L’ancienne Afrique Occidentale Française: « Les embrouilles de la mathématique postcoloniale » -thèse Huillery

LES EMBROUILLES DE LA MATHEMATIQUE POSTCOLONIALE 

« HISTOIRE COLONIALE, DEVELOPPEMENT ET INEGALITES DANS L’ANCIENNE AFRIQUE OCCIDENTALE FRANCAISE »

Thèse de Mme Elise Huillery

Sous la direction de Denis Cogneau et de Thomas Piketty

Autres membres du jury : MM Esther Duflo, MM Jean Marie Baland, Gilles Postel-Vinay,  et Pierre Jacquet

27 novembre 2008

Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales

Rappel de publication des notes précédentes : annonce de publication, le 10 juillet 2014 – avant- propos, le 27 septembre 2014 – Chapitre 1, les 10 et 11 octobre 2014 – Chapitre 3, le 5 novembre 2014 – Chapitre 4, le 6 novembre 2014

Chapitre 2, les 2 et 3  décembre 2014

Notes de lecture critique

VII

Les Embrouilles de la mathématique postcoloniale

Conclusions générales  

S’agit-il d’histoire coloniale économique et financière ?

Une double occasion manquée ! ou triple peut être !

            La thèse de Mme Huillery a été examinée en 2008 par un jury qui comprenait notamment deux économistes de grande notoriété,  Mme Duflo et  M.Piketty.

            Cette thèse avait l’ambition de dire la vérité historique sur la nature des relations économiques et financières entretenues entre la France et l’AOF pendant la période coloniale 1898- 1957, avec les deux conclusions principales ci-après :

–       La France a très faiblement contribué financièrement au développement de l’AOF, le colonisateur blanc ayant été le fardeau de l’AOF, « le fardeau de l’homme noir », et non l’inverse.

–       la politique coloniale des investissements effectués dans les districts (les cercles), entre 1910 et 1928, est la cause des inégalités de développement constatées  en 1995.

          Dans le journal Libération du 2 décembre 2008, Mme Duflo, avait donné le « la » de cette thèse, en déclarant notamment, sous le titre :

              « Le fardeau de l’homme blanc ? »

           « Personne (y compris l’historien qui fait autorité sur la question, Jacques Marseille, dont la thèse avait popularisé l’idée que la colonisation avait été « une mauvaise affaire pour la France) n’avait pris la peine d’éplucher en détail les budgets locaux « 

          Dans le journal Le Monde du 27 mai 2014, et à l’occasion de la remise prestigieuse du Prix du meilleur jeune économiste 2014, Mme Huillery s’est exprimée sous le titre :

            « La France  a été le fardeau de l’homme noir et non l’inverse »

            Et dans le corps des « Propos recueillis par A. De Tricornot. », Mme Huillery vise notamment le cas de l’AOF.

              Cette phrase claque au vent comme un slogan, d’autant plus qu’elle s’inscrit, pour les initiés, dans l’héritage d’un des hérauts du « colonialisme » anglais, Rudyard Kipling, et de tous les autres « hérauts » du grand combat de la « civilisation », telle qu’ils l’imaginaient.

       Comme je l’ai déjà indiqué, les lectures et recherches que j’ai effectuées depuis une dizaine d’années sur l’histoire coloniale et postcoloniale m’ont fait maintes fois regretter que les chercheurs de cette branche de l’histoire n’attachent pas une importance suffisante aux outils statistiques, économiques et financiers  nécessaires à l’évaluation historique des faits ou événements décrits, et à leur cadrage.

      L’histoire coloniale et postcoloniale française souffre d’une sorte de carence des recherches relatives à son histoire économique et financière, alors qu’en tant que telle, et de toute façon, elle n’a jamais occupé une bien grande place dans les universités françaises.

          J’ai donc abordé la lecture et  l’analyse de cette thèse avec beaucoup d’intérêt et de curiosité, mais après l’avoir décortiquée, la démonstration Huillery ne m’a pas convaincu, et je m’en suis expliqué longuement dans les notes de lecture critique que j’ai publiées sur ce blog.

Résumons mes conclusions générales :

        Alors que cette thèse est le résultat d’un important travail de collecte de données analysées avec une grande sophistication des outils utilisés, et en dépit d’une rédaction trop souvent polémique, pourquoi la démonstration proposée ne parait-elle pas pertinente ?

        Chapitre 1 : Où sont passés les comptes extérieurs de l’AOF ?

       Le chapitre 1 brosse le portrait, un brin polémique, de la « littérature » qui existerait sur le bilan économique de la colonisation, une littérature qu’elle juge très insuffisante, fusse celle de l’historien Jacques Marseille !

      La critique principale qui mérite d’être faite sur le contenu de ce chapitre est celle d’une absence d’analyse des comptes extérieurs de l’AOF, une analyse qui aurait pu nous convaincre que dans le cas précisément de l’AOF la thèse Marseille n’était ni fondée, ni vérifiée.

       La consultation de quelques sources historiques d’information nous laisse à penser que le raisonnement historique de Jacques Marseille sur la couverture des comptes extérieurs de l’AOF par des fonds métropolitains publics ou privés pourrait être vérifié également dans le cas de l’AOF.

       Il s’agit là d’une impasse historique d’autant plus surprenante que les données statistiques du commerce extérieur de l’AOF étaient plus facilement accessibles que beaucoup d’autres données recherchées dans des documents de l’époque, notamment ceux tirés des cent-vingt cercles de l’AOF, entre les années 1910-1928, des cercles qui n’avaient généralement pas de base « bureaucratique » stable, encore moins au- delà des côtes africaines.

         Les chercheurs qui ont eu l’occasion de fréquenter l’histoire factuelle des cercles de l’hinterland ont pu le vérifier.

     Chapitres 3 et 4 : des corrélations calculées sur des bases fragiles et avec de grands « trous noirs » (1928 à 1995) !

        Les chapitres 3 et 4, dont l’ambition est de vérifier

      I – qu’il existe bien, pour le chapitre 3,  une corrélation statistique entre les investissements « inégaux » effectués entre 1910 et 1928 dans les cent-vingt cercles de l’AOF, dans la santé, l’éducation, et les travaux publics recensés dans les mêmes cercles et les résultats de modernité recensés dans les mêmes cercles en 1995, parait d’autant moins pertinente, qu’outre la fragilité des sources que constituent ces bases, les calculs de corrélation font l’impasse sur le trou noir relevé par le directeur de cette thèse, entre 1960 et 1995, mais tout autant sur l’autre trou noir de la période 1928-1960.

         II – que le même type de corrélation peut fonctionner entre la base du settlment européen recensé au début du vingtième siècle et le développement des « current performances de tel ou tel cercle, plus de soixante ans après :

       « My central finding is that European settlment remains a positive determinant of current performances » (p,182)

       Au titre des facteurs de cette corrélation, l’auteure fait apparaître le facteur hostility mesurée dans les cercles sur la période 1910-1960, un concept flou et très difficile à définir et à saisir, tout au long d’une période qui va de 1910 à 1960, donc une sorte d’exploit statistique, encore plus dans ce type de territoire.

       Comment expliquer par ailleurs les impasses qui sont faites sur le Sénégal et sur le Bénin, l’ancien Dahomey ?

     Nous avons exprimé un grand scepticisme sur ce type de corrélation pour un ensemble de raisons que nous avons exposées, ne serait-ce que le très faible poids démographique des Européens au cours de la période étudiée.

        Une des questions centrales que  pose ce type d’analyse touche à la définition du capitalisme colonial, tel qu’il a fonctionné en AOF, un capitalisme qui, nécessairement ne pouvait que rayonner à partir des côtes et des nouvelles voies de communication créées, et qui par nature ne pouvait qu’être inégal dans son résultat.

      Le chapitre 2 a fait l’objet de toute notre attention, étant donné que son objectif était de mesurer l’effort financier que la France avait consenti pour l’équipement et le développement de l’AOF, et qu’au résultat, cette thèse concluait au montant négligeable de l’aide financière publique, celle du « contribuable », accordée à l’AOF, et à l’inversion de la formule sur le fardeau de l’homme blanc, ce dernier ayant été en définitive, et après calcul, le fardeau de l’homme noir.

     Ce chapitre a fait l’objet de nombreuses critiques, questions, ou objections, la principale ayant un double caractère, une analyse à la fois en dehors de l’histoire et dans un champ anachronique.

      En dehors de l’histoire ? Il n’est pas pertinent d’analyser le cours et le contenu des relations économiques et financières entre la métropole et l’AOF en faisant l’impasse sur les ruptures des deux guerres mondiales et sur la rupture institutionnelle qu’a constitué la création, en 1946, du FIDES, mettant un terme au principe de la loi du 13 avril 1900, d’après lequel les colonies avaient l’obligation de financer elles-mêmes leur fonctionnement et équipement.

     Dans un champ anachronique ? Nous avons vu par quel tour de passe- passe historique cette analyse avait fait passer l’aide financière de la France de plus de 700 millions de francs 1914 à moins de 50 millions de francs 1914, sans d’ailleurs que la totalité des données chiffrées soit vérifiée.

      La justification qu’en donne l’auteure mérite d’être citée in extenso :

     « En effet en général, un prêt ou une avance ne sont pas considérés comme de l’aide publique, sauf s’ils comportent certaines conditions financières avantageuses mesurant son degré de « concessionnalité » : le concept de « concessionnalité » a été initialement introduit en 1969 par le Comité d’aide au développement (CAD) de l’OCDE. Il impliquait un « élément don » minimum de 25 pourcent. L’élément don est égal à la part de don incluse dans le prêt exprimée en pourcentage de sa valeur faciale, le don étant la différence entre la valeur faciale d’un prêt, calculée sur la base d’un taux d’actualisation constant de 10 pourcent, et sa valeur actuelle nette, calculée sur la base d’un taux concessionnel accordé en réalité par le prêteur. Cette définition est toujours utilisée par les institutions internationales pour calculer l’aide publique au développement. Pour calculer l’aide effectivement apportée par la France, nous allons donc utiliser cette définition, bien qu’elle soit postérieure à la période coloniale. «  (page 91)

       Il est évident que cette méthode de calcul est tout à fait anachronique, outre le fait, comme nous l’avons vu, qu’elle est fondée sur une analyse de concepts financiers non pertinents, un contresens en matière d’emprunt pour la période 1898-1939, une interprétation ambiguë des avances du FIDES, postérieure à 1945, et sur une impasse des données postérieures à 1957, pour la période encore coloniale des années 1957-1960.

     En résumé, je ne suis pas convaincu que le luxe de cette mathématique postcoloniale permette de bien mesurer le « poids » du fardeau de l’homme blanc ou noir.

      Cette thèse fait par ailleurs une autre sorte d’impasse sur un certain nombre d’acquis que la colonisation a tout de même apporté à l’AOF :

     – une paix civile qui se substitua très souvent aux guerres traditionnelles qui troublaient la vie de ces territoires,

   – l’introduction d’une nouvelle forme d’Etat moderne, un système juridique et judiciaire cohérent, quoiqu’on puisse en dire, et même s’il fut à la fois égalitaire et discriminatoire avec le Code de l’Indigénat, avec beaucoup de jalons de vie commune et de conscience collective, au niveau de chacune des colonies devenues des Etats indépendants en 1960,

     – l’introduction d’un système monétaire et financier moderne articulé sur une organisation internationale, un instrument monétaire d’échange commun dans toute la Fédération qui eut d’ailleurs du mal à s’imposer, face à celui traditionnel des cauris ou de la monnaie anglaise,

      – l’introduction d’une langue de communication régionale qui n’existait pas, et enfin sur l’évolution de la démographie tout au long de la colonisation, évidemment plus favorable dans les zones des pôles de développement, c’est à dire sur les côtes à présent ouvertes sur le grand large.

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Pourquoi ce regret d’une double occasion manquée, pour l’exemple ?

     Une première occasion manquée pour l’exemple pédagogique, celle de voir la jeune et nouvelle Ecole d’Economie de Paris, promouvoir une lecture quantitative modernisée de notre histoire coloniale, des relations économiques et financières ayant existé entre la métropole et les colonies, tout au long de la période coloniale, ce qui n’a pas été le cas !

     Une deuxième occasion manquée sur le terrain même des thèses de doctorat portant sur l’histoire coloniale ou postcoloniale, et de leur « intérêt scientifique », réel, supposé et vérifié par le jury de thèse. Il aurait été très intéressant d’avoir accès au rapport ou aux rapports qui ont pu être communiqués au jury, à l’avis lui-même de ce jury, afin de savoir si le jury, dans son ensemble, avait entériné le contenu de cette thèse, en tout ou en partie. (Arrêtés des années 1992 et 2006)

     Je me suis déjà exprimé sur ce sujet sensible à plusieurs reprises, en arguant de l’argument principal d’après lequel la soutenance publique était un vain mot, étant donné qu’il n’en restait aucune trace publique, susceptible d’éclairer la position qu’avait prise un jury sur telle ou telle thèse.

      Sur ce blog, et le 11 janvier 2010, j’ai déjà traité ces questions et fait référence, dans un post-scriptum, à la thèse Huillery,  que je venais de lire une première fois.

    Avec une troisième occasion manquée sur le bilinguisme de cette thèse rédigée moitié dans la langue « colonialiste » française et moitié dans la langue « colonialiste » anglaise !

     Je ne sais pas si la législation des thèses de doctorat soutenues dans l’Université Française, autorise le bilinguisme, mais dans le cas d’espèce, et compte tenu d’un des objectifs de cette thèse, convaincre les Africains de l’Ouest que la colonisation française a été le fardeau de l’homme noir et non l’inverse, je cite le texte de la page 120 :

      « Nombreux sont encore les habitants des Etats de l’ancienne Afrique Occidentale Française qui pensent devoir à la France leurs écoles et leurs routes, leurs hôpitaux et leurs chemins de fer. Puisse ce travail leur permettre de réaliser que ce sont leurs propres ressources, financières et humaines, qui ont permis la réalisation de la quasi-totalité de ces équipements. Puissent-ils également réaliser que la colonisation leur a fait supporter le coût d’un personnel français aux salaires disproportionnés et de services publics chers et mal adaptés . Le bilan économique de la colonisation pour les anciennes colonies est impossible à établir par manque de contrefactuel, mais il ne fait pas beaucoup de doute qu’il soit négatif étant donné la nullité de ses gains. »

      Pourquoi ne pas avoir opté pour une autre rédaction bilingue, le français « colonialiste », et au choix, une des langues de cette région d’Afrique, le fula, le wolof, le malinke, le bambara, pour ne pas citer toutes les autres chères aux anthropologues africains ou européens, férus en sciences ethniques ou non ethniques, une rédaction bilingue qui aurait au moins permis à une partie d’entre eux d’avoir accès à ces « Embrouilles de la mathématique postcoloniale » ?

        Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés

Afrique Occidentale Française, histoire coloniale, développement et inégalités, la thèse Huillery

« HISTOIRE COLONIALE, DEVELOPPEMENT ET INEGALITES DANS L’ANCIENNE AFRIQUE OCCIDENTALE FRANCAISE »

Thèse de Mme Elise Huillery

Sous la direction de Denis Cogneau et de Thomas Piketty

27 novembre 2008

Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales

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Annonce de lecture critique pour l’automne

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Appel à la transparence de la délibération du jury de thèse en vue d’accréditer la « scientificité » des thèses d’histoire coloniale !

Appel aux jeunes chercheurs en histoire économique en vue de contribuer à la lecture critique de cette thèse !

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Les raisons de ma curiosité historique, financière et économique

            Dans le journal Libération du 2 décembre 2008 Mme Esther Duflo avait publié une tribune intitulée :

            « Le fardeau de l’homme blanc »

            Dans son texte, Mme Duflo tentait de démontrer que l’expression ne correspondait pas à une réalité historique, contrairement aux thèses que certains défendent quant au bilan positif de la colonisation, dans le fil du discours Sarkozy de Dakar (2007)  qui a nourri une grande polémique.

                   A l’appui de son propos et de sa démonstration, Mme Duflo renvoyait au contenu de la thèse défendue avec succès par Mme Huillery sur le sujet, sous la direction de MM. Denis Cogneau et de Thomas Piketty, qu’elle a eu le loisir d’examiner en sa qualité de membre du jury.

            L’expression « Le fardeau de l’homme blanc » fait allusion à celle devenue célèbre utilisée par Rudyard Kipling, chantre de l’impérialisme britannique, dans un de ses poèmes paru en 1899, mais dans un contexte colonial qui n’était pas celui de l’Empire des Indes, mais celui de l’impérialisme américain dans les îles Philippines.

            Chacune de ses strophes débutait par « Take up the White Man’s Burden,… », et cette expression fit florès en même temps qu’elle faisait évidemment l’objet de toutes sortes d’interprétations.

            A la suite de cette tribune, j’étais entré en contact avec Mme Duflo afin de pouvoir accéder au texte de cette thèse, ce qu’elle fit de façon fort aimable le 3 janvier 2009.

             J’ai donc analysé très longuement ce document bilingue qui comporte quatre chapitres intitulés, les chapitres 3 et 4 étant rédigés en anglais :

            Chapitre 1 Mythes et réalités du bilan économique de la colonisation française

       Chapitre 2 Le coût de la colonisation pour les contribuables français et les investissements publics en Afrique Occidentale Française

           Chapitre 3 History matters : the long-term impact of colonial investments in French West Africa

            Chapitre 4 The impact of European Settlement in within French West Africa – Did pre-colonial prosperous areas fall behind?

         La thèse en question est accessible sur le site de l’EHESS, et elle est donc de nature à susciter la curiosité et la lecture des jeunes chercheurs en histoire économique en général, et coloniale en particulier.

      Le contenu de cette thèse m’intéressait d’autant plus que mes recherches actuelles portent sur l’histoire coloniale et postcoloniale, notamment telle que certains chercheurs la racontent de nos jours.

      J’ai souvent noté en effet que beaucoup de travaux n’étaient pas fondés sur l’évaluation des phénomènes décrits en  termes de grandeurs statistiques mesurables et mesurées en fonction des situations coloniales rencontrées et de leur moment colonial.

        Cette thèse semblait donc répondre à une de mes préoccupations majeures.

       L’analyse de la thèse Huillery a suscité maintes questions de ma part, un nombre non calculable d’interrogations, sinon d’objections, que je vais tenter de récapituler, car j’avais archivé ce dossier depuis 2009, lorsque j’ai découvert que Mme Huillery venait de recevoir un prix du Cercle des Economistes pour l’ensemble de ses travaux, dont la thèse en question.

      Le journal Le Monde du 27 mai 2014 titrait une interview de l’intéressée :

      «  La France a été le fardeau de l’homme noir, et non l’inverse »

      Avec la question :

      Quel a été le sujet de votre thèse ?

      « Vouée au bilan économique de la colonisation française en Afrique de l’Ouest, elle bat en brèche la thèse de Jacques Marseille, publiée en 1984, selon laquelle la colonisation a été un sacrifice pour la France. Car l’examen des budgets coloniaux et métropolitains montre le contraire. Seulement 0,29% des recettes fiscales de la métropole ont été affectées aux colonies, dont les quatre cinquièmes sont en réalité le coût de la conquête militaire. L’investissement dans les biens publics ne représente qu’un coût équivalent à 0,005% des dépenses fiscales métropolitaines et n’a couvert que 2% du coût des investissements publics locaux : les chemins de fer, les routes, les écoles ou les hôpitaux ont été financés à 98% par les taxes locales. De plus jusqu’à la réforme de 1956, les hauts cadres coloniaux, les 8 gouverneurs et les 120 administrateurs de cercle (circonscription coloniale) absorbaient à eux seuls 13% des budgets locaux ! La France a été le fardeau de l’homme noir et non l’inverse »

     Mon intention n’est pas d’entrer dans le détail du débat qu’ouvre Mme Huillery sur la thèse de Jacques Marseille qui absorbe un grande partie de l’analyse du chapitre 1, mais d’examiner s’il est possible de fonder le constat qu’elle propose, un constat qui s’inscrit dans un contexte volontairement polémique, à partir d’une analyse économique et financière qu’elle récapitule dans les trois autres chapitres.

       Les deux questions de fond qui se posent sont celles de savoir :

       1 – si l’analyse proposée pour la colonisation française en Afrique de l’ouest permet d’affirmer que cette analyse est représentative de sa propre histoire économique ?

      2 – si cette analyse est susceptible d’être représentative de l’histoire de la colonisation française en général résumée par le slogan « La France a été le fardeau de l’homme noir et non l’inverse » ?

     Je formulerais volontiers ces deux questions sous le titre «  Miroir ou prisme » colonial, ou postcolonial ? », car la formule sur le fardeau de l’homme noir claque au vent comme un slogan politique !

      Ou encore sous le titre du « fardeau » de l’anachronisme postcolonial ?

     Nous examinerons successivement le contenu des quatre chapitres et nous tenterons en conclusion de poser les questions de base avec les réponses correspondantes qui seraient susceptibles d’emporter ou non une sorte d’adhésion.

      Le jury était composé ainsi : Jean-Marie Baland, Denis Cogneau, Esther Duflo, Pierre Jacquet, Thomas Piketty, Gilles Postel-Vinay

        Compte tenu de l’audience, du crédit, pour ne pas dire de l’influence, des membres de ce jury, dont certains animent la nouvelle Ecole d’Economie de Paris, il serait naturellement très intéressant qu’ils acceptent de publier le rapport du ou des rapporteurs, les éléments essentiels de leur délibération, ainsi que les résultats du vote, s’il y a eu vote, afin de contribuer à la fois à la bonne réputation de cette nouvelle école économique  et à la transparence des décisions des jurys de thèse, c’est-à-dire à la scientificité des thèses.

      Les textes relatifs à la délivrance des thèses par les jurys n’imposent en effet pas, sur le plan juridique, des formalités de publicité des décisions prises par les jurys, se limitant à la formule de « soutenance publique ».

       Sur ce blog, notamment le 11 juin 2010, j’ai proposé mon analyse du système actuel qui est loin d’être satisfaisant et fait quelques propositions de nature à accréditer la scientificité des thèses, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui.

     En gros, je notais que les arrêtés de 1992 et 2006 définissaient la procédure universitaire utilisée en faisant appel au concept de « scientifique » dans le cadre d’« une soutenance publique » qui ne laisse aucune trace du rapport, de la délibération et du vote du jury.

     A l’époque, j’avais déjà évoqué le cas de la thèse Huillery et conclu :

     «  Et j’ai donc tout lieu de penser que, pour assurer son crédit scientifique, la toute jeune Ecole d’Economie de Paris a eu à cœur d’innover en matière de transparence scientifique, et donc d’accréditation scientifique des travaux qu’elle dirige. »

      Cette innovation dans la transparence aurait répondu à l’une des résolutions écrites de cette thèse en ce qui concerne les recherches effectuées sur « Quarante années d’écriture du bilan économique de la colonisation » … « Nous allons donc prendre connaissance des recherches effectuées et sonder le type de socle scientifique. » (p,26)

     Un effort de transparence scientifique d’autant plus nécessaire que cette thèse, comme nous allons le démontrer, ne parait pas pouvoir accréditer le slogan : en AOF, «  la France a été le fardeau de l’homme noir ».

     Avec deux énigmes historiques à résoudre :

      La première : Avec ou sans « concession » ?

      La deuxième : Avec quelles « corrélations » ?

Jean Pierre Renaud

Scientificité des thèses d’histoire coloniale? Est-ce le cas?

Que penser des thèses d’histoire coloniale ?

Secret de confession universitaire ou tabou colonial ?

Pertinence scientifique et transparence publique des thèses en général et d’histoire coloniale en particulier ?

Sont-elles scientifiquement pertinentes, alors que leurs jurys cachent leur avis et le résultat de leurs votes ?

Au sujet des thèses Blanchard, Bancel, et Lemaire… et sans doute d’autres thèses !

             Au cours des dernières années, mes recherches d’histoire coloniale (d’amateur) m’ont conduit à aller à la source, c’est-à-dire à prendre connaissance de plusieurs thèses d’histoire coloniale qui donnaient, je le pensais, un fondement scientifique aux interventions verbales ou aux ouvrages écrits par leurs auteurs.

            J’ai donc consulté les trois thèses des trois historiens (Blanchard, Bancel et Lemaire) qui soutenaient la thèse soi-disant  historique d’après laquelle la France aurait été dotée, lors de la période coloniale, d’une culture coloniale, puis impériale.

            J’étais, en effet, plutôt surpris par la teneur des discours que ces derniers tenaient sur ce pan largement ignoré de notre histoire nationale.

            Accréditation scientifique ?

            La consultation et la lecture de ces thèses me donnèrent la conviction qu’elles ne suffisaient pas toujours, totalement ou partiellement, à donner une accréditation scientifique à leurs travaux, dans le domaine de la presse, des sondages, des images coloniales quasiment absentes et sans aucune référence sémiologique dans les thèses en question, et d’une façon générale en ce qui concerne la méthodologie statistique, économique ou financière mise en œuvre.

            Constat surprenant, alors que le terme de « scientifique » est souvent mentionné dans les arrêtés qui ont défini la procédure d’attribution du titre de docteur par les jurys : intervention d’un conseil scientifique, intérêt scientifique des travaux, aptitude des travaux à se situer dans leur contexte scientifique…

            Il me semblait donc  logique d’aller plus loin dans mes recherches, c’est-à-dire  accéder aux rapports du jury visés par les arrêtés ministériels de 1992 et 2006, rapports susceptibles d’éclairer l’intérêt scientifique des travaux. J’ai donc demandé au Recteur de Paris d’avoir communication des rapports du jury, communication qui m’a été refusée, alors que la soutenance était supposée être publique.

            Mais comment parler de soutenance publique, s’il n’est conservé aucune trace du débat, du vote (unanimité ou non) du jury, et s’il n’est pas possible de prendre connaissance des rapports des membres du jury, et donc de se faire une opinion sur la valeur scientifique que le jury a attribué à une thèse, ainsi que des mentions éventuellement décernées.

            Je m’interroge donc sur la qualité d’une procédure

            – qui ne conserverait aucune trace d’une soutenance publique, sauf à considérer que celle-ci n’a qu’un caractère formel.

            – qui exclurait toute justification de l’attribution d’un titre universitaire, appuyé seulement sur la notoriété de membres du jury, alors même que ce titre est susceptible d’accréditer l’intérêt scientifique de publications ultérieures, ou de toute médiatisation de ces travaux.

            Conclusion : les universités et leurs jurys seraient bien inspirés de lever ce secret, sauf à jeter une suspicion légitime et inutile sur le sérieux scientifique des doctorats qui sont délivrés, sauf également, et cette restriction est capitale, si mon expérience n’était aucunement représentative de la situation actuelle des thèses et des jurys.

            La transparence publique devrait être la règle.

            Pourquoi en serait-il différemment dans ce domaine de décisions, alors que la plupart des décisions publiques sont aujourd’hui soumises à des obligations démocratiques utiles de transparence publique.

            Il parait en effet difficile d’admettre que, sous le prétexte de préserver le secret de la vie privée, le secret des délibérations sûrement, mais pas le reste, il soit possible de sceller tout le processus supposé « scientifique » du même sceau du secret.

            A l’Université, en serions-nous encore, à l’âge du confessionnal et de l’autorité d’une nouvelle l’Eglise? Les jurys auraient donc quelque chose à cacher ? Un nouveau tabou ?

            Et en post scriptum, une thèse à l’EHESS :

             J’ai eu l’occasion d’analyser, en 2009, une thèse consacrée à l’histoire coloniale, au développement et aux inégalités dans l’ancienne Afrique Occidentale Française, au titre de l’EHESS, et sous la direction de Denis Cogneau (professeur associé à Paris School of Economics) et Thomas Piketty (professeur à l’Ecole d’Economie de Paris), avec le concours de deux rapporteurs, Jean-Marie Baland, professeur à l’Université de Namur, et Esther Duflo, professeur au Massachusetts Institute of Technology, plus deux autres membres éminents, Pierre Jacquet, Chef économiste à l’Agence Française de Développement, et enfin Gilles Postel-Vinay, Directeur de recherche à l’INRA, Directeur d’études à l’EHESS.

            La thésarde a fait un très gros travail d’analyse, mais sur des bases statistiques fragiles et en faisant un très large appel à un appareil de corrélation mathématique et statistique savant, mais audacieux, en projetant des raisonnements qui enjambent la période d’explosion démographique de la deuxième moitié du siècle, et quelquefois le siècle.

            Il serait intéressant d’avoir accès aux rapports des membres du jury, au contenu des délibérations, et au vote du même jury, et pas uniquement à l’article de Mme Duflo, dans Libé du 2/12/2008, intitulé « Le fardeau de l’homme blanc ? », dont le contenu était favorable aux conclusions de cette thèse.

            Et j’ai tout lieu donc de penser que, pour assurer son crédit scientifique,  la toute jeune Ecole d’Economie de Paris a eu à cœur d’innover en matière de transparence publique, et donc d’accréditation scientifique des travaux qu’elle dirige.

            Jean Pierre Renaud, docteur en sciences économiques, et ancien haut fonctionnaire