« Culture et impérialisme »
Edward W.Said
Ou
« Comment peut-on être un impérialiste ? »
« Sans le savoir ? »
Lecture critique
1
Incontestablement un livre d’analyse et de de réflexion riche et fécond, encyclopédique aussi, sur les relations qu’ont entretenues la culture et l’impérialisme occidental moderne, mais d’abord sur le rôle majeur que la culture aurait eu dans les origines de l’impérialisme, son fonctionnement lui-même, son épanouissement, et sa longévité.
Il s’agit de l’impérialisme occidental, et notamment celui des XIXème et XXème siècles, l’anglais et le français, et accessoirement, l’américain.
Le livre est difficile à résumer, mais nous tenterons de comprendre, à travers la lecture de l’ouvrage, pourquoi un lecteur français pourrait être, ou avoir été, à travers sa culture, un impérialiste sans le savoir, à la condition sine qua non, naturellement, qu’il ait eu une « culture ».
Indiquons tout de suite au lecteur que cet exercice de lecture d’une œuvre luxuriante est redoutable pour un esprit qui n’a pas été nourri au lait de la discipline des lettres comparées.
Notre seule ambition est celle d’une lecture critique, que je qualifierais volontiers de parallèle, plus versée dans l’étude et la réflexion sur l’impérialisme colonial que sur toutes les œuvres littéraires de la culture qui ont pu nourrir et entretenir les mythes coloniaux.
Notre analyse portera successivement, pour chacun des chapitres, sur la thèse elle-même de M.Edward W. Said, telle qu’elle ressort de sa lecture, les questions que cette thèse pose, très nombreuses, notamment en ce qui concerne la France, et enfin sur la relecture de quelques – unes des œuvres que le professeur de littérature propose pour fonder la démonstration qu’il propose, ou sur la découverte de Jane Austen, et d’une de ses œuvres, Mansfield Park, qu’il appelle en témoignage de sa démonstration.
Avec l’objectif de tenter de répondre à la question de fond : s’agit-il d’une interprétation ou d’une démonstration ?
Notre méthode de lecture critique tend à rester, le plus près possible de la pensée de l’auteur, en collant au texte lui-même, une méthode qui nous conduit donc le plus souvent à proposer, par agrégation, un ensemble successif d’extraits, c’est-à-dire une sorte de résumé.
Il est évident que cette méthode a un avantage, celui du respect de la pensée de l’auteur, mais qu’elle présente en même temps l’inconvénient de proposer une lecture plus aride.
. 464 pages de texte au total, et après une introduction d’une trentaine de pages, les quatre chapitres ci-après :
Chapitre 1 – Territoires superposés, histoires enchevêtrées (page 37 à 110)
Chapitre 2 – Pensée unique (page 110 à 273)
Chapitre 3 – Résistance et opposition (page 277 à 391)
Chapitre 4 – Avenir affranchi de la domination (page 395 à 464)
Cette lecture critique sera assez longue, étant donné que nous avons choisi de proposer beaucoup de citations du texte même de l’auteur, nécessaires à la bonne compréhension de cette thèse.
Et la publication de ces notes de lecture s’effectuera par chapitre.
&
Avertissement : les caractères gras sont de ma responsabilité.
Chapitre 1
« Territoires superposés et histoires enchevêtrées »
I – Lecture (p,35 à 111)
Le premier chapitre pose le principe du primat de la culture dans les origines, le fonctionnement, et le rayonnement de l’impérialisme, le concept d’impérialisme, étant aux yeux de l’auteur, plus large que celui de colonialisme. (p,44)
L’auteur relève tout d’abord les limites contestables de certaines analyses sur le rôle de l’empire dans la culture :
« Ces habitudes semblent dictées par l’idée vague mais puissante de l’ « autonomie » des œuvres littéraires, alors que la littérature elle-même (je vais tenter de le montrer tout au long du livre) multiplie les allusions qui la font apparaître comme partie prenante, à sa façon, de l’expansion de l’Europe outre-mer, et créée ainsi ce que Raymond Williams appelle des « structures de sentiment » qui soutiennent, enrichissent et consolident la pratique de l’empire. » (p,50)
L’auteur met ensuite en avant, pour la démonstration de ce type de « structure » le livre de Conrad « Au cœur des ténèbres » : « Cette mentalité impériale me semble merveilleusement saisie dans la forme narrative riche et complexe d’un grand texte de Joseph Conrad, Au cœur des ténèbres, court roman rédigé entre 1898 et 1899. » (p,61)
Marlow, le narrateur, et aussi aventurier, va au cœur de l’Afrique, sur le fleuve Congo, à la recherche d’un autre héros, Kurtz, pour y piloter un des premiers vapeurs belges du fleuve. Il y fait la découverte des horreurs de l’impérialisme, mais aussi de la forêt tropicale :
« Récit lui-même directement lié à la force rédemptrice comme au gâchis et à l’horreur de la mission de l’Europe dans le monde noir. » (p,61)
Et en vue de remédier à l’ignorance des « structures d’attitudes et de références » qui plombent la culture, M.Edward W. Said propose dans la partie V de ce chapitre premier d’« Intégrer l’impérialisme aux études littéraires modernes » (p,87)
« Nous poserons d’abord qu’historiquement des disciplines comme la littérature comparée, les lettres anglaises, la théorie culturelle, l’anthropologie sont filles de l’empire. Nous dirons même qu’elles ont contribué aux méthodes dont a usé l’occident pour maintenir son ascendant sur les indigènes, notamment si nous sommes sensibles à l’analyse géographique à l’œuvre dans la Question méridionale de Gramsci. » (p,96)
« D’où la question clef – très gramscienne : comment les cultures nationales britannique, française et américaine ont-elles maintenu leur hégémonie sur les périphéries ? » (p,97)
Et l’auteur de souligner à nouveau l’importance d’un concept, son rôle clé, celui de la « structure d’attitudes et de référence », une structure qui aurait irrigué la culture des trois puissances impérialistes, britannique, française et américaine.
« Cette méthode amène à lire les chefs d’œuvre de l’Occident comme une sorte d’accompagnement polyphonique des progrès de sa domination. Elle donne un autre sens, une autre « valence », à des auteurs comme Joseph Conrad et Rudyard Kipling : on a toujours vu en eux de grands originaux, jamais des écrivains dont les thèmes, ouvertement impérialistes, ont une longue vie antérieure souterraine et implicite dans l’œuvre de prédécesseurs comme Jane Austen et Chateaubriand.
Deuxièmement, le travail théorique doit commencer à formuler la relation entre l’empire et la culture… Nous n’en sommes, sur le plan théorique, qu’à tenter d’inventorier l’interpellation de la culture par l’empire…
Troisièmement, il nous faut garder à l’esprit les prérogatives du présent : il sert de boussole et de paradigme pour étudier le passé… l’impérialisme est à la fois si vaste et si détaillé, en sa qualité d’expérience où les dimensions culturelles sont cruciales, que nous sommes bien obligés de parler de territoires superposés, d’histoires enchevêtrées, communes aux hommes et aux femmes, aux Blancs et aux Non-Blancs, aux habitants des métropoles et à ceux des périphéries, au passé, au présent et à l’avenir. On ne peut apercevoir ces territoires et ces histoires que globalement : du point de vue de l’ensemble de l’histoire humaine conçues dans l’esprit des Lumières. » (p,110)
A la page 107, l’auteur appelle en garantie de sa thèse un des romans de Jane Austen, Mansfield Park :
Après avoir rappelé que les historiens de la culture ont omis un élément commun aux œuvres de fiction, les textes historiques et discours philosophiques de l’époque, les références géographiques, l’autorité de l’observateur européen, la hiérarchisation des espaces, avec un système de contrôle territorial et d’exploitation économique outre-mer, corrélé à l’univers socioculturel qui l’accompagne d’exploitation, l’auteur écrit :
« Sans eux, la stabilité et la prospérité au pays natal (l’expression anglaise at home, est extrêmement forte) serait impossible. On en trouvera donc l’exemple parfait dans Mansfield Park de Jane Austen : la plantation esclavagiste de Thomas Bertram à Antigua est mystérieusement nécessaire à la beauté majestueuse de ce lieu décrit en termes esthétiques et moraux – et cela bien avant le partage de l’Afrique et l’ouverture officielle de l’« âge de l’empire ».
Et de citer Stuart Mill, le grand économiste, qui ne voyait que commodité dans les îles :
« Il faut, dit-il, ne voir dans ces colonies qu’une commodité. »
« Ce que confirme Jane Austen qui, dans Mansfield Park, évacue les horribles épreuves de la vie aux Caraïbes en une demi-douzaine d’allusions incidentes à Antigua. Il en va de même chez les autres auteurs « canoniques » français et britanniques. »
II- Questions
Le premier chapitre soulève une question de fond, à savoir si oui ou non, la culture occidentale, dans toutes ses formes, et en tout cas, celle des XIX° et XX° siècles, pour ne pas parler du siècle présent, a été intrinsèquement liée à l’impérialisme, à la fois dans son fondement et dans son expression, l’Occident se résumant avant tout aux deux puissances coloniales que furent la Grande Bretagne et la France.
L’auteur pose les éléments d’une théorie qu’il va tenter de démontrer tout au long de son livre en décortiquant une série d’œuvres littéraires anglaises ou françaises, dont certaines connurent leur heure de gloire, au moment où elles ont été publiées, ou longtemps après.
L’auteur cite le livre « Au cœur des ténèbres », à la fois une excellente illustration de la thèse qu’il défend, et de la limite aussi de ce type de discours. Car Conrad fut autant un grand aventurier qu’un grand romancier, et son séjour sur le fleuve Congo se résuma à l’expédition éclair de quelques mois qui fut la sienne.
Car d’autres lecteurs ont lu cette œuvre avec un regard différent de celui du professeur, à titre d’exemple, celui d’un universitaire américain de Stanford University, Albert J.Guerard, dans son introduction au livre publié par The New America Library, en 1950.
Cette introduction insistait surtout sur le tragique des héros de Conrad, plus que sur le décor tropical du Congo, et des tragédies qui pouvaient s’y dérouler, en citant les propres mots de Conrad :
« The mind of a man is capable of everything – because everything is in it, all the past as well as all the future. »
Albert J.Guerard écrivait: “Conrad believes, with the greatest moralists, that we must know evil – out own capacities for evil – before we can capable of good.”
“And Heart of Darkness is the most intense expression of the mature pessimism.”
Et nous verrons qu’il est effectivement possible d’avoir deux positions de lecture, l’une tournée vers un ou plusieurs héros qui exaltent, en bien ou en mal, leur ego, sur une scène exotique, pleine de couleurs, ou la deuxième tournée vers la scène exotique avec son humanité ignorée ou niée.
Narcissisme, contemplation de son moi par l’auteur, ou ethnocentrisme, celui que l’auteur, et beaucoup d’autres reprochent aux sciences « savantes » européennes et blanches ?
Ou encore ethnocentrisme inverse ?
Ceci dit, à relire ce roman, on retrouve effectivement quelques vérités historiques depuis longtemps connues, notamment avec le rapport d’enquête de Brazza, et d’autres enquêtes postérieures.
Cette analyse va donc tenter de prouver qu’il existe dans la culture occidentale une « structure d’attitudes et de références », ou une structure de sentiments » qui imprègne toute la culture occidentale.
Etant précisé que cette structure d’attitudes et références, de supériorité raciale, de domination des indigènes, aurait donné son souffle à toutes les créations de la culture occidentale, « une sorte d’accompagnement polyphonique des progrès de sa domination ».
Il s’agit donc d’une vaste ambition sur un vaste sujet, et qui appelle donc une démonstration rigoureuse, même si l’auteur prend soin, à la fin de ce chapitre, de souligner les limites de cette ambition.
Est-ce qu’au cours des âges, telle ou telle puissance, à la fois sûre de sa force et de sa mission, grecque, romaine, mongole, arabe ou chinoise, n’a pas exalté de la même façon les éléments de sa puissance, l’impérialisme étant de tous les temps et de tous les continents ? Et donc leur culture n’a pu manquer d’entretenir des relations ambigües avec leur politique impériale.
Ne convient-il pas se demander par ailleurs si, en ce qui concerne l’Occident en tout cas, les technologies dont il a disposé, n’expliquent pas mieux l’impérialisme qu’une culture parée de ses plus beaux atours ? Nous reviendrons sur cet élément d’explication capital.
Il s’agit donc d’une théorie à la fois littéraire et politique, mais comment la valider dans son contenu, sa méthode, ses effets, et pour dire vrai, dans les faits ?
Et si le concept de structure est susceptible d’ouvrir l’appétit intellectuel d’un chercheur plutôt familier du concept, le concept d’analyse choisi est ambitieux, car il exige d’apporter la démonstration que culture et impérialisme constituaient bien un ensemble d’éléments cohérents, d’unités organisées dans le but de promouvoir cette doctrine, qui les imprégnait.
Sans aller jusqu’à une transposition en chiffres de la définition du grand économiste François Perroux, « un ensemble de proportions et de relations qui caractérisent une unité économique », on voit bien que l’exercice risque d’être rude.
Est-ce que l’auteur arrive à décrire les éléments d’un ensemble, d’une organisation solidaire, d’un système, ou se contente-t-il de décrire une manière, une disposition au sens que lui donne la stratégie ?
Nous reviendrons sur le sujet, car sa compréhension détermine assez largement l’adhésion qu’il est possible de donner ou non à la thèse de l’auteur, et la lecture des chapitres suivants nous dira donc si ce discours littéraire et politique séduisant est susceptible d’emporter notre conviction dans ce duel des lettres contre les chiffres ?
Autre remarque relative au risque permanent de télescopage chronologique que prend une telle analyse, à partir du moment, comme c’est le cas à la page 108, où celle-ci appelle en garantie de démonstration théorique et pratique des auteurs comme Césaire, Fanon, ou Memmi, qui se sont illustrés par leur combat anticolonialiste après la deuxième guerre mondiale. L’avenir des impérialismes anglais et français était d’ores et déjà scellé, et quasiment, dès les origines, dans le cas français, alors que l’impérialisme américain dominait le monde.
Et que tout à fait curieusement, les Etats Unis d’Amérique prônaient la liberté des peuples à disposer d’eux-mêmes, alors qu’ils maintenaient dans leur pays la ségrégation entre noirs et blancs.
Historicité du discours à laquelle l’auteur affirmait être attaché ?
Et pour la fin, quelques premiers mots sur l’analyse que l’auteur fait de Mansfield Park :
L’auteur soulève, dès la page 107, la question de la représentativité et de la pertinence de cette œuvre pour valoir démonstration du théorème : « le parfait exemple » de la relation culture et impérialisme, en même temps que seulement « une demi-douzaine d’allusions incidentes à Antigua », c’est-à-dire aux réalités de l’impérialisme de son époque ?
Il y a là de quoi hésiter et nous verrons, dans les questions relatives au chapitre 2, lequel consacre de nombreuses pages à la même œuvre, qu’il est difficile d’adhérer à la démonstration.
Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés