« Situations coloniales » d’Afrique ou d’Asie, avec le regard de voyageurs romanciers ou géographes. 2ème Partie

« Situations coloniales » d’Afrique ou d’Asie, avec le regard de voyageurs romanciers et géographes
Années 1905- 1931
La 1ère Partie a été publiée le 6 mai 2015
2ème Partie
Les acteurs du théâtre colonial

Les premiers témoignages, ceux de Conrad pour le Congo ou de Farrère pour l’Indochine, font respectivement le portrait d’une humanité blanche souvent réduite à sa plus simple expression, confinant à celle des bas-fonds, très souvent celle des grands aventuriers, peu regardante en matière de morale privée ou publique, dissolue, contente d’avoir jeté par- dessus bord les normes de la métropole.

Après la première guerre mondiale, une fois le nouveau système colonial à peu près installé, les voyageurs rencontraient une population blanche très différente, avec en première ligne les administrateurs coloniaux dans les territoires français, quelques colons, en Côte d’Ivoire par exemple (Albert Londres), des administrateurs coloniaux anglais d’une autre espèce, dans des territoires beaucoup plus riches (Jacques Weulersse), des représentants de grandes compagnies forestières en Afrique centrale (André Gide), ou des ingénieurs de la grande industrie minière moderne au Congo Belge (Jacques Weulersse).

Dans la plupart des colonies visitées, mise à part l’Union Sud-africaine, la population blanche avait un effectif tout à fait limité, vivait surtout dans les villes, mais en restant à l’écart de la population indigène : y faisaient exception les Portugais de l’Angola

Au tout premier plan, dans le premier acte colonial, les aventuriers de Joseph Conrad et de René Maran, et les « civilisés » de Claude Farrère !
Les aventuriers de Conrad et de Maran !

Avec « Au cœur des ténèbres », à la fin du XIXème siècle, Joseph Conrad retraçait la vie de Marlowe et de Kurtz, deux héros perdus dans le nouvel univers colonial du Congo Belge, l’itinéraire de ces capitaines de vieux rafiots sur le fleuve Congo, de Matadi à Kinshasa, la folle végétation tropicale, la sauvagerie coloniale, le culte de la mort.

Kurtz était tout à la fois chasseur d’ivoire, chef de bande, et chasseur de têtes dans un univers diabolique.

Julien Green écrivait : « Kurtz, c’est l’aventurier qui se voue au mal, dans les profondeurs du Congo et qui domine tout un peuple d’esclaves par la seule magie de sa voix. »

Après la première guerre mondiale, dans son livre « Batouala », René Maran dépeignait le monde colonial qu’il avait fréquenté pendant quelques années en Oubangui Chari, et faisait partager la vie des indigènes, des animaux, des forêts, et des rivières.

Il décrivait les ravages des premiers contacts entre les Blancs et les Noirs, de leur exploitation par leurs nouveaux maîtres, qui étaient peu nombreux, de l’ordre de cent cinquante individus pour tout le territoire, mais qui comprenaient dans leurs rangs quelques personnages complètement détraqués par la vie coloniale, l’isolement, l’abus d’alcool et de pouvoir.

Un des grands attraits de ce roman est la sorte de climat d’animalité équatoriale qui suinte de toutes les pores du récit.

A la différence de Conrad, René Maran ne dressait pas le portrait de tel ou tel blanc, c’est-à-dire de tel ou tel « Commandant », mais celui d’un monde des blancs, toujours en arrière-plan, dérangeant continuellement la vie quotidienne des Noirs, la vie qu’animait dans son récit un trio constitué par le vieux chef Batouala, sa jeune épouse, Yassigui’ndja, et un jeune rival, Bissibi’ngui qui la convoite.

Je serais tenté de dire que ce roman nous en apprend plus sur la vie d’une tribu d’Afrique centrale, au début du vingtième siècle, que sur les ravages de la colonisation elle-même, les dégâts causés par une nouvelle « civilisation » dans le climat magnifiquement décrit des mœurs, des chants, des danses, de la chasse, et des croyances de cette tribu.

Claude Farrère mettait en scène des personnages de l’Indochine coloniale qui auraient fait partie de ce que l’on aurait appelé la bonne société de métropole, un officier de marine, un médecin, un ingénieur, des personnages que la société coloniale avait « décivilisé ».

Après le temps des aventuriers, et au deuxième acte, celui des « colonisateurs » !

En Afrique française, les administrateurs coloniaux !

En Afrique de l’ouest, Albert Londres se rendit alors : « CHEZ LE DIEU DE LA BROUSSE » (p,64) :

« Le commandant est le dieu de la brousse. Sans lui, vous coucheriez dehors. Les hyènes viendraient lécher les semelles de vos souliers, et, la langue des hyènes étant râpeuse, vous n’auriez bientôt plus de chaussures.

A Niafounké…La justice en brousse n’a pas de palais. Elle n’a pas de juges non plus. Elle pourrait avoir un chêne ? il n’y a que des fromagers ! La justice, c’est le commandant.

Un commandant est un homme universel… ».

En Côte d’Ivoire, à Bouaké, le journaliste prenait contact avec des coupeurs de bois qui avaient besoin du concours de l’administration coloniale pour recruter leur personnel :

« Ce rôle me crève le cœur, me dit un commandant…

Moi je suis contre. Cette année, malgré les ordres je n’ai donné aucun homme pour la forêt. C’est l’esclavage, ni plus ni moins. Je refuse de faire le négrier…

On pourrait peut-être remplacer les hommes par des tracteurs ? Dis-je.

C’est vous qui donnerez l’argent pour acheter les tracteurs ? (p,137)

A Ibadan, laquelle était déjà une grande ville, en Nigéria, le géographe Weulersse rapportait une conversation avec l’un des représentants des grandes maisons de Bordeaux ou de Marseille qui s’y trouvait :

« Malheureusement, me dit K…, nous vivons trop entre nous ; nous ne nous mêlons pas à la société anglaise… Nous vivons côte à côte, poignée de Blancs perdus dans cette ville immense… Chaque groupe national, et le nôtre surtout, semble se retrancher dans ses plus obstinées incompatibilités d’humeur. Presque seul d’entre les Français d’Ibadan, je fréquente un peu les Anglais, parce que je consens quelquefois à revêtir mon smoking, et que je ne joue pas trop mal au tennis. Pour mes compatriotes, ces deux choses sont également grotesques. Il est absurde, en effet, de revêtir un lourd habit de drap quand on ruisselle déjà sous le plus léger des costumes ; il est presque aussi absurde de jouer presque sous l’Equateur aux mêmes jeux violents que dans la froide Angleterre… La tenue extérieure entraine la tenue morale : croyez-vous que vous traiterez l’indigène de la même façon si vous portez col dur, chemise empesée et escarpins vernis, ou bien salopette et savates ? Le héros de Kipling qui, perdu dans la jungle, seul dans sa case de feuillage, chaque soir revêtait gravement son smoking, incarne bien l’idéal britannique. La colonisation anglaise porte faux-col, la nôtre se ballade souriante, en débraillé… « p,64)

Toujours à Ibadan le 24 mars :

« 10 heures du soir, sur la terrasse dominant la ville endormie. Allongés dans nos vastes chaises longues, le grand verre de whisky à droite, le petit verre de « gin and bitter » à gauche, nous jouissons de l’heure…

A mes côtés, deux Anglais, deux types d’Anglais plutôt. Mon hôte, le gentilhomme dont les armoiries remontent au temps de Saint Louis et qui s’en cache, riche de cette culture intérieure que le bon ton commande de dissimuler. Et son ami X…, fameux dans toute la Nigéria, sans ancêtres, et qui s’est fait tout seul : masque brutal, et dur, mâchoire de John Bull, poil rouquin, taille courte et lourde, bras nus, couverts de tatouages de matelots, la courte pipe aux lèvres sèches qui ne s’ouvrent que pour quelques exclamations d’argot, l’air stupide : mais les forêts de la Nigéria, arbres, bêtes et gens n’ont pour lui plus de secrets… »

Le premier, comparant l’Afrique à l’Orient :

« Ici, nous sommes réellement les maîtres ; mais du maître, nous avons la solitude et la responsabilité.

Double fardeau, lourd parfois à porter, mais voilà tout le secret de la vraie « magie noire ». (p,68)

Autre image d’acteurs :

Au cours de son voyage au Congo, André Gide n’épinglait pas de sa propre plume les abus des Compagnies Forestières, les excès du portage qu’il aurait pu constater lui-même, mais publiait par exemple, en annexe, un rapport de l’année 1902 qui les récapitulait.

André Gide décrivait plus loin le comportement des blancs « voleurs » de la brousse :

« Il est assez naturel que les indigènes, dont on ne paie que cinquante centimes un poulet, voient débarquer les blancs avec terreur et ne fassent rien pour augmenter un commerce si peu rémunérateur. » (p,243)

En Afrique belge, anglaise, cosmopolite, des ingénieurs des mines !

Le géographe Weuleursse voyageait dans la province du Kassaï, au Congo Belge et rapportait une conversation :

« … Ici les constructions de la « Forminière », Société internationale forestière et minière du Congo, – type achevé de ces puissantes organisations capitalistes qui ont fait le Congo Belge. Tout le long de la grande allée de manguiers s’échelonnent les maisons des agents blancs, vastes, solides, entourées de jardins. Plus bas, massifs les bureaux ; puis les ateliers, les magasins, l’atelier de piquage des diamants, et tout en bas, au bord du fleuve, la Centrale électrique. Sur l’autre rive, les campements des travailleurs indigènes, où s’allument les feux du soir. Devant ma porte, c’est un défilé de boys, d’ouvriers, de camions, de voitures…

L’ingénieur qui me pilotera demain sourit de mon étonnement. N’est-ce pas un spectacle un peu imprévu au cœur de l’Afrique Centrale, en cette province ignorée qui s’appelle le Kassaï ? Et encore votre arrivée en avion doit vous donner des idées fausses sur la difficulté et le mérite de l’œuvre accomplie. Vous avez mis une heure et demie, de Luebo ici ; normalement il faut trois jours, et trois transbordements ; en bateau sur le Kassaï, en chemin de fer pour doubler les rapides jusqu’à Charleville, puis l’auto…

Travailler dans de pareilles conditions suppose une masse de capitaux extraordinaire ; et pour les attirer, des conditions extraordinaires elles aussi, des privilèges quasi régaliens. Ici, la Forminière est presque souveraine. Nul ne peut entrer sur son territoire sans une autorisation écrite ; elle a ses frontières, sa flotte, ses routes, son chemin de fer, sa main d’œuvre, j’allais presque dire ses sujets.

Tout lui appartient, depuis le champ d’aviation sur lequel vous avez atterri jusqu’à l’assiette dans laquelle on vous servira tout à l’heure…. Songez que la Compagnie emploie plus de 15 000 noirs, et plus de 200 agents européens. Le vieux Léopold n’a pas craint de faire appel à l’étranger : les capitaux sont américains et les hommes de toutes les nationalités… Création d’un homme d’affaires génial, le Congo garde encore sa griffe : tout pour et par l’argent. » (page 116)

Le développement industriel du Congo que décrivait le géographe était spectaculaire à Kamina, à Elisabethville, au Katanga, où des grandes cités de type européen sortaient de terre.

Les acteurs africains de la mutation industrielle

Sans la « mobilisation » de la main d’œuvre africaine, rien n’aurait été possible, et les méthodes de recrutement utilisées, le travail forcé, la concentration des travailleurs dans des « camps indigènes »

Au cœur du Katanga minier, un ingénieur décrit le système mis en place par l’Union Minière, la sélection médicale, l’encadrement strict :

« Qu’en dites-vous, me demande-t-il ?

C’est de l’élevage humain.

Oui, et vraiment scientifique, vous pouvez le constater. Il nous faut avant tout « faire du Noir », donner à l’industrie le prolétariat de couleur qui lui manque. » (p, 169)

Il ne s’agissait donc que d’une forme nouvelle d’esclavage !

Sans acculturation progressive d’une nouvelle élite, sans leur truchement, aucune modernisation n’aurait été, non plus, rendue possible.

Extraits de textes, par Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés

Images des sociétés coloniales des années 1900-1930

« Situations coloniales » d’Afrique ou d’Asie, avec le regard de voyageurs romanciers et géographes
Années 1905- 1931
Avec Joseph Conrad (1899), Claude Farrère (1905), René Maran (1921), André Gide (1926), Albert Londres (1929), Jacques Weulersse (1929), George Orwell (1934)
Cette évocation fera l’objet d’une série successive de publications en mai et juin 2015
Avant- propos méthodologique
Représentativité historique ou non des extraits d’œuvres choisies ?

Au cours de l’année 2013, j’ai publié une série de textes de réflexion et d’analyse sur le thème choisi par le jury de concours en histoire du CAPES et de l’AGREGATION : « Les sociétés coloniales ».

Ces contributions à la réflexion historique ont suscité une réelle curiosité sur ce sujet rébarbatif, puisque sur l’ensemble de l’année ces textes ont fait l’objet de très nombreuses visites, de plus de 2 000, ce qui ne veut pas dire naturellement lectures.

Nous proposons à nos lecteurs et lectrices un autre type de contribution relative au regard, au témoignage écrit que des voyageurs ou des romanciers ont proposé sur tout un ensemble de sociétés coloniales d’Afrique ou d’Asie, dans la première moitié du XXème siècle.

Je n’ai pas la prétention de penser que la liste des œuvres analysées soit un échantillon représentatif des réalités coloniales de l’époque, car ce type d’analyse pose tout le problème de la représentativité des sources historiques, un concept généralement maltraité dans beaucoup d’histoires coloniales, pour ne pas dire aussi dans les histoires postcoloniales.

Les analyses ci-après peuvent donc faire l’objet du même type de critique, car il est nécessaire que les historiens aillent beaucoup plus loin qu’ils ne le font en général dans leurs analyses des vecteurs d’information, pour ne pas dire de culture coloniale : tirage des journaux et des livres, analyses du contenu des journaux et des livres, étant donné qu’avant l’ère des sondages, il n’existait guère d’autre moyen pour mesurer échec ou succès.

A titre d’exemple, dans le livre « Histoire de la littérature coloniale en France », René Lebel a effectué un travail d’inventaire et d’analyse très intéressant sur la littérature coloniale, sans accorder, ou sans pouvoir accorder, l’importance qu’elle aurait mérité à cette évaluation des vecteurs et de leurs effets.

De la même façon, l’historien René Girard a publié un livre qui connut un réel succès « L’idée coloniale » en faisant quasiment l’impasse sur l’analyse statistique de la presse et du succès, mesuré ou non, de la littérature coloniale.

Ces remarques de méthode faites, et pour ce qui concerne la littérature de témoignage colonial, nombreux ont été les commentateurs ou les romanciers qui ont proposé une vision idyllique de l’outre-mer colonial, mais il est tout de même difficile de prétendre que la France lettrée ou curieuse n’avait pas la possibilité, grâce aux œuvres que nous allons évoquer, de se former une opinion mieux documentée sur le monde colonial dans ses ombres comme dans ses lumières.

L’histoire de la littérature coloniale s’est généralement inscrite dans l’histoire des idées, plus que dans celle des chiffres ou des faits, à l’exemple le plus souvent de l’histoire coloniale ou postcoloniale.

Le cadre historique et géographique des scènes coloniales d’Afrique et d’Asie : une Afrique noire encore très enclose dans son univers, à l’opposé d’une Asie ouverte sur le monde !

Une Afrique noire inconnue ! Sauf à verser dans l’anachronisme, maladie intellectuelle assez répandue dans l’histoire postcoloniale, il faut rappeler que jusqu’à la fin du dix-neuvième siècle, une grande partie de l’Afrique était encore inconnue, et que dans beaucoup de régions de l’hinterland, les Noirs n’avaient jamais vu un Blanc.

Une Afrique noire barricadée ! Deuxième remarque : les caractéristiques géographiques de l’Afrique noire de l’ouest, l’absence de voies d’accès fluviales jusqu’au delta du Niger, l’existence d’une barre côtière, étaient des obstacles infranchissables pour toute entreprise de colonisation, avec en plus, dans la zone tropicale, la rudesse du climat et les maladies endémiques.

Une Afrique noire loin des côtes d’Europe : de Bordeaux à saint Louis du Sénégal, 4 000 kilomètres, de Bordeaux à Loango, sur la côte du Congo, 9 000 kilomètres.

Une Afrique noire gigantesque ! plus de 3 000 kilomètres de Loango à la côte de Zanzibar, plus de 5 000 kilomètres du fleuve Congo au Cap, 2 300 kilomètres de Dakar à Tombouctou, plus de 2 000 kilomètres entre Léopoldville ( Kinshasa) et Elisabethville, ou entre cette dernière ville et Johannesburg, au sud, alors qu’il n’existait ni routes, ni voies ferrées jusqu’à la fin du dix-neuvième siècle.

En comparaison, une Asie déjà ouverte sur le monde, qui bénéficiait de l’existence d’un réseau d’échanges très ancien entre la Chine et le monde occidental, avec le rayonnement du nouvel l’Empire des Indes, la création de la voie impériale britannique vers la Chine, avec Colombo, Singapour, et Hong Kong…

La conquête coloniale de l’Indochine par la France ne soutenait évidemment pas la comparaison avec l’expansion britannique en Asie.

Il est donc nécessaire d’avoir en tête le cadre historique et géographique de l’époque pour suivre la sorte de parcours colonial initiatique que nous proposons à travers les récits que publiaient de grands romanciers, Joseph Conrad, Claude Farrère, René Maran, et George Orwell, le grand journaliste Albert Londres, ou le géographe Jacques Weuleursse !

Ces auteurs décrivaient le monde colonial de l’époque, avec ses ombres et ses lumières que le lecteur curieux de l’avant- première guerre mondiale ou celui de l’entre-deux guerres pouvait découvrir, sans qu’on ne veuille rien lui cacher.

Descriptions fidèles ou descriptions romancées, traits forcés ou traits atténués, il n’était pas toujours facile de faire la différence, encore moins de nos jours !

Ces récits concernent d’abord l’Afrique occidentale et centrale, mais ils proposent également un petit aperçu de l’Asie coloniale avec l’Indochine française et la Birmanie britannique.

A travers le célèbre roman, « Au cœur des ténèbres » (1890), Joseph Conrad, dresse le portrait d’un colonialisme esclavagiste et inhumain au cœur de l’Afrique centrale, dans le bassin du Congo.

A elle seule, la vie de Conrad fut un roman, celui d’un marin, mais tout autant celui de l’aventurier dont le séjour sur les rives du Congo ne dépassa pas les quelques mois, entre Matadi et Kinshasa.

Dans « Les civilisés » (Prix Goncourt 1905), Claude Farrère brossait une description sans concession du premier monde colonial français en Indochine, celui des premières années de la colonisation, animé avant tout par des militaires et des aventuriers. L’attribution du Prix Goncourt portait témoignage de l’absence de censure. Le roman de Claude Farrère ne reçut pas un accueil enthousiaste de la part des milieux favorables à la colonisation, de métropole ou d’Indochine, c’est le moins qu’on puisse dire.

Dans un roman portant sur la même époque, paru en 1922, « Le chef des porte-plumes », Robert Randau proposait un portrait non moins sévère de la société coloniale blanche de Dakar dans les années qui ont précédé la première guerre mondiale.

Dans « Batouala », René Maran (Prix Goncourt 1921) peignait tout à la fois le monde de la forêt tropicale, envoûtant, sauvage, et animal, et les premiers méfaits de la colonisation dans ces sociétés africaines que bousculait sans ménagement la première administration coloniale.

Comment ne pas faire remarquer que la description des dérives et des abus qu’en faisait l’ancien fonctionnaire colonial ne fit non plus l’objet d’aucune censure, bien au contraire, puisque ce roman reçut, en 1921, le prix Goncourt ? C’est tout dire !

René Maran avait en effet acquis une petite expérience coloniale dans le bassin du Congo et de l’Oubangui-Chari, et il n’hésitait pas à écrire dans sa préface : « Tu bâtiras ton royaume sur des cadavres »

Le récit d’André Gide intitulé « Voyage au Congo » (1926) contient un mélange de descriptions touristiques, des paysages et des populations rencontrées, la relation des incidents de son voyage avec son compagnon photographe, Marc Allégret ; en pirogue sur les rivières de l’Oubangui Chari et du Tchad, quelquefois à cheval, ou à pied, ou encore en tipoye, c’est-à-dire en chaise à porteur.

André Gide voyageait le plus souvent avec le concours de l’administration coloniale, c’est-à-dire des administrateurs, gouverneurs, commandants de cercle, ou chefs de subdivision. L’auteur a l’habileté, le plus souvent, de joindre en annexe, les notes décrivant tels ou tels abus de l’administration coloniale, motivés le plus souvent par les méthodes d’exploitation humaine éhontée de grandes compagnies privées forestières.

Le plus étonnant dans son récit de voyage est la place qu’il accorde à ses lectures d’ouvrages littéraires très savants, à ses réflexions et citations, qu’il bivouaque ou navigue en baleinière. Peu de pages de ce carnet de voyage qui ne contienne aucune allusion au Gide, grand homme de lettres, comme en miroir !

En résumé, des « Carnets de route » qui restituent une certaine image touristique d’une partie de l’Afrique centrale, celle qui va du fleuve Congo au lac Tchad, dans la zone de l’Oubangui-Chari, à l’époque de son voyage.

Les deux autres récits, celui d’Albert Londres intitulé « Terre d’ébène » (1929) et celui de Jacques Weulersse intitulé « Noirs et Blancs » (1931) constituent, semble-t-il, une bien meilleure source de documentation et d’information sur l’Afrique des années 30.

Le journaliste Albert Londres nous fait partager ses impressions et appréciations du monde colonial africain français qu’il parcourut de l’Afrique de l’ouest à l’Afrique centrale.

Mais incontestablement, c’est le récit du géographe Weulersse qui nous en apprend le plus sur l’Afrique de l’époque, la française de l’ouest qui est déjà nettement distancée dans la voie de la modernisation par l’anglaise du même ouest, et la française centrale dont le développement économique se situait déjà à des années-lumière de l’Afrique centrale belge ou sud-africaine.

Avec le regard du géographe, il est possible de prendre la mesure des écarts gigantesques de développement qui existaient d’ores et déjà entre les colonies françaises et les anglaises, belges ou sud-africaines.

Le géographe décrit quasi-scientifiquement le système de recrutement et de sélection de la main d’œuvre qui est affectée à l’industrie minière d’Afrique centrale et d’Afrique du sud, les méthodes de discrimination et de contrôle qui sont pratiquées, en soulignant le racisme dans lesquelles elles baignent.

Le dernier roman, celui de George Orwell, intitulé « Une histoire birmane » (1934), inscrit son récit dans le même type de discours raciste, cette fois en Birmanie, une dépendance coloniale anglaise de l’Empire des Indes.

Il s’agit d’un roman intimiste qui met en scène dans un petit poste de la Haute Birmanie coloniale, quelques acteurs anglais, un médecin d’origine birmane que l’un de ses amis anglais veut faire entrer dans la fameuse institution coloniale anglaise qu’était le club, contre l’opposition violente et raciste des autres membres blancs du club.

Plus que le roman de René Maran, ce récit place le lecteur au cœur de la vie coloniale anglaise, alors que dans le cas de Batouala, c’est au cœur d’une tribu de l’Oubangui-Chari.

Extrait de textes par Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés

Culture et impérialisme d’Edward W.Said: chapitre 2 « Pensée unique », lecture critique

« Culture et impérialisme

d’Edward W.Said »

Ou « Comment peut-on être un impérialiste ? »

2

(chapitre 1 sur le blog du 7/10/11)

Chapitre 2 (p,11 à  273)

« Pensée unique »

I – Lecture

 Le deuxième chapitre, intitulé « Pensée unique », introduit le propos en constatant : « Si les allusions aux réalités de l’empire sont presque omniprésentes dans les cultures britannique et française du XIX° et du début du XX° siècle, elles ne sont nulle part plus fréquentes et plus régulières que dans le roman Anglais. » (p113)

Et l’auteur de relever à la fois « la centralité de la pensée impérialiste dans la culture occidentale moderne, et le fait que les grands noms de la critique littéraire ignorent purement et simplement l’impérialisme. (p,116)

L’auteur note que roman et impérialisme sont « impensables l’un sans l’autre », alors que « vers les années 1840, le roman anglais s’était imposé dans la société britannique ». Une sorte de « pensée officielle collective » diffuse et « L’idée d’une structure d’attitudes et de références lentement et régulièrement mise en place par le roman a, pour la critique littéraire, diverses conséquences pratiques. » (p,129)

La démonstration écrite de cette thèse nous est proposée à travers le contenu de Mansfield Park de Jane Austen : le lecteur nous pardonnera volontiers la longueur des citations, car nous nous trouvons, à cette occasion, au cœur de cette démonstration.

Le livre s’attache en effet à mettre en valeur le rôle de la romancière Jane Austen dans la diffusion de ce type de culture, notamment grâce à l’articulation des thèmes de ses romans avec le monde des Caraïbes. Un long commentaire lui est consacré. (p,137 à 148)

J’avouerai que je n’avais jamais lu Mansfield Park, et aucune des œuvres de Jane Austen. Je me suis donc astreint à la lecture de ce livre, dans la même édition que celle qui sert de référence au professeur pour ses citations.

Afin d’éclairer brièvement le lecteur, indiquons que l’intrigue se passe dans un manoir de la gentry anglaise rurale, au tout début du dix-neuvième siècle, avec une description très fine et très riche des caractères des cinq filles du propriétaire, sir Thomas Bertram, et d’une nièce, Fanny, dans un beau décor bourgeois, et dans un contexte permanent d’amitiés et de jalousies, familiales et mondaines, avec la très grande importance que ce petit monde bourgeois attachait aux relations mondaines, aux conversations, aux mariages, et aux rentes de terre anglaise convoitées.

On sait simplement que Sir Thomas possède une plantation à Antigua, qu’il y est en voyage, lorsque l’intrigue se développe longuement, jusqu’à son retour.

L’auteur écrit : «  Tout au long de Mansfield Park, le roman qui définit les valeurs sociales et morales autour desquelles s’ordonne l’œuvre de Jane Austen court un fil d’allusions aux domaines exotiques de sir Thomas Bertram. Ils lui donnent sa richesse, expliquent ses absences, déterminent son statut social en Grande-Bretagne et outre-mer, et rendent possible ses valeurs, auxquelles finissent par souscrire Fanny Price – et Jane Austen. » (p,113) 

Une nouvelle vie pour Fanny : « Ce qui soutient matériellement cette vie, c’est le domaine de Bertram à Antigua, qui a des difficultés. Jane Austen tient à nous montrer deux processus apparemment sans rapport mais en vérité convergents : l’importance croissante de Fanny pour l’économie des Bertram, Antigua comprise, et sa fermeté morale face à de multiples défis, menaces et surprises. » (p,143)

Et de retour de son île, sir Thomas Bertram intervient et remet de l’ordre dans la préparation d’une pièce de théâtre at home :

« Mais rien dans Mansfield Park ne nous contredirait si nous supposions que sir Thomas agit exactement de la même façon, à plus vaste échelle, dans ses plantations d’Antigua. »

Et de Jane Austen : «  Elle voit parfaitement que posséder et gouverner Mansfield Park, c’est posséder et gouverner un domaine impérial en relation étroite, pour ne pas dire inévitable avec lui. » (p,145)

Et plus loin : «  Jane Austen, je pense, voit que Fanny accomplit dans l’espace un déplacement domestique à petite échelle, qui correspond aux déplacements bien plus amples et ouvertement coloniaux de sir Thomas, son mentor, l’homme dont elle sera l’héritière. Les deux mouvements sont interdépendants. (p,147)

La seconde idée suggérée par Austen (indirectement, certes) est plus complexe, et pose un intéressant problème théorique. Sa conscience de l’empire est manifestement très différente, beaucoup plus allusive et occasionnelle que celle de Conrad ou Kipling. De son temps, les Britanniques étaient très actifs dans les Caraïbes… Jane Austen ne semble que vaguement informée des détails de leurs entreprises, mais l’importance des grandes plantations des Indes Occidentales était très largement connue en Angleterre. Antigua et le voyage qu’y fait sir Thomas ont une fonction bien précise dans Mansfield Park : ils sont, je l’ai dit à la fois très accessoires, évoqués seulement en passant, et absolument cruciaux pour l’action. Comment évaluer les rares références d’Austen à Antigua, et qu’en faire dans notre interprétation ?

Selon moi, par cette étrange association d’allusif et d’insistant. Jane Austen postule et assume (exactement comme Fanny) l’importance d’un empire pour la situation at home. J’irai plus loin. Puisqu’elle renvoie à Antigua et l’utilise comme elle le fait dans Mansfield Park, il doit y avoir de la part de ses lecteurs un effort correspondant pour comprendre concrètement les valences historiques de cette référenceNous devons essayer de savoir à quoi elle renvoyait, pourquoi elle donnait à l’île cette importance et pourquoi, au fond, elle avait fait ce choix, puisqu’elle aurait pu fonder sur tout autre chose la richesse de sir Thomas » (p,148)

Au risque de lasser le lecteur, il nous faut citer encore quelques-unes des analyses de l’auteur qui tendent à démontrer la pertinence de la thèse qui est la sienne :

« Revenons-y : les allusions fugitives à Antigua ; l’aisance avec laquelle les besoins de sir Thomas en Angleterre sont comblés par un séjour aux Caraïbes ; les mentions neutres et spontanées d’Antigua (ou de la Méditerranée, ou de l’Inde, où lady Bertram, dans un accès d’impatience irrépressible, veut que William se rende (aux Indes orientales) « pour que je puisse avoir mon châle. Je crois que je prendrai deux châles. Il signifie un « là-bas qui structure l’action vraiment importante ici, mais sans avoir grand poids lui-même. Or, ces signes du « dehors » portent, tout en la refoulant, une histoire riche et complexe, qui s’est depuis assuré un statut que les Bertram, les Price et Jane Austen elle-même ne voudraient pas, ne pourraient pas admettre. Appeler cela le « tiers monde » commence à traiter des réalités mais n’épuise nullement l’histoire politique et culturelle. » (p,153)

« Et, puisque Mansfield Park  lie  les réalités de la puissance britannique outre-mer à l’imbroglio privé de la famille Bertram, il n’existe aucun moyen de faire une lecture comme la mienne, aucun moyen de comprendre la « structure d’attitudes et de références » sans étude approfondie du roman. Sans le lire en entier nous ne parviendrons pas à comprendre la force de cette structure et la façon dont elle a été activée et maintenue dans la littérature ; en le lisant soigneusement, nous sentons à quel point les idées sur les races et les territoires dépendants étaient admises non seulement par les dirigeants du Foreign Office, bureaucrates coloniaux et stratèges militaires, mais aussi par d’intelligents lecteurs de romans qui s’intéressaient aux finesses de l’évaluation morale, de l’équilibre littéraire et de l’élégance stylistique. (p,156)

.Et l’auteur de souligner que le livre fait à peine mention de l’esclavage, lorsqu’à une seule occasion Fanny a posé des questions sur la traite, et qu’après il y a eu « un silence de mort ». (p,156)

Et pour conclure ces citations, nous retiendrons celle, tirée exceptionnellement du troisième chapitre « Résistance et opposition » :

«  Dans Mansfield Park, Jane Austen parle de l’Angleterre et d’Antigua et fait explicitement le lien entre les deux. Ce roman porte donc sur l’ordre en Grande Bretagne et l’esclavage outre-mer, et on peut, on doit le lire ainsi, avec Eric Williams et CLR James à proximité. De même Camus et Gide écrivent sur la même Algérie que Fanon et Kateb Yacine. (p,363)

Dans un autre registre qui nous est plus familier, l’auteur souligne par ailleurs la cohésion culturelle de l’empire et le rôle des discours de Carlyle et de Ruskin, lesquels célébraient la supériorité de la race blanche, anglaise d’abord.

L’auteur propose une longue citation d’un des chantres de l’impérialisme anglais, Ruskin :

«  Il est pour nous un destin possible aujourd’hui : le plus haut qu’une nation ait jamais eu le choix d’accepter ou de refuser. Nous sommes une race qui n’a pas encore dégénéré, une race où se mêle le meilleur sang nordique. Notre caractère ne s’est pas encore corrompu, nous savons commander fermement et obéir de bonne grâce. Nous    avons une religion de pure miséricorde, que nous devons à présent soit trahir, soit apprendre à défendre en l’appliquant. Et nous avons le riche héritage de l’honneur que nous ont légué mille ans de noble histoire… » (p,165)

La Grande Bretagne avait donc une mission quasi-divine

Dans la démonstration analytique et critique que l’auteur propose, l’opéra de Verdi, Aïda, vient à son appui, l’exaltation de l’Egypte, mais une « Egypte orientalisée »,  dans le cortège de cette source majeure d’inspiration que fut l’Egypte des pharaons, et de toutes les évocations occidentales qui ont suivi l’expédition de Bonaparte en Egypte, et la publication de « La description de l’Egypte ».

Mais Edward W. Said note toutefois : « Tout cela est évidemment très éloigné du statut d’Aïda dans le répertoire culturel d’aujourd’hui… (p,198)

L’auteur porte à présent son regard sur « les plaisirs de l’impérialisme », et pour illustrer ce titre, nous propose une longue analyse critique de « Kim », le livre célèbre de Rudyard Kipling.

Incontestablement, le sujet l’a vivement intéressé, et comment ne pas reconnaître avec lui que ?  « L’Inde a exercé une influence massive sur la vie de la Grande Bretagne, dans le commerce et les échanges, l’industrie et la politique, l’idéologie et la guerre, la culture et l’imaginaire. » (p,202)

Kipling est « resté une institution dans la littérature anglaise, toujours un peu en retrait de la grande scène toutefois. » (p,204)

L’auteur a naturellement l’ambition de démonter l’écriture et l’intrigue de Kipling pour démontrer que les aventures de Kim sont non seulement imprégnées de la culture impériale anglaise, mais qu’elles magnifient l’empire.

« Ne nous y trompons pas ! Ces plaisirs d’enfant ne contredisent pas l’objectif global : la mainmise britannique sur l’inde et les autres possessions coloniales de la Grande Bretagne. Bien au contraire, le plaisir, composante indéniable de Kim, est un trait régulièrement attesté mais rarement analysé des multiples formes littérales, musicales et figuratives de la culture impérialiste et coloniale. » (p,208)

« Il est sûr que Kim, Creighton, Mahbub, le Babu, et même le lama voient l’Inde comme Kipling la voyait, une composante de l’Empire. Et il est certain que Kipling préserve minutieusement les traces de cette vision quand il amène Kim, humble enfant irlandais, hiérarchiquement inférieur aux Anglais de souche, à réaffirmer ses priorités britanniques bien avant que le lama leur donne sa bénédiction. » (p,218)

« Kim est une éminente contribution à cette Inde orientalisée de l’imaginaire, et à l’« invention de la tradition », comme diraient plus tard les historiens. » (p,223)

« Rien de tout cela n’est propre à Kipling. La lecture la plus superficielle de la culture occidentale de la fin du XIX°siècle révèle un réservoir inépuisable de « savoirs populaires » de ce genre, dont une bonne partie, hélas, restent bien vivants aujourd’hui » (p,224)

L’auteur compare alors Kipling à des auteurs français, tels que Flaubert et Zola, et évoque un nouveau concept, celui de : « L’appropriation coloniale, c’est-à-dire géographique … » qu’auraient utilisé de nombreux autres auteurs tels que Conrad et Camus.


            Pour illustrer son analyse, Edward W.Said consacre quelques pages au thème de « L’indigène dominé »

« Le paradoxe, bien sûr, c’est que la culture européenne n’est pas moins complexe, riche et intéressante pour avoir soutenu l’impérialisme à presque tous les points de vue.

Prenons Conrad et Flaubert, écrivains qui ont travaillé dans la seconde moitié du XIX° siècle, le premier explicitement préoccupé par l’impérialisme, le second implicitement concerné. » (p,240)

« Même des penseurs d’opposition comme Marx et Engels pouvaient parler comme les porte-parole des gouvernements français et britannique. Sur les colonies, les deux camps politiques puisaient aux mêmes sources : le discours bien codé de l’orientalisme, par exemple, ou la vision hégélienne qui faisait de l’Orient et de l’Afrique des régions statiques, despotiques et sans importance pour l’histoire du monde…

A l’apogée du grand impérialisme, au début du XX°siècle, nous avons donc fusion conjoncturelle entre, d’une part, les codes historiographiques du discours savant de l’Europe, qui postulent un monde universellement offert à l’examen transnational et impersonnel, et d’autre part, un monde réel massivement colonisé. L’objet de cette « vision unique » est toujours soit une victime, soit un personnage dominé, sous la menace permanente de châtiments sévères sans égard aux multiples vertus, services rendus ou hauts faits dont il ou elle peut se prévaloir – exclu ontologiquement, car très loin de partager les mérites de l’étranger qui conquiert, enquête et civilise. Du colonisateur, l’appareil englobant exige, pour être maintenu, un effort sans relâche. A la victime, l’impérialisme offre l’alternative : sers ou sois anéanti »  (p,247)

L’auteur passe alors à l’examen de l’œuvre de Camus :

VII – Camus et l’expérience impériale française

Après avoir cité dans la galerie de portraits des « Constructeurs de la France d’outre-mer », plusieurs personnalités tels que Brazza, Gallieni, ou Lyautey, l’auteur fait un sort, parmi les hommes qui ont chanté ou incarné l’empire, à Camus, « le seul auteur de l’Algérie française qui peut, avec quelque justification, être considéré comme d’envergure mondiale », en notant toutefois que :

« On ne sent guère l’équivalent de la « pensée officielle «  britannique mais, très nettement, un style personnel : être français dans une grandiose entreprise d’assimilation. » (p,248).

L’auteur avait relevé auparavant que Girardet (l’auteur du livre « L’idée coloniale ») « ne voit nulle part en évidence une « pensée officielle » française. » (p,159)

Pour caractériser les œuvres de Camus, l’auteur fait beaucoup appel à l’analyse de M. Conor Cruise O’Brien, et affirme :

« J’irai jusqu’à dire que, si les plus célèbres romans de Camus intègrent, récapitulent sans compromis et à bien des égards supposent un discours français massif sur l’Algérie qui appartient au langage des attitudes et références géographiques impériales de la France, cela rend son œuvre plus intéressante, et non le contraire. La sobriété de son style, les angoissants dilemmes moraux qu’il met à nu, les destins personnels poignants de ses personnages, qu’il traite avec tant de finesse et d’ironie contrôlée – tout cela se nourrit de l’histoire de la domination française en Algérie et la ressuscite, avec une précision soigneuse et une absence remarquable de remords ou de compassion. » (p,261)

En vue d’accréditer son discours, l’auteur cite « l’étude remarquable de Manuela Semidei sur les livres scolaires français, de la Première Guerre mondiale à la Seconde », sur laquelle nous reviendrons dans nos questions, et cite également, à l’appui de sa démonstration, le Tartarin de Tarascon de Daudet que beaucoup de petits français de l’époque connaissaient.

« Les romans et nouvelles de Camus distillent très précisément les traditions, stratégies et langages discursifs de l’appropriation française de l’Algérie. Ils donnent son expression ultime et la plus raffinée à « cette structure de sentiments » massive. Mais pour discerner celle-ci, il nous faut considérer l’œuvre de Camus comme la transfiguration métropolitaine du dilemme colonial : c’est le colon écrivant pour un public français, dont l’histoire personnelle est irrévocablement liée à ce département français du sud ; dans un tout autre cadre, ce qui se passe est inintelligible. » (p,266)

II – Questions

Une longue liste de questions, une très longue liste, dans une matière très abondante, avec les œuvres de Jane Austen, Kipling, Gide, Camus, et j’en passe, ou avec Aïda ! Il nous faut donc trier et classer.

Dans l’esprit de M.Edward W.Said, l’impérialisme aurait été nourri par une « pensée unique », une « pensée collective », telle qu’il la décrit à propos du roman anglais, tout d’abord.

Beaucoup de questions concernent tout d’abord le roman de Jane Austen Mansfield Park, et l’interprétation qu’en donne le professeur de littérature comparée.

Juger comme capitale, et démonstrative, la relation qui a existé entre Antigua et l’intrigue du roman lui-même, la plantation, ses esclaves, et le manoir de Mansfield, parait tout de même exagéré pour plusieurs raisons, indiquées le plus souvent par l’auteur lui-même, le petit nombre d’allusions, quelques lignes sur des milliers de lignes de l’œuvre, l’absence complète de description de cette vie coloniale, de sa richesse, qui seraient au cœur de l’intrigue, et fournirait les éléments constitutifs d’une « structure de références d’attitudes et de références. », une histoire tout entière tournée vers ce qu’on pourrait appeler la vie domestique, sociale, bourgeoise de la famille Bertram, au début du dix-neuvième siècle, dans une Angleterre rurale.

Est-ce que la seule question posée par la nièce Fanny à son oncle sur la traite des esclaves suffirait à apporter la preuve de cette thèse, car tel est bien l’enjeu de la critique ?

Je cite, Fanny parle de son oncle : « Mais je lui parle plus souvent que je ne le faisais. J’en suis certaine. Ne m’avez-vous pas entendu hier soir lui poser des questions sur le commerce des esclaves ? »

« Oui, et j’entretenais l’espoir que cette question serait suivie d’autres questions. Mon père eut été heureux de voir quelqu’un s’enquérir plus longuement. »

« Je brûlais d’envie de le faire. Mais il y avait un silence de mort »

Quelques lignes donc pour emporter notre conviction ? Sur plus de deux mille pages ? 

La démonstration de l’auteur est fondée sur un raisonnement de l’implicite, de l’incidente, de l’accessoire par rapport au principal, du secondaire, qui par construction mentale de l’auteur reviendrait à accréditer la relation qui aurait existé en Angleterre, à l’époque considérée, entre la culture de cette petite bourgeoisie et l’impérialisme.

D’autant moins que les tirages des livres de l’époque sont peu connus, et encore moins le nombre des lecteurs qu’ils touchaient.

Pour résumer ma pensée, je serais tenté de la formuler de deux façons :

L’impression de voir expliquer, dans le cas du livre en question, la prégnance de l’impérialisme dans la culture par la grâce d’une sorte de présence de Dieu (ou de Satan dans le cas d’espèce) cachée, du type de celle que connaissent bien les catholiques pratiquants de leur religion.

Une sorte d’ethnocentrisme « inverse », et pour reprendre le titre d’un petit livre récent (MM.Amselle et M’Bokolo), l’auteur se plaçant « Au cœur de l’ethnie », une ethnie de la gentry anglaise de la première moitié du dix-neuvième siècle, la description du mode de vie et des croyances de cette dernière suffisant à éclairer le pourquoi et le comment de l’impérialisme.

Et en ce qui concerne la France, des auteurs, comme Chateaubriand ou Lamartine, auraient plus volontiers exalté dans leurs œuvres l’exotisme de leurs voyages aux Amériques ou en Orient, plus peut-être que l’impérialisme français. La « gentry » française de la même époque était encore plus casanière que l’anglaise.

Et la France n’a jamais connu de chantres de l’impérialisme aussi talentueux que Carlyle et Ruskin. Harmand ou Leroy-Beaulieu font bien pâle figure de ce côté-ci du chanel.

Quant au rôle impérialiste d’Aïda et de Verdi, et sans être un spécialiste de l’histoire de l’opéra, l’opéra fut, hier comme aujourd’hui, le divertissement d’une petite élite, d’abord en Italie, une Italie qui n’avait d’ailleurs, pas encore, fait son unité politique, et qui n’était pas encore, et à nouveau, impériale.

L’« Egypte orientalisée » de cet opéra a peut-être fait partie de la « pensée unique » d’une élite sociale, mais comme le note l’auteur : « Tout cela est évidemment éloigné du statut d’Aïda dans le répertoire culturel d’aujourd’hui » (p,198).

Et dans cette évocation insistante, et tout affective de l’Egypte, n’y aurait-il pas lieu d’y déceler, chez l’auteur, un soupçon d’ethnocentrisme ?

L’exemple de « Kim », le roman célèbre de Kipling est sans doute plus convaincant, en tout cas pour la Grande Bretagne.

.Est-ce que ce livre a été un des éléments d’une « structure d’attitudes et références » impérialistes dans la construction du dernier empire britannique et dans son rayonnement ?

Sans doute, bien qu’aucune évaluation de son audience n’ait été proposée, mais est-ce que le mythe de l’Inde, ses richesses fabuleuses, son patrimoine d’innombrables témoins de ses civilisations anciennes, n’ont-ils pas été suffisants, en tant que tels, et sans besoin de culture, pour convaincre les Anglais du bien-fondé de leur « appropriation géographique » coloniale ?

Lorsqu’on a entretenu une certaine familiarité avec l’histoire coloniale, il est impossible de ne pas avoir conscience de l’écart gigantesque qui existait entre les richesses déjà prouvées du continent indien, déjà très développé dans la deuxième moitié du 19ème siècle, et les richesses supposées et très inégales d’une Afrique noire française encore largement inconnue à la même époque.

L’Inde était un des joyaux de l’Empire britannique et il portait tous les espoirs d’un impérialisme de type secondaire, car cette colonie de la Couronne  n’avait plus besoin de sa métropole pour exister, et pour armer elle-même sa propre flotte de vapeurs.

Je serais tenté de dire par ailleurs, que point n’était sans doute besoin de beaucoup exalter le goût de la puissance britannique, alors que depuis plusieurs siècles, cette nation insulaire avait manifesté une propension inégalée pour la marine et le commerce, et pour dominer les mers du globe !

Ce qui n’était pas du tout le cas d’une France encore largement paysanne et peu encline au voyage !

L’impérialisme britannique n’avait sans doute nul besoin de ce roman d’aventures remarquable pour croire en son avenir, et pour constituer un des éléments de la structure d’attitudes et de références chère à l’auteur.

Ceci dit, pourquoi ne pas noter que, de façon tout à fait paradoxale peut-être, le héros du roman, le jeune Kim était un enfant d’une Irlande alors soumise au joug impérial des anglais ? Tocqueville a écrit des choses intéressantes à ce sujet, meilleures que celles racontées à la suite de ses voyages en Algérie.

L’auteur accorde une place importante au contenu de ce roman dans son analyse « structurelle », mais il est possible de se poser deux questions à ce sujet : quel a été l’écho de sa publication en France, d’une part, et d’autre part, est-ce que beaucoup de lecteurs français n’y ont-ils pas vu, plus qu’un roman à la gloire de l’impérialisme anglais, tout à la fois un beau roman d’aventures et une belle histoire de sagesse indienne entre le vieux « lama » indien et son jeune « chela » anglais, et avec une pincée de piment, celui des services secrets de Sa Majesté ?

L’auteur cite plus loin le livre de Loti « L’Inde (sans les Anglais) » en écrivant : « nous avons le récit d’un voyage en Inde au cours duquel, par choix délibéré, voire par mépris, les occupants anglais ne sont pas mentionnés une seule fois, comme pour suggérer qu’il n’y à voir que les indigènes, alors que l’Inde était, évidemment, une possession exclusivement britannique (et sûrement pas française. » (p,272)

L’interprétation de l’auteur est sans doute réductrice, car si Loti partageait assez largement l’antipathie que la « Royale » avait traditionnellement à l’égard de la marine anglaise et des Anglais en général, son livre constitue incontestablement une plongée dans tout autre chose que l’impérialisme occidental.

L’auteur compare les deux écrivains que furent Conrad et Flaubert, le premier qui aurait été « explicitement préoccupé par l’impérialisme », et « le second implicitement concerné », mais cette comparaison  est-elle vraiment pertinente ?

Et c’est un des problèmes posés par la thèse Saïd, à savoir si sa démonstration, éventuellement « superfétatoire » dans le cas de l’empire britannique, est bien appropriée au cas de l’empire français ?

Il ne semble pas que les exemples cités par l’auteur constituent les éléments d’une structure d’attitudes et de références qui aurait imprégné la culture française de la même époque. En tout cas, il conviendrait d’aller plus loin dans la démonstration, et d’abord dans l’évaluation des contenus des vecteurs de culture et dans leurs effets sur la culture des français.

Pour appuyer sa démonstration, l’auteur cite les travaux de Manuela Semidei sur le discours impérial contenu par les manuels scolaires entre 1919 et 1945, mais cette analyse tout à fait intéressante souffre d’une absence complète d’évaluation dont avait d’ailleurs parfaitement conscience la chercheuse, en écrivant :

« Certes, on ne saurait oublier que leur utilisation en tant que documents d’histoire ne va pas sans poser de redoutables problèmes de méthode. Pour chacun d’entre eux les chiffres de diffusion, les modifications apportées au cours des éditions successives, l’importance relative par rapport aux autres ouvrages du même genre, le mode d’utilisation dans l’enseignement magistral constituent notamment des éléments d’interprétation qu’il ne saurait être question de négliger. Il faudrait d’autre part tenir compte de la présentation de l’iconographie, du « style » pédagogique, de la nature même du contact qui s’établit entre le manuel et son jeune lecteur, de sa durée, de son intensité… » (RFSP, février 1966, p,85 et suivantes)

Et du calendrier scolaire, souvent en fin de programme, conviendrait-il d’ajouter, car comme je l’ai précisé dans le chapitre du livre « Supercherie coloniale », que j’ai consacré au même sujet, la démonstration du rôle des manuels scolaires sur la culture coloniale supposée des Français est encore à faire.

A l’appui de sa démonstration, Edward W.Said cite aussi le livre bien connu de Daudet, Tartarin de Tarascon, et j’ai relu ce livre qui avait enchanté ma jeunesse : un livre à la gloire de la culture coloniale ou tout simplement une belle farce ? Un jaillissement de galéjades à la méridionale avec une chasse aux lions qui n’existent plus dans une Algérie exotique ?

Et pour les lecteurs les plus sérieux, quelques pages décrivant une Algérie coloniale dont la France n’avait pas lieu de se réjouir !

Terminons enfin le tour de nos questions par Camus, qui fut un de mes maîtres à penser au cours de ma jeunesse.

Le professeur de littérature comparée appelle en garantie de sa thèse  Camus, un Camus dont l’œuvre est postérieure à la deuxième guerre mondiale, à l’heure du déclin des deux empires, alors qu’un monde nouveau apparaissait.

Première remarque à ce sujet : à l’exemple de beaucoup de chercheurs, l’auteur semble laisser entendre que l’impérialisme français, et donc son histoire, s’est résumée à celle de l’Algérie française.

Deuxième remarque : pour avoir beaucoup fréquenté les livres de Camus, je ne partage absolument pas une analyse qui voit d’abord dans ces œuvres la marque de l’appropriation géographique coloniale de l’Algérie, en écrivant :

« Les romans et nouvelles de Camus distillent très précisément les traditions, stratégies et langages discursifs de l’’appropriation française de l’Algérie. Ils donnent son expression ultime et la plus raffinée à cette « structure de sentiments »massive. Mais pour discerner celle-ci, il nous faut considérer l’œuvre de Camus comme une transformation métropolitaine du dilemme colonial : c’est le colon écrivant pour un public français, dont l’histoire personnelle est irrévocablement liée à ce département du Sud ; dans tout autre cadre, ce qui se passe est inintelligible. » (p,266)

Je dirais tout simplement qu’à mes yeux, comme sans doute à ceux de beaucoup de lecteurs de ma génération, l’Algérie était un décor, celui de Tipaza par exemple, mais que les véritables enjeux étaient moins ceux de l’Algérie française que d’un auteur qui proposait à son lecteur une réflexion sur sa vie, sa destinée, son rapport au monde, pas nécessairement colonial.

Le même type de remarque vaudrait également pour un des livres que l’auteur appelle, plus loin, en garantie de sa démonstration, « la Voie Royale » de Malraux.

Malraux était beaucoup plus intéressé par son ego que par le cadre historique et colonial de son récit, entre Thaïlande et Cambodge, l’occasion d’y déployer tous les ressorts de l’âme humaine, la sienne, dans une forêt vierge qu’il décrivait comme un formidable décor de cinéma, avec ses obsessions de la mort.

Conrad, dans son livre « Au cœur des ténèbres «  avait largement ouvert cette voie, et le célèbre roman colonial français « Batouala » de René Maran également, dont l’intrigue se déroulait également sur les rives du fleuve Congo, dans le même décor d’une forêt vierge sombre, envoûtante, et impénétrable.

Plus que le discours anti-impérialiste de ce dernier livre qui a beaucoup attiré l’attention de certaines critiques, ne s’agissait-il pas avant tout d’une évocation formidable et vivante, dansante,  de la forêt tropicale et de la population qui l’habitait ?

En résumé, et à titre de conclusion provisoire, les analyses et hypothèses de travail de l’auteur sont toujours intéressantes, mais il parait difficile dans l’état actuel de ce type de démonstration, de penser, moins encore dans le cas français, que dans le cas anglais, qu’une « structure d’attitudes et de références », et « une structure d’affinités », aient véritablement donné leur colonne vertébrale culturelle aux impérialismes, d’autant plus difficilement que leurs formes ont beaucoup évolué tout au long de la période examinée.

En bref, en dépit d’une analyse littéraire pointue, quelquefois fulgurante, cette « pensée unique » est difficile à définir, à démontrer, encore moins en France qu’en Grande Bretagne, et ses effets sont, de toute façon, mal mesurables !

Les caractères gras sont de notre responsabilité.

Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés

« Culture et impérialisme » d’Edward Said: lecture critique 1

« Culture et impérialisme »

Edward W.Said

Ou

«  Comment peut-on être un impérialiste ? »

« Sans le savoir ? »

Lecture critique

1

                        Incontestablement un livre d’analyse et de de réflexion riche et fécond,  encyclopédique aussi, sur les relations qu’ont entretenues la culture et l’impérialisme occidental moderne, mais d’abord sur le rôle majeur que la culture aurait eu dans les origines de l’impérialisme, son fonctionnement lui-même, son épanouissement, et sa longévité.

            Il s’agit de l’impérialisme occidental, et notamment celui des XIXème et XXème siècles, l’anglais et le français, et  accessoirement, l’américain.

            Le livre est difficile à résumer, mais nous tenterons de comprendre, à travers la lecture de l’ouvrage, pourquoi un lecteur français pourrait être, ou avoir été, à travers sa culture, un impérialiste sans le savoir, à la condition sine qua non, naturellement, qu’il ait eu une « culture ».

            Indiquons tout de suite au lecteur que cet exercice de lecture d’une œuvre luxuriante est redoutable pour un esprit qui n’a pas été nourri au lait de la discipline des lettres comparées.

            Notre seule ambition est celle d’une lecture critique, que je qualifierais volontiers de parallèle, plus versée dans l’étude et la réflexion sur l’impérialisme colonial que sur toutes les œuvres littéraires de la culture qui ont pu nourrir et entretenir les mythes coloniaux.

            Notre analyse portera successivement, pour chacun des chapitres, sur la thèse elle-même de M.Edward W. Said, telle qu’elle ressort de sa lecture,  les questions que cette thèse pose,  très nombreuses, notamment en ce qui concerne la France, et enfin sur la relecture de quelques – unes des œuvres que le professeur de littérature propose pour fonder la démonstration qu’il propose, ou sur la découverte de Jane Austen, et d’une de ses œuvres, Mansfield Park, qu’il appelle en témoignage de sa démonstration.

            Avec l’objectif de tenter de répondre à la question de fond : s’agit-il  d’une interprétation ou d’une démonstration ?

            Notre méthode de lecture critique tend à rester, le plus près possible de la pensée de l’auteur, en collant au texte lui-même, une méthode qui nous conduit donc le plus souvent à proposer, par agrégation, un ensemble successif d’extraits, c’est-à-dire une sorte de résumé.

            Il est évident que cette méthode a un avantage, celui du respect de la pensée de l’auteur, mais qu’elle présente en même temps l’inconvénient de proposer une lecture plus aride.

.           464 pages de texte au total, et après une introduction d’une trentaine de pages, les quatre chapitres ci-après :

Chapitre 1 – Territoires superposés, histoires enchevêtrées (page 37 à 110)

Chapitre 2 – Pensée unique (page 110 à 273)

Chapitre 3 – Résistance et opposition (page 277 à 391)

Chapitre 4 – Avenir affranchi de la domination (page 395 à 464)

            Cette lecture critique sera assez longue, étant donné que nous avons choisi de proposer beaucoup de citations du texte même de l’auteur, nécessaires à la bonne compréhension de cette thèse.

            Et la publication de ces notes de lecture s’effectuera par chapitre.

&

Avertissement : les caractères gras sont de ma responsabilité.

Chapitre 1

« Territoires superposés et histoires enchevêtrées »

I – Lecture (p,35 à 111)

            Le premier chapitre pose le principe du primat de la culture dans les origines, le fonctionnement, et le rayonnement de l’impérialisme, le concept d’impérialisme, étant aux yeux de l’auteur, plus large que celui de colonialisme. (p,44)

            L’auteur relève tout d’abord les limites contestables de certaines analyses sur le rôle de l’empire dans la culture :

« Ces habitudes semblent dictées par l’idée vague mais puissante de l’ « autonomie » des œuvres littéraires, alors que la littérature elle-même (je vais tenter de le montrer tout au long du livre) multiplie les allusions  qui la font apparaître comme partie prenante, à sa façon, de l’expansion de l’Europe outre-mer, et créée ainsi ce que Raymond Williams appelle des « structures de sentiment » qui soutiennent, enrichissent et consolident la pratique de l’empire. » (p,50)

L’auteur met ensuite en avant, pour la démonstration de ce type de « structure » le livre de Conrad « Au cœur des ténèbres » : « Cette mentalité impériale me semble merveilleusement saisie dans la forme narrative riche et complexe d’un grand texte de Joseph Conrad, Au cœur des ténèbres,  court roman rédigé entre 1898 et 1899. » (p,61)

Marlow, le narrateur, et aussi aventurier, va au cœur de l’Afrique, sur le fleuve Congo, à la recherche d’un autre héros, Kurtz,  pour y piloter un des premiers vapeurs belges du fleuve. Il y fait la découverte des horreurs de l’impérialisme, mais aussi de la forêt tropicale :

« Récit lui-même directement lié à la force rédemptrice comme au gâchis et à l’horreur de la mission de l’Europe dans le monde noir. » (p,61)

Et en vue de remédier à l’ignorance des « structures d’attitudes et de références » qui plombent la culture, M.Edward W. Said propose dans la partie V de ce chapitre premier d’« Intégrer l’impérialisme aux études littéraires modernes » (p,87)

« Nous poserons d’abord qu’historiquement des disciplines comme la littérature comparée, les lettres anglaises, la théorie culturelle, l’anthropologie sont filles de l’empire. Nous dirons même qu’elles ont contribué aux méthodes dont a usé l’occident pour maintenir son ascendant sur les indigènes, notamment si nous sommes sensibles à l’analyse géographique à l’œuvre dans la Question méridionale de Gramsci. » (p,96)

« D’où la question clef –  très gramscienne : comment les cultures nationales britannique, française et américaine ont-elles maintenu leur hégémonie sur  les périphéries ? » (p,97)

Et l’auteur de souligner à nouveau l’importance d’un concept, son rôle clé, celui de  la « structure d’attitudes et de référence », une structure qui aurait irrigué la culture des trois puissances impérialistes, britannique, française et américaine.

« Cette méthode amène à lire les chefs d’œuvre de l’Occident comme  une sorte d’accompagnement polyphonique des progrès de sa domination. Elle donne un autre sens, une autre « valence », à des auteurs comme Joseph Conrad et Rudyard Kipling : on a toujours vu en eux de grands originaux, jamais des écrivains dont les thèmes, ouvertement impérialistes, ont une longue vie antérieure souterraine et implicite dans l’œuvre de prédécesseurs comme Jane Austen et Chateaubriand.

Deuxièmement, le travail théorique doit commencer à formuler la relation entre l’empire et la culture… Nous n’en sommes, sur le plan théorique, qu’à tenter d’inventorier l’interpellation de la culture par l’empire…

Troisièmement, il nous faut garder à l’esprit les prérogatives du présent : il sert de boussole et de paradigme pour étudier le passé… l’impérialisme est à la fois si vaste et si détaillé, en sa qualité d’expérience où les dimensions culturelles sont cruciales, que nous sommes bien obligés de parler de territoires superposés, d’histoires enchevêtrées, communes aux hommes et aux femmes, aux Blancs et aux Non-Blancs, aux habitants des métropoles et à ceux des périphéries, au passé, au présent et à l’avenir. On ne peut apercevoir ces territoires et ces histoires que globalement : du point de vue de l’ensemble de l’histoire humaine conçues dans l’esprit des Lumières. » (p,110)

A la page 107, l’auteur appelle en garantie de sa thèse un des romans de Jane Austen, Mansfield Park :

Après avoir rappelé que les historiens de la culture ont omis un élément commun aux œuvres de fiction, les textes historiques et discours philosophiques de l’époque, les références géographiques, l’autorité de l’observateur européen, la hiérarchisation des espaces, avec un système de contrôle territorial et d’exploitation économique outre-mer, corrélé à l’univers socioculturel qui l’accompagne d’exploitation, l’auteur écrit :

« Sans eux, la stabilité et la prospérité au pays natal  (l’expression anglaise at home, est extrêmement forte) serait impossible. On en trouvera donc l’exemple parfait dans Mansfield Park de Jane Austen : la plantation esclavagiste de Thomas Bertram à Antigua est mystérieusement nécessaire à la beauté majestueuse de ce lieu décrit en termes esthétiques et moraux – et cela bien avant le partage de l’Afrique et l’ouverture officielle de l’« âge de l’empire ».

Et de citer Stuart Mill, le grand économiste, qui ne voyait que commodité dans les îles :

« Il faut, dit-il, ne voir dans ces colonies qu’une commodité. »

« Ce que confirme Jane Austen qui, dans Mansfield Parkévacue les horribles épreuves de la vie aux Caraïbes en une demi-douzaine d’allusions incidentes à Antigua. Il en va de même chez les autres auteurs « canoniques » français et britanniques. »

II- Questions

Le premier chapitre soulève une question de fond, à savoir si oui ou non, la culture occidentale, dans toutes ses formes, et en tout cas, celle des XIX° et XX° siècles, pour ne pas parler du siècle présent, a été intrinsèquement liée à l’impérialisme, à la fois dans son fondement et dans son expression, l’Occident se résumant avant tout aux deux puissances coloniales que furent la Grande Bretagne et la France.

L’auteur pose les éléments d’une théorie qu’il va tenter de démontrer tout au long de son livre en décortiquant une série d’œuvres littéraires anglaises ou françaises, dont certaines connurent leur heure de gloire, au moment où elles ont été publiées, ou longtemps après.

L’auteur cite le livre « Au cœur des ténèbres », à la fois une excellente illustration de la thèse qu’il défend,  et de la limite aussi de ce type de discours. Car  Conrad fut autant un grand aventurier qu’un grand romancier, et son séjour sur le fleuve Congo se résuma à l’expédition éclair de quelques mois qui fut la sienne.

Car d’autres lecteurs ont lu cette œuvre avec un regard différent de celui du professeur, à titre d’exemple, celui d’un universitaire américain de Stanford University, Albert J.Guerard, dans son introduction au livre publié par The New America Library, en 1950.

Cette introduction insistait surtout sur le tragique des héros de Conrad, plus que sur le décor tropical du Congo, et des tragédies qui pouvaient s’y dérouler, en citant les propres mots de Conrad :

« The mind of a man is capable of everything – because everything is in it, all the past as well as all the future. »

Albert J.Guerard écrivait:  “Conrad believes, with the greatest moralists, that we must know evil – out own capacities for evil – before we can capable of good.”

“And Heart of Darkness is the most intense expression of the mature pessimism.”

Et nous verrons qu’il est effectivement possible d’avoir deux positions de lecture, l’une tournée vers un ou plusieurs héros qui exaltent, en bien ou en mal, leur ego, sur une scène exotique, pleine de couleurs, ou la deuxième tournée vers la scène exotique avec son humanité ignorée ou niée.

Narcissisme, contemplation de son moi par l’auteur, ou ethnocentrisme, celui que l’auteur, et beaucoup d’autres reprochent aux sciences « savantes » européennes et blanches ?

Ou encore ethnocentrisme inverse ?

Ceci dit, à relire ce roman, on retrouve effectivement quelques vérités historiques depuis longtemps connues, notamment avec le rapport d’enquête de Brazza, et d’autres enquêtes postérieures.

Cette analyse va donc tenter de prouver qu’il existe dans la culture occidentale une « structure d’attitudes et de références », ou une structure de sentiments » qui imprègne toute la culture occidentale.

Etant précisé que cette structure d’attitudes et références, de supériorité raciale, de domination des indigènes, aurait donné son souffle à toutes les créations de la culture occidentale, « une sorte d’accompagnement polyphonique des progrès de sa domination ».

Il s’agit donc d’une vaste ambition sur un vaste sujet, et qui appelle donc une démonstration rigoureuse, même si l’auteur prend soin, à la fin de ce chapitre, de souligner les limites de cette ambition.

Est-ce qu’au cours des âges, telle ou telle puissance, à la fois sûre de sa force et de sa mission, grecque, romaine, mongole, arabe ou chinoise, n’a pas exalté de la même façon les éléments de sa puissance, l’impérialisme étant de tous les temps et de tous les continents ? Et donc leur culture n’a pu manquer d’entretenir des relations ambigües avec leur politique impériale.

Ne  convient-il pas se demander par ailleurs si, en ce qui concerne l’Occident en tout cas, les technologies dont il a disposé, n’expliquent pas mieux l’impérialisme qu’une culture parée de ses plus beaux atours ? Nous reviendrons sur cet élément d’explication capital.

Il s’agit donc d’une théorie à la fois littéraire et politique, mais comment la valider dans son contenu, sa méthode, ses effets, et pour dire vrai, dans les faits ?

Et si le concept de structure est susceptible d’ouvrir l’appétit intellectuel d’un chercheur plutôt familier du concept, le concept d’analyse choisi est ambitieux, car il exige d’apporter la démonstration que culture et impérialisme constituaient bien un ensemble d’éléments cohérents, d’unités organisées dans le but de promouvoir cette doctrine, qui les imprégnait.

Sans aller jusqu’à une transposition en chiffres de la définition du grand économiste François Perroux, « un ensemble de proportions et de relations qui caractérisent une unité économique », on voit bien que l’exercice risque d’être rude.

Est-ce que l’auteur arrive à décrire les éléments d’un ensemble, d’une organisation solidaire, d’un système, ou se contente-t-il de décrire une manière, une disposition au sens que lui donne la stratégie ?

Nous reviendrons sur le sujet, car sa compréhension détermine assez largement l’adhésion qu’il est possible de donner ou non à la thèse de l’auteur, et la lecture des chapitres suivants nous dira donc si ce discours littéraire et politique séduisant est susceptible d’emporter notre conviction dans ce duel des lettres contre les chiffres ?

Autre remarque relative au risque permanent de télescopage chronologique que prend une telle analyse, à partir du moment, comme c’est le cas à la page 108, où celle-ci appelle en garantie de démonstration théorique et pratique des auteurs comme Césaire, Fanon, ou Memmi, qui se sont illustrés par leur combat anticolonialiste après la deuxième guerre mondiale. L’avenir des impérialismes anglais et français était d’ores et déjà scellé, et quasiment, dès les origines, dans le cas français, alors que l’impérialisme américain dominait le monde.

Et que tout à fait curieusement, les Etats Unis d’Amérique prônaient la liberté des peuples à disposer d’eux-mêmes, alors qu’ils maintenaient dans leur pays la ségrégation entre noirs et blancs.

Historicité du discours à laquelle l’auteur affirmait être attaché ?

Et pour la fin, quelques premiers  mots sur l’analyse que l’auteur fait de Mansfield Park :

L’auteur soulève, dès la page 107, la question de la représentativité et de la pertinence de cette œuvre pour valoir démonstration du théorème : « le parfait exemple » de la relation culture et impérialisme, en même temps que seulement « une demi-douzaine d’allusions incidentes à Antigua », c’est-à-dire aux réalités de l’impérialisme de son époque ?

Il y a là de quoi hésiter et nous verrons, dans les questions relatives au chapitre 2, lequel consacre de nombreuses pages à la même œuvre, qu’il est difficile d’adhérer à la démonstration.

Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés