Carnets Buron – 10 – Fin
Comment conclure ce texte ?
Sans conclusion ?
Un vrai gâchis ?
Ou avec la conclusion d’Alice Zeniter ?
« Dans l’art de perdre, il n’est pas difficile de passer maître »
Il se trouve qu’en même temps que je relisais les carnets de Robert Buron, j’ai eu connaissance de la publication du livre d’Alice Zeniter « L’art de perdre »
Ce type d’histoire m’était familière et j’ai eu évidemment envie de lire ce livre qui nous projette au cœur de la tragédie algérienne pour tous ceux qui en Algérie ou en France en ont souffert dans leur chair, dans leur intelligence, dans leurs cœurs ; il y en a eu beaucoup dans les deux camps, mais je pense évidemment ici aux algériens et algériennes qui nous ont accompagnés dans la guerre d’Algérie, et que nous n’avons eu ni le courage, ni la loyauté de bien accueillir chez nous, avec leurs descendants.
C’est l’histoire de la petite fille d’un homme qui avait choisi le camp de la France, et qui s’est trouvée à la fois coupée de ses racines et dans une sorte d’état d’ « entre-deux identitaire » en métropole.
Son témoignage montre qu’entre l’Algérie et la France, certaines relations humaines sont encore imprégnées de haines recuites, sans espoir de pardon, d’oubli et de deuil.
Il est dommage que plusieurs dizaines d’années après l’indépendance de 1962, aujourd’hui 55 années, les pouvoirs constitués d’Algérie continuent à entretenir ce type de mémoire toxique, alors que des centaines de milliers d’algériens et d’algériennes sont venus dans notre pays depuis l’indépendance, venant d’un pays devenu indépendant, avant la deuxième guerre civile des années 1990, et encore après.
Après un voyage de découverte « rétroactive » du pays de sa famille, y avoir rencontré des gens ouverts ou fermés, elle en tire une conclusion qu’elle exprime dans le texte d’une poésie que lui a contée son ami Ifren, pour illustrer les désillusions de son voyage.
Le contenu de cette poésie d’Elisabeth Bishop se situe au croisement de plusieurs chemins de vie, l’amour, la haine, le pardon, le désespoir, ou la lucidité : savoir perdre pour croire à la vie.
« Elle rit parce que l’apparition de la poétesse américaine dans cette voiture qui longe la côte algérienne à toute vitesse a quelque chose d’incongru. Ifren commence à réciter :
« Dans l’art de perdre il n’est pas dur de passer maître,
Tant de choses semblent si pleines d’envie,
d’être perdues que leur perte n’est pas un désastre.
Perds chaque jour quelque chose. L’affolement de perdre
tes clés, accepte-le, et l’heure gâchée qui suit.
Dans l’art de perdre il n’est pas dur de passer maître. »
Puis entraîne-toi, va plus vite, il faut étendre
Tes pertes : aux endroits, aux noms, au lieu où tu fis
Le projet d’aller. Rien là qui soit un désastre.
J’ai perdu la montre de ma mère. La dernière
Ou l’avant-dernière de trois maisons aimées : partie !
Dans l’art de perdre il n’est pas dur de passer maître.
J’ai perdu deux villes, de jolies villes. Et plus vastes,
Des royaumes que j’avais, deux rivières, tout un pays.
Ils me manquent mais il n’y eut pas là de désastre.
Page 496
A la lecture de ce roman de vraie vie, je vous avouerai que je l’ai de beaucoup préféré aux deux romans qui ont récemment reçu le Goncourt, « L’art de la guerre » et « Le sermon sur la chute de Rome ».
Ces deux livres mettent, brillamment et littérairement, en scène des guerres « coloniales », sans en avoir fait l’expérience, pour autant d’ailleurs que l’on puisse classer la guerre d’Algérie dans cette catégorie.
Avec une conclusion éclair et claire, 1) L’armée française qui a été la mienne en Algérie ne fut pas une armée « coloniale », 2) En accordant l’amnistie à tous les crimes de guerre commis des deux côtés, pendant cette guerre, les Accords d’Evian ont laissé un poison mortel dans les relations entre la France et l’Algérie, et dans notre histoire commune. 3) le vœu qu’enfin le peuple d’Algérie apprenne aussi que « Dans l’art de perdre il n’est pas dur de passer maître ».
Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés