Histoire coloniale, développement et inégalités dans l’ancienne Afrique Occidentale Française Thèse Huillery – Chapitre 1- Lecture critique – Deuxième partie

« Histoire coloniale, développement et inégalités dans l’ancienne Afrique Occidentale Française »

HESS – 2008 – Thèse de Mme Huillery

Notes de lecture critique

II

Chapitre 1 (p,19 à 71)

« Mythes et réalités du bilan économique de la colonisation française »

Deuxième Partie

II . Coûts et bénéfices de la colonisation pour les colonies

         Compte tenu du bouleversement complet qu’a provoqué la colonisation dans les colonies, l’auteure note dès le départ qu’il sera difficile d’établir ce type de comptabilité : « Mais nous sommes très conscients de l’impossibilité radicale qu’il y a à établir une évaluation quantitative des coûts et bénéfices de la colonisation pour les colonies. » (p,55)

        L’auteure botte donc en touche dès le départ du bilan en proposant un exercice dont le contenu ne parait plus appartenir au domaine conceptuel du bilan, une réserve surprenante, étant donné que les graphiques proposés montrent bien qu’en francs 14, l’AOF a vu ses moyens budgétaires augmenter sensiblement au cours de la période étudiée, et que les chiffres du commerce extérieur de l’AOF montrent également qu’il a beaucoup progressé.

       « Nous formulons donc un peu différemment les questions dans cette deuxième partie en se demandant en quoi la colonisation a été favorable ou défavorable au développement des colonies plutôt qu’en se demandant ce que la colonisation a coûté ou rapporté aux colonies. » (p,56)

A – En quoi la colonisation a-t-elle été favorable au développement des colonies ?

  1. Les investissements privés

      L’auteure propose dès le départ son constat : «  Les investissements privés dans les colonies ont-ils permis aux économies colonisées de se développer ? A notre connaissance, il n’est guère d’historiens qui le défendent »

      L’auteure renvoie vers les travaux de Philip Curtin qui concernent l’économie ouest-africaine, lequel rapporte « que le commerce interne de la région était au XIXème siècle beaucoup plus important que le commerce transatlantique », et pour cause, étant donné que tous les « initiés » savaient que l’ouest africain était, géographiquement parlant, ce que notait le géographe Richard-Molard, un continent clos, avant son ouverture aux échanges internationaux grâce aux ports et aux voies de communication qui n’existaient pas et qui y ont été construits (voir la citation Richard-Molard dans un de nos avant-propos).

      Il aurait été d’ailleurs intéressant que l’auteure nous donne les chiffres de ce commerce interne, qu’il s’agisse de textiles, de noix de kola, de sel, d’or…ou peut-être d’esclaves, dont le trafic interne fut important et persista longtemps.

     A titre d’exemple, à la fin du dix-neuvième siècle, l’Almamy Samory que la France combattait dans l’Ouassoulou, à l’ouest du bassin du Niger, à tort ou à raison, finançait encore des achats de fusils à tir rapide en Sierra Leone en vendant des esclaves.

    L’auteure écrit qu’une des premières causes du manque de développement a été l’insuffisance des investissements privés, associée au choix des investissements effectués, mais quid en AOF, terrain d’étude choisi par cette thèse ?

      L’analyse détaillée des statistiques douanières et des balances des paiements de l’AOF aurait pu apporter de la lumière sur ce constat, de même que sur la nature et la croissance des échanges entre la métropole et l’AOF, ainsi que sur le rôle des pôles de développement que constituèrent les nouveaux ports et les nouvelles voies de communication.

  1. Les investissements publics

      « Le bénéfice que les colonies ont retiré de la colonisation viendrait-il donc des investissements publics ? C’est ce que défendent les historiens du courant anti-repentance. » (p,59)

     L’auteure procède à un nouveau tour d’horizon de la « littérature » disponible qui fait le constat du faible niveau des investissements publics, mais sans proposer elle-même, à ce stade de la thèse, ses propres calculs pour l’AOF, en concluant :

     « Pour conclure sur les bénéfices que les colonies ont retirés de la colonisation, il s’avère donc que le bénéfice des investissements privés peut être considéré comme inexistant, du fait du manque de rationalité économique et de prise en compte des besoins locaux qui ont guidé le placement des capitaux privés. »(p,62)

        Un constat qui ne peut manquer de surprendre !

B. En quoi la la colonisation a-t-elle été défavorable au développement des colonies ?

      « La dernière question qui achève l’examen des composantes du bilan économique de la colonisation recensées dans la littérature, est sans aucun doute la plus difficile de toutes les questions que nous avons posées : en quoi la colonisation a-t-elle été défavorable au développement des colonies. » (p,62)

     Le lecteur aura noté que c’est à nouveau à partir de la « littérature » qu’un bilan économique de la colonisation lui a été proposé, et que la question est posée de façon a priori négative, « défavorable »..

a)    L’absence d’investissement productif

     L’auteure fait appel à Mme Coquery-Vidrovitch et à M. Moniot pour distinguer les trois phases qui auraient été celles du pillage, de l’économie de plantation, et de l’économie de traite, un classement qui a une certaine valeur, mais qui gagnerait à être plus rigoureux dans son analyse géographique et historique.

    Les investissements privés et publics auraient été inadaptés au développement des colonies, avec des infrastructures tournées vers l’extérieur, des réalisations pharaoniques telles que l’Office du Niger, la « charge que représentait l’administration coloniale pour des populations dont les ressources n’étaient pas en adéquation avec un degré d’organisation et de centralisation tel. Il faut rappeler bien entendu que les salaires des fonctionnaires coloniaux français servant dans les colonies, c’est-à-dire l’essentiel des coûts administratifs des budgets coloniaux, étaient à la charge des budgets locaux et que c’était en définitive les contribuables africains qui rémunéraient les administrateurs français, à des niveaux de rémunération sans commune mesure avec celles qui se pratiquaient dans les sociétés indigènes. Il y a donc comme une forme d’absurdité économique à appliquer aux colonies des structures budgétaires, économiques, et financières qui sont issues et adaptées à une économie telle que celle de la France » (p,66)

       Absurdité économique ou angélisme ? Il est effectivement souhaitable de creuser le sujet comme le propose l’auteur, avec trois éclairages, ceux de l’ancien gouverneur Delavignette et d’un ministre socialiste des colonies,  Marius Moutet, et enfin celui, anachronique, mais révélateur, du régime de rémunération des fonctionnaires français servant aujourd’hui outre- mer.

      Dans son livre « Service Africain », le gouverneur Delavignette relevait au sujet du fonctionnaire colonial :

     « Et d’abord, il peut compter sur les doigts de la main le provisoire de sa propre vie : dix séjours de deux ans, qui font vingt passages en mer, et voilà le dossier rayé, bon pour les archives. C’est un homme qui souffre un vieillissement constaté de dix- sept ans par rapport à la table de mortalité de la Caisse des retraites de la Métropole. «  (p,54)

    Autre citation, « Jusqu’en 1929, le Gouverneur général de l’AOF en Conseil de Gouvernement annonçait solennellement le nombre de journées d’hôpital des Européens. Pour cette année-là, sur 16 000 européens, 5.241 hospitalisés et 83.291 journées d’hôpital. » (p,55)

     Marius Moutet, le ministre des Colonies, notait dans une circulaire adressée à ses Gouverneurs Généraux, en 1936 :

     « …J’ai pu constater à la lecture de l’annuaire que l’Afrique occidentale française, avec ses 15 millions d’habitants, comptait près de 3 000 fonctionnaires européens, soit à peu près autant que l’Inde anglaise avec ses 400 millions d’habitants. C’est incontestablement trop… »

       Une dérive des effectifs sûrement, mais en raison d’une politique coloniale très différente de celle des Anglais qui avaient une préférence pour l’administration indirecte, laquelle, dans le cas de l’Inde, bénéficia souvent  de l’appui de gouvernances locales établies et riches  (les rajas), ce qui ne fut pas le cas en AOF.

         Ne s’agissait-il d’ailleurs pas d’une politique coloniale assumée par les gouvernements de la Troisième République ?

       Il est vrai qu’en Nigéria, donc en Afrique de l’ouest, mais au nord de cette colonie, les Anglais, appliquèrent ce que l’on a appelé la doctrine Lugard de l’indirect rule, en s’appuyant sur les deux sultanats musulmans puissants de Sokoto et de Kano, sans équivalent en Afrique française de l’ouest, mais que dans le sud animiste, les mêmes Anglais furent dans l’obligation d’imiter les Français, compte tenu du morcellement politique de cette région. 

     Enfin, la mise en place d’un Etat fédéral qui n’a pas survécu aux indépendances, et d’Etats locaux qui, eux ont survécu, en dépit des très nombreuses crises qui les ont affecté après les années 1960, n’aurait-elle pas été le coût contesté ou justifié des charges administratives des budgets locaux ? Avec une administration assez bien organisée et un système de gestion financière publique et privée sous contrôle.

      L’historien indien Panikkar reconnaissait au moins à la colonisation anglaise le mérite d’avoir mis en place un Etat moderne.

       De nos jours, le seul exemple du Mali montre bien les ravages que peut causer l’absence d’un Etat, plus de 50 ans après son indépendance.

     Et pourquoi ne pas s’interroger, de façon tout à fait anachronique, mais en même temps révélatrice, sur les régimes de rémunération et de retraite actuels des fonctionnaires français en service outre-mer ou originaires de l’outre-mer, alors que ces territoires accueillent, sans aucun problème de santé, de très nombreux touristes ? Au moins 40% de plus qu’en métropole, avec d’autres avantages.

      Au siècle du tout tourisme et du tout aérien dans les mêmes territoires !

 c) La dépendance à l’égard de l’extérieur

    L’auteure conclut : « La dépendance à l’égard de l’extérieur n’était donc peut-être pas en elle-même un facteur de blocage. Mais ajouté au manque d’investissements productifs et à l’irrationalité de certaines orientations de la production, cet état de dépendance vis-à-vis des marchés européens n’a pas été un facteur de développement des économies coloniales. » (p,66)

d)   Le laxisme budgétaire et financier

      L’auteure revient sur une des conclusions de Jacques .Marseille quant à la couverture des déficits commerciaux par l’Etat français, et note :

     « Sans s’attarder sur de pareilles affirmations, rappelons seulement que l’« immense » contribution française aux finances des colonies n’est pas établie et que c’est seulement oublier qu’au moins jusqu’en 1945, la plupart des budgets des colonies et des fédérations, au moins à n’en pas douter ceux de l’AOF que nous avons pu consulter, sont remarquablement équilibrés, la plupart du temps même largement excédentaires, sans intervention massive des subventions du Trésor français. » (p, 67)

       Et pour cause, étant donné le principe posé par la loi du 13 avril 1900, celui de l’autonomie financière des colonies, semblable au principe britannique du self-suffering, qui gouverna les relations coloniales dans l’Empire britannique !

       Après 1945, la création du FIDES changea complètement la donne.

      Est-il besoin de préciser qu’aucune des colonies françaises ne venait à la cheville du riche Empire des Indes !

     Quant à l’existence des excédents des budgets et au rôle des caisses de réserve, nous y reviendrons dans la lecture du chapitre 2, étant donné que le décret du 30 décembre 1912 et les textes subséquents avaient verrouillé complètement les conditions de l’équilibre des budgets coloniaux et que les caisses de réserve, verrouillées également dans leur plafond, avaient pour but à la fois de régulariser le cours pluriannuel des recettes et de faire face aux calamités naturelles des territoires.

    L’auteure ajoute une note de conclusion un brin polémique en écrivant :

    « Quoi qu’il en soit, il est très choquant, aux vues des structures mêmes de l’économie coloniale que nous avons développées plus haut, d’affirmer que l’héritage de laxisme budgétaire et financier soit le seul reproche que l’on puisse faire à la colonisation » (p,68)

     Le débat ouvert sur un laxisme qui aurait existé ou pas a un caractère surréaliste sur le plan historique, sauf à distinguer une fois de plus les deux grandes périodes de la colonisation, en indiquant qu’effectivement au fur et à mesure des années 1950, la métropole a été dans l’obligation d’augmenter la part de subvention qui avait été fixée à l’origine dans le financement du FIDES.

III. Conclusion (p,69)

    L’auteure écrit :

    « Nous avons passé en revue l’essentiel de ce que l’on trouve dans la littérature au sujet du bilan économique de la colonisation….

   Pour la France, le bilan s’avère plus positif que prévu…

   Pour les colonies, le bilan s’avère aussi peu positif que prévu…

   Si l’évaluation des pertes pour les économies coloniales est impossible du fait de la nature des transformations impliquées, il est encore possible, et il nous parait souhaitable, d’éclaircir la question des investissements en biens publics et leur financement.

            Ainsi, nous nous proposons d’utiliser la collecte des données budgétaires de l’Afrique Occidentale Française pour traiter à la fois le coût de la colonisation pour le contribuable français et la question du montant des investissements publics financé par la France dans cette région. » (p, 70)

&

Mon propre « abstract » :

     Première remarque : était-il véritablement utile, si le propos s’inscrivait dans une démarche scientifique de ranger les recherches de Jacques .Marseille ou de Catherine .Coquery-Vidrovitch, pour ne citer que ces deux noms, dans la catégorie de la « littérature », outre le fait que trop souvent le ton de ce chapitre est polémique ?

       Deuxième remarque : il s’agit en effet d’une revue inutilement polémique, étant donné que le résultat de la recherche portant sur le bilan économique qui nous est proposé tire pour l’essentiel son intérêt de la critique des recherches « scientifiques » qui ont pu être faites sur ce bilan, c’est-à-dire sur les « données empiriques » de l’historiographie.

       Un manque de valeur ajoutée d’autant plus surprenant que dans le cas de l’AOF, terrain des recherches privilégiées de l’auteur, cette dernière s’est bien gardée d’éclairer le lecteur sur le bilan économique des colonies concernées, ne serait-ce qu’en analysant la courbe et le contenu des séries statistiques douanières et financières les concernant, analyse qui aurait eu le mérite de vérifier pour la période post 1945, celle du FIDES, si le raisonnement tenu par Jacques Marseille sur l’équilibre des comptes extérieurs de l’AOF tenait ou non la route.

      Il n’était du reste pas le seul à défendre cette position. Dans le livre qu’a publié en 1957 J.Ehrhard, intitulé « Le destin du colonialisme », J.Ehrhard écrivait au sujet de l’aide de la France Chapitre II :

      « L’aide budgétaire apportée par la France à l’Outre-Mer a longtemps été assez modeste. Mais l’équipement a été dans une large mesure réalisé avant – guerre sur fonds d’emprunts placés en France que l’avilissement de la monnaie a pratiquement transformés en subventions, au détriment du prêteur métropolitain.. En francs actuels (1957) les sommes empruntées par l’ensemble des pays d’outre-mer représentent tout de même 210 milliards antérieurement à 1914, 577 de 1914 à 1939. » (p,25)

     Nous verrons à l’examen du chapitre 2 que cette citation pose la question de l’interprétation financière que Mme Huillery propose dans ses analyses du Chapitre 2 sur la nature des emprunts et des avances.

      Troisième remarque : beaucoup d’informations dans ce premier chapitre, mais avec des titres ambigus, un bilan, des coûts et des bénéfices, un développement ou non, sans que le lecteur puisse se faire une opinion dans le cas précisément de l’AOF, sauf à comprendre que cette thèse s’inscrit en faux par rapport à celle de Jacques Marseille.

      Un titre d’autant plus ambigu que dans la deuxième partie consacrée aux colonies, l’auteur passe du concept de bilan « coût et bénéfices » à celui indéterminé de « développement ».

    Quatrième remarque : l’analyse de ce chapitre ne s’inscrit pas dans l’histoire de l’AOF et de ses relations avec la France.

    Comment est-il possible de présenter les choses comme s’il y avait eu une continuité historique dans les relations coloniales, en ignorant les situations coloniales de chacune des périodes analysées, tout en feignant d’ignorer que le grand principe de la colonisation a été celui fixé par la loi de 1900, « aides toi financièrement toi-même ! », le même que le self-suffering britannique, à la seule différence près que les Britanniques avaient mis la main sur des territoires dont le potentiel de ressources n’avait rien à voir avec celui des Français.

     Après 1945, tout a changé, et la rigueur de l’analyse historique imposait d’en tenir compte.

    Cinquième remarque : s’agit-il de la démonstration crédible d’un bilan économique qui, à proprement parler, n’a pas été fait, mais qui s’inscrit souvent dans le débat politique et dans un champ géographique et historique flou ?

     A la lecture de ce chapitre, certains lecteurs se demanderont peut-être s’il n’est pas à ranger lui aussi dans la « littérature économique ».

    Une question ultime : pourquoi ne pas se demander les raisons pour lesquelles l’auteure de cette thèse, laquelle se présente volontiers comme un adversaire intellectuel de Jacques Marseille, n’a pas cru devoir, précisément dans le cas de l’AOF, vérifier que la démonstration principale de l’historien, c’est-à-dire la couverture des déficits des balances commerciales par des transferts de fonds publics, n’était historiquement pas fondée ?

     Il est bien dommage en effet que dans le cas de l’AOF, l’analyse de cette thèse n’ait pas porté sur l’équilibre de ses comptes extérieurs, publics, étant donné que l’objectif de ce chapitre était de sortir du terrain de la « littérature » de l’histoire économique coloniale, représentée, semble-t-il dans le cas d’espèce, par Jacques Marseille.

 Jean Pierre Renaud