« NOUS PAYSANS » France 2 du 23 février 2021

Un bon documentaire historique sur les révolutions successives qui ont bouleversé les campagnes françaises à partir du début du vingtième siècle.

            Sur mon blog, j’ai consacré quelques pages à la lecture critique de l’ouvrage d’Eugen Weber, intitulé « La fin des terroirs -1870-1914 », un ouvrage qui avait le grand mérite de décrire le monde paysan ultra-majoritaire de l’époque, bien loin des aventures coloniales extérieures de la France.

            Le documentaire montre bien les sauts historiques imposés à notre paysannerie, le rôle des femmes pendant la Première Guerre Mondiale et l’ébranlement du monde rural causé par la boucherie de ce conflit, puis les bouleversements causés par la Deuxième Guerre Mondiale, la mobilisation, et enfin les révolutions technologiques qui ont modifié complètement la vie paysanne, avec l’exode rural qui a vidé et déstabilisé nos campagnes.

            Deux remarques, la première relative au contenu du film, la distinction faite entre la modernité des années 1918-1939 et celle des années postérieures à 1945, ne m’est pas apparue toujours bien claire, alors que, sauf erreur, la révolution des campagnes françaises a plutôt été celle de la deuxième période.

            La deuxième, la crise viticole du Languedoc en 1907 ?

            Peut-être ai-je mal entendu ou compris, mais il est tout à fait étrange de ne pas avoir souligné qu’une de ses causes premières était celle de l’importation des vins algériens ? Monsieur Stora vous aurait sans doute bien documenté sur le sujet.

            Enfin, et pour me répéter au sujet de la supposée condition des « Indigènes de la République », les téléspectateurs ont pu constater que la paysannerie décrite partageait un sort très comparable à celui des indigènes des colonies.

Jean Pierre Renaud   –  Tous droits réservés

Agit-prop postcoloniale contre propagande coloniale ? 3 – Les Expositions coloniales

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 Les Expositions coloniales, exhibitions, zoos

           Les auteurs des contributions concernées dans la série de ces ouvrages s’en sont donné incontestablement à cœur joie, mais quel crédit historique à accorder à ces discours ? Réalités ou mythes d’écriture ?

         Emphase, exagération, mystification ?

        Résumons quelques-unes des questions et critiques.

      Il aurait été sans doute utile de donner le cadre historique des manifestations proposées, l’identité de leurs organisateurs, publics ou privés, les périodes concernées, ce qui n’a pas été le cas. S’agissait-il d’un phénomène français ou européen ?

      Les rédacteurs ont été quasiment hypnotisés par la grande Exposition Coloniale de 1931 et par le parfum idéologique subtil des exhibitions d’indigènes.

         Un langage savant, un peu bouffi ? : « Cette culture coloniale se constitue par strates. Dans ce processus, les expositions universelles sont des dates structurantes, celle de 1889, particulièrement… (CC,p,9)

       1931 ou l’acmé de la culture coloniale

        « La croisade coloniale devient avec l’exposition comme Jeanne d’Arc, Napoléon, Clovis et la révolution française, une brique supplémentaire dans l’édifice national. Sauf qu’elle se construit en même temps qu’elle s’énonce… » (CC,p,87) 

Qu’est-ce à dire ?

        Dans le livre La République coloniale, les auteurs écrivent :

    « et la multiplication des expositions universelles ou coloniales. Ces dernières fonctionnent comme de véritables lieux de sociabilité coloniale au sein de la République. »  (RC, p,99)

       « Lieux de sociabilité coloniale » ? Qu’est-ce à dire ?

         Les auteurs font évidemment un sort aux exhibitions d’indigènes, nus ou habillés, un des tops de l’histoire postcoloniale, symbole du racisme et de l’exploitation des êtres humains.

       « Ces exhibitions ethnologiques vulgarisaient donc l’axiome de l’inégalité des races humaines et justifiaient en partie la domination associée à la colonisation.
     L’impact social de ces spectacles fut dès lors immense, d’autant qu’ils se combinaient avec une médiatisation omniprésente qui imprégnait profondément l’imaginaire des Français. » (CC, p,89)

Sauf que dans le même livre et dans les pages précédentes, p,58 et 59,  un des auteurs écrit :

            « Elles portent en elles le rapport de domination coloniale, même si celui-ci s’applique également, toujours au travers des exhibitions humaines, aux Bretons ou aux Auvergnats, populations considérées par la France centralisée comme des populations « ethniques » encore à civiliser. » (CC,p,58, 59)

           Mais alors Bécassine au recto, et Banania au verso » ?

        Philippe David a fait un gros travail de recherche sur la reconstitution historique des expositions de «  Villages noirs » qui étaient présentés dans des tournées de spectacle en métropole, et la conclusion de ce travail n’était pas la stigmatisation, mais la curiosité et la découverte.

       J’ai publié sur ce blog une longue analyse du livre d’Eugen Weber intitulé « La fin des terroirs » qui relève qu’effectivement les fameux indigènes d’Afrique ou d’ailleurs, existaient alors aussi en métropole.

      Ajouterais-je que les récits des explorateurs et des premiers administrateurs coloniaux donnent des exemples de rencontres avec les peuples africains qui éprouvaient le même type de curiosité à l’égard des premiers blancs qu’ils rencontraient, qu’ils paraient de qualités souvent étranges.

         Je me souviens entre autres d’avoir lu le récit de ce type de rencontre que fit l’africaniste Delafosse, dans les années 1900, dans une peuplade de Côte d’Ivoire, où ils furent observés comme des bêtes sauvages par tout un village dans leur paillote de passage.

        Sur la côte d’Annam, dans la baie de Tourane, dans les années 1880, le médecin de marine Hocquart racontait un épisode du même genre.

            L’« Exposition coloniale internationale de 1931 » ?

      Effet éphémère ou durable de cette Exposition sur l’opinion publique ? Telle est la question à laquelle il faut répondre.

    Notons tout d’abord que, dans son discours, le collectif de chercheurs n’a pas peur des contradictions en n’hésitant pas, dans une page, à affirmer que les expositions ont été des dates structurantes (CC,p,13), tout en indiquant plus loin dans une contribution consacrée spécialement à l’exposition de 1931 :

       « Si l’Exposition coloniale internationale de 1931 est aujourd’hui absente de la mémoire collective des Français, il faut voir dans cet oubli les effets d’un refoulement plus large de l’histoire coloniale qu’il reste à régler. » (CC, p210)

       Et le tour est joué ! Une certaine histoire postcoloniale retombe sur ses pieds, en invoquant un « refoulement », une « mémoire collective » que personne n’a mesurée, et mesurée encore de nos jours.

        L’historien Charles-Robert Ageron a donné une appréciation historique sur cet événement :

       « En 1997, l’historien Ageron a proposé dans un des tomes de la collection « Les Lieux de mémoire », une lecture nuancée de l’événement.

        Dans le livre Images et Colonies, il s’était interrogé sur le point de savoir si le mythe après le choc de la défaite de 1940 : « L’Empire devint la dernière carte de la France, le suprême recours, et beaucoup de Français naguère indifférents ou sceptiques se persuadèrent que l’Empire restait la seule porte ouverte sur l’avenir.» (IC,p,109)

        Une conclusion qui avait donc un caractère très conjoncturel….

      Lyautey, le chef d’orchestre de la manifestation grandiose, partageait ces conclusions. Et l’historien de préciser : « Aux élections de 1932, on vérifia que rien n’était changé : il n’y eut que dix députés pour parler des colonies dans leur profession de foi… »

         Il ajoutait plus loin :

    « Mais d’après le témoignage de tous les mentors du parti colonial, l’historien doit répéter que l’Exposition de 1931 a échoué à constituer une mentalité coloniale : elle n’a point imprégné durablement la mémoire collective ou l’imaginaire social des Français. »

       Question : les députés manquaient-ils donc à ce point de culture coloniale, devenue impériale ? (Chap III – Expositions, page 83 à 107, Sup Col)

JPR  – TDR

Curiosité de lectures et information des lecteurs


            Over-blog produit chaque mois des statistiques sur le nombre des visites, des pages vues, et des pages les plus visitées.

            Ces informations m’ont permis, en très gros, de voir quels étaient les sujets qui suscitaient le plus de curiosité de la part de mes « visiteurs » ou lecteurs, mais sans rien savoir des motifs de ces consultations.

            Quelques-unes de mes constations au cours des années 2011- 2017 :

        Ont connu de nombreuses visites, mes lectures critiques des œuvres d’Edward Saïd, mes analyses des « sociétés coloniales » et de leur concept historique, et plus récemment mon analyse comparative entre les deux empires coloniaux anglais et français, plus de 1 500 pages les plus visitées en 2016, et 1 907, entre le 1er janvier et le 1er mai 2017.

        Je serais évidemment heureux de connaître les raisons de cette curiosité :  Simple curiosité ? Recherche universitaire ? Culture historique… ?

         D’autres chroniques, en fonction des critères statistiques d’over-blog ont suscité moins de curiosité : mon analyse critique de la thèse historique d’Elise Huillery, que j’ai considérée comme « décalée » sur l’AOF, et plus récemment, celles du livre de Sophie Dulucq sur « Ecrire l’histoire de l’Afrique à l’époque coloniale », dont les analyses nuancées posent la question toute simple de la « servilité » intellectuelle en matière d’histoire.

         Selon les mêmes critères statistiques, ma lecture critique de « La Fin des terroirs » d’Eugen Weber, ne parait pas avoir attiré beaucoup d’attention, alors qu’il s’agit d’une œuvre qui apporte la démonstration d’une relative proximité entre les indigènes des colonies et les indigènes de France jusqu’à la fin du dix-neuvième siècle, pour reprendre l’appellation d’un certain mouvement politique.

        Il en a été de même pour ma lecture critique du livre de Frederick Cooper « Le colonialisme en question », un livre intéressant, mais dans un registre d’analyse par trop irénique à mes yeux.

      Dans les semaines à venir, je me propose de publier mon analyse critique du livre de Pierre Vermeren, « Le choc des décolonisations », en indiquant que je partage une bonne partie de ses analyses, notamment celle du rôle « idéologique » important dans la France actuelle de la matrice intellectuelle d’Algérie et du Maghreb.

Jean Pierre Renaud

Indigènes de France et Indigènes des colonies: en dedans et en dehors de la France, était-ce bien différent ?

Indigènes de France et Indigènes des colonies françaises : en dedans et en dehors de la France, était-ce bien différent ?

Les biais de l’histoire postcoloniale

Source : « La fin des terroirs 1870-1914 »

Eugen Weber

Synthèse rapide et évocation du chapitre XXIX

« Cultures et civilisation » (pages 575 à 587)

            A lire certains écrits de l’histoire postcoloniale, notamment ceux publiés par le collectif Blanchard and Co sur la culture coloniale et impériale qui aurait été celle de la France, en tout cas au cours de la période qui a précédé la première guerre mondiale, la lecture de l’ouvrage cité ci-dessus a de quoi dessiller les yeux des plus incrédules.

            Dans les pages qui suivent, et à partir de la source Weber, nous nous proposons de dresser le portrait de cette France des indigènes qui avait la folle ambition de civiliser les indigènes des colonies, alors qu’elle avait déjà beaucoup de peine à civiliser les indigènes de France, à les franciser, à les assimiler.

            Dès l’ouverture, l’auteur met le lecteur dans l’ambiance coloniale, « Première partie Les choses telles qu’elles étaient » Chapitre premier « Un pays de sauvages » (p,17)

            « Vous n’avez pas besoin d’aller en Amérique pour voir des sauvages » songeait un Parisien en traversant la campagne bourguignonne vers 1840 » « Les Peaux Rouges de Fenimore Cooper sont ici », écrivait Balzac, dans ses « Paysans » (1844).  De fait de nombreux témoignages nous suggèrent qu’une grande partie de la France du XIXème siècle était habitée par des sauvages. » (p,17)

            « Les soulèvements populaires de 1851 apportèrent leur lot de commentaires : horde sauvage, pays de sauvages, de barbares. Il ne faut pas oublier que traiter abusivement quelqu’un de sauvage était considéré comme un outrage passible d’amende ou même de prison, si l’affaire allait jusqu’aux tribunaux. » (p,19)

            « Les habitants des villes, qui souvent (comme dans les villes coloniales de la Bretagne) ne comprenaient pas la langue rurale, méprisaient les paysans, exagéraient leur sauvagerie, insistaient sur les aspects les plus pittoresques – et donc les plus arriérés – de leurs activités, et allaient jusqu’à faire des comparaisons défavorables avec les populations colonisées d’Afrique du Nord ou du Nouveau Monde. Dans le Brest du XIXème siècle, il n’était pas rare d’entendre parler de la campagne avoisinante en termes coloniaux : la brousse, ou la cambrousse. Mais ces parallèles n’étaient guère nécessaires, car le stock de préjugés était bien fourni ; Les pommes de terre pour les cochons, les épluchures pour les Bretons ». » (p,21)

            L’auteur relève que cet aspect de la société rurale de cette époque n’avait jamais véritablement intéressé les anthropologues et ethnologues français, plus tournés vers les peuples exotiques :

            « Ce type de question réclame une réponse, mais il est difficile d’en apporter une précise. La suite de cet ouvrage le montrera. L’une des raisons en est que les ethnographes et les anthropologues français (ils ne sont certes pas le seuls, mais ils ont suivi cette tendance peut-être plus que leurs collègues étrangers) ont, récemment encore, étudié avec zèle les peuples exotiques, mais grandement négligé le leur. Quant aux sociologues, beaucoup sont passés directement de leurs premières études sur les sociétés primitives à l’étude des zones urbaines et industrielles, en laissant de côté les réalités paysannes qui les environnent.

            Il est caractéristique, par exemple, que le célèbre sociologue Maurice Halbwachs, lorsqu’il étudie les styles de vie, en 1907, de 87 familles (33 chez les paysans, 54 chez les travailleurs urbains), ne se réfère spécifiquement dans l’ouvrage publié en 1939 qu’au groupe urbain (et même dans ce cas, qu’à cinq familles d’ouvriers à Paris)… Dans toute la masse d’études qui marque la fin du XIXème siècle et le début du XXème siècle, aucune ne dépasse l’horizon de Paris et de ce qui s’y déroule. Et cela sans aucune restriction, assuré que l’on est que les vues et les aspirations d’une petite minorité qui se prend pour l’ensemble du pays représente réellement cet ensemble. » (p,23)

Je ne suis pas sûr que les choses aient beaucoup changé de nos jours avec le rôle écrasant que s’attribue encore l’establishment parisien.

            « De Balzac à Zola, de Maeterlinck à l’abbé Roux en passant par beaucoup d’autres, le paysan apparait comme un être obscur, mystérieux, hostile et menaçant, et est décrit comme tel. Quand il ne s’agit pas d’un noble sauvage, comme chez George Sand, c’est un sauvage tout court. » (p,27)

            Chapitre IV « Seul avec les siens » (p,66)

            « En Bretagne, les indigènes, comme on les appelait encore sous la Troisième République, semblaient assez aimables mais peu coopérants. « On ne peut rien obtenir des habitants qui ne parlent pas ou ne veulent pas parler français, rapportait un fonctionnaire en 1873 à propos du Morbihan. »(p,66)

La situation mit beaucoup de temps pour évoluer, et c’est à la fois la scolarisation et les effets de la première guère qui furent un facteur puissant de changement :

            Chapitre XI « La famille » (p,209)

        « Malheureusement, les vieilles habitudes qui régissaient la vie domestique, l’alimentation et l’éducation  des enfants, prévalurent beaucoup plus longtemps qu’on ne l’avait espéré. Entre 1914 et 1918, les femmes des campagnes avaient certes acquis un sentiment nouveau d’autonomie et de confiance, grâce aux initiatives et responsabilités qu’elles étaient forcées de prendre, aux métiers qu’elles apprenaient à faire, aux pensions familiales qu’elles avaient à gérer. Et pourtant, en 1937, le directeur des services agricoles du Lot pouvait répondre à une enquête dans des termes qui reprenaient ceux du siècle précédent : « La femme conserve ses traditions et ses vertus domestiques qui se manifestent comme un esclavage librement consenti ». La vie à la ferme devait être un esclavage. Le seul changement : il était à présent « librement consenti », parce qu’il existait d’autres choix. » (p217)

Deuxième Partie

Les agents du changement

Quelques citations qui marquent la parenté qui existait alors entre les indigènes de France et ceux des colonies !

        Chapitre XIV « La campagne dans la ville » (p,283)

       Au fur et à mesure des années et de l’arrivée de nouveaux  fonctionnaires, beaucoup de réactions étaient enregistrées:

     « La présence d’une communauté d’étrangers dans de petites villes, comme celles-là (Parthenay, Vic-le-Comte, Mende, ou Tournon), sans rapport avec leur mode de vie normal, créait quelque chose qui ressemblait fort à une situation coloniale. Taine avait senti cela, quand, en 1864, il avait décrit les provinces en disant qu’elles étaient sous la tutelle de Paris, qui les civilisait de loin en y envoyant ses voyageurs, ses fonctionnaires et ses garnisons. Quarante ans après, la situation n’avait guère changé. Ardouin-Dumazet, voyageur professionnel, observait que la ville de Bellac (Haute Vienne), n’aurait pas été grand-chose sans ses fonctionnaires et sa garnison. Elle avait peu d’industriels – tout juste une fabrique de soufflets et une tannerie – , mais sur la place du marché, « les paysannes, disposées sur deux rangs, se tiennent devant leurs maigres apports : un fromage, quelques cerises, des fraises, un lapin ou une poule. Entre elles vont et viennent les dames de la société, femmes de fonctionnaires suivies d’une bonne, femmes d’officiers accompagnées du classique soldat – ordonnance en casquette plate ». C’est bien la place de marché coloniale typique avec ses étalages pitoyablement maigres, ses vendeurs d’une patience infinie, faisant de petits gains, à la longue importants, en approvisionnant les coloniaux ou les créoles. » (p,284)

       Le chapitre XVIII est un des chapitres importants de ce livre, en raison de l’importance de son sujet et de son rôle de civilisation : « Une sérieuse entreprise de civilisation : l’école et la scolarisation » (p,365) :

     « L’école et particulièrement l’école du village, gratuite et obligatoire, s’est vue attribuer le processus d’acculturation final qui a transformé les Français en français – qui finalement les a civilisés, comme aimaient à le dire de nombreux éducateurs du XIXème siècle ». (p,365)

     L’auteur cite le rôle important qu’a joué dans les écoles le Lavisse, ainsi que la diffusion massive, à partir de 1877, du livre intitulé « Le Tour de France » de Bruno :

       « Cet enseignement des hauts faits eux-mêmes faisait partie d’’un tout plus vaste. En 1884, Le Tour de France de Bruno, publié en 1877, avait été réimprimé 108 fois,, et vers 1900, les ventes dépassaient huit millions d’exemplaires. Chaque enfant lisait et relisait l’histoire des deux garçons alsaciens quittant leur foyer à la mort de leur père pour répondre au vœu qu’il avait exprimé – qu’ils puissent être des Français. » (p,401)

                En ce qui concerne le Petit Lavisse, et son effet éventuel sur la culture coloniale des Français de l’époque, j’ai écrit ailleurs que les quelques pages consacrées par l’ouvrage aux colonies, à la fin du livre, à la veille des grandes vacances, ne suffisait pas à démontrer son rôle à ce sujet.

            Dans le cas du livre de Bruno, très populaire, comme les chiffres ci-dessus le démontrent, il est tout à fait curieux que, dans aucune de ses pages, n’est évoquée la question des conquêtes coloniales, une curieuse impasse qui tendrait à démontrer que le collectif de chercheurs Blanchard and Co a pris des vessies pour des lanternes.

            Le titre de la Troisième Partie flotte déjà comme un drapeau sur un tel sujet : « Changement et assimilation » (p,447)

            L’auteur évoque la destinée curieuse de la Marseillaise née dans une ville où l’on ne parlait pas le français, un chant qui eut de la peine à s’imposer, et il fallut attendre 1879, pour que ce chant soit réimposé comme hymne national.

            Dans le chapitre XXVIII, « Le glas du passé », et en ce qui concerne la vie culturelle, l’auteur écrit :

            « En 1895, la Société d’Ethnographie nationale et des Arts populaires commença à étudier non seulement le folklore littéraire – le seul aspect qui avait intéressé les romantiques – mais aussi l’art populaire, les objets et les techniques. On étudia les paysans comme une espèce en voie de disparition, leur culture fut disséquée et sa valeur sentimentale s’accrut. De George Sand à Maurice Barrès, les écrivains s’emparèrent du paysan comme un siècle avant on s’était emparé du bon sauvage. Des séries de cartes postales représentaient des scènes qui, il y a peu de temps, n’étaient pas dignes d’être représentées : chaumières, fermières engrangeant du foin, fêtes des moissons, paysans en costume régional. » (p,560)

            Dans son dernier chapitre, le XXXIX, « Cultures et civilisation » brosse une synthèse de ce que fut la France coloniale, celle des indigènes qui dans certaines des régions ressemblaient fort aux indigènes des colonies que les colonisateurs avaient l’ambition de civiliser.

            « On peut voir le fameux hexagone comme un empire colonial qui s’est formé au cours des siècles, un ensemble de territoires conquis, annexé et intégrés dans une unique structure administrative et politique, nombre de ces territoires possédant des personnalités régionales très fortement développées et certaines d’entre elles des traditions spécifiquement non- ou antifrançaises. Un  rappel partiel nous servira d’aide-mémoire : au XIII° siècle, le Languedoc et les régions du centre ; au XV °siècle l’Aquitaine et la Provence, au XVI °siècle, la Bretagne ; au XVII° siècle, la Navarre, le Béarn, le pays Basque, le Roussillon et la Cerdagne, une partie de l’Alsace et des Flandres françaises, la Franche Comté; au XVIII° siècle, le duché de Lorraine, la Corse, l’Etat pontifical du Comtat-Venaissin ; au XIX° siècle, la Savoie et Nice. En 1870, cet ensemble – et le reste – formait une entité politique appelée France, royaume, empire ou république, organisée par les conquêtes et par les décisions administratives ou politiques prises à (ou près) de Paris. Mais le point de vue moderne de la nation en tant qu’un ensemble de populations unies selon leur propre volonté et ayant certains attributs en commun (au moins l’histoire) était difficilement applicable à la France de 1870 » (p,575)

            « Après la Première Guerre mondiale, Marcel Mauss médita sur la différence entre les peuples ou les empires, et les nations…. Il voyait la nation comme « une société matériellement et moralement unifiée » et caractérisée par « l’unité relative morale, mentale, et culturelle de ses habitants qui soutiennent sciemment l’Etat et ses lois ». Il est évident que la France de 1870 ne correspondait pas au modèle de la nation de Mauss…. »

            Et si l’on raisonne comme Deutsch :

            « En dehors des centres urbains, dans presque toute la France il n’y avait pas « d’histoire commune qui puisse être mise en commun », ni de « communauté d’habitudes complémentaires », peu d’échanges du fait de la division du travail dans la production des biens et des services, et seulement des « réseaux de communication sociale et de relations économiques » très limités. Si par « société », nous entendons un groupe de gens qui ont appris à travailler ensemble, alors la société française était de taille réduite…

En 1870, en dépit de l’évidence contraire, les habitants de l’hexagone se reconnaissaient généralement comme  sujets  français, mais pour beaucoup ce statut n’était rien d’autre qu’une abstraction. Les habitants de régions entières ressentaient peu d’affinités à l’égard de l’Etat, ou des habitants des autres régions…. L’idéologie nationale était encore diffuse et informelle au milieu du XIXème siècle. La culture française ne devint réellement nationale que dans les dernières années du siècle. » (p,576)

Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés

Indigènes de France et Indigènes des colonies: en dedans et en dehors de la France, était-ce bien différent? Eugen Weber – Suite et fin

Indigènes de France et Indigènes des colonies françaises : en dedans et en dehors de la France, était-ce bien différent ?

Les biais de l’histoire postcoloniale

Source : « La fin des terroirs 1870-1914 »

Eugen Weber

Synthèse rapide et évocation du chapitre XXIX

« Cultures et civilisation » (pages 575 à 587)

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Suite et fin de la lecture critique

          Les lignes qui suivent méritent d’être lues avec la plus grande attention par tous ceux qui ont tendance à interpréter notre histoire nationale et coloniale avec des lunettes idéologiques, des lunettes  fausses ou mal ajustées, aux fins supposées d’apprécier le contenu et les effets des discours officiels sur la civilisation à apporter aux peuples d’outre-mer :

        « Abordons ce problème de l’acculturation : la civilisation des Français par la France urbaine, la désintégration des cultures locales par le modernisme et leur absorption par la civilisation dominante de Paris et des écoles. Livrées à elles-mêmes jusqu’à leur accession à la qualité de citoyen, les masses rurales non assimilées furent intégrées au sein de la culture dominante de la même manière qu’elles avaient été intégrées dans une entité administrative. Ce qui s’est passé correspond à une sorte de colonisation, et on le comprendra d’autant mieux si on garde cette idée présente à l’esprit.

        « La conquête est une étape nécessaire sur la voie du nationalisme » écrivait Georges Valérie en 1901. Une nation ne peut pas, ou ne devrait pas, conquérir des « peuples majeurs » mais amener une plus grande cohésion des groupes sans identité culturelle évidente, les gagner à soi ; enrichir, éclairer l’esprit  tribal privé d’instruction, voilà ce à quoi la mission civilisatrice ne peut renoncer. On trouve nombre des thèmes de l’intégration nationale dans cette brève affirmation : les peuples conquis ne sont pas des peuples, ils n’ont pas de culture propre ; ils peuvent seulement bénéficier de l’enrichissement et de l’instruction que le civilisateur leur apporte. Nous pouvons maintenant nous demander si cette image coloniale vaut pour la France.

        La réponse la plus simple provient des sources françaises. Au XXème siècle, en Franche Comté, on se souvenait encore que,  pendant de nombreuses années, les gens se firent enterrer face contre terre en signe de protestation contre l’annexion de la province par la France… dans le Sud-Ouest, écrivait M.F.Pariset en 1867, l’union avec la France « a été subie et non acceptée avec sympathie. La fusion s’est faite lentement et à contrecœur ». Quarante ans plus tard, lorsque Ernest Ferroul, le maire socialiste de Narbonne, accusait les barons du Nord d’envahir le Midi comme au bon vieux temps des Albigeois, le Figaro avertissait ses lecteurs : « ne nous y trompons pas, c’est une région qu’il faut reconquérir, comme au temps de Simon de Montfort ». (p,577)

       Et pour les lecteurs ou chercheurs les plus incrédules, lisez les lignes qui suivent :

      « Durant tout le siècle, les colonies d’outre- mer servirent de modèles de comparaison pour certaines régions de France. En 1848, Alphonse Blanqui comparait les habitants des Alpes françaises à ceux de Kabylie ou des Îles Marquises, comparaison qui fut reprise plusieurs fois dans des rapports officiels et des textes en 1853, 1857, 1865. Les populations et les coutumes de la France rurale, ses superstitions et ses singularités furent étudiées et décrites bien trop souvent avec condescendance peu compréhensive. Les façons de vivre des ruraux semblaient superficielles et dénuées de sens, leurs façons de penser étaient ignorées. Les communautés indigènes furent dépouillées de leurs droits (code forestier, pacage, prés communaux, droits de chasse et de pêche) au nom du progrès, de la liberté, de la productivité et d’un bien commun qui ne signifiait rien pour ceux au nom desquels ils étaient proclamés. Parce que les représentants de l’ordre ignoraient et méprisaient la logique des sociétés qu’ils administraient, « parce que cette ignorance et ce mépris étaient les conditions-mêmes de leur action, les hommes responsables de cette politique ne pouvaient en mesurer les conséquences désastreuses ». Ces mots de Pierre Bourdieu et Abdelmalek Sayad, écrivant sur l’administration coloniale, s’appliquent assez bien  à la France rurale du XIXème siècle. » (p,578)

      « En 1910 ou 1911, Jean Ricard pouvait décrire les installations des collecteurs de résine établies par les fabricants de térébenthine au nord d’Arcachon comme ressemblant à quelque terre africaine, un rassemblement de huttes groupées à l’ombre du drapeau de la République » Et pourtant, « nous sommes en France ».

       Etre en France signifiait être gouverné par des administrateurs français. En Savoie, où les frictions entre les membres de l’administration française et les autochtones étaient assez fortes, on disait des administrateurs français qu’ils « arrivaient ici comme pour une tournée d’inspection des colonies ».. En 1864, dans la Revue des deux mondes, un écrivain comparait la Savoie à l’Irlande. Dans les autres régions, on faisait des comparaisons encore plus explicites. « Ils envoient des colons vers des terres lointaines pour cultiver le désert, regrettait un Breton, et le désert est ici ! « Ils construisent des chemins de fer en Afrique, écrivait la Revue du Limousin en 1862 : « si au moins ils nous traitaient comme des Arabes ! « Une revue agricole reprit le cri : « il y a au cœur de la France une région  à coloniser qui demande seulement qu’on lui accorde les mêmes conditions  d’exploitation qu’aux colonies. » (p,579)

       « Des allusions aussi explicites furent faites lors de la mise en valeur de ma Sologne : « Il est vraiment question de colonisation ici « écrivait Ardouin-Dumazet en 1890.Les promoteurs étaient aussi enthousiastes au travail en Sologne qu’ils l’étaient en Algérie. Et un peu plus tard, à Salbris (Loir et Cher) : « Il y a un parallèle intéressant entre la colonisation actuelle de la Tunisie et le travail de développement qui se poursuit en Sologne. En Tunisie, comme en Sologne, les capitalistes ont joué un rôle important. « Cependant « tout bien considéré… la colonisation de la Sologne est la plus merveilleuse. » (p,380)

        « Les plus grandes possibilités coloniales, naturellement étaient offertes par la Bretagne. Après l’union forcée avec la France, les villes bretonnes furent envahies par des Français qui écrasèrent ou même remplacèrent les commerçants locaux, francisèrent les gens qu’ils employaient ou touchaient d’une autre façon. Les ports du roi comme Lorient et Brest, étaient des villes de garnison en territoire étranger et le terme de colonie était fréquemment employé pour les décrire.

     Comme nous l’avons déjà vu, les choses ne commencèrent à changer un peu en Bretagne que dans les années 1880… (p,380)

….

    « Essayons maintenant une autre piste et voyons comment Les Damnés de la terre de Franz Fanon, une des plus virulentes dénonciations du colonialisme, s’applique aux conditions que nous avons décrites. Les passages suivants (certains sont des montages et non des citations ininterrompues) sont particulièrement caractéristiques :

    « régions sous-développées, absence d’infrastructure, un monde sans médecins, sans ingénieurs, sans administrateurs.

   « L’aliénation culturelle, comme le colonialisme, essaie d’obliger les indigènes à abandonner leurs façons ignorantes (pour faire croire que) c’est le colonialisme qui vient éclairer leur obscurité.

    « La domination coloniale disloque de façon spectaculaire l’existence culturelle des peuples soumis (mort de la société autochtone, léthargie culturelle).

    Les nouveaux rapports juridiques (sont) introduits par la puissance occupante. L’intellectuel se jette frénétiquement dans l’acquisition forcée de la culture de l’occupant.

    « Les coutumes des colonisés, ses traditions, ses mythes, surtout ses mythes, sont la marque même de cette indigence, de cette dépravation constitutionnelles.

    « Le colonialisme s’oriente vers le passé du peuple opprimé, le distord, le défigure, l’anéantit, dévalorise l’histoire d’avant les colonisateurs : « Cette terre, c’est nous qui l’avons faite »

    Les formes brutales de présence de l’occupant peuvent parfaitement disparaître, (elles sont troquées contre) un esclavage moins évident mais plus efficace.

     « La bourgeoisie locale, qui a adopté de bon cœur les façons de penser caractéristiques du pays occupant, devient le porte-parole de la culture coloniale comme les intellectuels qui l’avalent goulûment »

    La violence, si frappante dans les pages de Fanon était rare dans la France du XIXème siècle, peut-être parce que les révoltes capables de menacer sérieusement l’Etat étaient un fait du passé. Etant donné l’époque et la couleur des peaux, l’assimilation faisait son chemin. Cependant, le portrait que fait Fanon de l’expérience coloniale est une description assez juste de ce qui se passait dans les Landes et en Corrèze. En France, comme en Algérie, la destruction de la culture locale ou régionale était systématiquement poursuivie. Tant qu’elle persista, elle fut handicapée par l’inertie et l’isolement. « Il y a crispation sur un noyau de plus en plus étique, de plus en plus inerte, de plus en plus vide. » Après un laps de temps, dit Fanon, la créativité locale reflua et ce qui resta fut « rigidifié à l’extrême, sédimenté, minéralisé. » La réalité locale et la culture locale disparut ensemble. Ainsi fit le XIX° siècle en France. » (p,582) (Fanon, note 23,page 656, pp.72, 158,177 (et 69), 33, 158 (et 40), 106, 116 (et 164),p,656)

      Et pourtant… Pris comme règles générales, les propos de Fanon me semblent sous-estimer le choix et l’autonomie des colonisés. Ni Bourdieu et Sayad, ni Fanon, ni mes propres observations ne suggèrent que les sociétés traditionnelles étaient inertes au commencement. Il semble que par la suite, elles se sont effacées devant la force, qu’elles furent vaincues par des puissances supérieures et « colonisées » contre leur volonté. Est-ce que ceci s’est réellement passé ? Pas en France en tout cas. » (p,582)

     « Ceci devrait peut-être nous faire voir d’un autre œil le « colonialisme » dans les pays sous- développés, qui renvoie aussi à des inégalités régionales dans le développement ; et sans doute cela permet-il de qualifier les sens de la colonisation comme un  processus interne…

         Il est possible aussi que les vues maintenant démodées de la fin de siècle sur le « progrès » mérite un autre regard. Ou alors devons- nous dire que la colonisation des régions sous-développées serait acceptable à l’échelle interne mais inacceptable au-delà de la patrie du colonisateur ? Qu’est-ce qu’une patrie ? Quelque chose à qui le temps, le hasard et les circonstances opportunes ont permis d’être mise en forme et d’être acceptée comme entité politique : Chine, Inde, Mexique ; Etats-Unis, Union soviétique, Royaume Uni, par exemple.

      Retournons maintenant à la France. Les conquêtes et les colonisations l’ont créée, comme elles l’ont fait pour d’autres royaumes, et cette formation, pour l’essentiel, s’est achevée au XIXème siècle. Y a-t-il eu une période critique ? J’ai soutenu que celle-ci s’est située surtout vers la fin du siècle. On a avancé d’autres réponses, portant sur d’autres périodes. Le point de vue plus ou moins accepté de la Révolution française comme ligne de partage ne peut être négligé. Laurence Wylie et d’autres sociologues se sont attardés sur les années 1950, où les tracteurs, les voitures et les téléviseurs hâtèrent l’homogénéisation des villages qui évoluaient lentement jusqu’alors. On peut plaider un dossier semblable pour le XIXème siècle, autour de 1848 et de l’arrivée du chemin de fer. Tout argument de ce type, y compris le mien, est plausible ; aucun ne l’emporte vraiment. » (583,584)

       L’analyse approfondie du processus de francisation à laquelle a procédé l’auteur plaide, à mes yeux, en faveur de l’appréciation chronologique et historique qu’il propose :

      « Je pense avoir clairement montré ce processus. Entre 1880 et 1910, des changements fondamentaux  se sont produits au moins dans trois domaines. Les routes et les chemins de fer ont permis à des régions jusque-là éloignées et inaccessibles d’entrer en contact avec les marchés et les modes de vie du monde moderne. L’école a enseigné à des millions d’individus, jusqu’alors indifférents, le langage de la culture dominante et de ses valeurs, parmi lesquelles il faut compter le patriotisme. Le service militaire, quant à lui, a implanté cet enseignement dans les foyers… Les régions de France étaient beaucoup plus semblables entre elles en 1910 qu’elles ne l’avaient été avant Jules Ferry, Charles de Freycinet et Jules Rieffel. » (p, 584,585)

      « Mais quelque chose de plus important s’est produit, quelque chose  qui ne s’est produit, ni en en 1789, ni en 1848, ni en 1950, un changement qui représente rétrospectivement le grand événement culturel de l’époque ; la fin d’une profonde division de l’esprit. « (p,586)

     « Dans le meilleur des cas, les gens acceptaient le changement avec hésitation et constataient ses effets avec une grande ambivalence. Mais une fois qu’ils avaient bu à la fontaine du « progrès », il n’y avait plus de retour en arrière possible. Le modèle du XIXème siècle continuait certes à être, comme dit Jacob Burckhardt, le « rationalisme pour la minorité et la magie pour la majorité ». Et pourtant, à la fin du siècle, la nature de la magie avait changé. Les gens allaient toujours chercher leurs normes et valeurs culturelles chez les autres ; mais la culture populaire et la culture des élites étaient de nouveau réunies. » (p,587)

    Une suggestion de thèse ou de mémoire pour les étudiants : « L’audience de l’anticolonialisme de Franz Fanon dans la presse de l’époque, avant, pendant, après les indépendances »

      En ce qui me concerne, je serais tenté de penser, mais sous réserve de ce type de recherche historique que la thèse Fanon a eu beaucoup plus de succès après les indépendances, qu’avant, ou même pendant la période de décolonisation.

Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés

« La fin des terroirs » Eugen Weber- Troisième partie « Changement et assimilation »

« La fin des terroirs » Eugen Weber

III

Troisième partie

Changement et assimilation (p,447)

            Les lecteurs un peu familiarisés avec les discours coloniaux anciens ou récents sur l’assimilation des immigrés, seront peut-être surpris de voir qu’Eugen Weber a choisi le même terme pour caractériser le processus de francisation de la France.

        Qu’est-ce à dire ? La France coloniale de la Troisième République avait l’ambition de porter la civilisation outre-mer, d’assimiler les « indigènes », alors qu’elle peinait à assimiler ses propres « indigènes ».

      Nous  nous proposons de consacrer quelques pages au rapprochement que suggère la comparaison entre la situation coloniale de la France et les situations coloniales rencontrées de l’outre-mer.

        « Fêtes et coutumes » (chapitre XXI, page 449)

       « Nous avons examiné les agents du changement. Il est temps maintenant de voir quels sont les effets directs de leur conjonction. Et puisque nous venons de quitter le domaine de la religion, nous pouvons commencer avec un domaine qui lui est apparenté, celui des fêtes. » (p,449)

        « L’Empire disparut mais la méfiance à l’égard des manifestations populaires subsista »

      « A cette fin, les fêtes officielles se mirent à rivaliser avec les fêtes traditionnelles, et aidèrent finalement à les supprimer. » (p,461)

     « Mais les grands jours des cérémonies civiques ne vinrent qu’avec les années 1880. L’année 1879 inaugura la République des républicains. Jules Grévy devint président. Les pouvoirs publics quittèrent Versailles pour Paris. « La Marseillaise » devint l’hymne national. En 1880, le 14 juillet devint la fête nationale, bien qu’il lui fallût du temps pour être acceptée. »(p,462)

      Il semble très probable que malgré un siècle d’efforts, de nombreuses petites communes des années 1880 (telle Orcines, dans le Puy de Dôme) n’avaient jamais connu avant cette date ces célébrations publiques… En 1889, quand la République célébra le centième anniversaire de la Révolution, les festivités officielles avaient progressé à la fois quantitativement et qualitativement.. Les banquets étaient devenus une partie essentielle des festivités, les illuminations n’étaient plus une exception, mais la règle, et l’initiative populaire pouvait aussi se manifester, par exemple en organisant des bals. » (p,463)

    « Mais si les grandes cérémonies de l’Eglise déclinèrent, il en alla de même avec des fêtes et des rites locaux plus humbles. Il est déjà question d’un déclin sous la Monarchie de juillet. .. Les causes du déclin étaient nombreuses, le déclin lui-même semblait évident. La croyance en la fonction bénéfique des  cérémonies populaires s’évanouissait. » »(p464, 465)

       « Les fêtes communales et historiques finirent par disparaître ; les célébrations autrefois publiques devinrent de plus en plus privées. Noël, le Nouvel An, la Veillée des Rois, tout cela devint du ressort des familles » (p,471))

      « Charivaris » (chapitre XXII, page 472)

     « Beaucoup de gens peuvent regretter la disparition de célébrations traditionnelles comme le carnaval. Mais peu d’entre nous, et sans doute peu de gens de l’époque voudraient verser une larme sur un aspect plus sombre de ce dernier, que nous n’avons fait qu’effleurer jusqu’ici : la ridiculisation et la punition de ceux qui avaient contrevenu aux règles de la société villageoise. Ce type de censure sociale était bien différent de celui que la société pouvait ou voulait dispenser. L’Etat avait ses lois, ses gendarmes, ses magistrats. Il n’y avait pas de place pour la justice non officielle dont le courroux s’abattait sur ceux qui avaient « pêché » contre la société. Et pourtant cette forme de justice grossière dura jusqu’au XX° siècle.

      Celui qui transgressait les normes était encore jugé et brûlé en effigie pendant le carnaval dans les petits bourgs des  Charentes peu avant 1914, ou promené sur un âne, la tête vers sa queue, comme cela se produisait apparemment encore en Champagne ou dans les Ardennes au tournant du siècle. » (p,473)

      L’auteur cite également le cas de nombreux charivaris qui avaient pour objet de tourner en ridicule curés ou élus.

    « Foires et marchés » (chapitre XXIII, page 483)

      « L’évolution de la sociabilité dans les campagnes peut être étudiée (et elle devrait être étudiée, mais nous ne pouvons lui accorder ici qu’une attention partielle) dans deux autres domaines : celui de la place publique du marché et celui, semi-privé mais très collectif de la veillées.

       Les marchés et les foires constituaient des rouages essentiels de l’ancien appareil économique : plaques tournantes des principaux échanges, ils se déroulent le plus souvent dans un contexte local déterminéLes marchés étaient fréquents, au moins hebdomadaires ; on y vendait et achetait des produits d’usage courant, mais surtout de la nourriture. Les foires étaient périodiques et proposaient un un plus grand choix de produits, vêtements, bétail, outils et ustensiles ménagers, ainsi que des distractions. Dans toutes les sociétés rurales, un nombre relativement important de paysans sans terre, une quantité variable d’artisans ou de forestiers, parfois les deux, devaient acheter tout ou partie de leur nourriture bien qu’elle vint de chez leurs voisins.

       Comme les traditionnelles migrations saisonnières, les marchés jouaient leur rôle dans le maintien des institutions archaïques en permettant à leur clientèle de joindre les deux bouts. Les pauvres gens achetaient et vendaient en petite quantité, aussi devaient-ils se rendre souvent au marché. Dans l’ancienne société le marché tient lieu de commerces, qui n’existent pas encore…La fréquence des marchés s’intensifia lorsque les bourgeois dont la nombre et le niveau de vie s’étaient accrut après les années 1830… » (p,483)

       « Chaque petite ville, consciente de l’activité et des gains qu’une foire pouvait lui procurer, en voulait une pour elle seule. Les décrets impériaux de 18542 et 1864 simplifièrent les démarches qui permettaient d’obtenir l’autorisation d’en créer ou d’en rajouter…. En 1903, sur les 172 foires annuelles du Puy de Dôme, on disait que 21 avaient été instituées depuis des temps immémoriaux, que 21 avaient été instituées après 1850, 14, entre 1851 et 1870. On créa ensuite quantité de nouvelles foires : 39 entre 1871 et 1880, 21  de plus entre 1881 et 1890 et 33 autres entre 1891 et 1903 . » (p,485)

      « Mais là, n’était pas le plus important, car la fonction essentielle du marché et de la foire était sociale… Dans ce cas, comme dans les autres, la foire créait la seule et importante occasion de nouer des contacts avec le monde extérieur… (p,487)

     Il est possible que les foires aient favorisé l’imitation des mœurs citadines à un moment où les paysans étaient prêts à les assimiler. Le contact avec les citadins impliquait une certaine méfiance. Les échanges étaient limités au seul commerce et l’homme de la ville était immanquablement considéré comme un être maniéré, rapace et inflexible. Nous savons maintenant qu’il s’y passait plus de choses. Ainsi le commentaire d’un agronome estimait en 1884, que les paysans limougeauds apprenaient plus de français dans les foires qu’à l’école. » (p,488)

     « La veillée » (chapitre XXIV, page 491)

     « A travers presque toute la France rurale, les soirées d’hiver étaient longues, froides et solitaires. On devait économiser le  feu ainsi que les bougies et les chandelles. Tout cela coûtait trop cher. Une chaleur et une lumière suffisantes étaient chose presque impensables. » (p,491)

    D’où l’importance des veillées comme lieux de société villageoise.

     L’auteur cite des exemples de leur rôle, entre autres : « Dans un autre village de la Loire, Saint Martin-d’Estréaux, pas loin de Lapalisse, en 1910, les quatre cinquièmes des mariages étaient le fruit des veillées. » (p,493

    « La sagesse populaire » Chapitre XXV, page 497

    « Avec la fin des veillées, c’est une des principales institutions de la transmission du savoir oral qui disparaissait. Dans les veillées, il se disait beaucoup de choses : récits de souvenirs personnels, de contes, de dictons, d’adages pleins d’esprit. » (p,497)

       Comme à son habitude, et en ce qui concerne le rôle des proverbes, l’’auteur illustre son propos d’une grande quantité d’exemples,  dont un que j’ai retenu, pour des raisons qui me sont personnelles :

        « Le Franc-Comtois n’apprécie pas beaucoup non plus le vent du nord-ouest qui souffle au printemps et qu’il appelle l’air de pique-blanches car il annonce des gelées tardives qui brûlent la fleur de prunier avant que le fruit ne se forme. De là, le vieux proverbe qui évoque Paris, ville située dans cette direction :

     Jamais bon vent ni bonnes gens

     Ne sont venus de ces parages (p,499)

      « Adieu chansons… Chapitre XXVI, page 509

    « Lorsque les jours diminuaient, que les occasions de se distraire, les spectacles publics sur le parvis des églises et les foires devenaient moins nombreux, la musique faite à la maison et les danses jouaient un rôle crucial dans la vie du paysan. « (p,509)

   « Le papier qui parle » Chapitre XXVII, page 537

   « Nous en arrivons maintenant à une question ayant d’évidence trait à la culture populaire, et l’une des plus difficiles, malgré l’attention dont elle a bénéficié : quand et comment la lecture a-t-elle touché l’homme du commun ? L’imprimerie se tient à l’entrée du monde moderne comme les dragons qui gardent les portes du temple. Mais qui, dans la France du XIX° siècle, avait accès au temple de l’imprimerie ? La réponse est surprenante : beaucoup de monde, car point n’était besoins de savoir lire pour apprécier ses productions. L’imprimerie était l’art urbain par excellence ; elle répandait des textes, des images, des idées, qui avaient été formulés par des citadins. Comme les chansons imprimées, ces produits devenaient souvent populaires. Elles ne l’étaient pas nécessairement de par leur naissance. » (p,537)

     L’auteur note :

    « Charles Nizard- dont l’Histoire des livres populaires et de la littérature de colportage, publiée en 1854, et rééditée dix ans plus tard demeure notre principale source d’information (p,538)

     « En 1853, environ neuf millions de livres furent diffusés dans l’année; mais il faut savoir que ce qu’ils achetaient étaient les produits des marchands des rues :  « Des petits livrets à 6 sous que l’on voit étalés sur les ponts et les murailles. » C’étaient des abrégés de Robinson, Télémaque, de Paul et Virginie, et de la vie du chevalier Bayard, ou encore des fables d’Esope. » (p,538)

     Littérature de colportage, absence de bibliothèques dans les écoles et dans les villes, la situation changea lentement au cours du siècle.

     « Au milieu du XIXème siècle, « 15 millions de Français apprenaient l’histoire de leur pays et ses lois, les grands événements mondiaux, les progrès de leurs sciences, leurs droits et leurs devoirs rien qu’en lisant l’almanach » (p,548)

     Longtemps : « Les images et les textes imprimés pour les campagnes avaient été les mêmes que pour les gens des villes. Un fossé se creusa entre les deux à partir du moment où la nourriture offerte aux citadins devint moins naïve et plus actuelle. Fossé qui marqua les lecteurs des campagnes une  bonne partie du XIX° siècle, jusqu’à ce qu’il rétrécisse et finisse par se combler tout à fait au XXème siècle. »

     Les journaux commencèrent à être diffusés plus largement « L’industrie de l’image, déclinante depuis quelque temps, s’écroula irrémédiablement dans les années 1890… « Le peuple », maintenant le peuple presque tout entier, préférait les journaux et leurs suppléments illustrés.

     Le contenu du colporteur changea puis disparut comme le colporteur lui-même (p,550, 551)… De nombreux indices montrent que le colportage des livres était un commerce en voie de disparition… Les colporteurs faisaient une bonne partie de leurs affaires dans les petites villes. Avec la création du Petit Journal en 1863, ils commencèrent à perdre leur public. » (p,552)

      J’ai consacré une de mes chroniques du blog à l’évocation de la littérature populaire des colporteurs qui régna longtemps dans nos campagnes.

    « Dans les années 1869, le niveau d’éducation s’était amélioré, mais dans les campagnes les journaux continuaient à se faire rares. Pour l’ensemble de l’Ardèche peuplée de 252 000 âmes en 1865, le nombre de quotidiens vendus s’élevait à 1 200. En Corrèze, en 1867, « il n’y avait pas de journaux dans les villages… Lorsque le Petit Journal fit son apparition en 1863, il y avait encore beaucoup d’endroits où l’on ne savait ce qu’était un journal et où on pouvait l’acheter comme d’autres biens sur la place du marché… Durant le premier trimestre de l’année 1870 , seulement 171 exemplaires furent vendus dans toute la Corrèze, la Creuse et la Haute Vienne…. Dans le Limousin, le nombre d’exemplaires diffusés passa de 6154 en 1869 à 8185 en 1876…. Comme les faibles chiffres de ventes le montrent, les journaux continuaient à être lus par les artisans et les commerçants des petites villes, les notables et les conseillers municipaux des villages. (p,555)

     Au fur et à mesure des années, le nombre de journaux vendus en province augmenta : « En 1907, dans l’Hérault, presque toutes les communes recevaient les journaux.

      Comme l’école, comme la politique, la presse faisait à la fois progresser le processus d’homogénéisation et le niveau de la pensée abstraite. La tradition  culturelle véhiculée par la presse s’appuyait sur des généralités, ce qui contribuait à favoriser le traitement de thèmes universels et nationaux plus que les thèmes locaux ou spécifiques. Cette culture disparut de l’esprit des lecteurs comme elle disparut de leur langage. Non seulement les journaux avaient permis à l’usage du français de se répandre, mais de plus ils portaient un vocabulaire qui venait renforcer et en même temps compléter celui de l’école. (p,556)

     Le contenu de ce chapitre est tout à fait intéressant, mais il est en même temps le symbole de ce qui manquait et de ce qui manque encore dans beaucoup d’analyses sociologiques ou économiques, les données quantitatives qui permettraient de donner encore plus de pertinence à une analyse qui se veut exhaustive  des faits.

      L’auteur illustre son analyse en citant quelques chiffres, mais le lecteur fonde beaucoup plus sa conviction historique sur la variété et l’accumulation des observations proposées qui ont effectivement un sens et qui marquent une direction.

       Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que je relève ce type de carence de sources quantitatives, et je l’ai noté en particulier dans les ouvrages dédiés à la culture coloniale et impériale de la France.

     Comment accepter la pertinence d’un discours historique sur un sujet comme celui-là, sans avoir procédé à une analyse fouillée de la presse de l’époque sur le plan de la chronologie et des contenus ?

      J’ai noté ailleurs qu’un des livres qui eut du succès dans le domaine colonial ou postcolonial, « L’idée coloniale » avait réalisé l’exploit de traiter le sujet en faisant l’impasse sur un de ses vecteurs, sinon le vecteur principal de l’effet supposé de l’idée coloniale.

     « Le glas du passé » Chapitre XXVII, page 559

     « La continuité s’est interrompue », écrivait Jules Méline sur le monde en changement qui l’entourait. « Moins qu’une évolution, c’est une véritable révolution qui se déroule et qui fait son chemin. » Evoquant ces années, le folkloriste André Varagnac affirmait que la France avait subi dans le dernier quart de siècle une véritable crise de civilisation… A la fin du siècle, on assiste à la destruction massive des coutumes traditionnelles.. » (p,559)

    « De George Sand à Maurice Barrès, les écrivains s’emparèrent du paysan comme un siècle auparavant on s’était emparé du bon sauvage. Des séries de cartes postales représentaient des scènes qui i il y a peu de temps encore n’étaient pas dignes d’être représentées, chaumières, fermiers engrangeant duè foin, fêtes des moissons, paysans en costume régional. »(p,560)

     « Les changements dans les récoltes, les outils, les conditions de vei affectèrent aussi les habitudes. Les veillées, nous l’avons vu, disparurent parce que les gens avaient les moyens d’éclairer et de chauffer leurs propres maisons. L’argent et les machines mirent fin au traditionnel salaire en nature comme cela se faisait par exemple pour la onzième gerbe des moissonneurs. » (p,561)

   « Le meilleur exemple connu de la naissance d’une nouvelle tradition se trouve dans les fêtes de la conscription. » (p,562)

      « Le rôle des guerres, qui donnèrent le coup de grâce à des coutumes qui subsistaient vaguement, apparait d’une manière évidente…. Edgar Morin fait précisément cette constatation lorsqu’il écrit que dans la campagne de Plodémet, « La guerre de 1914 accélère et amplifie toutefois la plupart des processus déclenchés en 1880-1900. »

      Personnellement, je pense que la première guerre mondiale a constitué une grande rupture historique et à tous points de vue dans notre pays, et que la défaite de 1939 trouve une de ses causes principales dans ce conflit qui  a saigné littéralement la France sur tous les plans.

        A titre d’exemple dans une région qui  m’est chère : « Comme le père Garneret le disait pour la Franche Comté, ce fut « une rupture sanglante qui ravagea nos villages : 20 morts pour cent habitants et qui fit voler en éclats toutes les traditions. » (p,565)

        Dans ma famille paternelle des plateaux du Jura, quatre frères, dont mon père, furent mobilisés pendant la guerre de 1914-1918 : le plus jeune, gravement blessé, mourut la veille de ses vingt ans, le deuxième revint mutilé, le troisième revint gazé, et le quatrième fut blessé.

      « La guerre fit franchir au ou processus d’intégration nationale un immense pas en avant. Détruisant les survivances anachroniques, elle hâta dans le même temps l’avènement de toutes les transformations que nous avons  vu prendre forme. »(p,568)

       Pendant longtemps, le village fut « une association d’entraide mutuelle ».

      « La route et le rail furent les facteurs décisifs de ce changement. L’école le mit en forme et en accéléra le processus. » (p,571)

       Villes et campagnes avaient deux conceptions du temps :

      « Dans la France de la fin du XIXème siècle, ces deux conceptions du temps, l’une rurale, l’autre citadine, s’affrontèrent et l’une d’entre elles disparut. « (p,573)

        En sorte de conclusion de ce chapitre, mais au moins autant du processus qu’il a décrit tout au long de son analyse très documentée :

    « Il ne s’agit pas de se demander si c’est bon ou mauvais. Cela est. Cela s’est produit ainsi. C’est le caractère même de ce qui s’est passé en France entre 1870 et 1914. « (p,574)

       Commentaire : 1 – Comment ne pas se poser la question que j’ai déjà plusieurs fois posée sur le manque de pertinence scientifique du discours historique du collectif de chercheurs Blanchard and Co, quant à la thèse d’après laquelle, grâce à je ne sais quel processus d’acculturation mystérieuse, la France se serait imprégnée d’une culture coloniale au cours de la même période de référence 1870-1914 ?

       2- Comment ne pas adhérer au constat historique que propose Eugen Weber quant au parallélisme qui pouvait exister entre les « indigènes » de la République française et les « indigènes » des colonies ?

         C’est tout l’objet de la chronique que nous vous proposerons en partant de la lecture de l’ouvrage et de toutes les réflexions de l’auteur que contient le dernier chapitre « Cultures et civilisations ».

      Je fais partie des citoyens qui estiment que la France n’a jamais été une nation coloniale, en tant que peuple, mais qu’en revanche, elle a toujours eu un grand goût de l’exotisme.

     Je répéterai volontiers que le peuple français n’a découvert et pris conscience du « fait colonial » qu’à l’occasion de la guerre d’Algérie, avec le contingent, et toutes ses conséquences, et encore plus avec les importants flux d’immigration francophone que le pays a accueilli à partir des années 1980-1990.

 Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés

« La fin des terroirs » Eugen Weber Deuxième Partie « Les agents du changement »

« La fin des terroirs » Eugen Weber

Deuxième Partie

Les agents du changement (p,237)

       « Des routes, encore des routes et toujours des routes » (chapitre XII, p,239)

         La France changea de visage à partir de la deuxième moitié du dix-neuvième siècle, avec la route, le rail, et l’école, après 1880, avec la Troisième République.

         « Quand Maupassant et d’autres pêcheurs du dimanche parisiens allaient en diligence de Courbevoie à Asnières, à 9 kilomètres, ce village était aussi éloigné en temps de déplacement, de la capitale, que Rouen l’est en train aujourd’hui, ou Nice en avion. » « (p,243)

        « Les changements réels semblent n’être intervenus qu’après la loi de 1881, qui autorisait la construction des routes rurales « reconnues d’intérêt public »…. En 1929, 76% des routes locales de Vendée avaient été construites après 1881. » (p,249)

        En ce qui concerne le rail, il y avait 19 746 kilomètres de lignes en 1879 et 64 898 en 1910.

       « Avant que la culture ne change en profondeur, il fallait que les conditions matérielles se transforment et dans ce processus le rôle de la route et du rail fut fondamental » (p,252)

      « On a dit des routes qu’elles avaient cimenté l’unité nationale. Si la chose est vraie (et je pense qu’elle l’est), le plan Freycinet fit plus pour atteindre ces résultats que les grandes routes de la monarchie et de l’Empire, qui ne cimentèrent guère (même si cela était en soi beaucoup) qu’une structure administrative. » (p,268)

     « Changement et continuité » (chapitre XIII) (p,269)

      « l’entrée de la France dans l’ère industrielle a généralement été située en fonction du nombre d’engins mus à la vapeur. En fait, le développement des routes et des chemins de fer serait un indicateur plus sûr, car ce furent eux (et particulièrement les routes et les lignes ferroviaires locales de la fin du XIXème siècle) qui créèrent un véritable marché national dans lequel les marchandises et les produits fabriqués par les machines pouvaient être achetés et vendus. Bien plus, ils jouèrent un rôle crucial en répandant partout cette prospérité relative qui soutenait ce marché… Il y avait plus de gens travaillant dans la production artisanale que dans l’industrie à grande échelle. C’était vrai dans les années 1860… » (p, 269)

     En 1876 : « On était encore loin d’une situation moderne. … Un pays de patrons. .. de petits artisans indépendants… C’étaient ces hommes et leurs aides, ou compagnons, qui formaient le public intéressé par les débats politiques dans les villes et les cités ; et c’étaient des gens comme eux qui à la fois maintenaient l’autarcie du village et aidaient les villageois à sortir de cette autarcie. » (p,270)

      « Deux institutions importantes avaient maintenant commencé à décliner : la forge et le moulin du village. Tout comme le lavoir était le centre social des femmes, la forge était un lieu de rencontre pour les hommes du village… Si la forge était le centre social du village, le moulin était le centre social des campagnes : une sorte de salon rustique et enfariné, comme le disait un Breton. » (p,274)

      « La campagne dans la ville » (chapitre XIV, p,283)

      « « Ce n’était point la campagne, il y avait des maisons ; ce n’était pas une ville ; les rues avaient des ornières comme les grandes routes et l’herbe y poussait ; ce n’était pas un village, les maisons étaient trop grandes. » La description  que Victor Hugo fait du faubourg Saint Marcel, valable pour la monarchie de Juillet, pourrait aisément s’appliquer à maintes villes de campagne une génération plus tard – et même deux ! Ville et campagne s’interpénétraient dans de petits centres endormis comme Cerilly (Allier), Millau (Aveyron)), Brioude et Yssingeaux (Haute Loire), Florac (Lozère), Saint Flour (Cantal) de telles viles, qui jouaient le rôle de « petites capitales » pour une demi-douzaine de communes se réveillaient périodiquement quand la brève animation du marché hebdomadaire ou de la foire saisonnière rompait leur sommeil. Mais c’était grâce à ces villes que la culture nationale et les changements qu’elle introduisait étaient transmis aux campagnes environnantes. Ce sont, disait Adolphe Blanqui, des « laboratoires où l’esprit d’entreprise de la bourgeoisie prépare les expériences dont bénéficieront les gens des campagnes… de gros bourgs ou de grands villages…» (p,283)

      « La présence d’une communauté d’étrangers dans de petites villes comme celles-là, sans rapport avec leur mode de vie normal, c’était quelque chose qui ressemblait fort à une situation coloniale. » (p,284)

       « Les paysans et la politique » (chapitre XV, p, 293)

      Une observation de départ : il ne faut pas oublier que jusqu’à la fin du siècle, la paysannerie représentait plus de 80% de la population française.

        « La politique, dans cette France rurale, en restait à un stade archaïque – local et personnel- et cela dura jusqu’aux années 1880 au moins. Dans ces zones, l’évolution vers la modernité, c’est-à-dire vers la conscience des problèmes sur un plan national et international, semble commencer après les années 1870. Cela vient de l’intégration de ces zones à la France, et renvoie à ce processus que nous avons déjà examiné : les manières et les valeurs des villes pénétrant les campagnes, la colonisation des campagnes par les villes. » (p,294)

      J’ai naturellement souligné le mot colonisation à l’intention des chercheurs en histoire postcoloniale.

      L’Etat dans ses multiples expressions, justice, fisc, ou police, fut longtemps considéré comme un oppresseur, et l’auteur fait une observation importante sur l’opinion publique de l’époque, une référence jamais mesurée ou identifiée pour beaucoup d’historiens :

      « L’opinion publique « reste celle des villes et de la bourgeoisie ». Le public semble s’identifier à ces quelques électeurs qui lisent les journaux, la population à cette mince portion sociale « intelligente et lettrée ». Et finalement en 1898, le commissaire de police du Perthus distinguera non sans justesse la « population politique » de la « population  générale » qui reste indifférente à la politique… » « (p,296).

        Et l’auteur de remettre certaines pendules historiques à l’heure !

      « Les historiens marxistes, en particulier, ont cherché à montrer que des tensions politiques de type moderne affectaient la paysannerie, et que ses luttes contre les propriétaires terriens et les autorités impliquaient une vision politique, une sorte de protestation correspondant au schéma de la lutte des classes. Marx était à cet égard plus averti. Pour lui, les paysans français n’étaient pas une classe, parce que l’«identité des intérêts » n’avait fait naître chez eux « ni communauté, ni lien national, ni organisation politique ». Etant arrivé à cette conclusion en 1850 avec le Dix Huit Brumaire de Louis Bonaparte, Marx ne voyait aucune raison de changer son jugement : il n’ajouta aucune note de bas de page à la seconde édition en 1869, pas plus que Engels pour la troisième en 1885… Tous deux en concluaient que la paysannerie, incapable de se représenter ou de fonctionner comme une classe, était « un agrégat de grandeurs homologues, comme des pommes de terre dans un sac forment un sac de pommes de terre. » (p,297)

     Comment ne pas souligner cette formule choc ?

    « Pendant la décennie de 1870, la crainte d’une restauration de l’Ancien Régime et de ses servitudes hanta les esprits de nombreux paysans. » (p,303)

         Le grand nombre de rapports officiels rassemblés par le Second Empire et la Troisième République montre que la politique continuait à être locale, et que la politique locale continuait à être personnelle. « Il n’y a pas à proprement parler de partis politiques, disait le sous-préfet de Mirecourt (Vosges) en 1869, il n’y a que des partis locaux. » Tout comme la paysannerie de la Sarthe décrite par Paul Bois, les paysans de toutes les régions où j’ai enquêté, des Vosges à la Bretagne, restaient indifférents à la politique nationale, et ne s’intéressaient qu’aux problèmes et aux personnalités locaux. »

       A la fin du siècle : « La politique, c’était l’affrontement de deux hommes… » (p,313)

     « Maurice Agulhon a soutenu que cette adaptation des thèmes étrangers était importante pendant la période de transition, quand les populations rurales, encore peu touchées par le monde extérieur, pouvaient être entrainées par des slogans idéologiques correspondant à des haines ou à des aspirations locales, et quand l’interaction de ces thèmes avec la tradition locale s’intégrait dans le processus d’acculturation. C’est vrai. Mais il est bon de rappeler que ce qu’Agulhon dit de la société villageoise avant 1848 est resté valable plus de 50 ans après dans une grande partie de la France, dans des régions où le processus d’acculturation restait incomplet, et c’est ce type de tour de passe- passe qui fut à l’œuvre pendant au moins cent ans. » (p,314)

     « Comment le nouveau langage de la politique était-il assimilé ? ou, pour le dire autrement, comment les masses politiques commencèrent-elles à agir comme si la politique n’était pas l’intérêt et l’apanage d’une petite minorité ?

       Nous pouvons affirmer sans crainte qu’elles n’apprirent ce langage en lisant. « Les paysans ne lisent pas la littérature électorale », rapportait le sous-préfet de Rochechouart (Haute Vienne) en 1857. De fait, ils ne lisaient pas grand-chose en général. L’opinion dans les collectivités traditionnelles, venait d’un consensus global, non de points de vue développés de manière privée. Fondée sur des relations personnelles, l’opinion était modelée par la parole, non par l’écrit. Qu’il s’agisse des années 1850, où les publications politiques furent librement distribuées dans les campagnes, ou des quarante années qui précédèrent 1914, la propagande resta principalement verbale… » (p,321)

      « Le langage politique des villes ne pouvait susciter une réaction positive que s’il était interprété et traduit en termes plus familiers.

      Le rôle des interprètes était donc crucial, ainsi que leur nombre, leur variété, et leur capacité à pénétrer dans les couches profondes de la société rurale. » (p,322)

    « L’ignorance rendait plus facile pour les politiciens et les « leaders » locaux de confondre et de manipuler les électeurs…

    Le secret du scrutin ne fut pas particulièrement bien préservé jusqu’en 1914, époque à laquelle on introduisit les isoloirs et les enveloppes pour déposer les bulletins. » (p,327)

    A partir de 1877 et de la Troisième République, la mairie, le véritable instrument de l’acculturation politique des Français :

     « Et la politique, depuis 1877 en tout cas, avait fait son apparition au village où le maire, en outre, n’était plus nommé d’en haut, mais élu par le conseil municipal, conseil dont les membres étaient eux-mêmes élus par tous les hommes âgés de plus de vingt et un ans. Pour Daniel Halévy, cette révolution des mairies, qui affectait la structure même de la société, constitua un événement plus important que les révolutions de 1830 et 1848, qui ne concernaient que l’Etat…. « C’est introduire la politique au village » exultait Gambetta. » (p,328)

    « La migration : une industrie de pauvres » (chapitre XVI, p,335)

    Avec le développement des moyens de communication, le travail d’alphabétisation des écoles, le début d’une certaine industrialisation conjuguée avec l’urbanisation, les migrations changèrent la physionomie du pays.

     « Dans le pays pris dans sa totalité, le pourcentage de la population née dans un département et vivant dans un autre, de 11,3% en 1861 et de 15% en 1881, passa à 19,6% en 1901. » (p,349)

      « Un autre type de migration : le service militaire » (chapitre XVII, page351)

     Il fallut attendre 1889, pour que le service militaire change de physionomie :    « Jusqu’en 1889, l’armée restait un épouvantail et les soldats étaient craints et tenus en suspicion jusque dans leurs propres communautés » (p,356)

   « En 1889, enfin, le service fut réduit à trois ans, la dispense de 1 500 francs fut abolie, et tous ceux qui avaient été exemptés auparavant (essentiellement les étudiants, les enseignants, les prêtres, les séminaristes et les fils ainés des familles nombreuses ou de celles dont le père étaient morts) durent servir un an sous les drapeaux. Cette mesure fut populaire. Ce fut le moment crucial à partir duquel tous les Français physiquement aptes commencèrent à faire leur service militaire ?. En 1905, la durée du service fut fixée à deux ans pour tous…. Mais la migration institutionnalisée et le brassage impliqué par le service militaire avaient commencé dans les années 1890. » (p,353)

      « En résumé, il n’y avait pas assez de sens de l’identité nationale pour atténuer cette hostilité à l’armée » (p,357)

      Le service militaire fut effectivement un instrument d’acculturation du pays, mais la diversité des langues restait un problème :

     « Ceci suggère que l’armée doit avoir été la dernière institution officielle à maintenir la pratique du bilinguisme : les officiers s’adressaient aux troupes en français et les sous-officiers servaient d’interprètes le cas échéant. » (p,359)

     L’auteur cite le cas de Lyautey, alors commandant, lorsqu’il prit la tête d’un escadron de cavalerie à Saint Germain en 1887,  qui découvrait les conditions de vie très médiocres qui étaient celles de la troupe, et auxquelles il s’efforça de porter remède.

      « Une sérieuse entreprise de civilisation : l’école et la scolarisation » (Chapitre XVIII, page 365))

      « L’école, et particulièrement l’école du village, gratuite et obligatoire, s’est vue attribuer le processus d’acculturation final qui a transformé les Français en Français – qui finalement les  a civilisés, comme aimaient le dire de nombreux éducateurs du XIX° siècle… Ce qui a rendu les lois de la République si efficaces, ce n’était pas simplement le fait qu’elles obligeaient tous les enfants à fréquenter l’école et leur accordaient le droit de le faire gratuitement. Ce furent les circonstances historiques qui rendirent les instituteurs et les écoles plus accessibles ; qui fournirent des routes grâce auxquelles les enfants pouvaient aller à l’école ; et que par-dessus tout, firent de l’école quelque chose de significatif et de profitable, une fois que sa fréquentation eut acquis un sens grâce au changement des valeurs et des perceptions.

       Mon but est de montrer dans ce chapitre le développement de la scolarisation dans ce contexte particulier, de montrer comment elle s’accorde avec les changements indiqués plus haut, et en quoi son succès fait partie d’un processus global. » (p, 366)

      « En 1876, près de 800 000 enfants sur un total de 4 500 000 d’âge scolaire, ne fréquentaient pas l’école. La plupart de ces enfants appartenaient à des communes rurales ; et bon nombre d’enfants officiellement enregistrés ne fréquentaient guère les classes. Il y avait là un problème persistant.

    Le grand changement suivant eut lieu dans les années 1880. Il se serait produit auparavant, si le ministre de l’Instruction, Victor Duruy, avait pu développer les plans élaborés en 1867. Mais ce ne fut pas le cas, et la plupart de ses initiatives restèrent à l’état de projets. D’où l’importance des réformes introduites par Jules Ferry. En 1881, toutes les écoles primaires publiques devinrent entièrement gratuites. En 1882, la fréquentation de l’école publique ou privée fut rendue obligatoire. » (p372)

      « L’une des raisons de la lenteur des progrès dans la lutte contre l’an alphabétisation – étrangement ignorée par les meilleures études sur le problème de l’éducation en France- était le fait que de nombreux adultes (et par conséquent leurs enfants) ne parlaient pas français…

      Le problème majeur rencontré par les écoles publiques des 8 381 communes non francophones – et dans une bonne mesure par les 29 129 où le français était soi-disant d’usage général – était le moyen d’enseigner le français à des enfants qui ne l’avaient jamais (ou à peine) entendu. » (p,374)

    « C’est seulement dans les années 1880, et plus probablement au tournant du siècle, que les efforts des années 1860 et 1870 donnèrent leurs fruits : produire une majorité d’adultes pour lesquels la langue nationale était familière.

     Dans les villages, toute personne essayant de parler français n’aurait pas échappé aux moqueries de ses voisins », expliquait un éducateur de la Loire en 1864. « Elle aurait été tournée en ridicule » Ce type de pression – ainsi que certains autres- doit être pris en considération. La présence, dans une famille ou dans un groupe, de gens ne parlant pas français contribuait à maintenir l’usage de la langue locale. Jacques Duclos était né en 1896. Ses parents connaissaient le français mais ne l’utilisaient pas à la maison, peut-être parce que la grand-mère ne le comprenait pas. Le petit garçon n’apprit le français qu’à l’école.

      Ainsi la transition devait-elle être nécessairement lente… »(p,375)

     « Le recteur Baudouin, de Rennes, dans son grand rapport de 1880 parlait de la nécessité de « franciser » la péninsule – particulièrement les trois départements de la Basse Bretagne- grâce à l’extension des écoles, qui seule pouvait « vraiment unir la péninsule au reste de la France et compléter l’annexion historique toujours prête à se dissoudre » (p,376)

     Avec en parallèle, la scolarisation des filles :

    « Il découle de tout cela que les lois scolaires de 1880 eurent un énorme impact sur l’alphabétisation et la scolarisation des filles – deux domaines où elles étaient restées jusque-là très en retard. Quand les résultats de cette politique se firent sentir dans les années 1890, le rôle culturel des femmes dans la famille changea brusquement et, avec lui, les attitudes vis-à-vis de la scolarisation et de l’usage du français. » (p,378)

    L’instituteur était devenu un personnage important, souvent plus que le curé ou le maire qui ne parlait pas toujours le français. Il n’en reste pas moins que l’état de la scolarisation souffrait encore de beaucoup d’imperfection selon la position géographique des villages, leur raccordement à un réseau de communication, et la pression qu’exerçaient les nécessités de l’activité agricole dans une France très majoritairement rurale.

    De plus, « L’école fut considérée comme inutile très longtemps, car ce qu’elle enseignait, avait fort peu à voir avec la vie locale et ses besoins. L’instituteur enseignait le système métrique alors que les toises, les cordes et les pouces étaient encore d’usage courant ; il comptait en francs, alors que les gens parlaient encore de louis et d’écus. Le français était de peu d’usage quand tout le monde parlait patois et que les annonces officielles étaient faites par un crieur public dans le parler local. » (p391)

      Les lois militaires furent également un facteur de francisation.

    « Nous en arrivons ici à la plus grande fonction de l’école moderne : non pas tant enseigner des savoir-faire utiles qu’un nouveau patriotisme dépassant les limites naturellement reconnues par les enseignés. Les révolutionnaires de 1789 avaient remplacé de vieux termes comme maître d’école, régent, recteur, etc., par le mot instituteur, parce que l’enseignant était censé instituer la nation. » (p,398)

     « Il n’y avait pas de meilleurs instruments d’endoctrinement et de conditionnement patriotique que l’histoire et la géographie françaises, et tout spécialement l’histoire qui, « correctement enseignée (est le seul moyen de maintenir le patriotisme dans les générations que nous éduquons. « (p,399)

     « Tout comme la langue maternelle n’était pas la langue de leurs mères, la patrie était quelque chose de plus (de fait, quelque chose d’autre) que le lieu où leurs pères vivaient. Il fallut un vaste programme d’endoctrinement pour persuader les gens que la patrie s’étendait au-delà de ses limites perceptibles et formait cette réalité immense et intangible appelée « France. » (p,400)

   L’auteur cite alors le rôle d’un livre scolaire dont le succès contribua beaucoup à la francisation du pays :

« En 1884, le Tour de France de Bruno, publié en 1877, avait été réimprimé 108 fois, et vers 1900, les ventes dépassaient huit millions d’exemplaires. Chaque enfant connaissait, lisait et relisait l’histoire des deux garçons alsaciens qui quittaient leur foyer après le décès de leur père pour répondre au vœu qu’il avait exprimé : qu’ils puissent être des Français. » (p,401)

      L’ensemble des extraits de textes que nous venons de citer brossent le portrait d’une France très différente de celle que l’on trouve couramment racontée dans nos livres, laquelle fait toujours la part trop belle au monde des villes, pour ne pas dire trop souvent au monde parisien.

    « Dieu est-il français ? » (Chapitre XIXème, page,407)

     « Vers le milieu des années 1870, 35 387 703 personnes, sur les 36 millions d’habitants de la France étaient considérés comme catholiques par les recensements officiels ;… Quelle que fut la signification globale de ce fait, cela voulait dire que l’Eglise était partie intégrante de la vie. » (p407)

      L’auteur cite maints exemples de l’emprise de l’Eglise sur la société de l’époque, une emprise qui n’était pas toujours d’une grande clarté évangélique, avec ce qu’il fallait de crédulité populaire, mais dont l’influence cédait progressivement du terrain.

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« La fin des terroirs » Deuxième partie « Les agents du changement » (Suite)

« La fin des terroirs » Eugen Weber

Deuxième Partie

Les agents du changement (p,237) (Suite)

     « Les prêtres et le peuple » (Chapitre XX, page 427)

       Il s’agit d’un chapitre difficile à résumer, fusse en retenant quelques- unes des citations qui pourraient en donner la couleur, et sauf à dire qu’à la fin du siècle la querelle entre cléricaux et anticléricaux parait dominer le sujet.

       L’auteur cite en début de chapitre une strophe de La Fontaine :

      « Un mort s’en allait tristement       Un curé s’en allait gaiement

      S’emparer de son dernier gîte         Enterrer ce mort au plus vite »

     « Ainsi chantait La Fontaine, avec son sens habituel des réalités populaires. Nous ne pouvons pas savoir exactement quel genre de religion avait commencé à décliner. Mais nous pouvons dire que le rôle déclinant de ses représentants était évident et bienvenu. La sympathie pour les hommes d’habit était soit tiède, soit nulle. Le bon prêtre charitable et affable, que nous rencontrons occasionnellement dans les romans du XIX°siècle, n’a trouvé aucune place dans la sagesse populaire, qui n’offre aucun proverbe célébrant le clergé, mais des douzaines de critiques de ses membres. »

    « En 1899, comme l’admettait la Revue du clergé français, le clergé représentait aux yeux du public la réaction, le conservatisme et l’esprit rétrograde. » (p431)

    « L’école devenant un rival de plus en plus dangereux, le langage fut amené à jouer un rôle nouveau dans le combat prêtre-instituteur. Le prêtre était désigné ou se désignait lui-même comme un défenseur du parler local ; et ceci, tout simplement pour s’opposer d’abord au français de l’instituteur mais aussi parce qu’il aidait à préserver la foi de la subversion. » (p,433)

    « Les politiques menées par les cléricaux et les anticléricaux touchèrent ainsi indirectement l’esprit populaire. Elles contribuèrent à saper la tradition et à faire disparaître des pratiques qui faisaient partie de la vie depuis des siècles. Mais les arguments politiques tels qu’ils étaient développés dans les villes ne convaincraient ni ne pouvaient convaincre les campagne tant que la mentalité rurale n’était pas passée sur la même longueur d’ondes que celle des citadins. Cela allait prendre du temps. » (p435)

      Résultat : « Dans les années précédant la Première Guerre mondiale, comme le notait un prêtre, « dans les villes (les gens) se réveillent à nos idées (alors que) nos paysans deviennent de plus en plus païens. » (p443)

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« La fin des terroirs » -Eugen Weber Première partie: « Les choses telles qu’elles étaient »

« La fin des terroirs » Eugen Weber

Première Partie

« Les choses telles qu’elles étaient »

           Je pourrais me contenter de donner l’intitulé des onze chapitres pour résumer l’état des lieux historique que l’auteur fait de la France du dix-neuvième siècle, et en particulier de la fin de ce siècle, celle qui a enchanté le discours idéologique de certains historiens et historiennes :

          « Un pays de sauvages » (1), « Les folles croyances » (2), « Le pied du roi » » (3), « Seul avec les siens » (4), « De la justice, Seigneur, délivrez-nous » (5, « Des langues à foison » (6), « La France, une et indivisible » (7), « Le travail de la terre » (8), « Le pain quotidien » (9), « De la « subsistance » à l’« habitat » (10), « La famille » (11).

          L’auteur décrit tout d’abord, « Un pays  de sauvages » (chapitre I, page 17), celui d’un « paysan non civilisé », et fait remarquer que paradoxalement notre ignorance procède entre autres : « L’une des raisons en est que les ethnographes et les anthropologues français (ils ne sont certes pas les seuls, mais ils ont suivi cette tendance peut-être plus que leurs collègues étrangers) ont récemment encore étudié avec zèle les peuples exotiques, mais grandement négligé le leur … Dans toute la masse d’études qui marque la fin du XIX° siècle et le début du XX° siècle, aucune ne dépasse l’horizon de Paris et de ce qui s’y déroule. Et cela sans aucune restriction, assuré que l’on est que les vues et les aspirations d’une petite minorité qui se prend pour l’ensemble du pays représentent réellement cet ensemble. » (p,23)

           A la page 27, l’auteur fait une remarque tout à fait intéressante sur la supposée lutte des classes qui aurait alors structuré la vie  politique, alors qu’il s’agissait plus d’une « hostilité compréhensible entre la ville et la paysannerie. » (p,27)» 

       « Tant de misère. Tant de peur. De menaces connues ou inconnues. Le connu était redoutable, et surtout les loups, les chiens enragés et les incendies. Les forêts étaient encore immenses et effrayantes vers le milieu du XIX°siècle. » (p,30)

        « Les folles croyances » (chapitre II, p,39)

       « Ne croyez pas aux sorcières, avertissait un manuel d’école primaire couramment employé en 1895… Les gens disent qu’ils peuvent voler ou nuire en prononçant certains mots, ceux qui prétendent connaitre l’avenir, sont des fous ou des voleurs. Ne croyez pas aux fantômes, aux spectres, aux esprits, aux apparitions…Ne vous imaginez pas que l’on peut éviter des dommages ou des accidents avec … des amulettes, des talismans, des fétiches, comme… les herbes cueillies à la veille de la Saint Jean. » « Si Ernest Lavisse mettait en garde contre de telles croyances, c’est qu’elles étaient largement répandues. Beaucoup étaient du même avis. » (p,39)

       « Pour toutes ces raisons, les vieux contes populaires avaient encore assez de force en 1906 pour effrayer le frère de Jacques Duclos qui, âgé de douze ans et croyant avoir vu quelque chose dans la cour au milieu des ténèbres, « rentra tremblant de peur pour se trouver mal aussitôt. » (p,41)

       Rassurez-vous il ne s’agissait pas du fantôme de Trotsky !

     « Le pied du roi »  (chapitre 3, p,46)

    « Une loi de 1837 avait fait du système métrique le seul système légal pour la mesure des terres… Les archives publiques et les transactions privées prouvent que les anciennes mesures survécurent et furent florissantes jusqu’au XX° siècle, surtout dans les régions les plus pauvres et les plus isolées, où la vie et le travail ne s‘intégraient que lentement au marché national . » (p47),

     « … journal,…hommée… bêchée…l’attelée… la bovée… la jouguée… la saumade… »

      Cette énorme diversité de mesures et de système est moins frappante que la persévérance, l’obstination pourrait-on dire, avec lesquelles l’administration ignorait leur existence… (p,48)

      «… Dans le Tarn, en 1893, Henri Baudrillard constata que le système décimal était à peine connu, l’hectare inconnu, et les mesures différentes d’une paroisse à l’autre… » (p49

     « Tout cela renvoyait en fait à la persistante autarcie de la campagne – à une vie d’autosuffisance qui voyait jusqu’aux environs de 1870, de nombreux paysans n’acheter que du fer et du sel, payer le reste en nature, et être payés de la même manière, économiser leur argent pour les impôts ou thésauriser pour acheter une terre.. « (p,53)

     « L’argent resta longtemps un bien rare… En 1874, les épargnants français n’avaient accès qu’à 1 142 guichets de caisse d’épargne, alors qu’à la même époque on en comptait 5 000 en Angleterre. » (p,55)

      « Ces diverses données laissent entendre que l’économie monétaire  parvint à triompher dans un certain nombre de régions en  l’espace d’une courte période qui se situe grosso modo dans le dernier tiers du XIX°siècle… Quel que soit l’indicateur auquel on a recours, les années 1880 et le quart de siècle suivant semblent constituer, dans ce domaine comme dans d’autres, la ligne de partage des eaux. » (p59)

     « Seul avec les siens »  (chapitre IV, p,61)

    « La survivance opiniâtre de l’autarcie locale et domestique est étroitement liée aux survivances que nous avons décrites dans le troisième chapitre ; et une fois de plus, la ligne de partage des eaux semble se situer dans les années 1880 ; …. Seuls des chemins de fer et des routes praticables pouvaient modifier cette situation. Comme nous le verrons, une grande partie de la France n’en avait pas encore dans les années 1880. Jusqu’à cette date, les villages et les hameaux de Savoie ou du Lot restèrent « inaccessibles, tournés sur eux-mêmes », et la mentalité crée par cet isolement persista bien au-delà… »(p,62)

     « L’isolement alimentait l’ignorance, l’indifférence, les rumeurs, qui se répandaient comme une trainée de poudre, à une vitesse qui tranchait avec l’assimilation très lente des événements ordinaires. » (p,64)

     « En Bretagne, les indigènes comme on les appelait encore sous la Troisième République, semblaient assez aimables, mais peu coopérants… »(p,66)

      Petit commentaire : les « Indigènes de la République » ont, comme on le voit, des références historiques !

       « C’est pourquoi, pendant très longtemps, la plupart des Français ne pensèrent pas à désigner la France comme leur « pays » – jusqu’au moment où ce qu’on leur enseignait viendrait coïncider avec l’expérience. » (p,66)

     « Toute personne venant de plus loin que le rayon familier de quinze ou vingt kilomètres, dit Guillaumin à propos des paysans des années 1930, était encore un « étranger »

     « De la justice, Seigneur, délivrez-nous » (chapitre V, p,73)

      Cette seule appellation suffit à décrire les rapports que la paysannerie entretenait avec la Justice.

     L’auteur note ;

     « Selon Jules Méline, il y avait près de 400 000 mendiants et vagabonds en 1905 (plus de 1% de la population totale). « Bataillons d’affamés qui font trembler tout le monde sur leur passage. » (p,89)

     « Des langues à foison » (chapitre VI, p, 93)

   « En 1863, selon des chiffres officiels, 8 381 communes sur un total de 37 510, ne parlaient pas français : près d’un quart de la population. » (p,93)

    « Dans plusieurs départements, les cours étaient donnés dans la langue locale pour que les élèves puissent les comprendre : c’était le cas dans les Alpes Maritimes, l’Ardèche, le Bas Rhin, les Basses Pyrénées, la Corse, les Côtes du Nord, le Finistère, le Haut Rhin, la Meurthe, le Morbihan, la Moselle et le Nord. » (p,95)

     La Troisième République découvrait ainsi une France où le français demeurait une langue étrangère pour la moitié de ses citoyens. » (p,96)

      « Apprendre le français au peuple c’était contribuer à le « civiliser », à l’intégrer dans un monde moderne supérieur. » (p,99)

         « En 1968, quand Antoine Prost publia son excellente histoire de l’éducation française, « L’Enseignement en France, 1800-1967 », nous cherchâmes en vain ne fût-ce qu’une allusion au problème dont les maîtres d’écoles se plaignirent tout le XIX° siècle, le fait que qu’une grande partie de leurs élèves ne parlaient pas (ou parlaient à peine le français.) » (p,100)

     Une dernière citation :

     « Et à l’Exposition de Paris de 1889, les organisateurs de l’une des attractions, le chemin de fer à voie étroite de Decauville, jugèrent bon d’imprimer leurs affiches et leurs annonces en breton et en provençal aussi bien qu’en français. » (p,103) »

        L’auteur note enfin que ce fut la guerre de 1914 qui accéléra cette mutation.

     « La France, une et indivisible » (chapitre VII, p,125)

       « A quel moment la France est-elle devenue « une » ? »

    « Personne, au XIX° siècle, n’a entrepris la moindre enquête d’envergure sur la conscience nationale et le patriotisme. Les discussions sur ce thème au début du XX° siècle se sont concentrées exclusivement sur des groupes urbains – généralement étudiants. » (p,130)

      Commentaire : n’est-il pas, plus curieux encore, que de nos jours, plus d’un siècle après, alors que nos sociétés sont pourvues de multiples moyens d’enquêtes statistiques de toute nature publique ou privée, que des historiens, des sociologues, des anthropologues, des journalistes, mettent en avant une « mémoire collective », ou « coloniale », jamais encore mesurées, la « guerre des mémoires » de Stora », les « lieux de mémoire » de Nora, pour quel public ?

      Il convient de remarquer une fois de plus que le collectif de chercheurs Blanchard and Co, avant de rédiger des pages et des pages pour affirmer que la France baignait dans une « culture coloniale » ou « impériale » , au choix, avaient au moins la possibilité avant l’ère des sondages (voir les références Ageron), d’examiner si leur hypothèse de travail était corroborée par l’analyse de la presse nationale et locale au cours des périodes historiques examinées, une analyse qui n’a pas été faite.

      « Même la guerre de 1870 n’a pas provoqué le sursaut général de patriotisme qu’on a prétendu. » (p,131)

     « En réalité, la plupart des gens semblent avoir considéré la guerre comme un événement nuisible dont la fin fut saluée avec soulagement. » (p,134)

    « Le seul événement historique, sans doute, qui servit de borne chronologique pour tous les Français de la fin du siècle était la Révolution. » (p,140)

  « Chaque année, rapportait Bodley peu avant 1914, il y a des recrues qui n’ont jamais entendu parler de la guerre franco-prussienne » de 1870. Il citait une enquête de 1901 dans laquelle en moyenne six hommes sur dix d’un escadron de cavalerie n’avaient jamais entendu parler de cette guerre. Une enquête semblable, menée parmi des recrues en 1906, révéla que 36% de ceux-ci « ignoraient que la France avait été vaincue en 1870 », et qu’à peine la moitié « avaient entendu parler de l’annexion de l’Alsace-Lorraine ». (p142)

     En résumé, à la fin du dix-neuvième siècle, et jusqu’à la première guerre mondiale, la France n’était ni « une », ni « indivisible ».

    « Le travail de la terre » (chapitre VIII, page 147)

     Un constat sur l’état de la France :

« Pendant tout le XIXème siècle, jusqu’aux premières décennies du XX ° siècle, les populations rurales et agricoles furent majoritaires en France. Tout le monde s’accorde là-dessus. » (p,147)

    « Michel-Augé-Laribé, qui a une connaissance approfondie de la condition agricole française, souligne qu’entre 1860 et 1880, les modes de vie et les méthodes des paysans des régions pauvres, « plus nombreuses qu’on ne le reconnait ordinairement », demeuraient encore très proches de l’âge de pierre. Voilà un jugement impressionnant, qui devrait prévenir contre la vision d’une France rurale en pleine modernisation pendant le Second Empire…Les changements réels, dans l’économie rurale, ne se produisirent qu’au cours des décennies suivantes. » (p,151)

     L’auteur estime que les vrais changements se situèrent entre 1894 et 1914.

   « Le pain quotidien » ( chapitre IX, page 165)

     Un chapitre dont le seul titre suffirait comme commentaire :

    « Dans la France rurale, la faim réelle n’a vraiment disparu (ou du moins, les mentalités ne se se sont vraiment accoutumées à sa disparition) qu’à l’aube du XX° siècle. » (p,165)

      Sucre, café, huile n’y firent leur apparition qu’à la fin du siècle.

     « De la « subsistance » à l’ « habitat » (chapitre X, page 185)

     Pendant tout  le siècle, et jusqu’en 1914,  l’hygiène, la propreté laissèrent beaucoup à désirer, la propreté corporelle tout autant que la propreté de l’habitat :

      « Vers 1914, dans des régions relativement avancées comme la Mayenne, on lavait le linge familial deux à quatre fois par an ; dans le Morbihan, on se contentait d’une fois… Si le nettoyage du linge était chose rare, la toilette personnelle restait-elle aussi une exception. » (p,187)

    « A quoi bon se laver ? Comme on dit en Saintonge : nous aut’pésants, jh’attrapons de bonnes suées, o nous nettie le corps. » (p, 188)

      « Dans les années 1890, le progrès semble se généraliser.. » (p,201)

« La famille » (chapitre XI, page 209)

     Quelques-unes des observations de l’auteur suffiront à caractériser la situation de la famille de cette époque, et notamment la condition « inférieure » des femmes.

     Village et famille constituèrent longtemps le noyau dur de la société.

      « La   formation des couples n’était pas du domaine privé » (p,209)

      « On épousait une famille et non une femme ou un homme » (p,210)

     « Les femmes mangeaient debout, servaient les hommes et finissaient leur repas plus tard en ce qui en restait. » (p,214)

       Cette situation changea très lentement :

     « Malheureusement, les vieilles habitudes qui régissaient la vie domestique, l’alimentation et l’éducation des enfants, prévalurent beaucoup plus longtemps qu’on ne l’avait espéré. Entre 1914 et 1918, les femmes des campagnes avaient certes acquis un sentiment nouveau d’autonomie et de confiance, grâce aux initiatives et responsabilités qu’elles étaient forcées de prendre, aux métiers qu’elles apprenaient à faire, aux pensions familiales qu’elles avaient à gérer. Et pourtant, en 1937, le directeur des services agricoles du Lot pouvait répondre à une enquête dans des termes qui reprenaient ceux du siècle précédent : « La femme conserve ses traditions et ses vertus domestiques qui se manifestent comme un esclavage librement consenti » (p,217)

    « Les hommes étaient condamnés au travail, les femmes vouées à la reproduction et traitées comme des bêtes de somme. » (p,218)

      L’auteur remarque qu’il faut toutefois se méfier des généralisations :

      « Une fois de plus, les généralisations n’ont par définition, d’autre valeur que générale. » (p225)

      « Mais la société rurale française de la fin du XIXème siècle n’était plus stable; elle devenait de moins en moins homogène. Chaque coup porté contre les détails de son organisation mettait de plus en plus le système tout entier à la merci de la modernité. » (p,236)

Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés

« La fin des terroirs » Eugen Weber Lecture critique

« La fin des terroirs »

1870-1914

Eugen Weber

(Fayard 2010)

Lecture critique

Préambule

            Pour avoir lu et étudié le ou les discours historiques d’un courant de pensée animé entre autres par le collectif que j’ai baptisé du nom de Blanchard and Co, dont l’animateur principal a, semble-t-il de multiples casquettes, publiques ou privées, puisqu’il est aujourd’hui chef d’entreprise dans la communication, patron de la petite agence de com’ « BDM », j’ai éprouvé le plus grand scepticisme à l’égard des thèses que ce collectif défendait sur la culture coloniale ou impériale, au choix, laquelle aurait été celle de la France, à l’époque des colonies.

        Pourquoi cette thèse historique manquait de pertinence scientifique ?

       Pour deux raisons majeures, la première son insuffisance d’évaluation scientifique et quantitative des vecteurs supposés de la dite culture et de ses effets sur l’opinion publique aux différentes périodes de notre histoire coloniale, la deuxième, sa méconnaissance de la culture populaire française des mêmes périodes, notamment au cours de la période historique allant en gros de 1870 à la fin de la première guerre mondiale.

        Dans mon livre « Supercherie coloniale », je faisais référence au livre roboratif de MM Keslassy et Rosenbaum, dans la collection Mémoires vives« Pourquoi les communautés instrumentalisent l’Histoire ? », en citant une de leurs appréciations :

      « Nos nouveaux entrepreneurs de mémoire, à l’affût, guettent ces désirs et ces tourments. Ils savent les instrumentaliser. » (MV,p,59)

     Et j’indiquais :

   « Pourquoi ne pas rappeler que dans une controverse récente sur la repentance entre deux historiens chevronnés, Mme Coquery-Vidrovitch et M. Lefeuvre, la première a défendu l’historien Blanchard en le qualifiant précisément d’historien entrepreneur ? » (p,264,265)

         Je ne sais pas si à l’époque l’historien ainsi désigné était déjà historien entrepreneur ou chef d’entreprise lui-même, comme c’est aujourd’hui le cas.

      Le travail d’Eugen Weber a le mérite de nous éclairer sur la situation qui était celle de la métropole au cours des mêmes années, c’est-à-dire une France rurale, arriérée, face à celle des villes, encore minoritaires, face aussi au rayonnement, sinon au pouvoir exorbitant de Paris, sa capitale.

       Le livre montre bien l’existence de deux mondes, un monde rural qui avait beaucoup de points communs avec certains des mondes ruraux rencontrés au cours des conquêtes et de la mise en place des superstructures coloniales, très loin du monde urbain, déjà sophistiqué, mais très minoritaire jusqu’à la fin du dix-neuvième siècle et du début du siècle suivant.

      Les observations d’Eugen Weber sur la lecture anticolonialiste de Franz Fanon valent le détour.

     C’est d’ailleurs la raison pour laquelle je publierai à la fin de ma lecture critique une petite synthèse intitulée « Indigènes de métropole et Indigènes des colonies ».

« La fin des terroirs »

1870-1914

Eugen Weber

« Préface inédite de Mona Ozouf »

Pluriel

Lecture critique

Il s’agit d’un gros bouquin de 713 pages avec toutes ses cotes, un gros pavé historique, que l’auteur a consacré à l’état de la France à la fin du XIXème siècle et au début du XXème siècle, une analyse qui a l’immense mérite à mes yeux de rebattre beaucoup de fausses cartes historiques sur lesquelles trop d’historiens ont construit leur discours, le dernier exemple étant celui du collectif de chercheurs Blanchard, Lemaire, Bancel, et Vergès, en ce qui concerne la culture coloniale qu’ils supposaient être celle de la France de 1870 à 1914, et qu’ils ont affirmé être celle-là.

            En finale de ma lecture critique, je me propose de rédiger un petit sommaire des traits qui, d’après la source historique en question, relevaient d’une France métropolitaine arriérée, sauvage, composée, pour plus de 90% de ses habitants, laquelle à la fin du dix-neuvième siècle, n’avait rien à envier à beaucoup des territoires coloniaux que la France se mit en tête de conquérir.

            L’intitulé de la première partie du livre « Culture coloniale », 1. « Imprégnation d’une culture » (1871-1914), sonne étrangement, alors que dans le contexte historique de l’époque, le vrai sujet portait sur l’imprégnation d’une culture française, outre le fait de l’indigence des évaluations qui sont faites à la fois des vecteurs supposés de cette culture et de ses effets.

            Ce livre comprend trois parties, qu’ouvre une préface tout à fait intéressante de Mona Ozouf (p,1 à 9) :

I  – « Les choses telles qu’elles étaient »  (pages 17 à 239)

II – « Les agents du changement » (pages 239 à 449)

III – Changement et assimilation (pages 449 à 589)

       La seule énumération du titre des 29 chapitres de ce livre suffirait déjà à en donner la couleur historique.

     Après publication de cette analyse, nous nous proposons donc de publier quelques pages de comparaison entre ce qu’était la France « coloniale » de la fin du dix-neuvième siècle, et la nouvelle « France d’Outre-Mer », que  les explorateurs, les officiers,  les administrateurs, les missionnaires, ou les colons, découvraient.

     Il n’y avait pas beaucoup de différence dans un certain  nombre de cas.

      Le contenu du vingt-neuvième chapitre, intitulé « Cultures et civilisation »,  le dernier est tout à fait intéressant à ce sujet.

            La préface, dans sa préface, Mona Ozouf, écrit :

        « On entre dans le livre d’Eugen Weber comme dans un conte, sous la douce injonction d’un « il était une fois » : dans le pays où il nous entraîne, les nuits sont très noires, les forêts très profondes, et les chemins des fondrières. Chaque village vit remparé, replié sur lui-même et ses très proches entours, et rien ne semble y bouger : ce que les hommes font, ils l’ont toujours fait, l’origine des usages se perd dans la brume des temps. » (p,I)

       « … comment les paysans se sont mués en citoyens français… comment donc le sentiment d’appartenance à la patrie est-il venu aux gens des campagnes ? Le livre d’Eugen Weber explore les chemins par lesquels s’est faite cette rencontre et développe une idée centrale : que cette rencontre a été très tardive, si bien que le sentiment patriotique des Français entre 1870 et 1914, est encore à  créer. » (p,III)

          « … il se rend compte qu’il ne sait rien de ces campagnes traitées par tant d’historiens comme de simples annexes de la ville ; que lui-même a longtemps identifié la France à Paris ; qu’il lui faut désormais privilégier les périphéries au détriment du centre que célèbre une historiographie française obstinément  jacobine. » (p,IV)

       L’auteure cite l’exemple du livre d’Antoine Prost sur l’enseignement :

      « …comment par exemple a-t-il pu faire l’impasse sur les obstacles que les langues minoritaires opposaient, sous la III° République encore, à l’alphabétisation des Français ? » (p,V)

       « En osant ces question, La fin des terroirs comportait donc sa pointe polémique. Il prenait à la traverse quelques- unes des certitudes les mieux ancrées que nourrit l’historiographie française sur la date et la teneur du sentiment national… (p,V)

       « …Aucune des dates invoquées ne trouve grâce à ses yeux… » (p,VI)

       « … L’objection décisive, face à Renan, à Benda, à tant de volontaristes, est que si être français suppose une mobilisation quotidienne de la volonté au service d’une conscience claire, alors ceux qui vivaient dans les campagnes françaises du XIXème siècle étaient à peine français… »(p,VI)

         Mona Ozouf émettait toutefois un doute :

      « Si bien que les lecteurs de la Fin des terroirs conservent un doute : le constat de la sauvagerie paysanne n’est-il pas étroitement dépendant du choix que fait Weber de son espace et de ses sources ? Son espace, parce qu’il a récolté ses exemples au sud-ouest de la ligne Saint Malo-Genève : ses observations auraient-elles été les mêmes s’il avait tourné ses regards vers les les plaines du Bassin parisien, du Nord, de l’Est et du Sud-Est au lieu d’élire la France pauvre, la France rebelle, celle du « fatal triangle » de Stendhal… Or ces sources, Weber les utilise parfois sans assez d’esprit critique… » «(p,VIII)

         Une bonne question, sauf à noter que la fracture nationale décrite, avait au moins un sens géographique, sud contre nord, ou montagnes contre plaines, de même que la question  suivante :

        « …Resterait enfin la grande question de savoir quelle est la valeur du raisonnement inductif qui, du peu de familiarité avec la culture savante, conclut à l’absence de sentiment national…. » (p,IX)

         Deux questions qui posent les questions rarement abordées et traitées de la représentativité des sources analysées, et de l’évaluation des effets de leurs contenus.

        Introduction (page 9)

       L’auteur nous raconte comment il avait découvert le livre de Roger Thabault « Mon village » :

      « Thabault retraçait l’évolution d’une commune – bourg, villages, hameau, fermes isolées -, dans laquelle la vie avait suivi le même cours depuis des temps bien antérieurs à la Révolution, et n’avait changé, mais alors radicalement, qu’au cours du dernier demi-siècle avant 1914… »

      Vingt ans plus tard, l’auteur découvrait un autre livre, celui d’André Varagnac, qui décrivait à sa manière la même métamorphose « Civilisation traditionnelle et genres de vie » ;

      « « Toute une mentalité se mourrait, était morte. Coïncidence ? Varagnac, lui aussi, situait ce tournant décisif dans le dernier quart du XIX°  siècle. (p, 10)

       … En cherchant les réponses aux questions que Varagnac m’avait amené à soulever, j’étais conduit à découvrir une nouvelle France dans les campagnes du XIX ° siècle, une France où beaucoup de gens ne parlaient pas français, ne connaissaient pas (et employaient encore moins) le système métrique, où les pistoles et les écus étaient mieux connus que les francs, où les routes étaient rares et les marchés éloignés, et où une économie de subsistance traduisait la plus élémentaire prudence. Ce livre traite de ces changements et de l’évolution des mentalités au cours de cette période ; en un mot, il montre comment la France sous-développée fut intégrée au monde moderne et à la la culture officielle – celle de Paris et des grandes villes. » (p,11)

         Comment ne pas souligner la justesse du propos, car il a toujours existé, et il existe encore à mes yeux, un biais méthodologique de base dans la façon dont la plupart des chercheurs confondent bien souvent la France avec sa capitale, ou le monde des grandes villes.

        Plus loin l’auteur reconnait que dans son hypothèse de travail, il s’est délibérément attaché aux régions qui servaient le mieux ses intérêts –« l’Ouest, le Centre, le Midi et le Sud-Ouest- , et aux quarante ou cinquante années qui  précèdent 1914,  un biais méthodologique qui est effectivement de nature à diminuer la portée de son analyse, contrebalancé par le constat qu’il a fait aux Archives nationales :

         « Mais même les recherches qui s’en tiennent aux lignes traditionnelles de l’histoire sociale des années 1880-1914 posent des problèmes particuliers. Il y a de sérieuses lacunes aux Archives nationales pour ce demi-siècle décisif d’avant 1914). » (p, 12)

Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés