que devait être une authentique «  histoire coloniale. » (p,115)

Je vous avouerai que ce type de débat me dépasse un peu, car à mes yeux, il ne se situe pas complètement sur le terrain des situations coloniales de cette Afrique à peine découverte, à peine administrée, laquelle avait bien d’autres chats à fouetter que de se préoccuper de ses archives qu’elle avait déjà beaucoup de mal à sauvegarder.

Pourquoi ne pas rappeler que dans un contexte moderne, celui des administrations préfectorales des années 1980-1990, les archivistes de métier avaient bien du mal à définir les papiers qu’ils souhaitaient pouvoir conserver, – ce qui était important ou ce qui ne l’était pas – et que les administrations de l’époque avaient de leur côté bien du mal à stocker leurs papiers ? Il est vrai que le volume du papier n’était pas tout à fait le même.

Pourquoi ne pas vous transporter par exemple dans le Dakar de la fin du dix-neuvième siècle, nouvelle capitale d’une AOF créée de toute pièce en 1895, et dans la forêt de Côte d’Ivoire, une région de tradition orale, dans les années 1910-1914, en pleine pacification violente, pour vous poser ce type de question ? 

Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés