Empire colonial britannique et Empire colonial français: conclusions générales

XIXème et XXème siècles : Empire colonial britannique et Empire colonial français

Esquisse de tableau comparatif à grands traits : deux empires semblables ou différents ?

Quels héritages ?

Lilliput face à Gulliver !

Rêve ou réalisme ?

Empirisme ou théorie ?

Quelles conclusions générales est-il possible de tirer de la comparaison entre l’Empire britannique et l’Empire français ?

            Comme je l’ai indiqué au tout début de cette analyse comparative, la tâche était ambitieuse, à l’image du travail inlassable d’une termite à l’assaut de sa pyramide, mais au terme de notre examen, il est possible de se poser la bonne question, à savoir si les bases mêmes de cette comparaison ne la rendaient pas inopérante.

            La comparaison est d’autant plus difficile en effet, sinon impossible, qu’elle se déroule sur une longue période – quel moment colonial ? –  et dans des territoires géographiques on ne peut plus variés – quelle situation coloniale ? –  tellement les territoires avec leurs atouts et leurs handicaps, les épisodes de la colonisation, les manières coloniales de faire des Britanniques et des Français, leurs objectifs véritables, la conception de l’avenir qu’ils proposaient aux uns et aux autres, étaient différents, et encore plus les réactions infiniment variées des peuples « colonisés ».

            Alors aussi que l’Empire des Indes parait avoir « cannibalisé » cette histoire ! Et j’ajouterais volontiers qu’il en a été de même pour l’Algérie.

            Autre sujet d’interrogation et de doute à partir du moment où notre analyse a laissé dans l’ombre la comparaison historique entre grandeurs économiques et financières des deux empires en question.

            Au sein de son empire, la France n’a jamais trouvé la poule aux œufs d’or que constituait l’Inde, ni des territoires en capacité de se transformer rapidement en dominions.

                Une carence que nous regrettons d’autant plus qu’il s’agit d’une des critiques que nous faisons le plus souvent à la plupart des travaux des histoires coloniales et postcoloniales.

            Et qui plus est, alors que, comme toute histoire, elle est devenue non seulement un enjeu pour les historiens, mais plus encore pour les politiques.

            Comment distinguer entre le roman devenu « national » et la réalité des situations coloniales rencontrées ou racontées ?

            On voit bien qu’après une assez forte imprégnation marxiste des écoles d’historiens, un courant humanitariste s’est saisi des mêmes écoles, faisant un large écho aux constructions ou reconstructions des histoires dites de « la périphérie », très largement teintées à la fois d’un regard moins ethnocentrique, mais aussi de mauvaise conscience de la part des métropoles et de revendication d’assistance de la part de certaines anciennes colonies, en réparation des dommages que l’Occident leur aurait causé.

            Effet de loupe historique, comme dans le cas de l’Algérie, dont l’histoire laisse dans l’ombre tout un pan de  l’histoire coloniale, tout en lui imprimant la marque de l’histoire algérienne !

            Désintérêt aussi de plusieurs générations d’historiens pour l’histoire coloniale, un parent pauvre de la recherche, laissant le champ libre par exemple à des historiens « entrepreneurs » qui surfent sur les médias, d’autant plus facilement qu’ils se font l’écho, à tort ou à raison, et en France, en tout cas, des revendications, fondées ou non, formulées par des groupes de pression nourris par l’immigration.

            A cet égard, comment ne pas évoquer, à titre d’exemple le débat récurrent que certains historiens, politologues, sociologues, anthropologues, … et naturellement politiques,  ouvert sur la question de la « collaboration » des autorités indigènes, des « évolués » en général, avec les pouvoirs coloniaux ?

            Une « collaboration » que certains chercheurs teintent en France de la couleur de la collaboration entre Français et Allemands pendant l’occupation des années 1940-1945 !

 Il est d’ailleurs de plus en plus à la mode de parler des nazis plutôt que des allemands.

            Collaboration ou truchement inévitable ? Car à la vérité, et dans la plupart des cas, il s’agissait d’une collaboration qui s’inscrivait dans un truchement qui s’imposait, sauf dans les colonies de peuplement, entre un petit nombre de Blancs et un grand nombre de gens de couleur, une collaboration qui s’imposait au fur et à mesure des années avec le concours d’évolués de plus en plus nombreux.

            Il est évident que cette caractéristique était plus marquée dans les territoires de grande superficie que peu de Blancs administraient, par exemple dans l’ancienne Afrique Occidentale ou Equatoriale Française, en Nigéria du Nord, ou dans le Soudan anglo-égyptien.

            Ou encore « accommodement » ?, le terme utilisé par M.A. Adu Boahen, auquel nous avons fait une large référence ? Ce dernier a bien récapitulé les différents traits et types de collaboration rencontrés en Afrique, et de la nécessité, pour que le colonialisme existe et subsiste, qu’il puisse faire appel à un truchement indigène local, sans obligatoirement jeter un opprobre de principe sur ce type de relation.

            Comme nous l’avons rappelé dans un de nos textes, Henri Brunschwig écrivait quelque chose comme « pas de colonisation sans télégraphe », et nous l’avons paraphrasé en disant « pas de colonisation sans truchement ».

            Un seul exemple de l’incarnation d’un truchement réussi, celui du grand lettré Hampäté Bâ ! Un « collabo » ?

Le chemin choisi pour notre conclusion

            Pour la synthèse de nos conclusions, nous proposons de faire appel au même chemin que celui que nous avons emprunté pour nos réflexions sur les sociétés coloniales publiées sur ce blog, c’est-à-dire celui du théâtre, avec une récapitulation des scènes, des pièces avec leurs intrigues et leurs acteurs, et enfin des succès ou échecs des pièces en question, la question sensible des legs coloniaux.

Les scènes du théâtre colonial, c’est-à-dire les « situations coloniales » et les « moments coloniaux »

            Il est très difficile de comparer les scènes britanniques et les scènes françaises, tant elles étaient différentes en tailles géographiques, en caractéristiques démographiques, en potentiel économique, en évolution des types de gouvernances indigènes qui existaient ou n’existaient pas.

            Comme nous l’avons vu avec l’exemple de l’Empire des Indes, il y avait peu de choses en commun entre ce quasi-continent, cet empire secondaire anglais, et cette sorte de « cour » de l’Asie que pouvait représenter pour la France, le joyau que constituait l’Indochine, dans une tout autre échelle géographique, humaine et économique ?

            Pour retenir un autre exemple, sur les rives du canal de Mozambique, quoi de commun entre les colonies d’Afrique Australe et Madagascar ?

            De l’ordre de 570 000 kilomètres carrés à Madagascar contre 1 220 000 kilomètres carrés pour les quatre Etats de l’Union Sud-Africaine, soit le double, mais avec une population blanche sans comparaison : à Madagascar, 6 880 blancs en 1902, pour une population de l’ordre de cinq millions d’habitants, et dans l’Union sud-Africaine de l’année 1904, 1 116 801 blancs  pour une population de l’ordre de 6 millions d’habitants, dont 579 741 dans la colonie du Cap, 297 277 dans l’Etat du Transvaal, 142 679 dans celui d’Orange, et 97 109 dans l’Etat du Natal.

          Dans l’Union sud-africaine, une grosse industrie minière d’or et de diamant s’était déjà développée et avait donné naissance à des villes importantes.

         Autre indication, celle de la population blanche en AOF ou en Indochine : en 1913, 18 069 en AOF et 13 000 en Indochine.

            Le domaine colonial le plus comparable a été celui de l’Afrique tropicale qui a longtemps interdit l’immigration blanche, mais il était ouvert à l’échange international, côté anglais avec le grand fleuve Niger, et fermé, côté français, au même échange international, côté français, avec un fleuve Sénégal et son hinterland inaccessible.

            Pour le reste du continent africain, et à l’exception de l’Algérie, devenue colonie de peuplement, rien de comparable, ni en taille, ni en ressources, ni en flux d’immigration, entre les deux empires, avec la naissance ou le renforcement de colonies de peuplement blanc en Afrique Australe, au Kenya, en Rhodésie, et en Afrique du Sud, des colonies de peuplement qui avaient vocation à devenir des dominions du Commonwealth, comme ce fut le cas du Canada, de l’Australie et de la Nouvelle Zélande. 

            Comment comparer le décor social qui régnait dans les deux empires ?

          Côté anglaisl’existence d’un décorum social très typé dans la plupart des colonies, un décorum bâti de toutes pièces, une stricte séparation entre les maîtres et les serviteurs, des lieux de vie séparée, et presque partout l’existence de « clubs » naturellement réservés aux Britanniques, avec l’exaltation aristocratique et quotidienne de la pratique des sports.

            L’exemple de Hong Kong est intéressant à cet égard : jusqu’à la fin du vingtième siècle, anglais et chinois cohabitèrent de façon séparée, sans aucune passerelle sociale.

              Côté français, et à la différence de ces scènes coloniales anglaises  socialement bien ordonnées et corsetées, les scènes coloniales françaises étaient plutôt décontractées, pour ne pas dire « débraillées ».

          Cela tenait beaucoup aux conceptions coloniales mises en œuvres, rêve d’égalité et d’assimilation pour la France, et pour l’Angleterre, réalité de deux mondes séparés sur un modèle aristocratique, avec le choix d’administrateurs qui, sur le terrain, « fabriquaient » l’une ou l’autre forme de colonisation.

            Dans un de ses récits de voyage, le géographe Weulersse rapportait la conversation qu’il eut avec un Français travaillant à Ibadan (Nigéria), dans les années 1930 :

            « Le héros de Kipling qui, perdu dans la jungle, seul dans sa case de feuillage, chaque soir revêtait son smoking, incarne bien l’idéal britannique. La colonisation anglaise porte faux-col, la nôtre se ballade, souriante, en débraillé. »

L’intrigue coloniale

            Au cours de l’exécution du premier acte de l’intrigue, c’est-à-dire la conquête militaire, les deux puissances coloniales usèrent des mêmes moyens militaires, des mêmes technologies (armes à tir rapide,  télégraphe, machines à vapeur, quinine…) pour imposer leur domination, la violence, avec des adversaires très différents, capables ou non de manifester des résistances d’intensité très variables en force et en durée, des résistances fort bien décrites dans l’ouvrage de l’Unesco.

            Certains auteurs ont pu dire qu’en Inde, en Asie en général, et en Afrique, l’Europe avait en face d’elle, pour des raisons d’inégalité de puissance, de divisions ou guerres intestines, des partenaires ou des adversaires qui étaient disponibles pour une domination coloniale.

      Comparées aux opérations de conquête militaire anglaises, les opérations françaises eurent beaucoup moins d’ampleur à la fois par le nombre des théâtres d’opération et par la puissance des moyens utilisés.

     Rien de comparable entre la conquête du Tonkin et celle du Soudan Egyptien par Kitchener !  Rien de comparable non plus entre la longue lutte anglaise contre  .les Ashantis en Gold Coast, et celle des Français contre les Sofas de Samory dans le bassin du Niger, ou contre les Amazones du  roi Behanzin au Dahomey !

        L’Empire Britannique put rapidement compter sur les ressources civiles et militaires de l’Inde, un Empire des Indes, en second du premier, pour renforcer les expéditions militaires que la Grande Bretagne menait en Asie en dehors des frontières de l’Inde.

            Tel fut le cas, comme nous l’avons vu, en Ethiopie, et en Birmanie !

         Des deux côtés, les guerres coloniales firent beaucoup de victimes, déstabilisèrent les sociétés locales, provoquèrent des flux d’émigration, mais sur le plan militaire, les guerres des Boers n’eurent pas d’équivalent dans l’empire français, à la fois par les moyens de guerre modernes mis en œuvre et par des méthodes de pacification qui confinèrent à une forme de génocide.

           Sans commune mesure entre les deux empires furent, également et à la fois, les flux d’émigration de population blanche d’origine anglo-saxonne vers les nouvelles conquêtes de l’Empire et les appropriations de terres indigènes, telles qu’elles furent pratiquées par les Anglais en Australie, en Nouvelle Zélande, en Afrique Australe et Orientale.

L’intrigue elle-même

           Au dix-neuvième siècle, la Grande Bretagne avait atteint un niveau de puissance économique sans égal par rapport à la France. Bénéficiant de la maîtrise des mers du globe, d’un réseau commercial efficace, elle était fort bien placée pour se lancer à la conquête du monde et constituer un empire colonial qui s’ajoutait au premier, celui des siècles passés.

        En comparaison, la France était restée une puissance de type continental et agricole, tournée sur elle-même, une France des villages.

         Money and business, gagner de l’argent en faisant du commerce

       La Grande Bretagne persévérait  dans la consolidation de son modèle de « business » international et mondial, tout en mettant la main sur tel ou tel territoire du monde qui représentait pour elle une chance supplémentaire de puissance économique, tels que l’Afrique du Sud  ou la Nouvelle Zélande, et continuait à verrouiller ses voies de communication vers l’Empire des Indes et l’Asie, l’Egypte, Singapour, et Hong Kong.

         Quelques-unes des citations que nous avons reprises dans la lecture critique du livre de M.Kwasi Kwarteng « Ghosts of Empire» méritent d’être rappelées, car elles fixent clairement les objectifs de l’impérialisme anglais.

         Sir Charles Napier, gouverneur des Indes, déclarait dans les années 1872 :

       « in conquering India, the object of all cruelties was money » (Ghosts, page 96)

       L’historien notait à ce sujet:

      « This was cynical, but then was a large element of the truth in the claim. »

        Le même historien notait par ailleurs, en ce qui concerne l’Afrique :

     “The colonial mission in Africa according to the Prime Minister, was about of money and commerce

        Lord Salisbury, Premier Ministre déclarait en 1897:

      « The objects we have in our view are strictly business object » (Ghosts, page 278)

        Au moins les choses étaient claires au plus haut niveau de l’Etat du Royaume Uni, mais elles ne l’étaient pas du tout au plus haut niveau de la République Française, les acteurs d’une politique coloniale flottante mélangeant allégrement tous les objectifs imaginables, les bonnes ou mauvaises raisons de se lancer à la conquête du monde, l’ouverture de marchés, – mais la France n’avait pas la fibre commerçante -, la propagation d’une civilisation qu’elle estimait la meilleure au monde, ou encore son rêve d’assimilation et d’égalité qu’elle faisait miroiter aux yeux des peuples indigènes.

       A la vérité, alors que l’expansion  impériale anglaise ne trouvait pas son inspiration et son souffle dans une nouvelle volonté de puissance internationale, – elle l’exerçait déjà –  la France, après sa défaite dans la guerre franco-prussienne des années 1870-1871,  y trouvait une raison de revanche politique en fondant un nouvel empire colonial.

         L’intrigue impériale française était constituée d’un cocktail de facteurs au sein desquels le politique comptait plus que l’économique, quoiqu’en aient dit les défenseurs des conquêtes coloniales de la fin du siècle, Jules Ferry étant par exemple le défenseur des industries textiles des Vosges, un brin obsolètes, qu’il entendait protéger.

         Alors bien sûr, les deux métropoles se piquaient du désir de faire bénéficier le monde entier des bienfaits de la civilisation, le « fameux fardeau » de la race blanche, mais les deux métropoles ne l’entendaient pas de la même oreille.

        L’intrigue anglaise faisait confiance au modèle de vie anglais, incontestablement le meilleur du monde – nous sommes naturellement les meilleurs -, que les peuples indigènes auraient bien sûr le désir d’imiter et d’adopter, alors que l’intrigue française propageait une volonté d’égalité entre les peuples, le rêve de l’assimilation.

      Anglais et Français n’avaient pas la même conception du jeu de l’intrigue coloniale, les premiers n’entendant pas, en tout cas le moins possible se mêler des affaires indigènes, alors que les deuxièmes mettaient en œuvre une certaine politique indigène, hésitant beaucoup moins que leurs collègues anglais à interférer dans les affaires indigènes,  à voir dans les chefs des pays colonisés des agents subordonnés de l’autorité coloniale.

         Administration indirecte des Britanniques et administration directe des Français, selon le gigantisme des territoires, les différences n’étaient pas toujours aussi sensibles que le voulait la théorie de l’indirect rule, mais il est vrai que l’application du Code de l’Indigénat impliquait le pouvoir des administrateurs français dans la vie locale, alors que les pratiques répandues de discrimination raciale, poussées à l’extrême avec le système du Colour Bar tenait soigneusement les officers anglais à l’écart de la vie indigène.

      Il ne serait peut-être pas exagéré de dire que l’intrigue coloniale anglaise se déroulait dans un jeu qui s’affichait en termes qui seraient aujourd’hui qualifiés de racistes, alors que l’intrigue coloniale française se défendait officiellement de l’être, tout en étant concrètement et historiquement discriminatoire et en définitive raciste.

Les acteurs

Les grands acteurs du théâtre colonial

        Tout d’abord les officiers, dans la phase de conquête et de pacification

      Au cours de la première période, l’armée tint évidemment les premiers rôles, souvent composée en grande partie de troupes recrutées sur place, et nécessairement recrutées sur place dans les régions tropicales.

       Comment ne pas signaler que les deux puissances coloniales n’auraient pas pu se lancer à la conquête d’aussi vastes territoires sans le concours de tirailleurs recrutés sur place, tels que les Gurkhas des Indes ou les tirailleurs sénégalais d’Afrique occidentale ?

          Des armées de nature professionnelle le plus souvent commandées par des officiers de carrière qui étaient volontaires pour servir outre-mer, animés par l’esprit d’aventure, la recherche de la gloire, mais aussi par l’envie de servir leur pays.

       Parmi les plus connus, quelques-uns d’entre eux, Kitchener ou Lugard, chez les Anglais, Gallieni ou Lyautey, chez les Français.

       Ce sont les officiers qui mirent en place la première organisation de ces territoires, laissant progressivement la place et le pouvoir à des administrateurs civils.

      Dans un deuxième temps, et au fur et à mesure de la pacification, les officers anglais et les administrateurs coloniaux français, et aux côtés des officers le plus souvent de grands acteurs du monde économique, c’est-à-dire de grandes sociétés capitalistes, beaucoup plus actives dans l’empire britannique.

      Il convient de noter que ces acteurs déployaient en effet leur activité dans un contexte administratif très différent, centralisateur et bureaucratique chez les Français, et décentralisé et pragmatique chez les Anglais.

    La bureaucratie coloniale française fut le plus souvent écrasante, pour au moins deux raisons, le goût des Français pour tout réglementer, d’une part, et d’autre part par le fait que dans la plupart des colonies françaises, compte tenu de leur état et de leurs ressources, en l’absence de moteurs de colonisation privée, l’administration pourvoyait à tout.

    Le livre « Ghosts of Empire »  décrit à grands traits les caractéristiques des officers coloniaux anglais, issus le plus souvent de l’aristocratie, grande ou petite, qui maintenaient encore plus qu’à domicile, les distances qu’ils conservaient avec le peuple, ce qui n’était pas le cas des administrateurs français, d’origine sociale variée, mais concrètement, et selon les circonstances, il n’est pas démontré que les différences aient été très grandes.

    La pratique coloniale anglaise du chacun chez lui contrastait avec la pratique coloniale française qui laissait croire que les colonisateurs et les colonisés pouvaient immédiatement vivre sur un pied d’égalité en faisant l’impasse sur les deux éléments de l’intrigue qui constituaient le fond du décor, c’est-à-dire la « situation coloniale » et le « moment colonial »

Les acteurs de second rang

Les colons, individus ou sociétés

     C’est incontestablement dans ce domaine que la comparaison entre les deux Empires est la plus difficile.

      A titre individuel, le colon fut une denrée plus rare dans l’Afrique tropicale française que dans l’Afrique tropicale anglaise, et si l’on fait entrer en ligne de compte les colonies anglaises des Afriques Australe et Orientale, considérées comme des colonies de peuplement, toute comparaison est impossible, sauf à y introduire l’Algérie, le Maroc et la Tunisie, mais dans un rapport de population de colons bien inférieur à celui des colonies anglaises.

     Quant aux sociétés commerciales ou industrielles coloniales, les Françaises faisaient pâle figure avec les Anglaises, le commerce africain étant par exemple très largement dans les mailles de sociétés britanniques.

    Dans le riche Empire des Indes ou à Hong Kong, les grandes sociétés anglaises ont pu déployer leur activité tout au long de la durée de vie de l’empire.

    Le livre « L’esprit économique impérial » a montré les limites relatives des succès des entreprises françaises dans l’expansion de l’Empire.

    Aucune des colonies françaises, à l’exception peut-être de l’Indochine, n’a bénéficié d’un développement économique ou industriel comparable à celui très tôt enregistré dans les  Indes ou en Afrique Australe

    L’Algérie entrerait en ligne de compte dans cette comparaison, si sa situation juridique de département français n’était pas venue la « fausser ».

Les populations blanches des sociétés coloniales, des acteurs ?

      Comme je m’en suis expliqué longuement dans les analyses que j’ai proposées sur le thème des sociétés coloniales, il est recommandé, avant toute chose, de se mettre d’accord sur la définition d’une société coloniale.

      A la fin du dix-neuvième siècle, les sociétés coloniales des différents territoires avaient des caractéristiques fort différentes, dues en partie à la présence plus ou moins importante d’immigrés blancs, importante dans les colonies de peuplement anglaises en Australie ou en Afrique Australe, comparable au seul cas français de l’Algérie, et faible notamment dans les colonies tropicales d’Afrique, qu’elles soient françaises ou britanniques.

    A noter en Indochine une minorité chinoise importante, et au Natal, une minorité indienne qui n’était pas négligeable et au sein de laquelle Gandhi commença à acquérir la grande notoriété internationale qui fut la sienne.

    Jusqu’à la moitié du vingtième siècle, il y avait peu de points communs en Afrique entre les sociétés coloniales de l’ouest africain français ou anglais et celles d’Afrique Centrale et Australe où s’était développée une grande industrie minière internationale.

     Comme je l’ai indiqué dans mes réflexions, la question peut se poser de savoir si, dans les territoires de climat tropical, où la population blanche était peu nombreuse, cette société coloniale vivant souvent en kyste, a eu véritablement un rôle.

    Dans les territoires où la même population blanche était nombreuse, les colonies de peuplement anglais, cette dernière a eu un rôle majeur dans leur modernisation, mais au moins autant dans l’établissement d’un état de relations discriminatoires tendues, notamment dans les colonies de l’Afrique Australe, où la proportion de populations noires était importante.

Les  véritables acteurs du changement

           D’une façon générale, il serait possible de dire que dans la plupart des colonies où la population blanche était peu nombreuse, ce sont les Asiatiques ou les Noirs qui ont les véritables acteurs du développement de leur pays, sans le concours desquels il n’aurait pas été possible, et que dans celles de peuplement blanc possible et encouragé, le même développement fut le résultat le plus souvent de l’exploitation de la main d’œuvre noire par le capitalisme anglais.

Succès ou échec de la pièce de théâtre ?

Legs et héritage 

       Dans les pages qui précèdent, nous nous sommes fait l’écho du regard que des historiens africains, un historien indien, et  deux historiens allemands, dans une version plus récente, ont porté sur l’héritage du colonialisme.

      Il est évident qu’il convient de placer toute appréciation de cette période dans le cours de l’histoire du monde, de ses phases successives de puissances dominantes, en raison de facteurs religieux, militaires, économiques, souvent grâce à une innovation qui leur a donné les outils de la conquête.

     A cet égard, pourquoi ne pas rapprocher la période coloniale de la période de la Renaissance, l’explosion de nouvelles technologies fournissant aux puissances européennes les outils et la capacité de dominer le monde ?

      Mais sans remonter à l’Antiquité, la Chine impériale et un Islam conquérant s’étaient déjà illustré dans la conquête du monde.

 L’historien Adu. B. Boahen caractérisait la période coloniale comme un « interlude » historique,  un choc qui n’avait fait qu’accélérer la transition du continent africain dans un autre âge, que les Occidentaux qualifient volontiers de modernité.

         Comme nous l’avons répété, en histoire coloniale, il est nécessaire de faire du cas par cas, « situation coloniale » par situation coloniale, et « moment colonial » par moment colonial, mais cette prudence historique n’empêche pas de rechercher les caractéristiques générales des dominations anglaise et française, et des legs qu’elles ont laissé dans les territoires dominés.

       Les analyses historiques qui constituent le livre publié par l’Unesco en 1987 sous le titre « Histoire générale de l’Afrique » proposent une lecture plutôt nuancée de l’histoire coloniale des deux empires, tout en relevant que le colonialisme a eu un tel un impact politique, économique et social qui a complètement déstabilisé les sociétés africaines.

     Comme déjà indiqué, M.A.Adu Boahen caractérisait la période coloniale en écrivant : « épisode ou interlude » ? (p,864), et dans un de ses commentaires précédents, il écrivait :

     « Aucun sujet n’est probablement aussi controversé que l’impact du colonialisme sur l’Afrique » (p, 838)

      Comment résumer l’héritage colonial à l’issue du temps relativement court de la colonisation à l’échelle de l’histoire de l’Afrique ? Succès ou échec de l’entreprise coloniale ?

     Nous avons tenté de résumer le bilan qu’en faisaient les historiens retenus par l’Unesco pour raconter l’histoire du colonialisme, mais sur le seul continent africain, un bilan effectué au cours d’une période qui suivait de peu la décolonisation, mais Der Spiegel Geschichte nous a proposé un regard plus actuel sous la question : « Was Bliebt ? »

     Un bilan ancien : il est évident qu’en ouvrant, par la violence ou non, les différents continents aux échanges économiques et politiques, les puissances occidentales ont complètement déstabilisé les sociétés locales, des gouvernances indigènes de type très varié, mais un tel bouleversement n’a été ni uniforme, ni simultané.

    Il ne pouvait s’agir que d’un choc violent, armé ou non, compte tenu de l’inégalité généralisée qui existait entre adversaires ou partenaires, inégalité en moyens civils ou militaires, et des écarts souvent gigantesques entre modes de vie ou de culture.

    Pour ne citer qu’un exemple dans l’univers des relations internationales du dix-neuvième siècle, celles de l’Océan Pacifique, les premiers contacts entre la France et le Japon, un Japon fermé à tout échange international, ont été d’une rare violence.     

J’ai publié sur ce blog une chronique consacrée à l’incident de Sakhaï, entre la marine française et l’armée japonaise.

La paix civile:

    Aussi bien M.Panikkar que M.Adu Bohaen reconnaissent que la domination occidentale a eu pour résultat l’établissement d’une paix civile.

    Les historiens les moins partisans reconnaissent en effet,  et au moins, qu’une fois la conquête réalisée, et pendant toute la période qui a précédé les convulsions politiques nées de la deuxième guerre mondiale, le continent connut une période de paix civile.

La création de grandes infrastructures:

   Au crédit de la colonisation, attribué par les historiens cités, il est possible de mettre la création d’un réseau de communications diversifié (pistes, voies ferrées, lignes télégraphiques), quoiqu’inégal, et souvent réalisé grâce aux sacrifices imposés à la population indigène, qui n’existait pas auparavant, même si certains auteurs reprochent aussi à ces infrastructures d’avoir été, avant tout, conçues pour l’exploitation économique de l’empire.

   Il est toutefois difficile, sur ce plan, de comparer des territoires aussi différents que l’Inde, capable dès le début du vingtième siècle, de disposer d’un premier réseau de voies ferrées et maritimes, et l’Afrique occidentale où à la même époque, aucune voie de communication ne reliait les côtes du Sénégal ou du golfe de Guinée au bassin du Niger, pour ne pas citer Madagascar qui, à la fin du dix-neuvième siècle, transportait encore par porteurs, les fameux « bourjanes », voyageurs ou marchandises, entre la côte de Tamatave et la capitale Tananarive.

Des villes nouvelles:

      Tout autant, et peut-être plus que la création de voies de communication, la construction de villes nouvelles fut sans doute un des facteurs majeurs d’une révolution dans les mœurs d’Afrique, et le livre de l’Unesco  a raison de ne pas faire l’impasse sur ce facteur de changement et de développement difficile à évaluer, même si le même facteur mettait en place ou consacrait des pratiques de discrimination plus ou moins fortes et persistantes selon les territoires.

     Nous avons vu que M.Panikkar montrait toute l’importance de cette nouvelle urbanisation, qui a été, comme nous l’avons déjà souligné un des grands facteurs de l’ouverture de ces pays aux échanges, à l’acculturation d’une partie de plus en plus importante de la population qui a été un des facteurs majeurs du truchement colonial.

Une économie monétaire et  des investissements:

     C’est sans doute en Afrique que l’introduction d’une monnaie commune a été un des facteurs les plus puissants du changement, comme le reconnaissait M.Adu Boahen.

      En ce qui concerne les investissements, l’héritage a  été très inégal selon les territoires, pour des raisons d’atouts économiques existants ou non, selon les époques, et surtout selon les territoires.

      L’Inde avait au moins un siècle d’avance sur l’Afrique, et en Afrique même, la découverte de grandes richesses minières en Afrique méridionale et centrale par les Anglais et les Belges a attiré très tôt le grand capitalisme international.

     L’Afrique de l’Ouest n’est entrée dans cet âge du grand capitalisme qu’après la deuxième guerre mondiale, notamment en Mauritanie et en Guinée.

Un nouvel état de droit:

     Il est toujours difficile de porter une appréciation scientifique sur l’expression état de droit, car selon les religions ou les cultures, selon les pays et selon les époques, l’expression peut recevoir des sens très différents.

    L’historien Panikkar reconnait à l’Empire indien le legs d’un état de droit unifié :

« C’est le droit qui gardera sans doute de façon la plus durable l’empreinte occidentale », le « système juridique », « l’égalité de tous devant la loi » (p,430)

    Ce legs doit être compris comme celui d’un droit qui se superposait aux coutumes locales, comme c’était le cas aussi dans les colonies françaises, mais également avec une dimension discriminatoire, étant donné que les indigènes ne disposaient pas d’une égalité des droits avec les européens.

    En Inde, le nouveau système juridique cohabitait avec le régime des castes, mais dans certaines régions d’Afrique, il existait également un régime atténué des castes entre nobles et manants.

La création d’Etats:

     Les deux historiens mettent au crédit de la domination occidentale la création d’Etats modernes et de leur bureaucratie

      Ces nouveaux Etats ont été souvent créés, en tout cas en Afrique, au travers des frontières poreuses des communautés ethniques traditionnelles, mais la décolonisation n’a pas remis en cause le statu quo, sauf dans le cas de l’Inde.

    Le sous-continent indien érigé en Etat unique par les Anglais a vu son unité brisée à l’indépendance avec la constitution de trois Etats, à l’est et à l’ouest, les deux islamiques du Bangladesh et du Pakistan, et au centre du sous-continent, l’Union Indienne

En 2013, quel regard ?

     Comme nous l’avons vu, la revue Der Geschichte du journal Der Spiegel a proposé son regard sur le legs de l’Empire britannique en donnant la parole aux deux historiens que nous avons cités.

    Les legs reconnus seraient en définitive plutôt limités, la langue anglaise et l’existence du Commonwealth.

    Incontestablement, la langue anglaise jouit d’un rayonnement mondial qui n’est pas celui de la langue française, parce que très tôt elle s’est inscrite dans un langage des affaires au moins autant que de culture, sinon plus.

   En face d’un Commonwealth dont les bases furent fondées dès le début du vingtième siècle, avec le concours de dominions blancs puissants, après le feu de paille de l’Union, puis de la Communauté française, la Francophonie fait pâle figure, mais quid de son influence réelle dans les affaires du monde ?

    Récemment, la Gambie a décidé de quitter le Commonwealth en l’accusant d’être « une institution néocoloniale », faisant passer le nombre de ses membres à 53 Etats.

    Je serais tenté de dire que les effets de l’impérialisme anglais ou français se situeraient de nos jours beaucoup plus dans les métropoles que dans les anciens territoires colonisés, en raison des courants d’immigration relativement importants qu’ont fait naître ou favoriser les relations impériales anciennes, notamment la langue.

    Il n’est pas démontré que les populations d’origine immigrée connaissent mieux l’histoire de leur passé, pas plus d’ailleurs que la population en général, mais elles sont réceptives à une forme de nouvelle propagande coloniale qui tend à les convaincre qu’elles ont un droit irréfragable à réparation, et donc à assistance, d’où le surgissement ou l’entretien d’ambiances de revendications

    Dans le cas de la France, les séquelles de la guerre d’Algérie dans l’opinion publique contribuent à oblitérer presque complètement toute mémoire coloniale.

    Je soulignerai volontiers qu’en dépit de mes nombreuses demandes de sondages approfondis et sérieux sur l’existence ou non d’une mémoire coloniale, et si oui laquelle, aucune institution ou média n’ont eu le courage jusqu’à présent de se lancer dans l’aventure.

     Est-ce qu’il n’en serait pas de même du refus officiel des statistiques dites ethniques, c’est-à-dire du refus  de pouvoir mesurer les discriminations qui affecteraient tel ou tel groupe de citoyens français, par rapport au poids qu’ils représenteraient dans la population française ? Une position très largement inspirée par des groupes de pression de type ethnique ?

    Et pour conclure sur le sujet, et ne pas être accusé aussitôt de développer une argumentation de type colonialiste, pourquoi ne pas donner la parole à un historien, grand spécialiste indien de l’histoire « connectée », Sanjay Subrahmanyam, dans les termes de la présentation de son interview par le journal Le Monde des 8 et 9 septembre 2013, intitulée «  Une terre d’asile vraiment ? »

     A la question : « Estimez- vous que la France a toujours du mal à assumer son passé, surtout son passé colonial ?

–       Est-ce que la France a plus de difficultés à assumer son passé colonial que les autres puissances impériales ? Qui parle aux Etats Unis de ce qui s’est passé aux Philippines aux XIX° et XX° siècles ? Personne, pas plus que l’on  a assumé la guerre du Vietnam dans ce pays.

     La comparaison doit se faire aussi avec l’Angleterre : d’un côté, les Anglais ont mieux digéré leur passé colonial, mais de l’autre, les Français ont une attitude moins dure envers les populations issues de leur ex-empire colonial. Le niveau de racisme que j’ai ressenti en Angleterre envers les Indiens et les Pakistanais est bien supérieur à ce qu’on vit avec les Maghrébins en France. Dans bien des milieux en Angleterre, on n’a aucune idée de ce qui s’est passé dans les colonies, et on croit parfois qu’il s’agissait d’une belle aventure.

 La vraie question est de savoir comment on enseigne ce passé… »

     Toute la question est là, l’enseignement du passé.

     En France, ce passé colonial, hors celui de l’Algérie, mais surtout de la guerre d’Algérie, n’a jamais passionné les foules, d’autant moins qu’un certain discours idéologique qui tend à faire croire qu’il aurait existé en France une culture coloniale, ou même impériale, n’a pas encore apporté la preuve statistique, par tout autre moyen que de belles images coloniales brandies comme preuves, qu’un tel état d’esprit de l’opinion  aurait effectivement existé.

    Comment ne pas compter sur des études approfondies de la presse de la période coloniale, qui n’existent pas à ma connaissance, des études qui mesureraient la place faite par la presse de province ou de Paris aux questions coloniales?

      Pour l’instant, je maintiens donc le point de vue d’après lequel la France n’a jamais été un pays colonial.

     Historiquement, seule une petite élite politique, économique et religieuse, a su et pu entrainer le pays dans ce type d’aventure.

   Comment ne pas mettre en parallèle les conquêtes coloniales de la Troisième République avec les expéditions militaires de maintien de la paix de la Cinquième République qui ont encore la faveur des gouvernements français, pour des raisons de prestige, d’un rôle international qui leur serait dévolu ?

     François Hollande est à cet égard le digne successeur de Jules Ferry qui décida de partir à la conquête du Tonkin, comme hier, en décidant de son propre chef d’engager la France dans la nouvelle guerre du Mali, puis dans celle de la Centrafrique

     De même que Sarkozy, pour la Libye !

Jean Pierre Renaud – Droits réservés

Le legs colonial britannique avec un regard allemand! Was bleibt? Der Spiegel Geschichte 5ème partie

Cinquième partie

&

Cinquième et dernière partie, la quatrième ayant été publiée sur ce blog le   24 mars 2014

Mes conclusions seront publiées d’ici deux ou trois semaines

&

Le legs colonial de l’empire britannique avec un regard allemand !

Was bleibt ?

Der Spiegel Geschichte NR.1/ 2013

Das Britische Empire

Traduction libre avec citations dans le texte

Tous mes remerciements à mon vieil et fidèle ami Michel Auchère qui m’a apporté une aide très précieuse pour décortiquer le plus intelligemment possible ces textes. L’analyse consacrée à la contribution de M. Osterhammel est très largement de sa main.

        Der Spiegel a publié un numéro spécial d’histoire consacré à l’Empire Britannique, un numéro tout à fait intéressant et qui a l’avantage de proposer un regard allemand sur l’histoire de cet empire, un éclairage qui a donc le mérite d’introduire une autre analyse comparative que celle que nous avons proposée dans les pages qui précèdent.

       Rappelons que l’Allemagne, après s’être engagée tardivement dans la course au clocher qui scella le sort de l’Afrique coloniale à la fin du 19ème siècle, perdit ses colonies après la première guerre mondiale des années 1914-1918.

       En page de couverture, la photographie de la reine Victoria avec un sous-titre :

« 1600-1947 : Als England die Welte regierte »

« Quand l’Angleterre gouvernait le monde »

      A  la page 5, le magazine donne l’explication de la maquette de la première page : avec des images de James Cook, le vaisseau Vanguard lors de l’attaque de l’Armada Espagnole en 1588, une filature dans le Derbyshire, des soldats britanniques dans la première guerre de l’opium en 1841.

     En bas de page, trois sous-titres : «  INDIEN – Das Juwel of Krone » (L’inde, joyau de la Coronne)  «  SEEMACHT – Herrscherin über die Ozeane »  (Puissance maritime ou domination des océans)  «  COMMONWEALTH : Was vom Weltreich übrig blieb » (Commonwealth : que reste-t-il de l’empire mondial ?)

    Une page de couverture qui résume assez bien la réalité de l’Empire britannique qui a d’abord été celui de l’Empire des Indes, « le joyau de la Couronne ». La date choisie de l’année 1947 est celle de l’indépendance des Indes, avec la partition entre l’Inde hindouiste et l’Inde musulmane.

    Le choix de cette date est d’autant plus curieux que l’année 1947 n’a pas scellé la fin de l’empire britannique, comme nous le verrons dans le corps même des analyses de ce numéro spécial qui contient beaucoup d’images et de photographies, sauf à considérer que l’empire britannique se résumait à celui des Indes..

   .Le chapitre 1 (page 6 à 58) intitulé « AUFSTIEG Die amérikanischen Kolonien » décrit « la montée en puissance des colonies américaines » de l’empire britannique concentré sur l’Amérique du 18ème siècle, les colonies de peuplement, avec la rivalité franco-anglaise.

    Le chapitre 2 (page 58 à 110) intitulé « Blüte Das Weltreich », c’est-à-dire « l’apogée de l’empire », date le début de cette apogée à la victoire de Trafalgar qui donna à l’Angleterre la maîtrise des mers du globe.

    Il s’agissait du deuxième empire anglais.

   Ces pages décrivent bien l’importance et le rôle des Indes, sans négliger quelques autres territoires colonisés par l’Angleterre, tels que l’Australie ou le Canada, et montrent bien le rôle un peu secondaire que jouèrent les colonies de l’Afrique tropicale, à la différence de celles de l’Afrique du sud ou de l’est où émigrèrent de nombreux anglais.

     Le point est important étant donné que l’empire français était très largement cantonné dans l’Afrique tropicale, mise à part la situation très spéciale de l’Afrique du nord, où le cas de l’Algérie est évidemment susceptible de justifier une comparaison franco-anglaise.

    Les analyses décrivent sans concession la colonisation anglaise, qu’il s’agisse du pillage des Indes par l’East India Company (« Lizenz zum plündern » (page 68), des horreurs de la révolte des Cipayes en 1857, la « barbarie des deux côtés », de la violence des deux guerres de l’opium contre la Chine, de l’expulsion de leurs terres des aborigènes d’Australie ou des noirs d’Afrique du Sud ou d’Afrique orientale (Rhodésie ou Kenya)

     Le chapitre 3 (page 110 à 142) intitulé « Abstieg Vom Empire zum Commonwealth » (« descente de l’empire vers le Commonwealth »), avec en première analyse « Kampf für Freiheit » (« Combat pour la liberté ») (page 110 à 113), en précisant qu’il s’agit de l’Inde.

    La revue contient également quelques portraits des personnages qui ont compté dans l’Empire britannique, tout d’abord et évidemment la reine Victoria, mais aussi Drake, Nelson, Thomas Cook, celui de l’Agence bien connue, Cecil Rhodes, et le célèbre Kipling.

    L’analyse comparative des deux empires que nous avons tenté de faire ne couvrait pas le même champ historique, puisqu’elle concernait les années 1880-1960, mais cette dernière a l’avantage de faire ressortir les racines du deuxième empire britannique, celui qui est au cœur de la rétrospective « Der Spiegel », une approche institutionnelle pragmatique, la pose de jalons territoriaux et maritimes solides sur la route des Indes, la maitrise des océans.

    Notre propos se limitera donc au contenu de ce document qui concerne la période du deuxième empire britannique, celle des mêmes années 1880-1960.

   L’interview d’un historien spécialisé, le professeur Peter Wende introduit ce document, et un essai du professeur Jürgen Osterhammel propose une conclusion.

    Le professeur Wende a publié en 2008 « Der Bristische Empire. Geschichte eines Weltreichs »

    Le professeur Osterhammel a publié en 2009 « Die Verwandlung der Welt. Eine Geschichte des 19.Jahrshunderts »

     Au cours de l’analyse des propos du professeur Wende, nous citerons le nom de l’auteur de la contribution de M, Von Olaf Ilhau, intitulée « Das Juwel der Krone », journaliste à « Der Spiegel », qui a publié « Weltmacht Indien. Die neue Heraus-forderung des Westens »

L’interview du professeur Wende :

      Le professeur Wende défend la thèse la plus courante d’après laquelle l’empire britannique n’aurait pas été le résultat d’une volonté systématique de conquête, d’aucun plan qui aurait abouti à la distribution d’une multitude de petites ou grandes taches roses ou bleues sur le globe terrestre.

    Spiegel Herr Professeur Wende, der britiche Historiker John Robert Seeley hat im spâten 19. Jahrhundert gesagt, Groszbritannien habe sein Empire “in einem Anfall von Geistesabwesenheit” erworben. Weltmacht aus Versehen?

    –       Monsieur le Professeur Wende, l’historien britannique John Robert Seeley a dit à la fin du dix-neuvième siècle, la Grande Bretagne a acquis son Empire « en l’absence de réflexion ». Puissance mondiale par étourderie ?

     Wende« Er meinte, dass es nie einen Masterplan zur Schaffung eines Empire gab – und in diesem Sinn hat er volkommen recht. »

–       Cela signifie, qu’il estimait qu’il n’y avait pas de plan global pour la création d’un Empire, et dans ce sens, il a parfaitement raison.

      Nous avons vu que l’analyse qu’avait faite Kwasi Kwarteng du rôle des acteurs de l’empire britannique, dans « Ghosts of Empire », de même que l’histoire du même empire faite par l’historien Grimal pouvait laisser croire que l’empire colonial de la Grande Bretagne fut largement le fruit du hasard.

    Ce ne fut pas tout à fait le cas, car dans les colonies de peuplement ( Etats Unis, Canada, Australie, Nouvelle Zélande, Afrique du Sud), la métropole n’avait guère d’autre chose à faire qu’à canaliser les mouvements d’émigration et à réguler les nouveaux rapports qui s’établissaient  entre ces colonies, pièces du futur Commonwealth, et dans les autres colonies, à donner à chacune des conquêtes coloniales qui furent l’œuvre des ressortissants britanniques bâtis ou recrutés sur le même modèle social, c’est-à-dire la classe aristocratique, une solution institutionnelle qui devait lui conserver les mains libres.

     Le professeur Wende fait référence à Palmerston pour comparer l’empire britannique à l’empire romain, des Anglais inspirés et animés du même esprit de supériorité que les citoyens romains !

   L’interview note que la Grande Bretagne créa un ministère des colonies en 1854, une initiative qui avait évidemment une signification politique, au moins dans les intentions. En France, il fallut attendre la fin du 19ème siècle pour voir la création d’une institution politique du même genre.

    Comment ne pas observer enfin que l’Empire des Indes joua un rôle clé dans la constitution du nouvel empire, un rôle d’empire secondaire, ainsi que la construction persévérante d’un réseau mondial de communications articulé sur une chaine de points de communication stratégiques disposés sur tous les continents, et allant pour l’Asie, de Londres au Golfe Persique, à Singapour, et à Hong Kong ?

    Dans les années 1880, le commandement militaire français du Tonkin fut longtemps dans l’obligation de faire transiter ses communications par des câbles anglais, et dans la première phase de l’expédition de Madagascar, le commandement français souffrit du même type de servitude.

   Le professeur explique clairement qu’après la « perte » relative du premier empire, celui d’Amérique, la Grande Bretagne posa les fondements d’un deuxième empire dans le subcontinent indien, et ses propos illustrent parfaitement l’importance et le rôle des Indes dans la construction du deuxième empire.

    Les Anglais avaient tout d’abord laissé faire la Compagnie des Indes Orientales, mais après la révolte des Cipayes de 1857 avec la « barbarie des deux côtés » que note le professeur, Londres reprit en mains la conduite des affaires de l’Inde, mais toujours avec le même souci de ne pas s’impliquer dans l’administration directe du territoire et parallèlement de laisser la plus large initiative à ses représentants.

     Le professeur évoque l’intervention des Anglais en Abyssinie en 1867, un conflit souvent ignoré, alors qu’il montre bien la puissance de l’impérialisme secondaire des Indes.

     Le Négus d’Abyssinie avait écrit à la reine d’Angleterre, impératrice des Indes, un courrier auquel la reine Victoria ne prit même pas la peine de répondre. Vexé, le Négus mit en prison quelques- uns des Anglais présents dans son pays. Cette, action  fut le motif de l’intervention militaire anglaise en 1867, ou plutôt celle de l’empire des Indes.

     Il ne s’agissait pas de n’importe quelle expédition punitive anglaise venue des Indes, étant donné qu’elle était conduite par le gouverneur général des Indes, sir Napier, qu’elle était relativement importante avec 13 000 soldats, dont 4 000 britanniques. L’armée des Indes intervint avec l’appui de 54 éléphants de combat, sorte  de chars de combat avant la lettre.       L’armée du Négus fut défaite en 1868.

    A la même époque, l’expédition de Napoléon III au Mexique pourrait soutenir en partie la comparaison avec la grosse logistique de l’expédition « indienne » d’Abyssinie, mais il faudra attendre les années 1880, avec le Tonkin, puis 1895, avec Madagascar, pour voir la France et non l’une de ses colonies, engager un effort militaire comparable.

    L’armée des Indes était puissante, et elle fut mise à contribution pour intervenir et prendre possession des territoires qui constituaient le glacis de l’Inde, la Birmanie ou la Malaisie par exemple.

    Le professeur Wende souligne qu’un des grands principes de gestion impériale était celui du zéro coût pour la métropole : «  Das Empire sollte môglichst nichts Kosten », en relevant qu’à Londres, l’empire britannique ne disposait pas d’une administration centrale importante, comme ce fut le cas après la deuxième guerre mondiale.

    Un élément historique qui viendrait à l’appui de la thèse d’absence de plan dans les conquêtes anglaises.

      Nous avons déjà noté que la France s’était fixé la même ligne de conduite en 1900.

     Le même professeur propose une analyse du système colonial britannique qui ressemble à celle du professeur Grimal, avec un objectif principal, celui du business, des affaires et le souci permanent de se mêler le moins possible des affaires indigènes, donc de laisser autant que possible en place les autorités locales existantes.

     En ce qui concerne le Joyau de la Couronne, von Olaf Ihlau relevait d’une part :

« Nie versuchten die Briten, die sozialen Structuren des Landes zu  andern. (page 79)

   –       Aucun Britannique n’eut jamais l’intention de vouloir changer les structures sociales.

    –      Et d’autre part que :

 «  Gerade mal 1000 britische Beamte genügten, um ganz Indien zu regieren » (page 75)

–      1 000 britanniques  suffisaient pour gouverner toute l’Inde.

Il convient de noter toutefois à cet égard qu’il s’agissait de l’administration coloniale supérieure, celle du gouvernement de cet empire secondaire qui comptait plusieurs centaines de millions  d’habitants, pour ne pas dire de sujets, et qui couvrait l’espace géographique du sous-continent indien.

     En ce qui concerne les deux guerres des Boers de la fin du siècle, le journaliste pose la question sur la stratégie de terre brûlée des Anglais et sur l’existence de camps de concentration… « De nombreux critiques parlèrent de génocide »

Le professeur Wende :

     « Génocide est ici une notion trop forte. L’Empire a commis un génocide en Australie. On y a littéralement extirpé les habitants primitifs de l’île de Tasmanie jusqu’en 1876 non sans avoir photographié les derniers primitifs. Mais la guerre des Boers n’était pas une guerre d’anéantissement de politique raciste. Les camps de concentration résultaient d’une mesure contre la guerre de guérilla, mesure dont on a perdu le contrôle. On n’a plus été en mesure de nourrir les prisonniers, on ne les a pas tués intentionnellement. »

     Le professeur atténue donc le sens de la question que le journaliste lui a posée, en parlant de génocide. 

     En ce qui concerne l’Inde, le même professeur décrit de la façon suivante la situation des Indes à l’époque de la conquête :

      « Die Inder etwa waren es gewohnt, vom Eindringglingen beherrscht zu werden” (page 19)

      –       En quelque sorte, ils étaient habitués à être gouvernés par des envahisseurs !

      Il convient en effet de rappeler que l’Empire britannique des Indes s’est en quelque sorte substitué à l’Empire Moghol dans une grande partie de l’Inde, mais le même auteur fait par ailleurs remarquer que le mouvement de résistance du XXème siècle fut le fruit du colonialisme..

    Le troisième chapitre a l’ambition d’éclairer le lecteur sur le déclin et la disparition de l’Empire, causé en grande partie par les bouleversements de la deuxième guerre mondiale, avec la consolidation parallèle plus ou moins artificielle du Commonwealth, en mentionnant à peine quelques-unes des guerres coloniales que le Royaume Uni mena par exemple en Malaisie ou au Kenya, sans s’attarder trop sur des dossiers de décolonisation, tels ceux de Rhodésie ou d’Afrique du Sud, qui ne trouvèrent de solution qu’à la fin du vingtième siècle.

    La revue évoque aux pages 118 et 119 la question irlandaise, un dossier le plus souvent ignoré d’une des colonies les plus proches et les plus anciennes de Londres.

     Dans un tout autre domaine, celui de la Palestine rarement évoqué par les médias, et traité dans la contribution intitulée « Stützpunkt im Westpennest » par Mme Von Annette Grossbongart (p,120), le titre lui-même suffit à caractériser le rôle joué par la Grande Bretagne dans cette région sensible du globe :

    « Gut 30 jahre  lang herrschten die Briten im Nahen Osten, dann flohen sie vor Terror des judisch-arabischen Konflikts. Dabei hatten sie mit ihrer Schaukepolitik  selbst zur Eskalation beigetragen.”

      Comment les Britanniques ont avec les oscillations dans leur politique contribué à l’escalade au Proche Orient.

        L’interview se conclut sur la question :  «  Was bleibt vom Empire ?   Que reste- t-il de l’empire ?

    –    A cet égard, il me vient une expérience personnelle. Je passais des vacances avec mon épouse en France, et là-bas il y avait une innombrable colonie d’Anglais, comme par exemple dans le Périgord, qui depuis longtemps au Moyen Age appartenait à la couronne anglaise. J’étais alors frappé du fait que les Anglais restaient volontiers entre eux, par commodité, pour éviter de parler la langue du pays et organiser leur propre marché. Plus tard, j’ai lu un article dans le Sunday Times qui donnait la réponse sur l’endroit où les Anglais préféraient s’installer. Les principales critiques étaient : Où trouve-t-on des journaux anglais ; où –y-t-il des « Baked Beans, ou une « marmite » à point. C’est une tradition connue des Britanniques de préférer la tartine avec le goût des cubes Maggi. » (page 21)

       Une conclusion sous la forme d’une pirouette qui tendrait à caractériser un Empire rétréci à ce point ?

       Was Bleibt vom Empire ? (page 138)

     La réponse est peut-être à trouver dans le texte que propose un autre historien, Jürgen Osterhammel, que la revue a questionné précisément sur ce sujet.

    L’historien fait des gammes sur la notion d’ « héritage historique ». Pour l’Empire britannique ce serait « ce qui manquerait, si l’empire n’avait jamais existé ». Il déclare que « ce pourraient être tout d’abord le Commonwealth et la langue anglaise ».

      Puis, il s’attache à montrer que, de fait, Commonwealth et langue anglaise ont coupé les liens avec l’Empire britannique : «  C’est un club qui a sa vie propre (« ein Eigenleben »), la langue anglaise se développe pour des raisons qui n’ont plus rien à voir avec l’empire ». (aus Gründen, die mit dem Empire nichst mehr zut tun haben »)

     Pour Osterhammel, l’empire n’est plus visible que dans les vestiges architecturaux en Angleterre et dans le système judiciaire (« common law ») des anciennes colonies et autres possessions. ( Le droit anglais continuerait à influencer Israël dans certains domaines).

     Au crédit de l’« héritage » il pointe le fait que parmi les « failed states » et les dictateurs il n’y en a pas « pas trop » (nichst überdurchscnittloch viele) avec un passé colonial anglais, ainsi que le statut de Hong Kong au sein de la Chine.

   Mais la note générale reste critique. Il éprouve le besoins de dire qu’il ne reste pas grand-chose du « rôle particulier des Britanniques dans l’économie mondiale », « tout en reconnaissant parallèlement que Londres, comme place financière, a toujours eu un rôle impérial. « 

   Il termine son essai (Schlierzlich : en philosophe : « Après le déclin de tout empire ne subsistent que les souvenirs (Errinerungen). Et ces souvenirs restent « vivants » ou entrent au musée. En Afrique, où la période coloniale est encore contestée, ils restent vivants. »

   Par ailleurs, et en ce qui concerne la notion de probabilité historique d’une conséquence liée à une situation impériale telle que celle par exemple de l’empire britannique, avec la langue anglaise : que ce serait-il passé si l’empire n’avait pas existé en Birmanie ou en Malaisie (deux exceptions dans le règne de la langue anglaise), ou en Nouvelle Zélande : «  l’hypothèse selon laquelle l’indigène Maori n’aurait jamais pu trouver son chemin vers la démocratie… »

    Ou en Afrique où ce continent aurait pu se développer « naturellement » de façon harmonieuse et prospère.

     Toutes questions auxquelles il est difficile de répondre, mais l’historien déclare :

     « Avec toutes ces difficultés, la critique en un mot  est : que reste-t-il de l’Empire britannique ? Deux réponses peuvent à peine être contestées : le Commonwealth et la langue anglaise. »…

      « Le Commonwealth subsiste seulement aujourd’hui aussi, car les politiques britanniques ont été assez avisés pour ne pas chercher à sauver de la décolonisation un empire fantoche et de faire du Commonwealth un instrument de la politique étrangère britannique

      Aujourd’hui, 54 états sont dans le Commonwealth, avec depuis 1995, deux autres états, le Cameroun et le Mozambique qui n’étaient pas des colonies britanniques (à l’exception du Cameroun occidental qui comme mandat de la société des nations fut annexé en 1922 au Nigéria…

     Une distinction fondamentale avec l’Empire – peut-être la plus importante- réside dans le fait que le Commonwealth n’est pas une puissance militaire. » (page139)

    Pour les petits Etats comme pour les micro-états des Caraïbes et du Pacifique, le Commonwealth constitue un « forum de contacts et d’entraide »

      « Un demi- siècle après la fin de l’Empire britannique, le Commonwealth n’est pas un tas de ruines de la grandeur impériale, ni le prolongement du ministère des Affaires Etrangères britannique, mais un rassemblement volontaire d’états souverains dans l’esprit britannique inspiré de la transnationalité….

      Le Commonwealth est inoffensif (ce que l’on peut rarement dire des Empires) mais aussi sans aucune influence notable sur la politique mondiale.

     La langue anglaise est sans doute un héritage plus large de l’Empire… 

     M.Osterhammel rappelle qu’une discussion avait été engagée dans l’Empire des Indes,  dans les années 1930, pour savoir si les fils de l’élite indienne devaient être socialisés à l’image européenne ou asiatique. L’anglais s’est en définitive imposé de façon déterminante, mais aussi à cause de l’intérêt que les Indiens portaient à une langue de communication mondiale.

   « Aujourd’hui, l’anglais se propage en tant que seconde  langue enseignée aux autochtones pour des raisons qui n’ont plus rien à faire avec l’Empire

     Si l’anglais est sans concurrence la plus importante langue étrangère, il n’est plus possible de voir dans ce fait une suite lointaine du siècle impérial…

    Aussi, aujourd’hui, aucune autre langue ne peut surpasser la richesse du langage spécialisé des anglais : boursiers, guides touristiques, physiciens et économistes, communiquent ensemble pour l’essentiel, chaque fois dans la langue anglaise internationale. Presque personne ne se souvient à ce sujet de l’Empire britannique »

    L’auteur rappelle alors que la plupart des anciennes colonies ont conservé l’ordre juridique et le système judiciaire hérité de la période coloniale, tout en soulignant :

    « On doit de toute façon convenir que parmi les états défaillants (« failed states ») et les dictatures actuelles il n’y en a pas trop avec un passé colonial britannique. »

      L’historien cite les deux cas du Soudan et du Zimbawe.

      Il évoque enfin l’évolution très particulière de Hong Kong rattachée à nouveau à la Chine, en 1997.

     Au bilan mondial de l’année 2011, et sur l’échelle de l’index de développement humain des   Nations Unies, en cherchant à quantifier la qualité de vie, on en trouve sept parmi les Etats de tête, qui ont un passé colonial anglais.

     M. Osterhamel souligne enfin que l’Empire britannique était encastré dans « le système britannique impérial. Là-dedans on entendait toutes les structures économiques mondiales qui ont été créées et aussi en partie dirigées et manipulées par la Grande Bretagne…

      De ce rôle particulier, dans le monde économique, il n’est pas resté grand-chose »

      La conclusion de son analyse est intéressante, en tout cas pour l’Afrique puisqu’il y souligne que « l’image historique de la période coloniale, pour les historiens, les médias et les politiques qui, dans leur majorité, ont collaboré, est jusqu’à maintenant contestée. Aussi longtemps que l’Empire agitera les esprits, son souvenir ne deviendra pas entièrement un musée. » (page 141) 

      Michel Auchère, dans sa traduction et son commentaire précisait :

« S’il y a eu « collaboration », c’est collaboration entre les trois catégories pour la confection de l’image. »

Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés

XIXème et XXème siècles: Empire colonial anglais et Empire colonial français

XIXème et XXème siècles : Empire colonial britannique et Empire colonial français

Esquisse de tableau comparatif à grands traits : deux empires semblables ou différents ?

Quels héritages ?

Lilliput face à Gulliver !

Rêve ou réalisme ?

Empirisme ou théorie ?

            Je remercie mon vieil et fidèle ami Michel Auchère, ancien diplomate, qui m’a fait bénéficier de ses commentaires toujours éclairés, nourris à la fois par sa culture « coloniale » et par son expérience approfondie du monde post-colonial.

            Je remercie également mon épouse pour son aide efficace dans la traduction de quelques-uns des textes publiés par Der Spiegel Geschichte, et dans la lecture critique de mes propres textes.

             Les caractères gras des textes ci-après sont de ma responsabilité

&

            Il s’agit d’un domaine historique, celui de l’histoire coloniale et postcoloniale,  qui nourrit les interprétations les plus contrastées, relevant très souvent de la théorie des idées, ou tout simplement de l’émotion, plus que de l’examen des faits, de leur évaluation et donc de leur mesure statistique.

            Pourquoi ne pas noter à cet égard qu’il est plus facile de fréquenter le premier domaine de recherche que le second ? Et de nos jours, certaines publications à la mode se complaisent dans un discours de type anachronique et humanitaire, comme si l’histoire du monde n’avait pas été une succession de dominations, quel qu’en soit le motif, religieux, militaire, ou politique.

            Je m’interroge depuis longtemps sur le passé colonial du Royaume Uni et de la France, sur les comparaisons qui pourraient être faites, en raison notamment du crédit ou du discrédit qui parait entourer le passé de l’une ou l’autre des deux puissances coloniales.

            Il n’est pas dans mes intentions de me lancer dans des comparaisons plus larges avec d’autres puissances coloniales de la même époque, sur lesquelles on fait généralement l’impasse, celles d’Europe, la Russie puis l’URSS, l’Italie, le Portugal, l’Espagne, les Pays Bas, ou l’Allemagne, ou celle des Etats Unis.

            Je me propose donc de procéder à une récapitulation historique et comparative entre les deux empires coloniaux en question, une récapitulation qui nous permettra d’examiner successivement 1) les évolutions impériales comparées sur la période 1870-1960, les processus de conquête et de décolonisation, 2) les caractéristiques comparées des deux empires en ce qui concerne l’organisation, les méthodes, la philosophie coloniale,  et les hommes, 3) les legs coloniaux avec le regard d’historiens dits de la « périphérie » ou de « l’histoire connectée », notamment l’historien Adu Boahen pour l’Afrique, 4) le legs colonial britannique en Asie d’après l’historien indien Panikkar et français pour l’Indochine avec l’historien Brocheux, 5) le legs de l’empire britannique avec le regard de deux historiens allemands interviewés par la revue « Der Spiegel Geschichte », 6) enfin une problématique comparée des legs français et britanniques.

            Je n’ai pas l’intention non plus d’évoquer le cas de l’Irlande qui fut la colonie anglaise la plus proche de nous. De mauvais esprits ont d’ailleurs dit que l’Algérie était « une sorte d’Irlande française »

            Il ne conviendrait naturellement pas de se méprendre sur l’ambition de ces réflexions qui n’ont d’autre but que de comparer à grands traits les deux empires coloniaux en question.

 Première partie

A grands traits, une évolution historique comparée

            Au terme des conquêtes des deux pays, l’empire anglais couvrait 33 millions de kilomètres carrés, et l’empire français, 12 millions de kilomètres carrés, trois fois moins, mais ce rapport des surfaces ne traduisait  absolument pas les rapports de forces humaines et économiques coloniales respectives, alors que les nombreuses taches de couleur rouge sur la planisphère, pouvaient faire illusion. L’Empire anglais comptait 450 millions d’habitants et l’Empire français 69 millions d’habitants. (Source Encyclopédie Universalis)

            A – Un bref rappel

         Sans revenir longuement sur la longue rivalité coloniale qui opposa la France à la Grande Bretagne au Canada et en Inde, au cours des siècles qui ont précédé la période examinée, il convient au minimum de rappeler que la Grande Bretagne a alors pris possession de ce qu’on a appelé l’Empire des Indes, confié à la Compagnie des Indes, et laissé à la France quelques comptoirs du format timbre-poste. L’Inde était un territoire très riche, aux dimensions d’un continent, à la grande différence de l’Algérie, nouvelle terre de conquête pour la France.

            La domination anglaise aux Indes semblait assurée quand les Anglais durent faire face, en 1857, à la fameuse révolte des Cipayes, qui se solda par des dizaines de milliers de morts.

            Il n’est peut-être pas inutile de signaler que dans une partie proche de ce continent, et au cours de la même période, une guerre civile chinoise, celle des Taiping, mit le feu à l’Empire de Chine : elle dura de 1851 à 1864. La répression y fut également féroce et se solda par un chiffre de victimes que l’on situe entre 20 et 30 millions de personnes.

            Il convient de noter à cet égard que, dans les années 1880-1890, lors de la conquête du Tonkin, les troupes coloniales françaises eurent maille à partir avec des résidus d’anciennes unités combattantes Taiping qui avaient rallié le camp des pirates annamites.

            On rappellera que le général Gordon, tué par les Mahdistes à Khartoum, avait apporté son concours à l’Empereur de Chine pour réprimer cette révolte.

        Après une période de flottement incontestable, la France se mit en tête de conquérir l’Algérie, et de difficiles opérations de conquête militaire se sont échelonnées de 1830 à 1872, lesquelles se sont également soldées par des dizaines de milliers de morts. L’historien Fremeaux a évalué le chiffre des victimes à 400.000 personnes environ.

           La répression de la révolte des Cipayes fut féroce, et des horreurs furent commises dans les deux camps. En Algérie, la conquête militaire fut également féroce, mais également dans les deux camps, sauf tout de même à rappeler que dans les deux cas, les envahisseurs furent les Anglais et les Français.

            Très tôt, et pour de multiples raisons, l’Inde bénéficia d’une attention tout particulière de la part des gouvernements anglais, et dès l’année 1858, un Secrétaire d’Etat pour l’Inde fut nommé, une des raisons étant que le gouvernement de Londres y vit l’occasion de faire porter la responsabilité de la répression sur la Compagnie des Indes, qui bénéficiait alors d’une charte de concession. 

          En Algérie,  tout était à faire, et la colonisation ne disposait pas des atouts et des richesses d’une Inde qui était dotée des moyens de développer son propre réseau de communications, ses lignes de chemin de fer et sa flotte, et commençait à jouer un rôle d’impérialisme secondaire, en Asie, au profit des Anglais.

            Parallèlement, les Anglais avaient pris possession de Hong Kong (1842) de l’Australie (1851) et de la Nouvelle Zélande (1852), dès le début du 19ème siècle, et les Français de la Cochinchine, résultat du « fait accompli » d’un amiral, du Sénégal, de la Nouvelle Calédonie, et d’une partie de la Polynésie.

            En Australie, les Anglais chassèrent les aborigènes de leurs terres, de même qu’ils le firent aussi, mais moins massivement, en Nouvelle Zélande. Les Français firent en partie de même dans une Nouvelle Calédonie aux dimensions beaucoup plus modestes. Anglais et Français avaient respectivement fait de l’Australie et de la Nouvelle Calédonie des colonies pénitentiaires.

            Il convient de noter que dès 1867, le Canada, une colonie de peuplement différente des autres, compte tenu de la présence de Canadiens Français, bénéficia d’un premier statut de Dominion de la Couronne britannique, première illustration d’une des caractéristiques futures de l’Empire britannique qui se transforma en Commonwealth, avec une évolution politique et statutaire différente entre les colonies de peuplement et les autres.

            Le Canada fut le prototype des Dominions, à population blanche, qui constituèrent le Commonwealth.

            Au début de la grande période d’expansion coloniale de la fin du siècle, la Grande Bretagne bénéficiait incontestablement d’une longueur d’avance sur la France, compte tenu de l’intérêt de ses prises coloniales, qu’il  s’agisse de ses colonies de peuplement ou de ses colonies d’exploitation.

B – L’explosion coloniale

 Rétroactivement, et pour un observateur de notre siècle, il est difficile de ne pas être surpris par la fringale coloniale que les deux puissances manifestèrent entre 1870 et 1914 pour conquérir des terres nouvelles, des ressources réelles ou supposées, de nouveaux marchés, et pourquoi ne pas le dire aussi ? dans certains cas, une illusion !

            Vers l’Afrique

      Les nouveaux conquérants virent dans le continent africain, effectivement et encore largement inconnu, une « terra incognita » qui justifiait à leurs yeux la « course au clocher » de toutes les puissances européennes, Allemagne comprise, venue tardivement  sur le « marché » des colonies.

         Le Congrès de Berlin en 1885 avait lancé la course aux « traités de papier » signés par tel ou tel chef africain local qui n’en connaissait le plus souvent pas la valeur que les occidentaux lui accordaient, mais aussi par quelques grands chefs africains, souvent islamiques, qui en connaissaient la valeur, tels Ahmadou ou Samory, en Afrique occidentale.

      Le partage entre puissances devait en effet s’effectuer sur la base de ces « traités de papier » que les acteurs du terrain, le plus souvent des officiers, tentaient de faire signer par les chefs indigènes.

       Le roi des Belges s’y illustra par la conquête « privative » de l’immense territoire du Congo, et accomplit l’exploit de faire reconnaitre ses droits sur « un Etat du Congo », avant même ce Congrès.

        Tous les motifs furent bons pour justifier ces conquêtes, la civilisation, le prestige national, l’évangélisation, le progrès du monde, ou plus simplement, le business, c’est-à-dire the money, l’argent.

            A cette fin, et plus encore que la France, la Grande Bretagne y fit plusieurs guerres, et y déploya de grandes expéditions militaires.

            Ces guerres furent généralement inégales, compte tenu de la grande différence d’armement qui existait alors entre les adversaires, armement à tir rapide et canons contre flèches ou lances, mais ce ne fut pas toujours le cas, avec les exemples de Samory, dans le bassin du Niger, dans les années 1890, de Béhanzin, au Dahomey, ou des Boers en Afrique du Sud, à la fin du siècle.

            J’ai envie de dire à ce sujet que, quelles qu’aient pu être les époques de l’histoire du monde, et entre puissances conquérantes et peuples dominés, les guerres furent le plus souvent inégales, quelle qu’en ait pu être la raison, armement supérieur ou non.

         En Afrique du Sud, l’Angleterre avait déjà annexé le Natal en 1844, pour y créer une colonie, au nord de sa colonie du Cap, poste de contrôle de la grande voie de navigation entre l’Atlantique et l’Océan Indien, avant la construction du canal de Suez en 1869.

      L’historien Grimal « De l’Empire britannique au Commonwealth » donne la justification de cette annexion :

        « … une donnée fondamentale de la politique impériale : l’exclusion de toute présence ou de toute influence étrangère sur la côte orientale d’Afrique, jugée dangereuse pour la sécurité des relations avec l’Inde. » (page,113)

      Les Anglais eurent successivement maille à partir avec la population autochtone, le royaume Zoulou, notamment, mais surtout avec les premiers colons de la région, les Boers. 

La puissance anglaise y fit une première guerre de type inégal avec les Zoulous, en 1879, puis une deuxième, en 1889,  au cours de laquelle le fils de Napoléon III fut tué, et à la suite de laquelle le territoire Zoulou fut annexé à la colonie du Natal (Afrique du Sud).

       Ces guerres mobilisèrent entre 16 000 et 23 000 hommes du côté anglais, et de l’ordre de 35 000 hommes chez les Zoulous. Les deux conflits firent un peu plus de 1 700 morts dans les troupes anglaises et plus de 8 000 chez les combattants Zoulous, mais naturellement beaucoup plus dans les populations civiles.

      Comparativement, la conquête française du Soudan qui se poursuivit entre 1880 et 1900,  ne mobilisa pas les mêmes effectifs, de même que les expéditions coloniales françaises du Dahomey, en 1892, de Madagascar en 1895, lesquelles ne soutiendraient pas la comparaison, en moyens déployés et en victimes, avec les guerres anglo-boers, pour ne pas citer l’expédition gigantesque de Kitchener au Soudan dans les années 1896-1898. Le même Kitchener s’illustra par ailleurs dans la deuxième guerre des Boers.

       Les Anglais firent une première guerre contre les Boers dans les années 1880-1881, afin de mettre au pas les deux républiques indépendantes du Transvaal et d’Orange, mais surtout une deuxième guerre très violente, féroce, au cours des années 1889-1902, motivées avant tout par la course vers l’or du Transvaal.

       La deuxième guerre mobilisa des dizaines de milliers d’hommes

      La Grande Bretagne se livra à une répression incontestablement inhumaine, en envoyant dans ce qu’il faut bien appeler des « camps de concentration », plus de 116 000 boers et plus de 120 000 africains noirs. On estime que cette guerre fit plus de 20 000 victimes, respectivement  dans la population boer et dans la population noire.

      L’historien Grimal écrivait :

     « Pendant trois ans, 60 000 Afrikaners luttant pour leur indépendance mirent au défi la puissance de l’’Empire. Leurs succès du début (« semaine noire ») semèrent la panique en Angleterre. Pour venir à bout des Boers, 400 000 hommes (y compris les contingents du Canada, Australie, Nouvelle Zélande, Inde) furent nécessaires, sans compter les méthodes inhumaines de la « terre brûlée » et des camps de « protection » dans lesquels moururent des milliers de femmes et d’enfants ; tandis que les élégantes dames de Londres venaient faire du tourisme sur le champ de bataille. » (page 194)

        Dans la même zone géographique, dans le Sud -Ouest Africain, l’Allemagne, toute nouvelle puissance coloniale, imitait à sa façon les Anglais en combattant la population Herero et en mettant en œuvre des méthodes de pacification « de type génocidaire ».

       Un mot sur l’expédition Kitchener au Soudan, une opération gigantesque de reconquête coloniale, organisée de façon industrielle, avec la construction d’une ligne de chemin de fer vers Khartoum, l’utilisation de canonnières sur le Nil, une expédition qui n’avait rien à voir avec la toute petite « expédition  boy-scout » du commandant Marchand, à Fachoda, un des épisodes les plus célèbres des conquêtes coloniales de la France.

      L’épisode en disait long sur l’écart qui existait alors non seulement entre les moyens de la Grande Bretagne et ceux de la France, mais entre les rêves de grandeur de la Troisième République et la réalité.

            Les deux puissances menèrent chacune de leur côté des opérations dites de pacification pour assurer leur domination, la Grande Bretagne en Gold Coast, contre les Ashantis, en Nigéria ( charte de la  Royal Niger Company en 1886), ou en Sierra Leone, mais plus encore en Afrique Orientale, où les Anglais mirent la main sur les territoires du Kenya et de Rhodésie, en chassant purement et simplement de leurs terres les indigènes, la France du Sénégal vers le Niger, contre les Almamys musulmans du bassin du Niger, en Guinée, en Côte d’Ivoire, et en Afrique centrale.

            A noter qu’en Gold- Coast, et contre les Ashantis,  les Anglais y firent quatre guerres successives tout au long du siècle, la dernière dans les années 1894-1896, qui mobilisa 2 500 soldats britanniques, plus évidemment les auxiliaires.

            La France consolida par ailleurs son domaine en imposant un protectorat à la Tunisie et au Maroc.

            Vers l’Asie

 Les Anglais étaient Incontestablement en avance sur les Français dans la conquête de nouveaux territoires en Asie, mais ils avaient la chance de pouvoir s’appuyer sur les ressources d’un deuxième empire, l’empire secondaire indien, clé de la puissance anglaise en Orient, capable, dès la fin du dix-neuvième siècle de mobiliser une flotte et une armée capable de soutenir l’expansion anglaise sur le glacis indien, avec Ceylan, la Birmanie (1886), la Malaisie, et en se frottant militairement, mais sans succès, et pour la première fois, aux résistances des montagnards d’Afghanistan.

            Grâce au contrôle de l’Egypte (1882), « véritable chef d’œuvre de l’impérialisme britannique », comme l’a écrit l’historien Grimal, du canal de Suez, de l’entrée du Golfe Persique, de Colombo, Singapour, Hong Kong, les Anglais furent les maîtres de la voie stratégique entre l’Europe et l’Asie.

            Pourquoi « chef d’œuvre » ? Parce qu’à la suite de manœuvres directes ou indirectes continues, l’Angleterre réussit à supplanter la France dans un pays où cette dernière avait également des intérêts.

            En 1882, lord Milner, théoriquement Consul de Grande Bretagne, mais en fait véritable proconsul anglais institua en Egypte un régime sans précédent qui fut qualifié plus tard  « d’aussi indéfinissable qu’indéfini ». (p, 168)

      Il convient de noter par ailleurs qu’ils contrôlèrent longtemps le réseau câblé des communications télégraphiques qui leur appartenait entre l’Asie et l’Europe, et qu’à l’occasion de la conquête du Tonkin, et plus tard de Madagascar, les troupes françaises furent, dans une première phase, dans l’obligation d’utiliser le câble anglais pour correspondre avec Paris.

            En comparaison, l’expansion coloniale française fut modeste avec la conquête de l’Indochine dans les années 1880-1890, même s’il est possible de comparer les caractéristiques des expéditions militaires françaises à celles des anglais en Birmanie.

            A noter qu’au cours de cette période, l’Australie, en 1901, et la Nouvelle Zélande, en 1907, bénéficièrent du statut de Dominion de la Couronne, un statut qui correspondait à la situation de ces territoires qui étaient des colonies de peuplement blanc, la population indigène étant peu nombreuse, et chassée de ses terres naturelles.

            Car, dans un certain nombre de territoires, les deux puissances coloniales s’approprièrent des terres réputées vacantes pour de bonnes ou mauvaises raisons, le plus souvent mauvaises.

            Dans ce domaine, la France ne soutenait pas la comparaison avec l’Angleterre, sauf peut- être pour l’Algérie, au regard des appropriations de terres en Afrique du Sud, au Kenya, en Rhodésie, en Australie ou en Nouvelle Zélande.

        En 1914, les contours géographiques des deux empires étaient à peu près définitifs, mais deux différences capitales les distinguait, la quasi-absence de colonie de peuplement dans l’empire français, mis à part l’Algérie, et la grande diversité des statuts coloniaux anglais par rapport aux statuts coloniaux français, où il n’était pas question que les colonies ne marchent pas sur le même pas administratif, c’est à dire un statut standard, sur le modèle napoléonien.

       Les grands coloniaux que furent Gallieni et Lyautey se plaignirent à de multiples reprises de cette situation, de l’absurdité de ce prêt à porter métropolitain standard, mais sans aucun succès, mis à part celui tardif du Maroc.

C – Première guerre mondiale 1914-1918

     Les nouvelles colonies furent mises à contribution pour aider les métropoles à soutenir leur effort de guerre, en rencontrant ici ou là des résistances, mais globalement,  les choses se sont plutôt bien passées, et la victoire finale consacra celle des deux nations coloniales, sans minorer toutefois l’appoint capital de l’armée américaine en 1917.

     Il convient de noter qu’en dépit de la violente répression de la révolte des Cipayes en 1857, et de ses dizaines de milliers de morts, l’Inde ne répugna pas à apporter son secours à la puissance coloniale anglaise, bien au contraire, ce qui ne fut pas le cas pour la deuxième guerre mondiale,  en raison de l’évolution politique du sous-continent indien et de ses revendications en faveur de son indépendance.

D – 1919-1939

      La victoire des Etats coloniaux redistribua les cartes entre les deux empires à la suite de la disparition de l’Empire Ottoman au Moyen Orient.

       En 1939, et selon l’historien Grimal :

    «  Les troupes britanniques ou celles au service de l’Angleterre occupaient tous les territoires (à l’exception de la Syrie) des bords de la Méditerranée aux bords de la Caspienne et aux confins du Caucase. Entre le Béloutchistan et la Mésopotamie, aucune partie de territoire n’échappait à son contrôle. » (page 274)

      Dans le même livre, il évoque à ce sujet : « L’impérialisme du pétrole : le Moyen Orient » (page 271)

      « La Grande Bretagne avait inlassablement travaillé à se rendre maîtresse de la route Méditerranée-Golfe Persique, complément de la route de Suez. » (p,271)

      La guerre a en effet complètement redistribué les cartes impériales au Moyen Orient, avec la disparition de l’Empire Ottoman, et faute d’y trouver des « cadres de type national », avec la création ou la reconnaissance d’anciennes ou de nouvelles entités de caractère plus ou moins national, telles que le Liban, la Syrie, dont le mandat fut confié à la France, la Palestine, la Jordanie, l’Irak, et l’Iran, à l’exception de l’Arabie saoudite, tous territoires d’obédience impériale britannique.

      L’Angleterre encouragea la création ou la consolidation de royaumes arabes en Syrie, en Jordanie, en Irak, la Palestine étant réservée à la création d’un nouveau foyer pour l’émigration juive.

      La France reçut de son côté un mandat de la SDN pour administrer la Syrie et le Liban, ainsi que dans une partie du Togo et du Cameroun, et dut faire face, de même que l’Espagne, à une importante révolte au Maroc, dans le massif du Rif, qui fut d’abord une révolte contre les Espagnols.

     Au cours de la période de l’entre-deux guerres, les deux puissances commencèrent à faire face à des revendications de type national, avant tout dans les colonies les plus évoluées, telles que l’Egypte, les Indes ou l’Indochine.

    Ailleurs, le temps d’une prise de conscience nationale n’était pas encore venu, faute le plus souvent de trouver précisément un cadre national dans ce qui n’était que constructions administratives récentes et artificielles, celles des colonies.

     Aux Indes, la première guerre mondiale avait créé des espoirs de reconnaissance nationale dans l’élite politique indienne, favorables à une évolution vers le statut de dominion, mais faute de réponse positive, le parti du Congrès, sous l’impulsion de Gandhi, s’orienta de plus en plus vers des revendications d’indépendance, et l’immobilisme britannique conduisit le parti du Congrès à ne pas s’associer à la politique de défense britannique au cours du deuxième conflit mondial, ce qui n’avait pas été le cas en 1914-1918.

   En Indochine, mais dans une moindre mesure, des revendications nationalistes se développaient également.

     Pour compléter le tableau, il convient de noter qu’à la suite de la première guerre mondiale, la Société des Nations confia le mandat de gestion des colonies allemandes aux anglais, en ce qui concerne le Sud-Ouest Africain, et le Tanganyika, et aux Français, pour ce qui concerne le Togo et le Cameroun.

     Il convient de souligner enfin que la montée en puissance des Etats Unis et de l’URSS ont évidemment complètement changé la donne internationale.

E – La deuxième guerre mondiale et la décolonisation

     La défaite de la France, l’affaiblissement de la Grande Bretagne, la nouvelle puissance des Etats-Unis et de l’URSS, puis la révolution communiste en Chine, allaient ouvrir largement la voie à la décolonisation, fondée notamment sur le principe du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.

      En 1955, la Conférence de Bandoeng, dite des pays non alignés sur l’Ouest ou sur l’Est, donna une accélération supplémentaire au mouvement de décolonisation.

    Au bilan et en dépit de politiques impériales très différentes, que nous examinerons plus loin, on ne peut pas dire que les résultats de cette décolonisation furent très différents dans chacun des deux empires, des résultats très contrastés de décolonisation pacifique ou violente.

     En Asie, la Grande Bretagne eut la sagesse de donner l’indépendance à l’Inde en 1947, mais dans des conditions telles que cette indépendance entraina à la fois beaucoup de violences entre communautés différentes, notamment hindoues et musulmanes, et des transferts massifs de populations entre le Pakistan occidental et le Pakistan oriental d’un côté, et l’Inde de l’autre, de l’ordre de plusieurs dizaines de millions de personnes.

     Dans la même Asie, elle accorda son indépendance à la Birmanie en 1948, mais elle dut  faire face à un soulèvement communiste en Malaisie qu’elle mit longtemps à réprimer, entre 1948 et 1961, après avoir accordé son indépendance à ce territoire en 1957. Les pertes furent de l’ordre de 1 500 morts, côté anglais, et 6 700 morts, côté rebelle, des pertes qui n’eurent rien à voir avec celles du premier conflit indochinois, celui des Français.

    La population y était composée de Chinois et de Malais, et les Anglais se sont appuyés sur les Malais pour combattre les Chinois.

     A la différence de l’Indochine, la Malaisie n’avait par ailleurs pas de frontière commune avec la Chine, et la répression anglaise y fut donc beaucoup moins difficile.

      Ceylan devint indépendante en 1948.

     En ce qui concerne Singapour : « Après avoir reçu le self-government en 1957, l’Etat de Singapour s’intégra à la Malaisie en 1963, mais s’en retira en 1965, pour devenir un Etat-cité dans le Commonwealth. Il est un exemple parfait des anomalies politiques créées par l’impérialisme. » (Grimal, p,310)

   Comme me l’a fait remarquer mon vieil ami Auchère: « Qu’est-ce qui est normal en politique, s’agissant des créations de l’histoire ? » 

    Ne conviendrait-il pas d’ajouter au mot impérialisme le qualificatif de britannique, en notant l’extraordinaire créativité institutionnelle des autorités britanniques qui furent le plus souvent capables de s’adapter à n’importe quelle situation et de trouver la solution favorable à leurs intérêts.

    En 1945, la France s’engagea dans la guerre d’Indochine contre un adversaire largement contrôlé par les communistes, et au fur et à mesure des années, son corps expéditionnaire épuisa ses forces face à un adversaire de plus en plus épaulé par la Chine communiste, celle de Mao Tsé Toung.

     En 1954, la chute de Dien Bien Phu mit fin à ce conflit, en tout cas dans le Vietnam nord. La France y engagea des forces beaucoup plus importantes que celles des Anglais en Malaisie.

Pour le corps expéditionnaire, le conflit franco-indochinois se solda par 50 000 morts et 70 000 blessés, mais avec un bilan beaucoup plus lourd chez l’adversaire vietminh et dans la population civile.

     Il convient de souligner que la Grande Bretagne installée à Hong Kong depuis 1842, passa le cap des décolonisations mondiales jusqu’à la fin du vingtième siècle (en 1998), avec en face d’elle une Chine communiste qui pratiquait elle-même et en définitive le même jeu du business qu’elle.

     En Afrique, s’il n’y avait eu « la guerre d’indépendance de l’Algérie », dont une des causes fut similaire à celle existant dans la décolonisation des colonies anglaises à peuplement européen, c’est-à-dire un peuplement européen important, la décolonisation des colonies africaines françaises se déroula de façon relativement pacifique.  Le Cameroun fit toutefois exception, mais plus encore Madagascar, où la répression d’une révolte populaire fit, en 1947, de l’ordre de 80.000 victimes.

     Le bilan de la guerre d’Algérie fut lourd : plusieurs dizaines de milliers de soldats français et musulmans tués, de l’ordre de 150 à 200 000 rebelles tués, mais en parallèle un nombre de victimes civiles considérable causé à la fois par la guerre elle-même, et par l’autre guerre « civile » qui doublait la guerre officielle.

    En Afrique Australe et en Afrique Orientale, la décolonisation anglaise ne fut pas non plus celle d’un long fleuve tranquille, en raison notamment de la présence d’un peuplement blanc important.

     Nous reviendrons plus loin sur la distinction qu’il convient de faire à l’occasion de l’évolution historique de l’empire britannique, entre colonies de peuplement et autres territoires britanniques, avec les conséquences que cette distinction eut sur l’évolution du Commonwealth, fruit d’une coopération institutionnelle entre métropole et anciennes colonies de peuplement.

    Au Kenya, les Anglais durent faire face à la révolte des Mau-Mau entre 1952 et 1955 en mobilisant une troupe de l’ordre de 50 000 soldats, et le Kenya eut droit à son indépendance en 1963.

    La décolonisation de l’Afrique anglaise orientale ne se fit pas dans des conditions pacifiques, loin de là !

    L’historien Grimal a fort bien analysé les processus suivis. Après la première guerre mondiale :

    «.La Rhodésie du Sud (actuel Zimbabwe) devint une « self-governing colony », sorte de dominion sans le nom…. Le pouvoir politique permit aux Blancs de disposer à leur gré de la terre et des habitants noirs. Toute la législation foncière tendit à favoriser l’extension de la propriété des colons. Dès 1920, les Africains avaient été privés du droit d’acheter des terres et de résider en zone européenne. Cette ségrégation ne cessa de s’aggraver… Les Blancs n‘étaient que 64 000 en 1945… En 1953 les chiffres donnaient respectivement 157 000 et 1 750 000. » (p,332)

     En Rhodésie du Nord (l’actuelle Zambie) et au Nyassaland (l’actuel Malawi), la situation était différente, compte tenu du petit nombre de blancs. En 1953, fut créée la Fédération de l’Afrique centrale qui fut rapidement un échec. Le Nyassaland et la Rhodésie du Nord obtinrent leur indépendance en 1964.

     De son côté, et à partir de 1965, la Rhodésie du Sud entrait dans des convulsions de guerre interethnique qui ne prirent fin qu’en 1990, tout en soulignant que le Royaume Uni a toutefois contribué par son action aux Nations Unies à la fin de la « dictature blanche »..

     Les autres colonies bénéficièrent de l’indépendance aux dates suivantes : , en 1956, le Soudan, en 1957, la Gold- Coast, devenue le Ghana, en 1960, la Nigéria, en 1961, la République Sud-Africaine et la Sierra Leone, en 1962, le Tanganyika et l’Ouganda, en 1964.

Comme on le sait la décolonisation opérée en Afrique Australe y laissa un régime d’apartheid, et en Rhodésie, une dictature blanche, deux puissants germes des violences qui ont embrasé ces territoires jusqu’à la restitution de leurs droits aux autochtones qui en avaient été dépossédés.

    La Rhodésie du Sud devint indépendante en 1980, sous le nom de Zimbabwe.

   En Afrique du Sud, ce ne fut qu’en 1994, que le pouvoir revint aux noirs avec la fin de l’apartheid, et l’arrivée au pouvoir de Nelson Mandela que tout le monde connait de nos jours.

   Un dernier mot au sujet de la décolonisation portugaise qui fut longue et violente aussi bien en Angola qu’au Mozambique, devenus des Etats indépendants en 1975, et au sujet de la décolonisation du Congo Belge qui sombra rapidement dans la violence, en 1960.

F – Le Commonwealth

     Un mot sur le Commonwealth, dont l’historien Grimal a décortiqué le processus historique, une évolution qu’il est difficile de résumer, mais dont la logique était tout à fait claire, quasiment dès l’origine, avec la création des colonies de peuplement.

     L’Empire britannique avait en effet deux composantes, les colonies de peuplement blanc, et toutes les autres, dont les statuts des plus variés résultaient de la créativité pragmatique de l’impérialisme britannique.

    Car, dès l’origine, et comme l’indique le même historien :

   « Tous les responsables du Colonial Office de 1835 à 1868, hauts fonctionnaires ou secrétaires successifs, avaient la conviction que le « câble serait coupé » avec les colonies de peuplement » (p,83)

     La doctrine anglaise du « responsible government » fut rapidement suivie de celle du « self-government » et le Canada, dès l’année 1847 devint le prototype de cette évolution dont bénéficièrent ensuite les autres colonies de peuplement, l’Australie 1901), la Nouvelle Zélande (1907), et l’Union Sud- Africaine (1910).

    La première guerre mondiale vit naître le Commonwealth britannique, en mettant en évidence tout à la fois la cohésion de l’Empire britannique, et l’ambigüité des relations qui existait entre Londres et ses nouveaux partenaires.

    Ce fut le statut de Westminster qui, en 1931, reconnut que les grands dominions avaient atteint leur majorité.

     Le texte les décrivait comme des « communautés ayant une existence autonome au sein de l’Empire britannique, nullement subordonnées les unes aux autres dans leurs affaires intérieures et extérieures, bien qu’unies par leur loyalisme commun à la couronne, et librement associées dans la communauté des nations britanniques. »

    Il n’exista rien de commun dans l’évolution de l’empire français, étant donné qu’à l’exception de l’Algérie dont le peuplement européen n’a jamais eu l’ampleur de celui des dominions, les éléments de cet empire ressemblaient étrangement à ceux que l’on trouvait dans le reste de l’empire britannique, c’est-à-dire un empire colonial de couleur.

    Après 1945, l’Union Française fut une pâle imitation du Commonwealth et sa courte vie fut le symbole de l’ambigüité continue d’une politique française coupée des réalités, l’habillage juridique de situations diverses, plus ou moins claires.

Jean Pierre Renaud