Histoire coloniale, développement et inégalités dans l’ancienne Afrique Occidentale Française Thèse Huillery avec MM Cogneau et Piketty – Chapitre 4

« HISTOIRE COLONIALE, DEVELOPPEMENT ET INEGALITES DANS L’ANCIENNE AFRIQUE OCCIDENTALE FRANCAISE »

Thèse de Mme Elise Huillery

Sous la direction de Denis Cogneau et de Thomas Piketty

27 novembre 2008

Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales

Thèse Huillery

Rappel de publication des notes précédentes : annonce de publication, le 10 juillet 2014 – avant- propos, le 27 septembre 2014 – Chapitre 1, les 10 et 11 octobre 2014 – Chapitre 3, le 5 novembre 2014

V

Chapitre 4

(page 179 à 267)

« The impact of European Settlement within French West Africa

Did pre-colonial prosperous areas fall behind? »

            Dans l’abstract de ce chapitre, l’auteure écrit :

           « … this paper gives evidence that Europeans tended to settle in more prosperous pre-colonial areas and that the European settlement had a strong positive impact on current outcomes, even in an extractive colonial context, resulting in a positive relationship between pre and post-colonial performances… Rich and hostile areas received less European settlers than they would have received had they not been so hostile, resulting in lower current performances partly due to low colonial investments. Despite, the absence of a “reversal of fortune” within former French West Africa, some of the most prosperous pre-colonial areas lost their advantage because of their hostility; other areas caught up and became the new leaders in the region. “ (p, 179)

            Dans son introduction, l’auteure poursuit :

       « My central finding is that European settlement remains a positive determinant of current performances… As a result, the discriminated prosperous pre-colonial areas lost their advantage in the long run and other areas, less hostile towards colonial power, became the new leaders in the region.” (p,182)

       Il est évident que ce propos surprend si l’on fait référence aux chiffres de la population européenne en face de celui de la population indigène, et encore des superficies en jeu.

      Un propos qui surprend d’autant plus l’amateur d’histoire coloniale et postcoloniale qui, au fur et à mesure de ses recherches et de ses réflexions, a acquis la conviction « scientifique ? » que la colonisation française en Afrique noire aurait eu peu de résultats à son bilan, sans le « truchement » de ceux qu’on a appelé les « évolués ».

      Rien à voir avec les colonies anglaises de peuplement blanc !

     The pre – colonial context

     L’auteure donne quelques chiffres de l’année 1900 qui concernent cinq villes côtières, mais n’en propose aucun pour les cités que l’auteur classe parmi les  cités de transit commercial avec le désert, qui font partie des « pre-colonial prosperous areas », pas plus qu’elle ne propose d’évaluation du trafic interne : « internal trade was still more important than trade with the world overseas, as it had been in the period of slave trade » (p,185)

Le texte fait état d’une remarque intéressante de l’historien Curtin, mais sans évaluation.

      Compte tenu de l’accent mis sur la variable population, notamment l’européenne, qui aurait été déterminante dans les performances enregistrées, il est nécessaire de donner une récapitulation sommaire de ses effectifs :

      En 1929, son effectif était de 18 069 personnes, comparé à une population africaine de l’ordre de 14,2 millions de personnes, pour un territoire de 4 852 000 km2.

     Le Niger comptait 513 européens pour 1,28 millions d’habitants, la Haute Volta, 644 européens pour 3,14 millions d’habitants, le Soudan, 1.819 européens pour 2,63 millions d’habitants.

     La ville de Dakar (4.787 européens), et le Sénégal (4.650 européens) représentaient à eux seuls, 52% de la population de l’AOF. (Labouret, p,39)

    Noter que dans la Table 6 (p,228), il n’est pas précisé si la population de Dakar et Saint Louis est comprise dans la base calculée par mille habitants.

     Delavignette propose une autre série de chiffres qui ne manquent  pas d’intérêt pour bien apprécier le rôle de la population européenne :

    En 1934,  les européens étaient concentrés dans les villes, 10.250 à Dakar,  999 à Saint Louis, 620 à Kaolack, et 810 à Thiès, et d’une façon générale dans les centres :

     Au Sénégal : 14.500 européens dans 14 centres, au Soudan : 1.400 dans 5 centres ; en Guinée : 1.750 dans 4 centres, en Côte d’Ivoire : 1.850 dans 5 centres, au Dahomey : 530 dans 2 centres, au Niger : 240 dans 2 centres.

    Total : 20.270 européens dans 32 centres comptant au moins 100 européens. (Delavignette, p, 51)

      Ces seuls chiffres montrent que le Sénégal, à lui seul comptait plus de la moitié des centres de plus 100 habitants et de la population européenne de l’AOF.

       Nous verrons plus loin le sort que l’analyse réserve au Sénégal.

Questions : l’investissement colonial inégal du chapitre 3,  ou la ville, facteur de changement ? Ou la population européenne elle-même ? Ou tel autre facteur de changement ? Est-il possible, compte tenu de la disproportion des chiffres entre eux de pouvoir considérer que la dite corrélation statistique puisse avoir une signification scientifique ?

       Noter par ailleurs que les pourcentages qui concernent les européens (page192) : « They represented on average 2% of districts populations in 1910, 3% en 1925… » ne paraissent pas exacts.

      Ou encore, pourquoi ne pas poser la question capitale de la localisation des districts par rapport aux côtes et aux voies de communication : les trois graphes 13, 14, 15  décrivant la corrélation existant entre la variable setllement,  et les trois variables, éducation, santé et infrastructure ne traduirait-elle pas une corrélation d’une géographie économique axée sur les côtes ?

      Plus loin, l’auteure propose une mesure de la prospérité du temps pré-colonial :

     « The question is how to measure the pre-colonial economic patterns. The main variable that I use to capture economic prosperity is the density of population” (p,186)

       L’auteure fait référence à des chiffres de l’année 1910, mais pour qui connait les difficultés que l’administration coloniale rencontrait pour “capturer” la population, il est possible de mettre en doute leur fiabilité, d’autant plus que les guerres coloniales contre Ahmadou, Samory, et Tieba avaient complètement bouleversé, à la fin du siècle, la démographie du bassin du Niger, de même que la pacification violente de la Côte d’Ivoire dans les années qui, précisément, ont précédé la première guerre mondiale.

       Il convient également de se poser la question de savoir si la densité de la population est un critère pertinent de prospérité :  quid du Fouta-Djalon par exemple ?

      Il conviendrait de toute façon d’affiner ce type de recherche car la carte 2 de la page 221 ne fait pas apparaître les districts qui auraient bénéficié d’une prospérité précoloniale, c’est-à-dire ceux situés sur les circuits d’échange avec le désert.

II   Colonial expérience et European settlement

    La thèse s’intéresse de près à la variable hostilité compte tenu de son importance supposée, d’attraction ou de répulsion pour la population européenne en exploitant les rapports annuels des administrateurs entre 1906 et 1960, un travail sophistiqué de classement par catégorie très ambitieux, compte tenu de la relativité des comptes rendus de ces administrateurs en fonction de leur personnalité ou de la difficulté à décrire le même phénomène supposé entre 1906 et 1960.

     Il est possible tout d’abord de douter de la fiabilité d’une corrélation qui aurait pu exister entre l’effectif de la population européenne et les résultats de la colonisation elle-même, comme nous l’avons déjà souligné.

    Nourrir l’ambition de vouloir corréler l’hostilité de la population africaine et la  population européenne nous parait donc superfétatoire.

    Il faut avoir connu la réalité de la rédaction d’un rapport d’activité pour manifester la plus grande suspicion à ce sujet, plus encore dans les conditions de travail des administrations coloniales des différentes époques situées entre 1906 et 1960.

   L’administration coloniale elle-même n’aurait sans doute pas été capable de dresser le tableau de la page 195.

    L’auteure écrit à la page 196 : « I test this expected correlation between European settlement, pre-colonial economic prosperity and hostility by running ordinary least squares regressions of the form”

      Pourquoi pas ? Tout en laissant aux spécialistes le soin de valider ce type de corrélation sur le plan technique, mais en m’interrogeant sur la validité des variables elles-mêmes, la variable hostility, ainsi que la variable pre-colonial economic prosperity, laquelle, sauf erreur n’a fait l’objet, ni d’un listing, ni d’une évaluation économique.

     Au surplus, et dans cet exercice très sophistiqué d’économie mathématique, l’auteure  fait une soustraction surprenante, et introduit donc un biais important :

     “Note that Dakar and Saint Louis are excluded from the sample because of the lack of data on political climate in these two specific districts.” (p,196)

    En 1934, Dakar représentait plus de la moitié de la population européenne, et la lecture de la petite presse locale aurait sans doute montré que ces districts étaient plutôt calmes.

     Il n’empêche que l’auteure en tire la conclusion suivante : « panel A show that the dissuasive impact of hostility was large and significative. “(p,197)

Question: la carte 3 (page 222) fait apparaître les districts plus ou moins marqués par leur hostilité au pouvoir colonial, et cette carte ne ferait-elle pas ressortir la concordance existant entre districts ouverts ou fermés aux échanges atlantiques ?

   S’agissant des cas d’hostilité identifiés sur les côtes, en Casamance, en Côte d’Ivoire de l’ouest, ou au Dahomey, et dans ce dernier cas, la possibilité d’une alliance avec un roi local mieux disposé à l’égard de la France que son rival voisin, ce ne sont pas des cas, s’il s’agit de ceux-là, qui accréditent la démonstration de l’auteure.

      Est-ce que les calculs du computer sur ce type de corrélations n’apporterait pas la confirmation, qu’au-delà du facteur hostility, que les districts favorables au settlement étaient précisément les districts dont il était possible, en tout état de cause, d’irriguer leurs échanges par les ports et les voies de communication nouvellement créées ?

III The impact of European settlement on current performances (p,199)

  1. A.   Data on districts current performances

     L’auteure fait tourner le computer entre les bases énoncées plus haut et ce qu’elle appelle les current performances :

     « Data on current performances from national household survey in Senegal, Benin, Mali, Niger, Guinea, Mauritania, Upper Volta and Ivory Coast. The total number of districts is 112 but I exclude Dakar and Saint Louis from the sample since there is no data on political climate in these two particular districts…. This enabled me to compute statistics on districts current performances. “ (p,199)

   “Table 5, panels A et B give evidence that European settlement had a very strong positive impact on current performances” (p,200)

 Questions:

    S’agit-il des performances des années 1995, après l’immense “trou noir” de la période 1925-1995 ?

    Ces calculs sont-ils fiables compte tenu de l’autre impasse faite sur Dakar et Saint Louis, alors que l’auteure note par ailleurs à la page 201 :

    « In 1925 for instance, half of districts have less than 23 european setllers “, une information qui confirme les chiffres que nous avons cités plus haut.

      L’auteure fait intervenir d’autres variables:

     « Facing the challenge to find a random source of variation of European settlement, it is least more cautious to use hostility over 1906-1920 than more classical instruments such as geographic features.” (p,204)

     « To conclude on the impact of European settlement on current performances, my estimates provide support to the fact that colonized areas that received more European settlers have better performances than colonized areas that received less Europeans settlers.” (p,204)

Question:

     Pour qui a une petite connaissance de l’histoire coloniale de l’AOF, du fait qu’elle fut longtemps une terre climatique et sanitaire hostile, qu’elle mit du temps à rompre son isolement géographique, il est évident que la population européenne se concentra longtemps dans les villes côtières, et que les statistiques qui auraient été produites sur les current performances auraient sans doute démontré qu’elles étaient effectivement plus élevées, à la fin des années coloniales, dans la proximité des districts urbains que dans les zones désertiques ou forestières.

            IV.  Why did European settlement play a positive role ? (p,205)

            Il est évident qu’à la différence de certains territoires de colonisation anglaise qui furent des colonies de peuplement, rien de tel n’était possible en Afrique occidentale. Les Britanniques y rencontrèrent le même type de difficulté.

            L’auteure pose la question du choix entre les facteurs qui furent à l’origine du current development, à savoir entre le settlement et les institutions, et note tout d’abord :

     « There is no measure of the quality of institutions at the infra-national district level. 

      Cette absence de mesure n’a pas empêché l’auteure d’attribuer un rôle important dans l’investment policy des districts aux administrateurs coloniaux.

     Elle écrit plus loin sur une possibilité d’arbitrage entre variables, c’est-à-dire entre institutions et settlement :

     « The question here is thus why European settlment had a positive impact on current development conditionally to their extractive strategy. We could be surprised that the impact of European settlement was positive given the bad nature of the institutions they implemented. “ (p,205)

     Nous avons souligné le jugement négatif.

Question : est-ce que ce ne sont pas au contraire les institutions, le système colonial mis en place avec le début de construction d’une certaine forme unitaire d’Etat dans les colonies et dans la fédération, plus que la population européenne, faible en nombre, surtout composée de bureaucrates, qui ont été à l’origine de l’« impact » ?

    Sans évoquer le rôle d’une nouvelle langue d’unification, c’est-à-dire le français !

    Est-ce que ce ne sont pas les « évolués » des colonies qui ont été le véritable facteur de développement  de leur pays, comme je l’ai exposé dans les chroniques que j’ai publiées sur ce blog.

    Sans « truchement indigène » pas d’impact !

     L’historien Henri Brunschwig avait dit «  Sans télégraphe, pas de colonisation ! »

B  The role of private and public investments (p,206)

    L’auteure note:

    “… the key of the positive impact of European settlement could be the investments themselves rather than the incentives to invest created by a more favorable institutional environment. “

       Pourquoi pas ? Mais les investissements privés n’ont fait l’objet d’aucune évaluation.

Plus loin, l’auteure répète son propos, en partant des graphs qu’elle a calculés :

      «  the purpose of this paper, which to explain why a higher of European setllers in 1925 are more developed today.” (p,207)

    Plus loin encore :

    « To conclude, I can only argue the positive influence of European settllement on current performances is partly explained by colonial public investments in education, health and infrastructures. This explanation leaves space to other additional channels that I am not able to measure, like variations in private investments (very likely) or de facto institutions. “ (p208)

     A prendre connaissance de toutes les interrogations que soulève la lecture de ce texte, on ne peut qu’être sceptique à la fois sur le « path » de recherche suivi, sur les variables examinées et retenues, et donc sur les conclusions.

VI  .Conclusion

     L’auteure écrit:

    “ The main result of the paper (1) European settlers preferred prosperous areas within West Africa, which is consistent with  Acemoglu, Johnson and Robinson (2002) premises since the general colonial policy was “extraction”. European thus tended ro reinforce pre-colonial inequalities by settling in prosperous areas (2) This preference towards prosperous areas was discouraged by hostility towards colonial power. Hostility actually dissuaded Europeans from settling and the consequence is that riche but hostile areas thus received less Europeans settlers than rich and not hostile areas. When hostility was really severe in a prosperous area, Europeans preferred to settle in a calm neighboring area even it was less prosperous (3)…. The impact of European settlement was thus positive even in an “extractive” colonization context, working partly through colonial public investments: the higher the number of European settlers, the higher the level of colonial investments in education, health and infrastructures. (4) The distribution of prosperity within former French West Africa did not reverse…. Differences in hostility towards colonial power thus explain why some changes in the prosperity distribution occurred within former French West Africa. It Throws light on the emergence of new dynamic areas like Cotonou, Niamey, Bassam, Abidjan, Dakar, Konakry, Port Etienne, Bamako, Thies or Kaolack, and the relative decline of some of the most pre-colonial dynamic areas like Porto-Novo, Abomey, Fuuta-Dhalo, Kankan, Agadez, Timbuku, Casamance, Waalo, Funta Toro, Macina or Hausa land. “ (p,211)

   Même en utilisant, avec beaucoup de talent et de hardiesse, une belle technique économétrique pour démontrer que la colonisation a été la cause des inégalités constatées plus de 30 ans après les indépendances, que le facteur du settlement, associé à l’investissement dans la santé , l’éducation, les infrastructures, a été principalement la cause de ces inégalités, un settlement qui, confronté au facteur important aussi d’une hostilité existant ou pas, cette démonstration ne  convainc pas.

   L’auteure a fait l’impasse sur le facteur majeur des infrastructures  financées par la Fédération de l’AOF, a fondé son analyse sur l’importance de la population européenne dont les effectifs n’avaient rien à voir avec ceux des colonies anglaises de peuplement, et dont la composition aurait sans doute mérité un peu d’attention.

    En 1925, le settler était avant tout un fonctionnaire ou un commerçant, ce qui voudrait dire que c’est plus le facteur urbain que le facteur européen, qui aurait pu constituer la bonne variable de démonstration.

    Et dans la brousse, le settler était le commerçant de traite syro-libanais.

    Enfin, pourquoi ne pas avoir livré les cartes géographiques que l’auteur a établies à partir des nombreuses caractéristiques des districts mises dans le computer, afin de voir si par hasard la carte des fameux districts qui envers et contre tout, avaient bénéficié des meilleurs performances, plus de 60 ans après, n’étaient pas les districts côtiers, ceux des ports, des grandes voies de communication, ou des nouvelles capitales administratives ?

     Pour reprendre la liste des citées énumérées à la page 211, celle des « new dynamic areas » les onze premières, 6 étaient des ports nouveaux, 2 des cités du Sénégal, et  2 de nouvelles capitales administratives.

     Parmi la liste des « most pre-colonial dynamic areas », les onze citées, plus de la moitié étaient d’anciennes capitales politiques, et les autres des cités de transit commercial avec le désert.

     Pour ne citer qu’un exemple, celui de Tombouctou, il n’est qu’à lire les récits de la découverte qu’en ont fait les premiers explorateurs pour juger de l’importance tout relative de cette cité au dix-neuvième siècle, ne serait-ce que celui de René Caillé (avril 1828)..

     Pour résumer ma pensée, et en laissant d’autres chercheurs aller plus loin dans l’analyse, je dirais qu’à mon avis, la vraie démonstration, plus historique que politique, montrerait sans doute que la distribution inégalitaire des districts s’inscrirait sans doute dans une géographie urbaine et une économie du développement assez conforme à la théorie des pôles de développement chère à  François Perroux, selon un modèle très inégalitaire jusqu’en 1945, et beaucoup moins après 1945, avec le FIDES.

Jean Pierre Renaud

Annonce de publication

 En décembre 2014, je publierai mon analyse du chapitre 2 intitulé  » Le coût de la colonisation pour les contribuables français et les investissements publics en Afrique Occidentale Française »

    ainsi que mes conclusions générales de lecture de cette thèse

Histoire coloniale, développement et inégalités dans l’ancienne Afrique Occidentale Française Thèse Huillery – Chapitre 1- Lecture critique – Deuxième partie

« Histoire coloniale, développement et inégalités dans l’ancienne Afrique Occidentale Française »

HESS – 2008 – Thèse de Mme Huillery

Notes de lecture critique

II

Chapitre 1 (p,19 à 71)

« Mythes et réalités du bilan économique de la colonisation française »

Deuxième Partie

II . Coûts et bénéfices de la colonisation pour les colonies

         Compte tenu du bouleversement complet qu’a provoqué la colonisation dans les colonies, l’auteure note dès le départ qu’il sera difficile d’établir ce type de comptabilité : « Mais nous sommes très conscients de l’impossibilité radicale qu’il y a à établir une évaluation quantitative des coûts et bénéfices de la colonisation pour les colonies. » (p,55)

        L’auteure botte donc en touche dès le départ du bilan en proposant un exercice dont le contenu ne parait plus appartenir au domaine conceptuel du bilan, une réserve surprenante, étant donné que les graphiques proposés montrent bien qu’en francs 14, l’AOF a vu ses moyens budgétaires augmenter sensiblement au cours de la période étudiée, et que les chiffres du commerce extérieur de l’AOF montrent également qu’il a beaucoup progressé.

       « Nous formulons donc un peu différemment les questions dans cette deuxième partie en se demandant en quoi la colonisation a été favorable ou défavorable au développement des colonies plutôt qu’en se demandant ce que la colonisation a coûté ou rapporté aux colonies. » (p,56)

A – En quoi la colonisation a-t-elle été favorable au développement des colonies ?

  1. Les investissements privés

      L’auteure propose dès le départ son constat : «  Les investissements privés dans les colonies ont-ils permis aux économies colonisées de se développer ? A notre connaissance, il n’est guère d’historiens qui le défendent »

      L’auteure renvoie vers les travaux de Philip Curtin qui concernent l’économie ouest-africaine, lequel rapporte « que le commerce interne de la région était au XIXème siècle beaucoup plus important que le commerce transatlantique », et pour cause, étant donné que tous les « initiés » savaient que l’ouest africain était, géographiquement parlant, ce que notait le géographe Richard-Molard, un continent clos, avant son ouverture aux échanges internationaux grâce aux ports et aux voies de communication qui n’existaient pas et qui y ont été construits (voir la citation Richard-Molard dans un de nos avant-propos).

      Il aurait été d’ailleurs intéressant que l’auteure nous donne les chiffres de ce commerce interne, qu’il s’agisse de textiles, de noix de kola, de sel, d’or…ou peut-être d’esclaves, dont le trafic interne fut important et persista longtemps.

     A titre d’exemple, à la fin du dix-neuvième siècle, l’Almamy Samory que la France combattait dans l’Ouassoulou, à l’ouest du bassin du Niger, à tort ou à raison, finançait encore des achats de fusils à tir rapide en Sierra Leone en vendant des esclaves.

    L’auteure écrit qu’une des premières causes du manque de développement a été l’insuffisance des investissements privés, associée au choix des investissements effectués, mais quid en AOF, terrain d’étude choisi par cette thèse ?

      L’analyse détaillée des statistiques douanières et des balances des paiements de l’AOF aurait pu apporter de la lumière sur ce constat, de même que sur la nature et la croissance des échanges entre la métropole et l’AOF, ainsi que sur le rôle des pôles de développement que constituèrent les nouveaux ports et les nouvelles voies de communication.

  1. Les investissements publics

      « Le bénéfice que les colonies ont retiré de la colonisation viendrait-il donc des investissements publics ? C’est ce que défendent les historiens du courant anti-repentance. » (p,59)

     L’auteure procède à un nouveau tour d’horizon de la « littérature » disponible qui fait le constat du faible niveau des investissements publics, mais sans proposer elle-même, à ce stade de la thèse, ses propres calculs pour l’AOF, en concluant :

     « Pour conclure sur les bénéfices que les colonies ont retirés de la colonisation, il s’avère donc que le bénéfice des investissements privés peut être considéré comme inexistant, du fait du manque de rationalité économique et de prise en compte des besoins locaux qui ont guidé le placement des capitaux privés. »(p,62)

        Un constat qui ne peut manquer de surprendre !

B. En quoi la la colonisation a-t-elle été défavorable au développement des colonies ?

      « La dernière question qui achève l’examen des composantes du bilan économique de la colonisation recensées dans la littérature, est sans aucun doute la plus difficile de toutes les questions que nous avons posées : en quoi la colonisation a-t-elle été défavorable au développement des colonies. » (p,62)

     Le lecteur aura noté que c’est à nouveau à partir de la « littérature » qu’un bilan économique de la colonisation lui a été proposé, et que la question est posée de façon a priori négative, « défavorable »..

a)    L’absence d’investissement productif

     L’auteure fait appel à Mme Coquery-Vidrovitch et à M. Moniot pour distinguer les trois phases qui auraient été celles du pillage, de l’économie de plantation, et de l’économie de traite, un classement qui a une certaine valeur, mais qui gagnerait à être plus rigoureux dans son analyse géographique et historique.

    Les investissements privés et publics auraient été inadaptés au développement des colonies, avec des infrastructures tournées vers l’extérieur, des réalisations pharaoniques telles que l’Office du Niger, la « charge que représentait l’administration coloniale pour des populations dont les ressources n’étaient pas en adéquation avec un degré d’organisation et de centralisation tel. Il faut rappeler bien entendu que les salaires des fonctionnaires coloniaux français servant dans les colonies, c’est-à-dire l’essentiel des coûts administratifs des budgets coloniaux, étaient à la charge des budgets locaux et que c’était en définitive les contribuables africains qui rémunéraient les administrateurs français, à des niveaux de rémunération sans commune mesure avec celles qui se pratiquaient dans les sociétés indigènes. Il y a donc comme une forme d’absurdité économique à appliquer aux colonies des structures budgétaires, économiques, et financières qui sont issues et adaptées à une économie telle que celle de la France » (p,66)

       Absurdité économique ou angélisme ? Il est effectivement souhaitable de creuser le sujet comme le propose l’auteur, avec trois éclairages, ceux de l’ancien gouverneur Delavignette et d’un ministre socialiste des colonies,  Marius Moutet, et enfin celui, anachronique, mais révélateur, du régime de rémunération des fonctionnaires français servant aujourd’hui outre- mer.

      Dans son livre « Service Africain », le gouverneur Delavignette relevait au sujet du fonctionnaire colonial :

     « Et d’abord, il peut compter sur les doigts de la main le provisoire de sa propre vie : dix séjours de deux ans, qui font vingt passages en mer, et voilà le dossier rayé, bon pour les archives. C’est un homme qui souffre un vieillissement constaté de dix- sept ans par rapport à la table de mortalité de la Caisse des retraites de la Métropole. «  (p,54)

    Autre citation, « Jusqu’en 1929, le Gouverneur général de l’AOF en Conseil de Gouvernement annonçait solennellement le nombre de journées d’hôpital des Européens. Pour cette année-là, sur 16 000 européens, 5.241 hospitalisés et 83.291 journées d’hôpital. » (p,55)

     Marius Moutet, le ministre des Colonies, notait dans une circulaire adressée à ses Gouverneurs Généraux, en 1936 :

     « …J’ai pu constater à la lecture de l’annuaire que l’Afrique occidentale française, avec ses 15 millions d’habitants, comptait près de 3 000 fonctionnaires européens, soit à peu près autant que l’Inde anglaise avec ses 400 millions d’habitants. C’est incontestablement trop… »

       Une dérive des effectifs sûrement, mais en raison d’une politique coloniale très différente de celle des Anglais qui avaient une préférence pour l’administration indirecte, laquelle, dans le cas de l’Inde, bénéficia souvent  de l’appui de gouvernances locales établies et riches  (les rajas), ce qui ne fut pas le cas en AOF.

         Ne s’agissait-il d’ailleurs pas d’une politique coloniale assumée par les gouvernements de la Troisième République ?

       Il est vrai qu’en Nigéria, donc en Afrique de l’ouest, mais au nord de cette colonie, les Anglais, appliquèrent ce que l’on a appelé la doctrine Lugard de l’indirect rule, en s’appuyant sur les deux sultanats musulmans puissants de Sokoto et de Kano, sans équivalent en Afrique française de l’ouest, mais que dans le sud animiste, les mêmes Anglais furent dans l’obligation d’imiter les Français, compte tenu du morcellement politique de cette région. 

     Enfin, la mise en place d’un Etat fédéral qui n’a pas survécu aux indépendances, et d’Etats locaux qui, eux ont survécu, en dépit des très nombreuses crises qui les ont affecté après les années 1960, n’aurait-elle pas été le coût contesté ou justifié des charges administratives des budgets locaux ? Avec une administration assez bien organisée et un système de gestion financière publique et privée sous contrôle.

      L’historien indien Panikkar reconnaissait au moins à la colonisation anglaise le mérite d’avoir mis en place un Etat moderne.

       De nos jours, le seul exemple du Mali montre bien les ravages que peut causer l’absence d’un Etat, plus de 50 ans après son indépendance.

     Et pourquoi ne pas s’interroger, de façon tout à fait anachronique, mais en même temps révélatrice, sur les régimes de rémunération et de retraite actuels des fonctionnaires français en service outre-mer ou originaires de l’outre-mer, alors que ces territoires accueillent, sans aucun problème de santé, de très nombreux touristes ? Au moins 40% de plus qu’en métropole, avec d’autres avantages.

      Au siècle du tout tourisme et du tout aérien dans les mêmes territoires !

 c) La dépendance à l’égard de l’extérieur

    L’auteure conclut : « La dépendance à l’égard de l’extérieur n’était donc peut-être pas en elle-même un facteur de blocage. Mais ajouté au manque d’investissements productifs et à l’irrationalité de certaines orientations de la production, cet état de dépendance vis-à-vis des marchés européens n’a pas été un facteur de développement des économies coloniales. » (p,66)

d)   Le laxisme budgétaire et financier

      L’auteure revient sur une des conclusions de Jacques .Marseille quant à la couverture des déficits commerciaux par l’Etat français, et note :

     « Sans s’attarder sur de pareilles affirmations, rappelons seulement que l’« immense » contribution française aux finances des colonies n’est pas établie et que c’est seulement oublier qu’au moins jusqu’en 1945, la plupart des budgets des colonies et des fédérations, au moins à n’en pas douter ceux de l’AOF que nous avons pu consulter, sont remarquablement équilibrés, la plupart du temps même largement excédentaires, sans intervention massive des subventions du Trésor français. » (p, 67)

       Et pour cause, étant donné le principe posé par la loi du 13 avril 1900, celui de l’autonomie financière des colonies, semblable au principe britannique du self-suffering, qui gouverna les relations coloniales dans l’Empire britannique !

       Après 1945, la création du FIDES changea complètement la donne.

      Est-il besoin de préciser qu’aucune des colonies françaises ne venait à la cheville du riche Empire des Indes !

     Quant à l’existence des excédents des budgets et au rôle des caisses de réserve, nous y reviendrons dans la lecture du chapitre 2, étant donné que le décret du 30 décembre 1912 et les textes subséquents avaient verrouillé complètement les conditions de l’équilibre des budgets coloniaux et que les caisses de réserve, verrouillées également dans leur plafond, avaient pour but à la fois de régulariser le cours pluriannuel des recettes et de faire face aux calamités naturelles des territoires.

    L’auteure ajoute une note de conclusion un brin polémique en écrivant :

    « Quoi qu’il en soit, il est très choquant, aux vues des structures mêmes de l’économie coloniale que nous avons développées plus haut, d’affirmer que l’héritage de laxisme budgétaire et financier soit le seul reproche que l’on puisse faire à la colonisation » (p,68)

     Le débat ouvert sur un laxisme qui aurait existé ou pas a un caractère surréaliste sur le plan historique, sauf à distinguer une fois de plus les deux grandes périodes de la colonisation, en indiquant qu’effectivement au fur et à mesure des années 1950, la métropole a été dans l’obligation d’augmenter la part de subvention qui avait été fixée à l’origine dans le financement du FIDES.

III. Conclusion (p,69)

    L’auteure écrit :

    « Nous avons passé en revue l’essentiel de ce que l’on trouve dans la littérature au sujet du bilan économique de la colonisation….

   Pour la France, le bilan s’avère plus positif que prévu…

   Pour les colonies, le bilan s’avère aussi peu positif que prévu…

   Si l’évaluation des pertes pour les économies coloniales est impossible du fait de la nature des transformations impliquées, il est encore possible, et il nous parait souhaitable, d’éclaircir la question des investissements en biens publics et leur financement.

            Ainsi, nous nous proposons d’utiliser la collecte des données budgétaires de l’Afrique Occidentale Française pour traiter à la fois le coût de la colonisation pour le contribuable français et la question du montant des investissements publics financé par la France dans cette région. » (p, 70)

&

Mon propre « abstract » :

     Première remarque : était-il véritablement utile, si le propos s’inscrivait dans une démarche scientifique de ranger les recherches de Jacques .Marseille ou de Catherine .Coquery-Vidrovitch, pour ne citer que ces deux noms, dans la catégorie de la « littérature », outre le fait que trop souvent le ton de ce chapitre est polémique ?

       Deuxième remarque : il s’agit en effet d’une revue inutilement polémique, étant donné que le résultat de la recherche portant sur le bilan économique qui nous est proposé tire pour l’essentiel son intérêt de la critique des recherches « scientifiques » qui ont pu être faites sur ce bilan, c’est-à-dire sur les « données empiriques » de l’historiographie.

       Un manque de valeur ajoutée d’autant plus surprenant que dans le cas de l’AOF, terrain des recherches privilégiées de l’auteur, cette dernière s’est bien gardée d’éclairer le lecteur sur le bilan économique des colonies concernées, ne serait-ce qu’en analysant la courbe et le contenu des séries statistiques douanières et financières les concernant, analyse qui aurait eu le mérite de vérifier pour la période post 1945, celle du FIDES, si le raisonnement tenu par Jacques Marseille sur l’équilibre des comptes extérieurs de l’AOF tenait ou non la route.

      Il n’était du reste pas le seul à défendre cette position. Dans le livre qu’a publié en 1957 J.Ehrhard, intitulé « Le destin du colonialisme », J.Ehrhard écrivait au sujet de l’aide de la France Chapitre II :

      « L’aide budgétaire apportée par la France à l’Outre-Mer a longtemps été assez modeste. Mais l’équipement a été dans une large mesure réalisé avant – guerre sur fonds d’emprunts placés en France que l’avilissement de la monnaie a pratiquement transformés en subventions, au détriment du prêteur métropolitain.. En francs actuels (1957) les sommes empruntées par l’ensemble des pays d’outre-mer représentent tout de même 210 milliards antérieurement à 1914, 577 de 1914 à 1939. » (p,25)

     Nous verrons à l’examen du chapitre 2 que cette citation pose la question de l’interprétation financière que Mme Huillery propose dans ses analyses du Chapitre 2 sur la nature des emprunts et des avances.

      Troisième remarque : beaucoup d’informations dans ce premier chapitre, mais avec des titres ambigus, un bilan, des coûts et des bénéfices, un développement ou non, sans que le lecteur puisse se faire une opinion dans le cas précisément de l’AOF, sauf à comprendre que cette thèse s’inscrit en faux par rapport à celle de Jacques Marseille.

      Un titre d’autant plus ambigu que dans la deuxième partie consacrée aux colonies, l’auteur passe du concept de bilan « coût et bénéfices » à celui indéterminé de « développement ».

    Quatrième remarque : l’analyse de ce chapitre ne s’inscrit pas dans l’histoire de l’AOF et de ses relations avec la France.

    Comment est-il possible de présenter les choses comme s’il y avait eu une continuité historique dans les relations coloniales, en ignorant les situations coloniales de chacune des périodes analysées, tout en feignant d’ignorer que le grand principe de la colonisation a été celui fixé par la loi de 1900, « aides toi financièrement toi-même ! », le même que le self-suffering britannique, à la seule différence près que les Britanniques avaient mis la main sur des territoires dont le potentiel de ressources n’avait rien à voir avec celui des Français.

     Après 1945, tout a changé, et la rigueur de l’analyse historique imposait d’en tenir compte.

    Cinquième remarque : s’agit-il de la démonstration crédible d’un bilan économique qui, à proprement parler, n’a pas été fait, mais qui s’inscrit souvent dans le débat politique et dans un champ géographique et historique flou ?

     A la lecture de ce chapitre, certains lecteurs se demanderont peut-être s’il n’est pas à ranger lui aussi dans la « littérature économique ».

    Une question ultime : pourquoi ne pas se demander les raisons pour lesquelles l’auteure de cette thèse, laquelle se présente volontiers comme un adversaire intellectuel de Jacques Marseille, n’a pas cru devoir, précisément dans le cas de l’AOF, vérifier que la démonstration principale de l’historien, c’est-à-dire la couverture des déficits des balances commerciales par des transferts de fonds publics, n’était historiquement pas fondée ?

     Il est bien dommage en effet que dans le cas de l’AOF, l’analyse de cette thèse n’ait pas porté sur l’équilibre de ses comptes extérieurs, publics, étant donné que l’objectif de ce chapitre était de sortir du terrain de la « littérature » de l’histoire économique coloniale, représentée, semble-t-il dans le cas d’espèce, par Jacques Marseille.

 Jean Pierre Renaud