Décision coloniale, qui décide ? Le cas du Maroc (années 1909-1912) Avec les Mémoires de Joseph Caillaux

DECISION COLONIALE, QUI DECIDE ?

Le CAS du MAROC des années 1909-1912 : avec Joseph Caillaux

« MES MEMOIRES »

Tome 2

Mes audaces. Agadir…

1909-1912

Joseph Caillaux

Plon 1943

Lecture critique

La date de cette parution peut surprendre, c’est-à-dire en pleine époque d’une France occupée par les Allemands.

            La lecture de ces mémoires m’a donné l’occasion de faire connaissance avec son auteur, un des hommes politiques les plus brillants de la Troisième République, mais surtout de réviser un certain nombre de connaissances que j’avais acquises grâce à la lecture passée du livre d’Henri Brunschwig, « La colonisation française » et de son chapitre VII « Le Maroc et les interférences de politique étrangère. »

            La lecture du tome II m’a surtout permis de voir comment fonctionnait un gouvernement de la Troisième République quelques années avant la Grande Guerre, à la fois sur le plan de la politique intérieure et sur celui de la politique étrangère et coloniale : qui prenait la décision ?

            Ces mémoires illustrent parfaitement la conception de la politique étrangère que pouvaient avoir alors les puissances coloniales à l’égard des terres qu’ils s’estimaient en « droit » de conquérir.

            Rappelons que Caillaux fit partie de cette caste politique – les Jaurès, Briand, Barthou, Clemenceau, Poincaré – qui gouverna alors la France. En sa qualité d’Inspecteur des Finances, il manifesta en permanence de l’intérêt pour les questions financières (voir l’impôt sur le revenu), et fit tout d‘abord partie du groupe des Républicains (la gauche) qui furent le fer de lance des conquêtes coloniales, puis de celui des radicaux socialistes.

            Caillaux fut un Président du Conseil éphémère, comme le furent beaucoup de ses prédécesseurs et successeurs au cours de la Troisième République, moins de six mois entre le 27 juin 1911 et le 14 janvier 1912.

            Son passage fut essentiellement marqué par l’affaire d’Agadir et les initiatives concurrentes de la France et de l’Allemagne pour dominer le Maroc, avec l’enjeu parallèle du Congo, par une intervention française du type « fait accompli » à Casablanca et à Fez, et en réplique, le positionnement de la canonnière Panther à Agadir.

            Brunschwig écrit, en parlant du Kaiser :

            « Il espérait la cession du Congo Français » … « des conversations réunirent, en dehors du quai d’Orsay, le conseiller d’ambassade von Lankert et Caillaux à Paris, l’agent personnel de Caillaux Fondère et le ministre des affaires étrangères Kiderlen-Waachter à Berlin. Pendant un mois, entre le 15 juillet et le 15 août, on fut à deux doigts de la guerre. » (p,252)

Cette situation donne déjà une petite idée du fonctionnement concret de la diplomatie française « en  dehors du quai d’’Orsay » avec un « agent personnel ».

            Indiquons que ces mémoires constituent un plaidoyer pro domo de Caillaux, une justification de la politique qu’il a menée avec l’Allemagne, de l’accusation qui lui a été constamment faite d’être un pacifiste, prélude, plus tard,  d’une accusation de haute trahison qui lui valut d’être traduit après la guerre devant la Haute Cour.

          Il sortit de ce procès avec honneur.

            Nous verrons plus loin les arguments que Caillaux développait pour justifier ses positions.

            Il n’est pas superflu de préciser que Caillaux faisait partie d’une nouvelle génération d’hommes politiques qui succédaient à celle d’une partie des Républicains que le Panama avait dévorés, c’est-à-dire très largement corrompus.

            Le scandale du Panama s’était soldé, en 1888 par une ardoise de 1,4 milliard de francs or, soit 5,4 milliards d’euros 2015, pour 850 000 souscripteurs, dont beaucoup étaient des petits épargnants rentiers.

            Puis intervint, en 1894, l’affaire Dreyfus qui « coupa la France en deux » (La Troisième République, Jacques Bainville, p, 203).

           La France parlementaire était en gros divisée en deux camps politiques, le camp politique de la revanche, avec le retour de l’Alsace Lorraine au pays et des alliances avec la Russie et l’Angleterre, afin de contrer la puissance allemande, et le camp politique de ceux qu’on appelait les pacifistes, Jaurès, Briand, et Caillaux, lesquels recherchaient l’apaisement et la négociation.

          Avant d’esquisser mes observations sur les acteurs du scénario Caillaux, sur la scène française et internationale où se jouait ce scénario, et sur ses résultats, échec ou succès, il convient de reconnaitre que l’homme politique avait une belle écriture, notamment lorsqu’il l’exerçait pour faire le portrait des acteurs qu’il appréciait, mais surtout ceux qu’il détestait.

        Ces portraits dénotent aussi beaucoup de condescendance à l’égard de ses collègues

        Les acteurs

         Les acteurs politiques – A lire ce deuxième tome des mémoires, les acteurs du scénario Caillaux constituaient un petit cercle d’hommes, et rarement de femmes, qui se sont fréquentés, croisés, combattus, pendant de longues années, tout en faisant souvent partie du même petit monde politique parisien républicain, radical, ou socialiste du début du vingtième siècle.

      A côté des ministres en vue, Caillaux évoque quelques figures surprenantes, le couple Herbette Conti : « L’administration est conduite par le sous-directeur des Affaires politiques et par le chef de cabinet du ministre, tous deux nationalistes aussi ardents qu’inconsidérés. »

      Il s’agissait d’Herbette le chef de cabinet du ministre des Affaires Etrangères de Selves – les Allemands l’avaient surnommé Herr Bête – (p149), Caillaux n’hésitant pas à dresser le portrait peu flatteur du ministre :

       « Je me suis montré quant à présent aussi réservé que possible dans mes appréciations sur M de Selves. Je voudrais continuer. Je n’ai pas le droit de lui en vouloir de sa faiblesse intellectuelle qui  le fait prisonnier de son entourage – car on entend bien que toutes les puérilités qu’il débitait lui étaient serinées par les Herbette et tutti quanti. Je l’avais choisi sachant sa médiocrité, ne me doutant naturellement pas du degré qu’elle atteignait. Peu importe ! J’étais averti. J’aurais dû voir plus clair. «  (p,203)

        Il s’agissait du ministre des Affaires Etrangères !

       Il faut reconnaître que l’auteur, à l’exception de de Freycinet, et encore, dresse des portraits très acides d’autres acteurs de cette scène, ministres ou ambassadeurs.

        Il trace un  portrait élogieux de M.de Freycinet, avec toutefois un coup de pied de l’âne final, qui lui parut sans doute d’autant plus justifié qu’il contribua à satisfaire les ambitions de son petit-cousin de Selves, le ministre cité plus haut :

        « … L’occasion m’est donnée de tracer un léger croquis de lui. Je manquerai d’autant moins de la saisir que M.de Freycinet fut jusqu’à la fin de sa vie un des grands personnages de la République.

        Il en imposait par son passé, par sa merveilleuse intelligence, par son exquise aménité qui se mariait avec un aristocratisme de bon aloi. « Allez donc causer avec M.de Freycinet, » disaient les anciens aux jeunes ministres tels que moi, tels que Barthou, quand les circonstances nous mettaient aux prises avec une question difficile de gouvernement ou d’administration. Et nous allions solliciter dans un hôtel de la rue de la Faisanderie les éclaircissements qu’avec une lucidité incomparable distribuait, d’une voix fluette, un vieillard au profil de camée, tout grêle et tout blanc – la souris blanche fut son surnom.- « Le cerveau de cet homme est un filtre, « disait de lui Gambetta. Le tribun avait raison. Il avait non moins raison hélas ! quand il ajoutait : « Toutes les eaux en sortent pures mais infécondes. » A M.de Freycinet, comme à d’autres, plus qu’à tous autres, le caractère faisait défaut. » (p,47)

          Ou de la façon de choisir ses ministres, toujours de Selves, puis Klotz :

      «  Tout bien pesé, je me résignai : de Selves au Quai d’Orsay, moi dans un grand ministère politique, ailleurs des collaborateurs appropriés à leur tâche, ayant tous de la valeur. Une seule exception : Klotz aux Finances, Klotz dont il ne me venait pas à l’esprit de mettre la probité en doute mais que je savais un médiocre.

        Pourquoi, ayant cette opinion de lui, me suis-je assuré de sa collaboration ? D’abord parce que je n’avais guère l’embarras du choix. Le Parlement était presque aussi pauvre en financiers d’État qu’en diplomates… ». (p,80)

      Dans cette galerie de portraits, Caillaux fait un sort à Berteaux qu’il choisit comme ministre de la Guerre, alors que de Selves détenait le Quai d’Orsay, le couple ministériel qui est à la manœuvre dans les affaires marocaines, dont Caillaux dénonce le rôle dans le fait accompli de Fez, une intervention française qui ouvre une nouvelle fois le dossier du Maroc avec l’Allemagne.

       « Possesseur d’une énorme fortune, sachant largement dépenser, Berteaux disposait d’une immense clientèle. Son empressement à rendre service, son exquise bonté lui valaient d’autres amitiés, plus précieuses celles-là puisque désintéressées. Il conquérait jusqu’à ceux qu’horripilait sa passion de démagogie. Car cet homme d’une réelle valeur avait une tare : il était foncièrement démagogue. Je dis « foncièrement ». Je suis en effet convaincu qu’il n’entrait pas de calcul dans les attitudes de Berteaux…

         Ce n’est guère qu’en 1911 que les barrières tombèrent devant lui. Il sentit alors avec l’extrême finesse dont il était doué qu’il ne désarmerait les hostilités, qu’il ne parviendrait aux très, très hautes situations dont il rêvait que s’il inscrivait à son actif un geste national… voire nationaliste. Pourquoi pas ? il ne répugnait pas entièrement au nationalisme qui cousine avec la démagogie. Or voici que surgit l’histoire de Fez. Elle offre une occasion exceptionnelle de prendre une posture éclatante. Comment hésiterait-il ? «  (p, 65,66)

        Caillaux évoque à plusieurs reprises le personnage politique de Briand, en même temps autant admiratif que contempteur.

       « Il était certainement de bonne foi quand il jugeait que notre parti abusait de sa force vis-à-vis de ses adversaires. Mais, quelles que fussent les exagérations auxquelles il se complaisait en paroles, il était trop intelligent pour ne pas comprendre que le temps seul pouvait modérer l’âpreté des luttes entre hommes de gauche et gens de droite, que collaborer discrètement à cette œuvre de longue haleine par des conseils de calme distribués à propos était tout ce qu’un gouvernement pouvait faire.

        Il serait entré dans ses vues, il n’aurait pas brandi « l’apaisement » s’il n’y avait trouvé un moyen de transformer le régime et du même coup, d’asseoir son hégémonie personnelle. C’est ici que l’analyse à laquelle je procède devient délicate…

        Fondre tous les Français en un seul et immense parti selon l’expression exacte de Jaurès avec pour toute bannière « l’apaisement », se placer à la tête du pays, assurer la permanence de son autorité et la compacité de l’amalgame formé en instituant – ce fut sa grande trouvaille – la dictature des journaux sous son contrôle à lui, Briand, tel fut sa politique… l’entreprise avorta …

       Mais cela est une histoire qui sera contée tout à l’heure. Ce qu’il me faut expliquer de suite c’est comment le Président du Conseil de 1909 parvint à mettre sur pied l’extraordinaire combinaison qu’il avait, selon toutes probabilités, méditée depuis longtemps, comment il arriva à cartelliser la presse de Paris. » (p,23,24,25)

        Nous reviendrons plus loin sur le rôle de la presse à la veille de la Grande Guerre, car il s’agit d’un sujet qui ne me parait pas avoir encore assez attiré l’attention des historiens, au cours de cette période, notamment dans le domaine colonial, alors qu’il s’agissait d’un des rares vecteurs d’information ou désinformation qu’il était possible de mesurer.

        J’ai déjà eu l’occasion dans quelques-uns de mes écrits de faire le constat de cette carence historique notoire pour tout ce qui touche à l’histoire coloniale de la Troisième et Quatrième République.

       Les pages consacrées à Tardieu, une figure de la Troisième République valent le détour de lecture.

       « M.Hébrard, le directeur du Temps, vint plaider auprès de moi la cause de M.André Tardieu. Attaché au cabinet de Waldeck-Rousseau qui était lié avec les siens, nommé tout jeune inspecteur général adjoint des services administratifs du ministère de l’Intérieur, devenu par la suite inspecteur général titulaire, M.Tardieu rédigeait la bulletin de politique extérieure du Temps. Cumul critiquable, admissible cependant… à la rigueur ! Ce qui n’était pas tolérable c’est que M.Tardieu prétendit participer à des affaires internationales et qu’il soutint ou qu’il attaquât les ministres des Affaires étrangères suivant qu’ils secondaient ou qu’ils se refusaient à servir les intérêts pécuniaires de ses amis…. Ce que, en revanche, je relevais, c’était la position que M.Tardieu avait prise dans l’affaire de la N’Goko-Sangha. Il avait accepté, lui inspecteur général des services administratifs, de se faire contre l’Etat l’avocat stipendié de la Compagnie devant le tribunal arbitral constitué pour décider si la société concessionnaire avait droit à indemnité et pour en fixer le montant aux dépens du Trésor. Arrivant au ministère de l’Intérieur, je jugeai que je ne pouvais laisser passer sans sanction une incorrection – c’est le moins qu’on puisse dire – dont, si elle restait impunie, d’autres fonctionnaires pourraient s’autoriser pour en commettre de semblables.

       M.Hébrard défendit très vivement son collaborateur… Il me fit valoir le profit que je retirerais du concours dévoué que le rédacteur de la politique étrangère dans le plus grand journal de la République ne manquerait pas de me prêter…

         M.Hébrard fit valoir que ses deux prédécesseurs ne s’étaient pas formalisés de cette situation, M.M.Briand et Monis.

      « Je souris. Je consentis le geste de générosité qui m’était demandé. » (p,107,108)

      Caillaux semble découvrir à cette occasion le rôle secret que joue Tardieu dans les négociations engagées sur le Maroc.

       Tardieu était un brillant sujet, et le mélange des genres qu’il pratiquait ne l’empêchera pas de faire une belle carrière politique après la Première guerre mondiale.

    Dans la chronique que j’ai consacrée à la problématique « Subversion et pouvoir », le lecteur a pu constater que le lobby des médias fonctionne toujours aussi bien.

        Jean Pierre Renaud   –   Tous droits réservés

Décision coloniale, qui décide ? Le cas du Maroc (années 1909-1912) avec Joseph Caillaux 2 et 3

DECISION COLONIALE, QUI DECIDE ?

Le CAS du MAROC des années 1909-1912 : avec Joseph Caillaux

2

        Les acteurs étrangers

     Quatre puissances étaient véritablement intéressées par le dossier marocain, la France tout d’abord, l’Espagne et la Grande Bretagne, et plus récemment l’Allemagne, avec l’ambition affichée du Kaiser, Guillaume II, de rattraper son « retard colonial », notamment en Afrique.

      En Europe, et face à l’Allemagne, la France avait noué des relations d’alliance avec la Russie, notamment sur le plan de la défense.

       Ses relations diplomatiques avec la Grande Bretagne restaient un brin ambiguës, tant ce pays avait pour constante attitude internationale de vouloir conserver sa liberté de manœuvre jusqu’au dernier moment.

       Il parait intéressant de dire un mot de deux représentants anglais et russe à Paris : Sir Francis Bertie, ambassadeur de Grande Bretagne et Iswolski, ambassadeur de Russie.

       Sir Francis Bertie : « Il m’amusait toujours de le voir. Je savourais son costume, ses allures. Le stick en bataille, la moustache au vent, le chapeau haut de forme campé de travers sur de beaux cheveux blancs bouclés, il marchait la tête haute, alerte, juvénile. Tenue tout à fait soignée… datant ! Saucissonné dans des jaquettes ou dans des vestons trop ajustés, portant la large cravate lavallière bleue à pois bleus… passée de mode, il ressuscitait les personnages de Dickens et de Thackeray.

     Mais, si l’aspect de l’homme faisait mes délices…. Si, tout compte fait, j’éprouvais une vive sympathie pour cet échappé des romans qui avaient enchanté ma jeunesse, je me sentais mal à l’aise vis-à-vis du diplomate.

       … – il était réactionnaire comme trente-six gendarmes -… Cette mentalité je crois l’avoir définie en appliquant à sir Francis Bertie un sobriquet. Je le dénommai à part moi The squire, le hobereau pour parler français….

        C’eut été perdre son temps que de lui montrer la transformation du monde, depuis cent ans ; perdre son temps de lui indiquer les dangers pour l’Europe, à commencer pour la Grande Bretagne, d’une conflagration qui pouvait ruiner, anéantir l’ancien continent au profit des Amériques…

       Après les paroles de bienvenue j’étale la carte de l’Afrique, je montre les ambitions allemandes. Je demande : « L’Angleterre consentira-t-elle à ce que l’Allemagne s’approprie les énormes territoires qu’elle convoite ?  – Mon cher, réplique Bertie, l’Angleterre laissera l’Allemagne prendre toutes les colonies qu’elle voudra pourvu que ce soient des colonies françaises. » Je rapporte textuellement la phrase, taillée à l’aune du squire. Je veux la tenir pour une boutade. » (p137,138)

      « La Russie, elle, avait une armée de terre magnifique sur le papier. Notre alliée ferait sans nul doute honneur à sa signature. Mais, était-elle prête ?

      Je n’eus pas besoin de convoquer le comte Iswolski ambassadeur de Russie pour lui poser la question. De lui-même il frappa à ma porte.

        A la différence de son collègue de Grande Bretagne, il n’était rien moins que plaisant à voir et à entretenir. Son aspect, ses allures, son langage, tout en lui trahissait une superbe dont il fallait se maitriser pour ne pas s’irriter.

       De belle stature, ne perdant pas un pouce de sa taille, vêtu avec la dernière élégance, le monocle vissé à l’œil, il était le spécimen le plus accompli, presque la caricature, du haut fonctionnaire tsariste. Chez lui comme chez la plupart de ses pareils, la suffisance dédaigneuse, incommensurable ! N’étaient-ils pas les serviteurs d’un grand souverain régissant un immense empire ?…

      Le comte roulait sans doute ces pensées dans sa tête, quand il entra il assit gravement sa morgue dans le fauteuil où, quelques jours plus tôt, le squire avait campé sa désinvolture dans mon cabinet avec l’attitude compassée, avec la démarche gourmée qui seyaient – il l’imaginait – au représentant de l’empereur de toutes les Russies.  (p140)

         … « Il me faut, monsieur le président, vous avertir que, quelles que soient nos dispositions d’esprit, nous ne sommes pas, à l’heure actuelle, en état de participer à une guerre européenne. »  (p,143)

       Ce qui était effectivement le cas après la mission  du général Dubail en Russie.

        Parmi les comparses officiels ou secrets de cette histoire figurait une  Mme M. de J…, amie, confidente du ministre des Affaires étrangères allemandes dont le récit ne révèle pas grand-chose, mais qui joua un rôle ambigu d’intermédiaire dans toute l’affaire

3

        Les scènes

      La situation internationale du Maroc avait fait déjà l’objet d’accords internationaux, en 1880, la Conférence de Madrid (huit signataires), en 1906, l’acte d’Algésiras (7/04/1906), des accords qui avaient placé le Maroc sous le régime commercial de la porte ouverte sur le plan international, avec les initiatives continues de la France pour y installer un protectorat, comme elle l’avait fait en Tunisie. Sur ses frontières, l’armée d’Algérie était à la manœuvre pour aider à la pacification d’un Maroc encore largement insoumis, gouverné par un sultan tout à la fois vénal et incompétent.

       Les gauches françaises, les Républicains et les Radicaux Socialistes avaient à peu près mis fin à leur « course au clocher », pour le partage de l’Afrique, mais les troupes coloniales n’avaient pas encore complètement terminé leurs opérations de pacification contre les résistances qu’elles rencontraient notamment en Côte d’Ivoire et sur les marges du Sahel.

      Les limites de la carte coloniale étaient à peu près fixées. Des accords avaient été passés avec les autres puissances coloniales, en appliquant la « règle du jeu » diplomatique tout à fait formelle dite des reconnaissances de « papiers », d’après lesquels, tel ou tel chef, ou roi, reconnaissant sa situation de « protégé » de telle ou telle puissance coloniale.

      Un mot sur le Congo, un territoire immense que les occidentaux avaient encore beaucoup de mal à connaître et dont les superstructures coloniales étaient encore en voie d’établissement, en tout cas du côté français.

     Il n’en était pas de même du Congo Belge qui connaissait déjà un développement foudroyant, facilité par la découverte d’immenses gisements de minerai.

      J’ai évoqué dans une autre chronique le Congo Belge des années 30 avec le concours du géographe Jacques Weuleursse dans son livre  « Noirs et Blancs ».

     La situation économique et financière du pays n’était pas mauvaise. L’épargne française avait beaucoup contribué à financer les infrastructures de la Russie, beaucoup plus d’ailleurs que celles du domaine colonial, les fameux emprunts russes qui ruinèrent après la guerre de 14-18 beaucoup de petits épargnants, comme l’avait fait avant guerre le scandale du Panama.

      Le pays sortait d’une phase politique relativement violente née de l’affaire Dreyfus et de la loi de Séparation de l’Église et de l’État (1905), et de façon tout à fait curieuse pour certains, avec une droite beaucoup plus soucieuse de la ligne bleue des Vosges que des côtes marocaines ou congolaises, avec le souci numéro Un de pouvoir affronter l’Allemagne, si nécessaire.

        A plusieurs reprises, il m’est arrivé d’ écrire que les conquêtes coloniales de la Troisième République étaient le fruit d’une alliance entre le sabre des troupes coloniales, et le goupillon de la franc-maçonnerie, car pour la droite parlementaire, l’objectif premier restait celui de la restitution de l’Alsace Lorraine, une province qui parlait aux français, ce qi n’était pas le cas des colonies en général, ou du Congo en particulier, puisque dans le cas du Maroc, le Congo était devenu un enjeu du dossier marocain franco-allemand.

      Il serait honnête d’y ajouter un troisième « larron », les Églises chrétiennes missionnaires en quête d’évangélisation des nouveaux peuples dominés, dans certaines contrées lointaines.

        En 1911, la France n’était pas prête à affronter l’armée allemande, et c’est un des éléments de justification importante que Caillaux fait valoir dans ses Mémoires pour justifier sa politique avec l’Allemagne, une politique que ses adversaires ont qualifiée de pacifiste.

          « Je n’avais pas besoin de causer longtemps avec le ministre de la Guerre M.Messimy, dont je veux dire tout de suite qu’il fut un collaborateur admirable, pour constater qu’il y avait deux lacunes on ne peut plus graves dans l’équipement de la défense nationale : le haut commandement n’était pas organisé, nous n’avions pas d’artillerie lourde. » (p,123)

        Caillaux inscrivait sa conception de la politique européenne dans un registre politique tout à fait respectable, et sans doute encore très prématuré pour son époque :

         « Je suis, j’ai toujours été, je serai toujours, non seulement de par ma doctrine mais de par ma réflexion, l’adversaire déterminé des guerres européennes que je juge monstrueuses dans le temps où nous sommes. L’incidente qui clôt ma phrase suffit à indiquer que je n’obéis pas en me décidant ainsi à une sentimentalité débile. Ceux qui savent ou qui sauront ma vie, ceux qui me liront, ceux mêmes qui ne me connaîtraient que par les attaques de mes adversaires, accorderont que la pusillanimité n’est pas précisément mon fait…

       Il y avait chance, me disais-je, en rassemblant mes idées, pour qu’une grande guerre sonnât le glas – le premier glas – de l’ancien continent, chance pour que, réparant peut-être certaines des violences internationales du passé, elle ne causât d’autres génératrices de luttes nouvelles, chance pour que l’Europe, s’épuisant… » . (p 11,112)

       A la lecture de ses Mémoires, son auteur donne effectivement, au-delà de toute rhétorique, des arguments très concrets de l’impréparation de la France sur le plan militaire, des arguments qui ont peut-être été validés par des spécialistes de l’histoire militaire, mais je n’en sais rien.

       « Le haut commandement, l’artillerie lourde, et le concours extérieur » :

     « Ainsi j’en viens à constater dans ce mois de juillet 1911 que notre commandement n’est pas organisé, que nous n’avons pas d’artillerie lourde, que nous ne pouvons compter sur aucun concours sérieux de l’extérieur ». (p,145)

         La dernière justification a déjà été évoquée plus haut, car les spécialistes estimaient qu’il fallait encore au moins deux ans pour que l’armée russe soit en état d’apporter un concours sérieux à la France.

      Il n’a sans doute pas suffi de remplacer le titulaire du haut commandement par Joffre, un général issu de la matrice coloniale, car le Joffre en question renvoya dans leur foyer plusieurs dizaines de généraux une fois la guerre engagée.

         Jean Pierre Renaud   –  Tous droits réservés

Décision coloniale, qui décide ? Le cas du Maroc (années 1909-1912) – 5 – Fin – Les enseignements, la presse, avec Joseph Caillaux

DÉCISION COLONIALE, QUI DÉCIDE ?

Le CAS du MAROC des années 1909-1912 : avec Joseph Caillaux

5 – Fin

         Les enseignements

               A travers cet épisode colonial, et il y en a eu beaucoup, le lecteur aura déjà pu se faire une idée précise du fonctionnement d’un des gouvernements de la République française, sous la Troisième République, quelques années seulement avant la déflagration mondiale des années 1914-1918, la façon dont les affaires les plus graves étaient concrètement traitées, mais tout autant la façon dont la France officielle, celles de l’élite politique et de sa presse, abordait et traitait les problèmes coloniaux.

        Un mot sur la presse et sur son rôle :

       Tout d’abord, et une fois de plus, comment ne pas noter que l’histoire coloniale et postcoloniale souffre encore d’une grave carence d’analyse de la presse et de son rôle dans le domaine colonial.

       Les quelques lignes que Caillaux lui consacre dans ses Mémoires en montre pourtant le rôle et l’importance.

        A propos de Briand :

         « … Ce qu’il me faut expliquer de suite c’est comment le président du Conseil de 1909 parvint à mettre sur pied l’extraordinaire combinaison qu’il avait, selon toutes probabilités, méditée depuis longtemps, comment il arriva à cartelliser la presse de Paris.

          Il fut servi par les circonstances dont sa merveilleuse habileté sut tirer un parti prodigieux. J’ai montré dans un  manuscrit qui me fut  dérobé et dans des productions diverses, l’orientation que les maîtres des grands organes avaient tendance à donner depuis 1905 ou 1906 à leurs feuilles. J’ai indiqué pour quelles raisons ces puissants seigneurs faisaient de plus en plus grise mine aux gauches.

         C’est à l’heure actuelle…., un lieu commun pour les hommes politiques de constater l’effacement, dans les grandes villes du monde et surtout à Paris, des journaux de parti devant les grands journaux d’information. Le grand journal d’information, qui tire à plusieurs centaines de mille exemplaires, représente une grosse affaire. C’est une vaste firme étayée sur des millions. Ceux qui la dirigent ou qui la soutiennent appartiennent nécessairement aux classes riches, toujours disposées en France, à se rebeller quand leurs intérêts sont en cause…. Que leur importait la dissolution des congrégations, la séparation de l’Eglise et de l’Etat ?

       Tout changea du jour où cette partie de leur programme étant épuisé, au moins momentanément, les partis de gauche se prirent à aborder les réformes sociales et où se profila à l’horizon l’ombre de l’impôt sur le revenu…

        J’avais tenté de me rapprocher du plus considérable des directeurs de journaux, de M.Brunau-Varilla, « principal actionnaire » du Matin. J’eus beau multiplier les prévenances, les politesses, écouter patiemment, faire semblant d’approuver les calembredaines que débitait ce curieux homme, supérieur dans la conduite de ses affaires… j’aperçus que je me heurtais à un mur….

        « Tout ce que vous voudrez… pourvu que vous renonciez à l’impôt sur le revenu et à toutes mécaniques du même genre si parfaitement désobligeantes pour les multimillionnaires, surtout quand ils ont pêché leurs écus dans la grande eau trouble du Panama. »

       Car M. Bruneau-Varilla était un « panamiste », tout comme son rival à l’époque, son compère plus tard, M.Letellier propriétaire du Journal. » (p25,26,27) … ils avaient réalisé des fortunes colossales.

         Menacés de poursuites lorsque croula l’entreprise ; l’un et l’autre eurent l’idée de mettre à l’abri leurs personnes et leurs biens en s’embarquant sur des vaisseaux de ligne du journalisme qu’ils achetèrent, qu’ils affrétèrent à grand frais….

        Lorsqu’il se fut écoulé à peu près dix années après ces scandales, nos hommes jugèrent que la prescription leur était acquise. Ils s’émancipèrent. Letellier découvrit et exploita une nouvelle arme de bénéfices. Il hospitalisa dans les colonnes du Journal des annonces sur la nature desquelles mieux vaut ne pas insister…

         Bruneau-Varilla poursuivit, lui, tout autres buts, des buts grandioses. Il aspirait à « régner sur la France ». Clemenceau qui le harcelait d’épigrammes, l’appelait « l’empereur ». Toutes choses remises au point, le principal actionnaire du Matin voulait donner vie à de grands projets qu’il roulait dans sa tête. Il entendait surtout que les gouvernements brûlassent de l’encens à ses pieds et ne contrecarrassent aucune de ses idées maîtresses – sous un masque républicain, il était un parfait réactionnaire, réactionnaire social – il va de soi. – Des origines de sa fortune il ne s’embarrassait pas. «  (p28,29)

       Avec le Matin et le Petit Parisien, « Briand se trouva commander aux deux plus puissants journaux d’information. «  (p,30)

        Question : plus d’un siècle plus tard, les choses ont-elles réellement changé ?

            Presse et opinion publique ?

         L’auteur évoque à un moment donné l’opinion publique ;

      A propos du Congo,  Caillaux note « L’opinion est nerveuse », « elle regimbe », « elle s’insurge », (p,171), sans donner plus de précision sur la source qui lui permet d’affirmer qu’il s’agit bien de l’état de l’opinion publique.

      A propos de la négociation du traité, Caillaux note : « …l’opinion est incertaine. Elle a été offensée par le geste d’Agadir. Elle se demande si l’Allemagne a reçu la leçon qu’elle méritait. » (p172)

       De même écrit-il plus loin : « La masse du public français comprend que, s’il ne faut pas prendre au pied de la lettre les paroles de Maximilien Harden, adversaire passionné du Kaiser, l’échec de l’Allemagne n’en est pas moins patent. » (173)

        Comment prendre pour de l’argent comptant historique ce type de propos ? Je serais tenté d’écrire, l’opinion, le public, la masse  ont bon dos !

      L’état d’esprit colonial des hommes de gouvernement ? Impérialistes de tous les temps ou d’une époque déterminée ?

          A lire ce type de document, de témoignage, il est frappant de constater l’état d’esprit colonial qu’un de leurs éminents représentants exprime dans le langage même qu’il utilise :

        A cette lecture, on en tire en effet la conclusion, qu’en tout cas pour l’Afrique, les gouvernements occidentaux en décidaient comme s’il s’était agi de terres sans maîtres, qu’il s’agisse du Maroc ou du Congo.

       Caillaux note : « Le 4 novembre 1911 le traité est signé. La paix est maintenue. Le Maroc est à la France. Nous ne perdons que des bribes de possessions, acquises diplomatiquement de l’Allemagne elle-même moins de vingt ans auparavant (1895).

        Oublieuse de la lourde rançon que nous avons payée à l’Angleterre pour avoir les mains libres dans l’empire chérifien… » (p,172) 

          Plus loin, à propos de l’Italie, Caillaux note encore :

       « Attentive à l’accroissement considérable de forces dont bénéficiait la France réglant à son avantage la question marocaine, l’Italie résolut à la fin de septembre 1911 de s’approprier la Tripolitaine.

     «  Nous avions dès le 29 décembre 1900, écrit à nos voisins notre désintéressement sur Tripoli en échange de leur désintéressement sur Fez. Nous étions donc tenus non seulement à ne pas nous opposer à l’entreprise italienne mais à la considérer avec bienveillance. Le cabinet que je présidais n’y manqua pas. » (p,196)

        J’ai souligné les quelques mots qui marquent la tonalité du langage de domination occidentale qui avait cours à  l’époque considérée.

         N’étant pas un historien professionnel, je n’ai pas connaissance de recherches ou de travaux portant sur l’état d’esprit, les mentalités des « impérialistes » à chacune des époques impérialistes qu’a connues l’histoire du monde, mais il s’agit d’un des points qui m’ont le plus surpris dans la lecture des mémoires de Caillaux.

       Caillaux concluait :

        « Ainsi, tout était en bonne voie. Le haut-commandement avait été organisé. La rigoureuse observation de la neutralité belge était prescrite. La violation des traités par l’Allemagne n’en était pas moins prévue et l’état-major agençait, agencerait à coup sûr nos plans en conséquence. Enfin, l’armée était à la veille de posséder les premiers éléments d’une artillerie moderne.

       Ayant assuré la paix du monde, acquis le Maroc pour la France, amélioré l’institution militaire – le tout en sept mois, – le gouvernement de juin 1911 pouvait disparaître. 

         J’ai  décrit les phases diverses de l’affaire d’Agadir en pleine objectivité. C’est la même objectivité que j’ai apportée à mesurer les périls que faisaient courir à la France les graves lacunes dans l’organisation de sa Défense nationale auxquels mes collègues et moi-même mîmes un terme.

      Je ne conserverai pas plus longtemps l’entière sérénité dont je ne me suis pas départi quant à présent. … » (p,215)

        Les  « ragots » !

        « Ils ne voulaient pas admettre, oublieux du traité de février 1909, qu’un agrément quelconque, même limité à l’Afrique, fût passé avec nos voisins d’outre-Rhin. Ils ne pouvaient surtout digérer la phrase que j’avais prononcée à la tribune de la Chambre où je déclarais que la France et l’Allemagne « devaient être désireuses de s’accorder pour le plus grand profit de la civilisation dans le monde. » (p,216)

          Fin d’évocation de la situation coloniale du Maroc et du fonctionnement politique de son « règlement » au tout début du vingtième siècle.

          Jean Pierre Renaud    –   Tous droits réservés

« Situations coloniales » d’Afrique ou d’Asie, avec le regard de voyageurs romanciers ou géographes. 2ème Partie

« Situations coloniales » d’Afrique ou d’Asie, avec le regard de voyageurs romanciers et géographes
Années 1905- 1931
La 1ère Partie a été publiée le 6 mai 2015
2ème Partie
Les acteurs du théâtre colonial

Les premiers témoignages, ceux de Conrad pour le Congo ou de Farrère pour l’Indochine, font respectivement le portrait d’une humanité blanche souvent réduite à sa plus simple expression, confinant à celle des bas-fonds, très souvent celle des grands aventuriers, peu regardante en matière de morale privée ou publique, dissolue, contente d’avoir jeté par- dessus bord les normes de la métropole.

Après la première guerre mondiale, une fois le nouveau système colonial à peu près installé, les voyageurs rencontraient une population blanche très différente, avec en première ligne les administrateurs coloniaux dans les territoires français, quelques colons, en Côte d’Ivoire par exemple (Albert Londres), des administrateurs coloniaux anglais d’une autre espèce, dans des territoires beaucoup plus riches (Jacques Weulersse), des représentants de grandes compagnies forestières en Afrique centrale (André Gide), ou des ingénieurs de la grande industrie minière moderne au Congo Belge (Jacques Weulersse).

Dans la plupart des colonies visitées, mise à part l’Union Sud-africaine, la population blanche avait un effectif tout à fait limité, vivait surtout dans les villes, mais en restant à l’écart de la population indigène : y faisaient exception les Portugais de l’Angola

Au tout premier plan, dans le premier acte colonial, les aventuriers de Joseph Conrad et de René Maran, et les « civilisés » de Claude Farrère !
Les aventuriers de Conrad et de Maran !

Avec « Au cœur des ténèbres », à la fin du XIXème siècle, Joseph Conrad retraçait la vie de Marlowe et de Kurtz, deux héros perdus dans le nouvel univers colonial du Congo Belge, l’itinéraire de ces capitaines de vieux rafiots sur le fleuve Congo, de Matadi à Kinshasa, la folle végétation tropicale, la sauvagerie coloniale, le culte de la mort.

Kurtz était tout à la fois chasseur d’ivoire, chef de bande, et chasseur de têtes dans un univers diabolique.

Julien Green écrivait : « Kurtz, c’est l’aventurier qui se voue au mal, dans les profondeurs du Congo et qui domine tout un peuple d’esclaves par la seule magie de sa voix. »

Après la première guerre mondiale, dans son livre « Batouala », René Maran dépeignait le monde colonial qu’il avait fréquenté pendant quelques années en Oubangui Chari, et faisait partager la vie des indigènes, des animaux, des forêts, et des rivières.

Il décrivait les ravages des premiers contacts entre les Blancs et les Noirs, de leur exploitation par leurs nouveaux maîtres, qui étaient peu nombreux, de l’ordre de cent cinquante individus pour tout le territoire, mais qui comprenaient dans leurs rangs quelques personnages complètement détraqués par la vie coloniale, l’isolement, l’abus d’alcool et de pouvoir.

Un des grands attraits de ce roman est la sorte de climat d’animalité équatoriale qui suinte de toutes les pores du récit.

A la différence de Conrad, René Maran ne dressait pas le portrait de tel ou tel blanc, c’est-à-dire de tel ou tel « Commandant », mais celui d’un monde des blancs, toujours en arrière-plan, dérangeant continuellement la vie quotidienne des Noirs, la vie qu’animait dans son récit un trio constitué par le vieux chef Batouala, sa jeune épouse, Yassigui’ndja, et un jeune rival, Bissibi’ngui qui la convoite.

Je serais tenté de dire que ce roman nous en apprend plus sur la vie d’une tribu d’Afrique centrale, au début du vingtième siècle, que sur les ravages de la colonisation elle-même, les dégâts causés par une nouvelle « civilisation » dans le climat magnifiquement décrit des mœurs, des chants, des danses, de la chasse, et des croyances de cette tribu.

Claude Farrère mettait en scène des personnages de l’Indochine coloniale qui auraient fait partie de ce que l’on aurait appelé la bonne société de métropole, un officier de marine, un médecin, un ingénieur, des personnages que la société coloniale avait « décivilisé ».

Après le temps des aventuriers, et au deuxième acte, celui des « colonisateurs » !

En Afrique française, les administrateurs coloniaux !

En Afrique de l’ouest, Albert Londres se rendit alors : « CHEZ LE DIEU DE LA BROUSSE » (p,64) :

« Le commandant est le dieu de la brousse. Sans lui, vous coucheriez dehors. Les hyènes viendraient lécher les semelles de vos souliers, et, la langue des hyènes étant râpeuse, vous n’auriez bientôt plus de chaussures.

A Niafounké…La justice en brousse n’a pas de palais. Elle n’a pas de juges non plus. Elle pourrait avoir un chêne ? il n’y a que des fromagers ! La justice, c’est le commandant.

Un commandant est un homme universel… ».

En Côte d’Ivoire, à Bouaké, le journaliste prenait contact avec des coupeurs de bois qui avaient besoin du concours de l’administration coloniale pour recruter leur personnel :

« Ce rôle me crève le cœur, me dit un commandant…

Moi je suis contre. Cette année, malgré les ordres je n’ai donné aucun homme pour la forêt. C’est l’esclavage, ni plus ni moins. Je refuse de faire le négrier…

On pourrait peut-être remplacer les hommes par des tracteurs ? Dis-je.

C’est vous qui donnerez l’argent pour acheter les tracteurs ? (p,137)

A Ibadan, laquelle était déjà une grande ville, en Nigéria, le géographe Weulersse rapportait une conversation avec l’un des représentants des grandes maisons de Bordeaux ou de Marseille qui s’y trouvait :

« Malheureusement, me dit K…, nous vivons trop entre nous ; nous ne nous mêlons pas à la société anglaise… Nous vivons côte à côte, poignée de Blancs perdus dans cette ville immense… Chaque groupe national, et le nôtre surtout, semble se retrancher dans ses plus obstinées incompatibilités d’humeur. Presque seul d’entre les Français d’Ibadan, je fréquente un peu les Anglais, parce que je consens quelquefois à revêtir mon smoking, et que je ne joue pas trop mal au tennis. Pour mes compatriotes, ces deux choses sont également grotesques. Il est absurde, en effet, de revêtir un lourd habit de drap quand on ruisselle déjà sous le plus léger des costumes ; il est presque aussi absurde de jouer presque sous l’Equateur aux mêmes jeux violents que dans la froide Angleterre… La tenue extérieure entraine la tenue morale : croyez-vous que vous traiterez l’indigène de la même façon si vous portez col dur, chemise empesée et escarpins vernis, ou bien salopette et savates ? Le héros de Kipling qui, perdu dans la jungle, seul dans sa case de feuillage, chaque soir revêtait gravement son smoking, incarne bien l’idéal britannique. La colonisation anglaise porte faux-col, la nôtre se ballade souriante, en débraillé… « p,64)

Toujours à Ibadan le 24 mars :

« 10 heures du soir, sur la terrasse dominant la ville endormie. Allongés dans nos vastes chaises longues, le grand verre de whisky à droite, le petit verre de « gin and bitter » à gauche, nous jouissons de l’heure…

A mes côtés, deux Anglais, deux types d’Anglais plutôt. Mon hôte, le gentilhomme dont les armoiries remontent au temps de Saint Louis et qui s’en cache, riche de cette culture intérieure que le bon ton commande de dissimuler. Et son ami X…, fameux dans toute la Nigéria, sans ancêtres, et qui s’est fait tout seul : masque brutal, et dur, mâchoire de John Bull, poil rouquin, taille courte et lourde, bras nus, couverts de tatouages de matelots, la courte pipe aux lèvres sèches qui ne s’ouvrent que pour quelques exclamations d’argot, l’air stupide : mais les forêts de la Nigéria, arbres, bêtes et gens n’ont pour lui plus de secrets… »

Le premier, comparant l’Afrique à l’Orient :

« Ici, nous sommes réellement les maîtres ; mais du maître, nous avons la solitude et la responsabilité.

Double fardeau, lourd parfois à porter, mais voilà tout le secret de la vraie « magie noire ». (p,68)

Autre image d’acteurs :

Au cours de son voyage au Congo, André Gide n’épinglait pas de sa propre plume les abus des Compagnies Forestières, les excès du portage qu’il aurait pu constater lui-même, mais publiait par exemple, en annexe, un rapport de l’année 1902 qui les récapitulait.

André Gide décrivait plus loin le comportement des blancs « voleurs » de la brousse :

« Il est assez naturel que les indigènes, dont on ne paie que cinquante centimes un poulet, voient débarquer les blancs avec terreur et ne fassent rien pour augmenter un commerce si peu rémunérateur. » (p,243)

En Afrique belge, anglaise, cosmopolite, des ingénieurs des mines !

Le géographe Weuleursse voyageait dans la province du Kassaï, au Congo Belge et rapportait une conversation :

« … Ici les constructions de la « Forminière », Société internationale forestière et minière du Congo, – type achevé de ces puissantes organisations capitalistes qui ont fait le Congo Belge. Tout le long de la grande allée de manguiers s’échelonnent les maisons des agents blancs, vastes, solides, entourées de jardins. Plus bas, massifs les bureaux ; puis les ateliers, les magasins, l’atelier de piquage des diamants, et tout en bas, au bord du fleuve, la Centrale électrique. Sur l’autre rive, les campements des travailleurs indigènes, où s’allument les feux du soir. Devant ma porte, c’est un défilé de boys, d’ouvriers, de camions, de voitures…

L’ingénieur qui me pilotera demain sourit de mon étonnement. N’est-ce pas un spectacle un peu imprévu au cœur de l’Afrique Centrale, en cette province ignorée qui s’appelle le Kassaï ? Et encore votre arrivée en avion doit vous donner des idées fausses sur la difficulté et le mérite de l’œuvre accomplie. Vous avez mis une heure et demie, de Luebo ici ; normalement il faut trois jours, et trois transbordements ; en bateau sur le Kassaï, en chemin de fer pour doubler les rapides jusqu’à Charleville, puis l’auto…

Travailler dans de pareilles conditions suppose une masse de capitaux extraordinaire ; et pour les attirer, des conditions extraordinaires elles aussi, des privilèges quasi régaliens. Ici, la Forminière est presque souveraine. Nul ne peut entrer sur son territoire sans une autorisation écrite ; elle a ses frontières, sa flotte, ses routes, son chemin de fer, sa main d’œuvre, j’allais presque dire ses sujets.

Tout lui appartient, depuis le champ d’aviation sur lequel vous avez atterri jusqu’à l’assiette dans laquelle on vous servira tout à l’heure…. Songez que la Compagnie emploie plus de 15 000 noirs, et plus de 200 agents européens. Le vieux Léopold n’a pas craint de faire appel à l’étranger : les capitaux sont américains et les hommes de toutes les nationalités… Création d’un homme d’affaires génial, le Congo garde encore sa griffe : tout pour et par l’argent. » (page 116)

Le développement industriel du Congo que décrivait le géographe était spectaculaire à Kamina, à Elisabethville, au Katanga, où des grandes cités de type européen sortaient de terre.

Les acteurs africains de la mutation industrielle

Sans la « mobilisation » de la main d’œuvre africaine, rien n’aurait été possible, et les méthodes de recrutement utilisées, le travail forcé, la concentration des travailleurs dans des « camps indigènes »

Au cœur du Katanga minier, un ingénieur décrit le système mis en place par l’Union Minière, la sélection médicale, l’encadrement strict :

« Qu’en dites-vous, me demande-t-il ?

C’est de l’élevage humain.

Oui, et vraiment scientifique, vous pouvez le constater. Il nous faut avant tout « faire du Noir », donner à l’industrie le prolétariat de couleur qui lui manque. » (p, 169)

Il ne s’agissait donc que d’une forme nouvelle d’esclavage !

Sans acculturation progressive d’une nouvelle élite, sans leur truchement, aucune modernisation n’aurait été, non plus, rendue possible.

Extraits de textes, par Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés

Propagande coloniale? Le Petit Journal Militaire, Maritime et Colonial: année 1906, Algérie, Congo, Cochinchine

Le Petit Journal Militaire, Maritime et Colonial

Le supplément du Petit Journal

Année 1906 numéro 138

Extraits de contenus

(Première chronique sur le blog du 25 octobre 2010)

Rappelons tout d’abord que, dans les années 1900-1910, le Petit Journal était un quotidien qui tirait à plus de 800.000 exemplaires, 835.000 en 1910, mais que le nombre des lecteurs ou abonnés du supplément était évidemment bien inférieur à ce chiffre.

            Rappelons que chaque supplément comprenait quinze pages, dont deux consacrées aux mouvements d’officiers.

            Rappelons également que les thèmes coloniaux représentent moins de 13% des colonnes d’information du total des suppléments de l’année 1906.

Le numéro 138 fait exception puisqu’il consacre près de 30% de son contenu à l’information coloniale.

Trois sujets ont retenu notre attention :

1 – « En Algérie »

Une étude de M.Ismaël Hamet, interprète principal de notre armée, dont le titre est « Nos sujets musulmans sont-ils assimilables »

L’auteur constate :

« Il est presque de dogme aujourd’hui, parmi les personnes qui n’ont pas vécu en Algérie, et même parmi celles qui ont vécu dans notre colonie… que l’indigène algérien n’est pas perfectible, que tel il était au temps de Mahomet, tel il est resté aujourd’hui, à l’aube du vingtième siècle. En un mot qu’il n’est pas assimilable, civilisable, au sens que nous attribuons à ces qualificatifs… »

L’auteur entend démontrer dans cet article que ce n’est pas le cas, et il en appelle donc de ce jugement décourageant. (3 colonnes et demie)

Est donc évoqué, dans cette étude, le dossier de la compatibilité entre la religion musulmane, son statut religieux et familial, et la loi républicaine, dossier très sensible, et toujours d’actualité comme la société française le découvre aujourd’hui chez elle, entre autres, avec le voile, la burqua, ou la polygamie.

 2 – « Au Congo français »

Le supplément évoque l’enquête qu’a effectuée Brazza sur les abus coloniaux dénoncés et constatés au Congo et informe ses lecteurs des instructions données par le ministre des colonies Clementel en vue de mettre fin à ces abus et à la collusion d’intérêts, au mélange des genres constaté entre l’administration coloniale et les sociétés privées, les fameuses compagnies concessionnaires, sources de beaucoup des abus dénoncés. (2 colonnes)

En 1905, Brazza avait été chargé par le gouvernement d’enquêter sur des exactions commises en Oubangui. Son rapport dénonçait tout un ensemble d’abus et de violences. En dépit du refus par la Chambre de publier ce rapport, Félicien Challaye publia le dossier avec le soutien du grand et célèbre écrivain Péguy.

3 – En Cochinchine

« Ce qu’il faut faire en Cochinchinele programme du gouverneur »

« On a enlevé aux notables de villages leurs pouvoirs de police ; on n’a rien mis à la place… Il faudrait pouvoir revenir en arrière. » (3 colonnes)

C’est en Cochinchine que la France prit d’abord pied, au milieu du dix-neuvième siècle, dans la péninsule indochinoise, précisément en Cochinchine, à l’instigation des amiraux, qui mirent le gouvernement de l’époque devant le fait accompli. Le territoire fut alors érigé en colonie.

La France n’avait défini aucune politique indigène, et de fil en aiguille, ses officiers et administrateurs pratiquèrent de plus en plus l’administration directe, au lieu de s’appuyer sur les élites locales qui existaient alors localement, le réseau des mandarins et des lettrés.

Le problème a été récurrent en Indochine où deux écoles de pensée s’affrontèrent en permanence, entre ceux qui proposaient des solutions apparentées au protectorat, dans le respect des pouvoirs traditionnels, l’empereur d’Annam au sommet, et ses lettrés, et celles de l’administration directe, qui fut la solution dominante.

JPR

Propagande coloniale, vous avez dit propagande coloniale? Le Petit Journal et son supplément illustré de 1906

Un coup de périscope historique sur la propagande coloniale en 1906

Le Petit Journal Militaire, Maritime, et Colonial

Supplément illustré du Petit Journal paraissant toutes les semaines – 3ème année

Abonnement (un an, 6 francs, soit 21 euros#) ou vente au numéro (10 centimes, soit 36 c d’euro #)

            Un groupe de chercheurs, bien introduit dans les médias, diffuse un discours d’après lequel la propagande coloniale aurait inondé la France, « matraqué » le cerveau des Français, entre 1871 et 1962.

Quoi de mieux que d’analyser un des outils de la propagande coloniale supposée, celle du supplément d’un journal, le Petit Journal, dont le tirage frisait alors avec le million de numéros ? 

 A cette époque, la presse provinciale faisait d’ailleurs jeu égal avec la presse parisienne.

Le titre du supplément est assez clair sur son contenu, trois thèmes, le militaire, le maritime et le colonial.

Chaque supplément  hebdomadaire comprenait 15 pages, dont une de publicité, et une ou deux consacrées aux mouvements de personnel militaire ou maritime parus au Journal Officiel, donc une douzaine de pages utiles à d’autres informations.

Les suppléments étaient abondamment illustrés de croquis, de photos et de cartes.

            En ce qui concerne l’année 1906, les thèmes d’information dominants portent sur l’actualité des armées française et étrangères, avec un accent sur l’armée allemande, les nouveaux armements, les marines et leurs navires, les plans de défense français, et accessoirement sur les colonies.

Les 52 numéros du supplément ont consacré de l’ordre de 13% de leurs colonnes aux colonies, avec quelques numéros exceptionnels, notamment le numéro 110, celui concernant la Conférence d’Algésiras au Maroc.

Les informations coloniales traitées sont très variées : officiers tués, agitation en AOF, en Mauritanie, ou à Madagascar, folie de l’Empereur d’Annam, assistance médicale en AOF, Exposition coloniale de Marseille et musique malgache, Tchad et portage, budget général de l’AOF, mission de Brazza au Congo, avec aussi des informations sur les colonies étrangères, notamment une histoire de corruption étrange dans les colonies allemandes.

Une citation intéressante sur la relation entre exposition coloniale de Marseille et convictions coloniales du personnel gouvernemental, à l’occasion de la visite à Marseille et de son exposition, ville coloniale par excellence, du Président de la République :

« Une réception d’autant plus enthousiaste… qu’elle marque la fin d’une sorte de défaveur dont leur magnifique Exposition coloniale a semblé être l’objet jusqu’à présent de la part du personnel gouvernemental. » (numéro 146)

A la lecture des suppléments, il parait difficile de dire que le Petit Journal bourrait le crâne de ses lecteurs. Il ne leur cachait pas la vérité sur l’actualité coloniale, aussi bien les troubles, les réalisations, que les problèmes rencontrés.

Citons à cet égard les informations sur les abus du système de « portage » au Tchad, ou l’enquête de Brazza sur les exactions coloniales au Congo.

Le contenu lui-même des articles était d’une grande neutralité sur les différents sujets. Rien de triomphant ou de dithyrambique en faveur de la cause coloniale !

Nous aurons l’occasion de revenir sur certains des sujets abordés dans le courant de l’année.

Jean Pierre Renaud