Les Empires coloniaux anglais et français face aux cultures de pouvoir local

1850-1900 : au Soudan, avec Samory, Almamy, en Annam, avec Than-Taï, Empereur d’Annam, à Madagascar, avec la Reine Ranavalona III

            A la différence du Royaume Uni, la République Française n’a pas cru bon de respecter les institutions de gouvernance politique ou religieuse de nature très variée qui existaient dans ses colonies, bonnes ou mauvaises à ses yeux, qu’il s’agisse de l’Afrique, de l’Indochine ou de Madagascar.

       Je serais tenté de dire qu’une partie, une partie seulement, des difficultés que connaissent encore aujourd’hui certaines des anciennes colonies françaises procèdent de cette  conception républicaine de gouvernance centralisée à ambition universaliste mise en œuvre par les proconsuls qu’étaient les gouverneurs généraux et les gouverneurs, sur le modèle napoléonien de la métropole.

      Je ne suis pas sûr que la solution de l’administration coloniale directe telle qu’elle fut pratiquée outre-mer ait toujours été une bonne solution, même si concrètement cette administration n’aurait jamais pu y subsister sans s’appuyer sur les réseaux de pouvoir traditionnels, c’est-à-dire grâce au truchement. Dans beaucoup de cas, l’administration directe fut une fiction.

        Le truchement fut la solution administrative concrète qui permit d’agir à l’ombre des structures et superstructures bureaucratiques de  type centralisé des colonies.

       Il est évident qu’au moment de la décolonisation, ce fut évidemment un choc, faute de pouvoir s’appuyer sur des peuples prêts à accueillir la démocratie, compte tenu du patchwork religieux, culturel, et ethnique qui était le leur, et de la disparition de leurs anciens régimes politiques.

        Faute pour eux de pouvoir tirer profit de traditions de pouvoir religieuses et culturelles encore solidement ancrées dans la population, l’histoire postcoloniale a mis en évidence la recherche de nouveaux leaders par ces peuples !

        Une fois indépendants, et en raison du succès mitigé des processus de démocratisation en cours, la plupart de ces pays sont allés de crise en crise, sans doute parce que la démocratie à l’occidentale était soit prématurée, soit inadaptée aux cultures locales de ces pays et aux modes de gouvernance auxquels leurs habitants étaient habitués.

       Ce que ce qu’on a appelé récemment les « printemps arabes » ne relèveraient-ils pas de la même erreur d’analyse des contextes historiques, ce qu’il conviendrait d’appeler nos œillères historiques, et peut-être démocratiques ?

    Nous proposerons donc d’illustrer cette problématique historique dans  trois cas, avec l’Almamy Samory, dans le bassin du Niger, la reine Ranavalona III à Madagascar, et Than-Thaï, l’Empereur et « Fils du Ciel » d’Annam en Indochine.

      Comme nous le verrons, le contexte colonial n’était pas du tout le même en Afrique, en Indochine, ou à Madagascar.

       Il faut avoir lu des témoignages historiques de cette époque pour apprécier les perceptions religieuses et culturelles d’un rôle quasi-divin qu’avaient les Annamites ou les Malgaches à l’égard de leur Empereur, Fils du Ciel, ou de leur Reine, dans un halo de croyances, de superstitions, et de soumission.

      A titre documentaire, nous citerons un échantillon de ce type d’état culturel au Tonkin, avec l’histoire de l’Enfant du Miracle que nous avons contée dans le livre « Confessions d’un officier des troupes coloniales-Marie Etienne Péroz »

&

      Jusqu’à la fin du XIXème siècle, l’Afrique était largement inconnue, et  dans sa partie ouest, seules ses côtes étaient un peu fréquentées par des bateaux venus d’Europe, car la barre rendait difficile les accostages.

      Comme l’avait noté le géographe Richard Molard, l’Afrique souffrait de son immense continentalité.

      Lorsque les Français se mirent dans la tête de partir à la conquête de ces territoires, les troupes coloniales découvraient une Afrique très morcelée, constituée d’une myriade de peuples, de cultures, de langues et de croyances.

        Après avoir lu de très nombreux récits d’explorations ou de campagnes militaires, je me suis très souvent demandé pourquoi la France s’était engagée dans de telles aventures, alors que les terres conquises n’avaient pas beaucoup d’intérêt économique, à la différence des territoires africains conquis par les Anglais, tels que la  Nigeria ou le Ghana actuel.

      Au fur et à mesure de leur pénétration, ces troupes affrontèrent successivement des rois, mais surtout des Almamy de religion musulmane qui défendaient ou s’efforçaient d’arrondir leurs territoires, souvent d’ailleurs au prix de guerres intestines.

       Tel fut le cas du sultan Samory que la France affronta au cours de la montée des troupes coloniales vers le bassin du Niger tout au long des années 1885-1900.

    Samory, comme le sultan Ahmadou plus à l’est, menait une guerre permanente avec les royaumes bambaras du même bassin.

            Sur le fleuve Niger, la France fit la guerre aux rois et aux sultans qui s’opposaient à la conquête française, notamment aux sultans Hadj Omar, Ahmadou, et Samory qui avait réussi à fonder un grand empire, unième tentative d’unification territoriale dans cette zone géographique marquée alors par un patchwork de dialectes, de croyances, et de coutumes, un patchwork qui dure encore.

            Aussi bien au Ghana, l’ancienne Côte d’Or, qu’en Nigeria, les Anglais laissèrent en place les pouvoirs traditionnels, le chef des Ashantis au Ghana, et les émirs du Sokoto et de Kanem en Nigéria.        

            En Afrique occidentale, quelques officiers ne partageaient pas la conception de prise en charge politique directe, qui consistait à se substituer aux rois ou sultans qui gouvernaient alors ces territoires.

            Dans les années 1880, le colonel Frey et le lieutenant Péroz faisaient partie de cette petite cohorte, dont le regard était beaucoup plus lucide que celui des nombreux ministres de la Marine et des Colonies qui eurent la responsabilité des conquêtes coloniales, laissant les événements marcher selon le propos de l’un d’entre eux, les décisions étant, soit prises sur le terrain, soit à Paris, par des experts, le plus souvent des officiers de marine..

            A lire les nombreux récits et témoignages de l’époque, rares étaient ceux qui dans le monde politique auraient peu définir ce qu’était un protectorat par rapport à un régime colonial d’administration directe.

            Un seul exemple, celui d’un ministre qui fut un des plus grands colonialistes de cette époque, Hanotaux, lequel s’illustra dans la conquête de Madagascar en 1895, et dans l’affaire de Fachoda, en 1898.

       Sa doctrine fut on ne peut plus fluctuante pour savoir si la France devait établir un protectorat dans la Grande Ile malgache ou mettre en place une administration directe, ce que fit Gallieni, comme nous le verrons.

        Commandant du Soudan français en 1885, le colonel Frey avait tenté d’amadouer indirectement l’Almamy Samory en tentant de « franciser » Karamoko, son fils préféré. Dans ce but, il organisa un voyage dans notre pays, en vue de le convaincre, par l’intermédiaire de son fils, qu’il était possible de nouer une alliance fructueuse avec la France, ce qui ne fut pas le cas.

       Dans le livre « Les confessions d’un officier des troupes coloniales Marie  Etienne Péroz », j’ai consacré le chapitre 8 à cet épisode historique, sous le titre :

« 1886, le voyage extraordinaire en France de Karamoko, fils préféré de Samory, une occasion manquée »

       Jean Pierre Renaud  –  Tous droits réservés

Les Empires coloniaux anglais et français face aux cultures de pouvoir local

Les Empires coloniaux anglais et français face aux cultures de pouvoir local

1850-1900 : au Soudan, avec Samory, Almamy, en Annam, avec Than-Taï, Empereur d’Annam, à Madagascar, avec la Reine Ranavalona III

II

« 1886, le voyage extraordinaire en France de Karamoko, fils préféré de Samory, une occasion manquée »

Ci-après, un résumé.

Le colonel Frey, ancien commandant supérieur du Haut Sénégal, écrivait dans son récit de campagne :

            « Il confia Karamoko, son fils, à la mission française, pour le présenter au commandant supérieur (lui-même alors) et au gouverneur ; puis malgré la répugnance que lui inspirait un trop grand éloignement de ce fils préféré, sur une demande du colonel Frey, il autorisa son départ pour la France.

            « Emmène mon fils, écrivit-il à ce dernier, je te le confie. A partir de ce moment, et pendant tout le temps qu’il sera dans ton pays, sers-lui de père ! J’ai pleine confiance dans les Français » (180/F)

Le colonel avait en effet demandé au lieutenant Péroz d’en entretenir Samory, et ce dernier n’accepta ce voyage qu’après une longue hésitation. Il lui demanda de s’engager à ce que son fils n’aille pas plus loin que  Saint Louis et lui fit jurer de veiller personnellement sur lui. Il se résigna finalement à ce que Karamoko parte en France.

            Le prince Karamoko était alors le fils préféré de Samory, mais le lecteur doit savoir que l’Almamy avait plusieurs femmes et des dizaines d’enfants. Péroz accompagna donc le prince Karamoko de Bissandougou à Saint Louis, puis à Paris.

            Ce voyage était une preuve de confiance de la part de Samory et s’inscrivait dans la mise en œuvre du traité de protectorat de Kénieba Koura que la France ne trouvait pas suffisant.

             Ce voyage extraordinaire s’inscrivait bien dans une logique politique, celle d’une alliance avec Samory, avec l’espoir de faire passer nos idées chez des représentants de la génération qui suivait. L’école des otages avait été créée au Sénégal dans le même état d’esprit.

            Car si les Français ignoraient alors beaucoup de choses sur l’Afrique, les mœurs, les institutions, la carte territoriale des pouvoirs, entre les villages, les royaumes, les empires, les Africains étaient encore plus ignorants de l’Europe, tout au moins ceux de l’intérieur, et Samory faisait partie de ceux-là.

            A l’occasion de la présentation du livre Au Soudan Français, à Besançon, à la séance de la Société d’Emulation du Doubs du 10 août 1889, M.Besson notait à juste titre au sujet du voyage de Karamoko :

            « Peu après eut lieu le voyage à Paris de son fils Karamoko, voyage, on s’en souvient, qui occupa beaucoup la presse d’alors, mais qui, au fond, avait un but plus sérieux que celui d’amuser les badauds de la capitale. Il s’agissait de donner au prince soudanien une idée générale de notre puissance, et de détruire ainsi les préjugés des siens qui faisaient de la France un ensemble d’îles pauvres et peu habitées, placées à l’embouchure du Sénégal. »

            Karamoko débarqua à Bordeaux le 9 août 1886, et prit le train pour Paris le 11 août 1886.

            Il s’installa au Grand Hôtel et partagea son temps entre les spectacles, les visites officielles et l’étude des questions militaires. La petite histoire raconte que la note de son hébergement fut salée :

            «  Karamoko vint donc à Paris, où l’ambassade ouassoulienne eut son heure de célébrité.

            Pour faire honneur à son fils, Samory lui avait constitué, à son départ du Niger, une suite composée de deux cents guerriers, musiciens, femmes ou captifs, dont la plupart attendirent à Kayes le retour de Karamoko. Une trentaine de ces serviteurs descendirent à Saint Louis.

            Sur ce nombre, six seulement osèrent affronter la mer : les autres, au moment de mettre le pied sur le paquebot- « ce monstre marin »- comme ils l’appelaient – qui devait les emmener en France, prirent honteusement la fuite…

            Leur arrivée à Bordeaux, leur trajet en chemin de fer, leur séjour d’un mois à Paris furent pour Karamoko et pour sa suite une série de singulières surprises : ils marchèrent comme dans un rêve, d’étonnement en étonnement, de stupéfaction en stupéfaction. (181/F)

            Les merveilles de la capitale, les représentations auxquelles ils assistèrent dans les théâtres et dans les cirques furent pour eux des spectacles d’une étrangeté et d’une splendeur incomparable…

            L’un de ces spectacles faillit amener un dénouement tragique : c’était une soirée de l’Eden-Théâtre ; le fameux prestidigitateur, M. Bustier de Kolta, escamotait une jeune femme ; au moment de la disparition de cette dernière, tous nos hôtes furent frappés de stupeur ; ils veulent s’enfuir, croyant avoir en leur présence le diable en personne.( N’oublions pas qu’au Soudan le diable est un personnage à la peau blanche) On eut toutes les peines du monde à les rassurer et à les persuader qu’ils étaient le jouet d’une illusion.

            Karamoko fut, pendant son séjour à Paris, l’objet d’une vive curiosité. » (182F)

            Dans la capitale, il fut reçu par les plus hautes autorités de l’Etat : La Porte, Secrétaire d’Etat aux Colonies, l’amiral Aube, ministre de la Marine, Freycinet, Président du Conseil, Grévy, Président de la République.

            Boulanger, le jeune général, Ministre de la Guerre, alors en pleine ascension politique, le reçut et lui fit visiter des établissements militaires et l’autorisa à assister aux grandes manœuvres militaires du mois d’août 1886. Concernant le traité que son père, Samory, venait de signer avec la République française, le général exprima son  espoir :

            « Je suis convaincu, lui dit-il en terminant, que vous emporterez de votre voyage l’opinion que la France est une nation puissante et qui traite ses hôtes avec la plus grande générosité. »

            Incontestablement, les pouvoirs publics voulaient montrer au fils préféré de Samory toute la puissance de la France, afin qu’il puisse s’en faire l’écho et le témoin auprès de son père.

            On fit beaucoup de cadeaux à Karamoko, et lui-même et sa suite en ramenèrent beaucoup pour eux et pour l’Almamy lui-même.

            La malle en zinc du prince

            Dans son livre Au Niger, Péroz racontait qu’à l’occasion de sa campagne soudanaise des années 1891-1892, objet du chapitre 9, alors que la France avait décidé, notamment sur la pression d’Archinard, de détruire l’empire de Samory, il fit une découverte étonnante.

            «  La prise la plus curieuse fut sans contredit une malle en zinc peint, propriété du prince Karamoko, qui renfermait parmi de nombreuses surprises une collection de journaux illustrés de Paris et de Londres représentant Karamoko se délectant dans les douceurs de son séjour au Grand-Hôtel en 1886 : le prince à table, le prince dans sa chambre à coucher, le prince roulant en huit ressorts sur les boulevards. Que ces temps heureux de splendeur et de luxe sont loin ! Maintenant, il faut, courbé par la volonté absolue d’un père inflexible, coucher sur la dure au hasard des événements, exposé à de  fâcheuses surprises comme celles de ce matin, et se contenter d’une maigre pitance qui ternit le vernis des joues potelées d’antan.

            Un peu de reconnaissance et surtout l’espoir de refaire quelque jour un aimable séjour dans la capitale ont toujours fait de Karamoko l’apôtre de la paix dans les conseils de son père ; il eut volontiers tout lâché pour continuer avec les Français l’agréable vie de prince dont on lui avait donné un si alléchant avant-goût. Mais Samory ne se paie pas de bagatelle ; il a fallu courir la campagne et entendre trop souvent hélas ! A son gré, siffler à ses oreilles les balles de ses amis les Français.

            J’imagine que lorsque Karamoko représentait à Samory notre puissance militaire dont la comparaison avec la sienne, malgré son nouvel armement en fusils à tir rapide, ne pouvait laisser aucun doute sur l’issue de la lutte, l’Almamy devait lui répondre quelques chose d’approchant traduit en bon français : Nous périrons tous les uns après les autres s’il le faut, mais nous périrons glorieusement… les idées élevées qui, quoiqu’on en ait dit, forment le fond du caractère de Samory ne lui sont pas échues en apanage ; aussi bien le courage n’est pas son fort ; des prisonniers nous ont conté par la suite qu’après le sanglant combat de Diamanko, jugeant que la valeur de son fils n’avait pas été suffisamment à hauteur de la position élevée que lui conférait sa naissance l’avait fait fouetter durement devant ses troupes afin que ce châtiment, de tous points douloureux, lui rappela par la suite ses devoirs de prince et de chef. » (19/AN)

Commentaire : la citation de Péroz nous donne un flash cinématographique sur la suite des événements, la reprise de la guerre avec l’Almamy, alors que le voyage de Karamoko, et les relations familières que le lieutenant Péroz avait réussi à nouer aussi bien avec le fils qu’avec le père contribuèrent au succès de la mission du Ouassoulou, que conduisit Péroz, capitaine cette fois, à Bissandougou, capitale de l’empire de Samory, en 1887.

            L’idée de ce voyage était excellente, mais une fois connue dans les pays du Niger, en jouant sur la puissance du téléphone arabe qui était grande alors, la relation nouée entre Samory et la France, allait être rapidement répandue, en bien ou en mal, selon les partenaires ou adversaires potentiels.

            Ce que confirmait le capitaine Binger au cours de la mission d’exploration qu’il effectua à la fin de l’année 1887, entre les côtes du Sénégal et celles de Guinée.

            Un chef du pays Mossi lui avait fait parvenir le message suivant :

            « Tu diras à ce blanc qu’il ne marche pas plus loin, et qu’il s’en retourne immédiatement d’où il vient, car s’il n’est pas parti ce soir, je lui fais couper le cou. Jamais, tant que Téngréla nous appartiendra, un blanc n’y passera; nous ne voulons plus entendre parler d’eux. Ils ont fait la paix avec Samory et emmené son fils Karamokho en France. Qu’ils aient fini la guerre, nous le comprenons, car on ne peut pas se battre toujours, et puis Samory a donné aux blancs le pays qu’ils demandaient, mais ils n’avaient pas besoin de conduire son fils en France. Nous étions beaucoup qui luttions contre Samory et il ne pouvait pas nous vaincre, mais quand on a appris que vous aviez emmené son fils en France, beaucoup de petits pays qui étaient hostiles à Samory de sont mis avec lui en nous disant : Vous voyez les blancs ont porté Karamokho en France, leurs soldats les aideront, nous sommes perdus si nous ne disons pas que nous sommes contents de lui. C’est ainsi que nous restons seuls avec Tieba, le Kandi, le Niémé, le Follona et Dioma. Si Samory arrive à prendre Sikasso, nous sommes perdus ; mais nous lutterons, et avant qu’il prenne nos femmes et nos enfants, il faut que nous lui tuions quelques centaines de soldats. Si nous faisons la paix, c’est pire : nos femmes et nos enfants seront vendus pour des chevaux et nous ne serons pas vengés. Quand les blancs de Bamako verront nos femmes et nos enfants passer le fleuve, ils pourront dire: c’est nous Français qui avons fait cela.

            Ah ! Si les Français étaient venus il y a trois ou quatre ans, nous aurions été contents de leur donner notre pays et Tieba aussi. Il est vrai que vous n’avez pas aidé Samory avec des soldats, mais vous avez fait plus de mal en emmenant son fils en France. » (54/B/)

Indiquons au lecteur que le prince Karamoko avait profité de son passage à Saint Louis pour se procurer, à son retour, sept ou huit fusils Kropatchek, les nouveaux fusils à répétition et à tir rapide, dont l’Almamy fit le plus grand profit par la suite.

            Avec le nouveau commandant supérieur Archinard, la paix céda la place à la guerre, et Karamoko se trouva avec son armée, aux premières loges des combats contre les troupes coloniales.

            Lors de sa dernière campagne au Soudan, en 1891-1892, Péroz l’eut en face de lui à maintes reprises, cette fois comme adversaire, notamment dans le massif du Toukouro.

            La fin tragique de Karamoko

            Le prince Karamoko connut d’ailleurs une fin tragique, à la manière du Samory cruel que certains mémorialistes ne se sont pas fait faute de décrire.

            Ce qui est établi, c’est le retour de Karamoko, en 1888, dans l’Ouassalou en révolte, le cœur des Etats de Samory, alors que celui-ci subissait des échecs devant Sikasso, et que la plupart de ses  Etats connaissaient les mêmes troubles. Karamoko mata la révolte, et se retrouva en première ligne, contre les Français, au cours de la campagne Humbert. Au fur et à mesure des années, et dans la perspective d’une fuite de Samory vers l’est, le prince se trouva, bon gré, mal gré, le représentant des pacifistes dans la cour de l’Almamy.

            Il n’était plus l’héritier désigné de Samory.   

            Dans les années 1893-1894, il eut des contacts avec les postes français, des lettres ont été ou auraient été échangées, d’après lesquelles Karamoko envisageait de rallier le camp français. Il est avéré que ces contacts existèrent et que Samory fut informé d’une partie d’entre eux. Le prince fut convoqué à la cour et son procès instruit.

            L’Almamy ordonna de « l’emmurer dans une case et de l’affamer progressivement. Au bout d’un mois, il trouva son fils toujours aussi obstiné et le laissa mourir de faim. » (p,1 506)

L’historien Person intitule très curieusement l’avant  dernier paragraphe de son chapitre, « Mort d’un orgueilleux », et celui du dernier paragraphe, « Refus des compromis. »

Je ne suis pas sûr que le premier sous-titre donne la bonne dénomination de la décision de Samory, alors qu’elle ajoute un élément à charge dans le dossier de la cruauté de l’Almamy.

                J’ai raconté ailleurs, dans un livre consacré à Péroz, cet épisode historique tout à fait intéressant, d’autant plus qu’il illustrait une démarche politique et culturelle qui avait évidemment beaucoup d’affinités avec les démarches anglaises dans leurs territoires, c’est-à-dire ne pas toucher, autant que faire se peut, aux institutions politiques locales, même imparfaites.

Jean Pierre Renaud  –  Tous droits réservés

Mon blog a 9 ans ! Merci

Information

Merci à mes lecteurs et mes lectrices : mon blog a aujourd’hui 9 ans !

       Deux types de chroniques ont continué à susciter de l’intérêt :

      1) ma comparaison des deux empires coloniaux anglais et français bien fréquentée depuis 2016, 8 436 pages vues au 1er janvier 2019, plus 542 pages vues au cours des deux derniers mois,

      2) et de façon plus modérée, mes analyses des livres d’Edward W.Said dont le contenu est évidemment plus austère, mais dont la publication est bien antérieure à la précédente.

          Jean Pierre Renaud

L’Algérie et la France ! Un conseil postcolonial !

      En déclarant à Alger, que la colonisation était « un crime contre l’humanité », notre Président a semé un grand trouble chez nous.

        Il ne faut surtout pas, comme ce fut le cas il y a quelques années, que le Président actuel de l’Algérie vienne se faire hospitaliser dans un de nos établissements hospitaliers réservés aux victimes de la guerre ou du terrorisme.

       Imaginez la catastrophe que cela causerait s’il y perdait la vie (ou passait l’arme à gauche)(1) ! On accuserait la France d’un nouveau « crime contre l’humanité », un de plus !

Jean Pierre Renaud

  1. Source www.defense. Gouv.fr Ministère des Armées mise à jour du 17/06/15 ( Passer….ou « mourir »)

L’histoire coloniale ou postcoloniale ? Contextes historiques et histoire quantitative ?

L’exemple de l’ouvrage Images et Colonies publié en 1993 !

            Les lecteurs savent que j’ai consacré beaucoup de temps à l’analyse et à la critique de cet ouvrage et aux livres qui ont été élaborés en grande partie à partir de cette source « historique », à l’initiative du groupe de chercheurs que j’ai classé dans le nouveau « modèle de propagande Blanchard and Co ».

            Au-delà des critiques de base que j’ai développées en ce qui concerne les carences d’histoire quantitative de ces thèses portant sur des vecteurs de propagande très imparfaitement évalués, autant dans leur importance physique que dans leurs effets éventuels, j’aimerais revenir sur une des contributions portant sur l’analyse proposée concernant la propagande économique entre 1945, date de la Libération, et 1962, date des Indépendances. L’historien Nicolas Bancel s’est illustré sur ce terrain historique (voir Images et Colonies pages 219- 232).

            Il apparait clairement 1) que cette analyse ne tient pas assez compte du contexte historique de la France d’après la deuxième guerre mondiale, et du nouveau monde d’alors, 2) qu’elle manifeste une carence manifeste de l’analyse statistique, économique et financière de la propagande économique de la période 1945-1962.

            1 – En 1945, la France était ruinée, ses usines avaient été dévalisées, beaucoup de villes avaient été détruites, et l’alimentation des français et des françaises était encore rationnée par les tickets d’alimentation, jusqu’en 1947.

            L’année 1947 constitue par ailleurs une date clé, puisqu’il s’agit du  début de la guerre froide, avec l’enchainement des conflits secondaires notamment en Asie, en Indochine et en Corée, puis en Afrique.

            Oublierait-on que les chars russes n’étaient pas très loin de la frontière française, et que la France avait bien du mal à sortir de la guerre d’Indochine 1945-1954, même avec l’aide financière américaine de plus en plus importante à partir de l’année 1951, la guerre d’Algérie lui succédant entre 1954 et 1962 ?

            Je serais tenté de dire très vulgairement, Français et Françaises se « contrefoutaient » alors, et comme avant, du monde colonial.

            L’historien Robert Ageron a publié au titre du CNRS un important travail d’analyse de l’opinion publique sur l’outre-mer de cette période, avec l’exploitation des nombreux sondages qui ont suivi la fin de la guerre, et ses conclusions infirment le discours tenu par l’historien. ( CNRS Colloque « Les prodromes de la décolonisation de l’Empire Français ». (4,5 octobre 1984/p,3)

            Citons une de ses conclusions : «  La connaissance de l’Outre-mer et l’intérêt porté au destin de l’Union française sont toujours restés de 1946 à 1962 le fait d’une minorité. Un quart seulement des Français portaient quelque intérêt aux informations concernant leurs territoires d’outre-mer et plus de la moitié d’entre eux ne pouvaient en 1949, donner une définition même inexacte de l’Union française. En 1962, malgré les guerres coloniales, et les indépendances, un quart de la population restait incapable de citer un seul des quinze Etats d’Afrique noire d’expression française…. »

            2 – Carence de l’analyse statistique, économique et financière :

            A lire la contribution Bancel sur la propagande économique coloniale dans les années 1945-1962, on ne peut manquer d’être frappé   par ses carences statistiques, tant sur la mesure des vecteurs de propagande  analysés (clichés et brochures) que sur les budgets de l’Agence de la France d’Outre-Mer ou que sur les procédures, mécanismes financiers, et volumes des crédits attribués aux plans de développement de l’outre-mer.

Les lecteurs pourront se reporter aux analyses que j’ai proposées à ce sujet à partir du livre de François Bloch Lainé.

            Il est évident que ce type d’analyse manque de pertinence historique et que l’auteur n’a pas su résister à ses pulsions idéologiques postcoloniales.

            Un seul petit exemple, à la page 224 de ce livre d’images, un paragraphe intitulé :     « La propagande comme masque »

                                   « L’hégémonie de la propagande coloniale »

            Comment est-il possible d’oser proposer de tels titres, alors qu’il s’agit cette fois de vraie propagande postcoloniale made in Blanchard and Co ?

             Jean Pierre Renaud

Décision coloniale, qui décide ? Le cas du Maroc (années 1909-1912) Avec les Mémoires de Joseph Caillaux

DECISION COLONIALE, QUI DECIDE ?

Le CAS du MAROC des années 1909-1912 : avec Joseph Caillaux

« MES MEMOIRES »

Tome 2

Mes audaces. Agadir…

1909-1912

Joseph Caillaux

Plon 1943

Lecture critique

La date de cette parution peut surprendre, c’est-à-dire en pleine époque d’une France occupée par les Allemands.

            La lecture de ces mémoires m’a donné l’occasion de faire connaissance avec son auteur, un des hommes politiques les plus brillants de la Troisième République, mais surtout de réviser un certain nombre de connaissances que j’avais acquises grâce à la lecture passée du livre d’Henri Brunschwig, « La colonisation française » et de son chapitre VII « Le Maroc et les interférences de politique étrangère. »

            La lecture du tome II m’a surtout permis de voir comment fonctionnait un gouvernement de la Troisième République quelques années avant la Grande Guerre, à la fois sur le plan de la politique intérieure et sur celui de la politique étrangère et coloniale : qui prenait la décision ?

            Ces mémoires illustrent parfaitement la conception de la politique étrangère que pouvaient avoir alors les puissances coloniales à l’égard des terres qu’ils s’estimaient en « droit » de conquérir.

            Rappelons que Caillaux fit partie de cette caste politique – les Jaurès, Briand, Barthou, Clemenceau, Poincaré – qui gouverna alors la France. En sa qualité d’Inspecteur des Finances, il manifesta en permanence de l’intérêt pour les questions financières (voir l’impôt sur le revenu), et fit tout d‘abord partie du groupe des Républicains (la gauche) qui furent le fer de lance des conquêtes coloniales, puis de celui des radicaux socialistes.

            Caillaux fut un Président du Conseil éphémère, comme le furent beaucoup de ses prédécesseurs et successeurs au cours de la Troisième République, moins de six mois entre le 27 juin 1911 et le 14 janvier 1912.

            Son passage fut essentiellement marqué par l’affaire d’Agadir et les initiatives concurrentes de la France et de l’Allemagne pour dominer le Maroc, avec l’enjeu parallèle du Congo, par une intervention française du type « fait accompli » à Casablanca et à Fez, et en réplique, le positionnement de la canonnière Panther à Agadir.

            Brunschwig écrit, en parlant du Kaiser :

            « Il espérait la cession du Congo Français » … « des conversations réunirent, en dehors du quai d’Orsay, le conseiller d’ambassade von Lankert et Caillaux à Paris, l’agent personnel de Caillaux Fondère et le ministre des affaires étrangères Kiderlen-Waachter à Berlin. Pendant un mois, entre le 15 juillet et le 15 août, on fut à deux doigts de la guerre. » (p,252)

Cette situation donne déjà une petite idée du fonctionnement concret de la diplomatie française « en  dehors du quai d’’Orsay » avec un « agent personnel ».

            Indiquons que ces mémoires constituent un plaidoyer pro domo de Caillaux, une justification de la politique qu’il a menée avec l’Allemagne, de l’accusation qui lui a été constamment faite d’être un pacifiste, prélude, plus tard,  d’une accusation de haute trahison qui lui valut d’être traduit après la guerre devant la Haute Cour.

          Il sortit de ce procès avec honneur.

            Nous verrons plus loin les arguments que Caillaux développait pour justifier ses positions.

            Il n’est pas superflu de préciser que Caillaux faisait partie d’une nouvelle génération d’hommes politiques qui succédaient à celle d’une partie des Républicains que le Panama avait dévorés, c’est-à-dire très largement corrompus.

            Le scandale du Panama s’était soldé, en 1888 par une ardoise de 1,4 milliard de francs or, soit 5,4 milliards d’euros 2015, pour 850 000 souscripteurs, dont beaucoup étaient des petits épargnants rentiers.

            Puis intervint, en 1894, l’affaire Dreyfus qui « coupa la France en deux » (La Troisième République, Jacques Bainville, p, 203).

           La France parlementaire était en gros divisée en deux camps politiques, le camp politique de la revanche, avec le retour de l’Alsace Lorraine au pays et des alliances avec la Russie et l’Angleterre, afin de contrer la puissance allemande, et le camp politique de ceux qu’on appelait les pacifistes, Jaurès, Briand, et Caillaux, lesquels recherchaient l’apaisement et la négociation.

          Avant d’esquisser mes observations sur les acteurs du scénario Caillaux, sur la scène française et internationale où se jouait ce scénario, et sur ses résultats, échec ou succès, il convient de reconnaitre que l’homme politique avait une belle écriture, notamment lorsqu’il l’exerçait pour faire le portrait des acteurs qu’il appréciait, mais surtout ceux qu’il détestait.

        Ces portraits dénotent aussi beaucoup de condescendance à l’égard de ses collègues

        Les acteurs

         Les acteurs politiques – A lire ce deuxième tome des mémoires, les acteurs du scénario Caillaux constituaient un petit cercle d’hommes, et rarement de femmes, qui se sont fréquentés, croisés, combattus, pendant de longues années, tout en faisant souvent partie du même petit monde politique parisien républicain, radical, ou socialiste du début du vingtième siècle.

      A côté des ministres en vue, Caillaux évoque quelques figures surprenantes, le couple Herbette Conti : « L’administration est conduite par le sous-directeur des Affaires politiques et par le chef de cabinet du ministre, tous deux nationalistes aussi ardents qu’inconsidérés. »

      Il s’agissait d’Herbette le chef de cabinet du ministre des Affaires Etrangères de Selves – les Allemands l’avaient surnommé Herr Bête – (p149), Caillaux n’hésitant pas à dresser le portrait peu flatteur du ministre :

       « Je me suis montré quant à présent aussi réservé que possible dans mes appréciations sur M de Selves. Je voudrais continuer. Je n’ai pas le droit de lui en vouloir de sa faiblesse intellectuelle qui  le fait prisonnier de son entourage – car on entend bien que toutes les puérilités qu’il débitait lui étaient serinées par les Herbette et tutti quanti. Je l’avais choisi sachant sa médiocrité, ne me doutant naturellement pas du degré qu’elle atteignait. Peu importe ! J’étais averti. J’aurais dû voir plus clair. «  (p,203)

        Il s’agissait du ministre des Affaires Etrangères !

       Il faut reconnaître que l’auteur, à l’exception de de Freycinet, et encore, dresse des portraits très acides d’autres acteurs de cette scène, ministres ou ambassadeurs.

        Il trace un  portrait élogieux de M.de Freycinet, avec toutefois un coup de pied de l’âne final, qui lui parut sans doute d’autant plus justifié qu’il contribua à satisfaire les ambitions de son petit-cousin de Selves, le ministre cité plus haut :

        « … L’occasion m’est donnée de tracer un léger croquis de lui. Je manquerai d’autant moins de la saisir que M.de Freycinet fut jusqu’à la fin de sa vie un des grands personnages de la République.

        Il en imposait par son passé, par sa merveilleuse intelligence, par son exquise aménité qui se mariait avec un aristocratisme de bon aloi. « Allez donc causer avec M.de Freycinet, » disaient les anciens aux jeunes ministres tels que moi, tels que Barthou, quand les circonstances nous mettaient aux prises avec une question difficile de gouvernement ou d’administration. Et nous allions solliciter dans un hôtel de la rue de la Faisanderie les éclaircissements qu’avec une lucidité incomparable distribuait, d’une voix fluette, un vieillard au profil de camée, tout grêle et tout blanc – la souris blanche fut son surnom.- « Le cerveau de cet homme est un filtre, « disait de lui Gambetta. Le tribun avait raison. Il avait non moins raison hélas ! quand il ajoutait : « Toutes les eaux en sortent pures mais infécondes. » A M.de Freycinet, comme à d’autres, plus qu’à tous autres, le caractère faisait défaut. » (p,47)

          Ou de la façon de choisir ses ministres, toujours de Selves, puis Klotz :

      «  Tout bien pesé, je me résignai : de Selves au Quai d’Orsay, moi dans un grand ministère politique, ailleurs des collaborateurs appropriés à leur tâche, ayant tous de la valeur. Une seule exception : Klotz aux Finances, Klotz dont il ne me venait pas à l’esprit de mettre la probité en doute mais que je savais un médiocre.

        Pourquoi, ayant cette opinion de lui, me suis-je assuré de sa collaboration ? D’abord parce que je n’avais guère l’embarras du choix. Le Parlement était presque aussi pauvre en financiers d’État qu’en diplomates… ». (p,80)

      Dans cette galerie de portraits, Caillaux fait un sort à Berteaux qu’il choisit comme ministre de la Guerre, alors que de Selves détenait le Quai d’Orsay, le couple ministériel qui est à la manœuvre dans les affaires marocaines, dont Caillaux dénonce le rôle dans le fait accompli de Fez, une intervention française qui ouvre une nouvelle fois le dossier du Maroc avec l’Allemagne.

       « Possesseur d’une énorme fortune, sachant largement dépenser, Berteaux disposait d’une immense clientèle. Son empressement à rendre service, son exquise bonté lui valaient d’autres amitiés, plus précieuses celles-là puisque désintéressées. Il conquérait jusqu’à ceux qu’horripilait sa passion de démagogie. Car cet homme d’une réelle valeur avait une tare : il était foncièrement démagogue. Je dis « foncièrement ». Je suis en effet convaincu qu’il n’entrait pas de calcul dans les attitudes de Berteaux…

         Ce n’est guère qu’en 1911 que les barrières tombèrent devant lui. Il sentit alors avec l’extrême finesse dont il était doué qu’il ne désarmerait les hostilités, qu’il ne parviendrait aux très, très hautes situations dont il rêvait que s’il inscrivait à son actif un geste national… voire nationaliste. Pourquoi pas ? il ne répugnait pas entièrement au nationalisme qui cousine avec la démagogie. Or voici que surgit l’histoire de Fez. Elle offre une occasion exceptionnelle de prendre une posture éclatante. Comment hésiterait-il ? «  (p, 65,66)

        Caillaux évoque à plusieurs reprises le personnage politique de Briand, en même temps autant admiratif que contempteur.

       « Il était certainement de bonne foi quand il jugeait que notre parti abusait de sa force vis-à-vis de ses adversaires. Mais, quelles que fussent les exagérations auxquelles il se complaisait en paroles, il était trop intelligent pour ne pas comprendre que le temps seul pouvait modérer l’âpreté des luttes entre hommes de gauche et gens de droite, que collaborer discrètement à cette œuvre de longue haleine par des conseils de calme distribués à propos était tout ce qu’un gouvernement pouvait faire.

        Il serait entré dans ses vues, il n’aurait pas brandi « l’apaisement » s’il n’y avait trouvé un moyen de transformer le régime et du même coup, d’asseoir son hégémonie personnelle. C’est ici que l’analyse à laquelle je procède devient délicate…

        Fondre tous les Français en un seul et immense parti selon l’expression exacte de Jaurès avec pour toute bannière « l’apaisement », se placer à la tête du pays, assurer la permanence de son autorité et la compacité de l’amalgame formé en instituant – ce fut sa grande trouvaille – la dictature des journaux sous son contrôle à lui, Briand, tel fut sa politique… l’entreprise avorta …

       Mais cela est une histoire qui sera contée tout à l’heure. Ce qu’il me faut expliquer de suite c’est comment le Président du Conseil de 1909 parvint à mettre sur pied l’extraordinaire combinaison qu’il avait, selon toutes probabilités, méditée depuis longtemps, comment il arriva à cartelliser la presse de Paris. » (p,23,24,25)

        Nous reviendrons plus loin sur le rôle de la presse à la veille de la Grande Guerre, car il s’agit d’un sujet qui ne me parait pas avoir encore assez attiré l’attention des historiens, au cours de cette période, notamment dans le domaine colonial, alors qu’il s’agissait d’un des rares vecteurs d’information ou désinformation qu’il était possible de mesurer.

        J’ai déjà eu l’occasion dans quelques-uns de mes écrits de faire le constat de cette carence historique notoire pour tout ce qui touche à l’histoire coloniale de la Troisième et Quatrième République.

       Les pages consacrées à Tardieu, une figure de la Troisième République valent le détour de lecture.

       « M.Hébrard, le directeur du Temps, vint plaider auprès de moi la cause de M.André Tardieu. Attaché au cabinet de Waldeck-Rousseau qui était lié avec les siens, nommé tout jeune inspecteur général adjoint des services administratifs du ministère de l’Intérieur, devenu par la suite inspecteur général titulaire, M.Tardieu rédigeait la bulletin de politique extérieure du Temps. Cumul critiquable, admissible cependant… à la rigueur ! Ce qui n’était pas tolérable c’est que M.Tardieu prétendit participer à des affaires internationales et qu’il soutint ou qu’il attaquât les ministres des Affaires étrangères suivant qu’ils secondaient ou qu’ils se refusaient à servir les intérêts pécuniaires de ses amis…. Ce que, en revanche, je relevais, c’était la position que M.Tardieu avait prise dans l’affaire de la N’Goko-Sangha. Il avait accepté, lui inspecteur général des services administratifs, de se faire contre l’Etat l’avocat stipendié de la Compagnie devant le tribunal arbitral constitué pour décider si la société concessionnaire avait droit à indemnité et pour en fixer le montant aux dépens du Trésor. Arrivant au ministère de l’Intérieur, je jugeai que je ne pouvais laisser passer sans sanction une incorrection – c’est le moins qu’on puisse dire – dont, si elle restait impunie, d’autres fonctionnaires pourraient s’autoriser pour en commettre de semblables.

       M.Hébrard défendit très vivement son collaborateur… Il me fit valoir le profit que je retirerais du concours dévoué que le rédacteur de la politique étrangère dans le plus grand journal de la République ne manquerait pas de me prêter…

         M.Hébrard fit valoir que ses deux prédécesseurs ne s’étaient pas formalisés de cette situation, M.M.Briand et Monis.

      « Je souris. Je consentis le geste de générosité qui m’était demandé. » (p,107,108)

      Caillaux semble découvrir à cette occasion le rôle secret que joue Tardieu dans les négociations engagées sur le Maroc.

       Tardieu était un brillant sujet, et le mélange des genres qu’il pratiquait ne l’empêchera pas de faire une belle carrière politique après la Première guerre mondiale.

    Dans la chronique que j’ai consacrée à la problématique « Subversion et pouvoir », le lecteur a pu constater que le lobby des médias fonctionne toujours aussi bien.

        Jean Pierre Renaud   –   Tous droits réservés

Décision coloniale, qui décide ? Le cas du Maroc (années 1909-1912) avec Joseph Caillaux 2 et 3

DECISION COLONIALE, QUI DECIDE ?

Le CAS du MAROC des années 1909-1912 : avec Joseph Caillaux

2

        Les acteurs étrangers

     Quatre puissances étaient véritablement intéressées par le dossier marocain, la France tout d’abord, l’Espagne et la Grande Bretagne, et plus récemment l’Allemagne, avec l’ambition affichée du Kaiser, Guillaume II, de rattraper son « retard colonial », notamment en Afrique.

      En Europe, et face à l’Allemagne, la France avait noué des relations d’alliance avec la Russie, notamment sur le plan de la défense.

       Ses relations diplomatiques avec la Grande Bretagne restaient un brin ambiguës, tant ce pays avait pour constante attitude internationale de vouloir conserver sa liberté de manœuvre jusqu’au dernier moment.

       Il parait intéressant de dire un mot de deux représentants anglais et russe à Paris : Sir Francis Bertie, ambassadeur de Grande Bretagne et Iswolski, ambassadeur de Russie.

       Sir Francis Bertie : « Il m’amusait toujours de le voir. Je savourais son costume, ses allures. Le stick en bataille, la moustache au vent, le chapeau haut de forme campé de travers sur de beaux cheveux blancs bouclés, il marchait la tête haute, alerte, juvénile. Tenue tout à fait soignée… datant ! Saucissonné dans des jaquettes ou dans des vestons trop ajustés, portant la large cravate lavallière bleue à pois bleus… passée de mode, il ressuscitait les personnages de Dickens et de Thackeray.

     Mais, si l’aspect de l’homme faisait mes délices…. Si, tout compte fait, j’éprouvais une vive sympathie pour cet échappé des romans qui avaient enchanté ma jeunesse, je me sentais mal à l’aise vis-à-vis du diplomate.

       … – il était réactionnaire comme trente-six gendarmes -… Cette mentalité je crois l’avoir définie en appliquant à sir Francis Bertie un sobriquet. Je le dénommai à part moi The squire, le hobereau pour parler français….

        C’eut été perdre son temps que de lui montrer la transformation du monde, depuis cent ans ; perdre son temps de lui indiquer les dangers pour l’Europe, à commencer pour la Grande Bretagne, d’une conflagration qui pouvait ruiner, anéantir l’ancien continent au profit des Amériques…

       Après les paroles de bienvenue j’étale la carte de l’Afrique, je montre les ambitions allemandes. Je demande : « L’Angleterre consentira-t-elle à ce que l’Allemagne s’approprie les énormes territoires qu’elle convoite ?  – Mon cher, réplique Bertie, l’Angleterre laissera l’Allemagne prendre toutes les colonies qu’elle voudra pourvu que ce soient des colonies françaises. » Je rapporte textuellement la phrase, taillée à l’aune du squire. Je veux la tenir pour une boutade. » (p137,138)

      « La Russie, elle, avait une armée de terre magnifique sur le papier. Notre alliée ferait sans nul doute honneur à sa signature. Mais, était-elle prête ?

      Je n’eus pas besoin de convoquer le comte Iswolski ambassadeur de Russie pour lui poser la question. De lui-même il frappa à ma porte.

        A la différence de son collègue de Grande Bretagne, il n’était rien moins que plaisant à voir et à entretenir. Son aspect, ses allures, son langage, tout en lui trahissait une superbe dont il fallait se maitriser pour ne pas s’irriter.

       De belle stature, ne perdant pas un pouce de sa taille, vêtu avec la dernière élégance, le monocle vissé à l’œil, il était le spécimen le plus accompli, presque la caricature, du haut fonctionnaire tsariste. Chez lui comme chez la plupart de ses pareils, la suffisance dédaigneuse, incommensurable ! N’étaient-ils pas les serviteurs d’un grand souverain régissant un immense empire ?…

      Le comte roulait sans doute ces pensées dans sa tête, quand il entra il assit gravement sa morgue dans le fauteuil où, quelques jours plus tôt, le squire avait campé sa désinvolture dans mon cabinet avec l’attitude compassée, avec la démarche gourmée qui seyaient – il l’imaginait – au représentant de l’empereur de toutes les Russies.  (p140)

         … « Il me faut, monsieur le président, vous avertir que, quelles que soient nos dispositions d’esprit, nous ne sommes pas, à l’heure actuelle, en état de participer à une guerre européenne. »  (p,143)

       Ce qui était effectivement le cas après la mission  du général Dubail en Russie.

        Parmi les comparses officiels ou secrets de cette histoire figurait une  Mme M. de J…, amie, confidente du ministre des Affaires étrangères allemandes dont le récit ne révèle pas grand-chose, mais qui joua un rôle ambigu d’intermédiaire dans toute l’affaire

3

        Les scènes

      La situation internationale du Maroc avait fait déjà l’objet d’accords internationaux, en 1880, la Conférence de Madrid (huit signataires), en 1906, l’acte d’Algésiras (7/04/1906), des accords qui avaient placé le Maroc sous le régime commercial de la porte ouverte sur le plan international, avec les initiatives continues de la France pour y installer un protectorat, comme elle l’avait fait en Tunisie. Sur ses frontières, l’armée d’Algérie était à la manœuvre pour aider à la pacification d’un Maroc encore largement insoumis, gouverné par un sultan tout à la fois vénal et incompétent.

       Les gauches françaises, les Républicains et les Radicaux Socialistes avaient à peu près mis fin à leur « course au clocher », pour le partage de l’Afrique, mais les troupes coloniales n’avaient pas encore complètement terminé leurs opérations de pacification contre les résistances qu’elles rencontraient notamment en Côte d’Ivoire et sur les marges du Sahel.

      Les limites de la carte coloniale étaient à peu près fixées. Des accords avaient été passés avec les autres puissances coloniales, en appliquant la « règle du jeu » diplomatique tout à fait formelle dite des reconnaissances de « papiers », d’après lesquels, tel ou tel chef, ou roi, reconnaissant sa situation de « protégé » de telle ou telle puissance coloniale.

      Un mot sur le Congo, un territoire immense que les occidentaux avaient encore beaucoup de mal à connaître et dont les superstructures coloniales étaient encore en voie d’établissement, en tout cas du côté français.

     Il n’en était pas de même du Congo Belge qui connaissait déjà un développement foudroyant, facilité par la découverte d’immenses gisements de minerai.

      J’ai évoqué dans une autre chronique le Congo Belge des années 30 avec le concours du géographe Jacques Weuleursse dans son livre  « Noirs et Blancs ».

     La situation économique et financière du pays n’était pas mauvaise. L’épargne française avait beaucoup contribué à financer les infrastructures de la Russie, beaucoup plus d’ailleurs que celles du domaine colonial, les fameux emprunts russes qui ruinèrent après la guerre de 14-18 beaucoup de petits épargnants, comme l’avait fait avant guerre le scandale du Panama.

      Le pays sortait d’une phase politique relativement violente née de l’affaire Dreyfus et de la loi de Séparation de l’Église et de l’État (1905), et de façon tout à fait curieuse pour certains, avec une droite beaucoup plus soucieuse de la ligne bleue des Vosges que des côtes marocaines ou congolaises, avec le souci numéro Un de pouvoir affronter l’Allemagne, si nécessaire.

        A plusieurs reprises, il m’est arrivé d’ écrire que les conquêtes coloniales de la Troisième République étaient le fruit d’une alliance entre le sabre des troupes coloniales, et le goupillon de la franc-maçonnerie, car pour la droite parlementaire, l’objectif premier restait celui de la restitution de l’Alsace Lorraine, une province qui parlait aux français, ce qi n’était pas le cas des colonies en général, ou du Congo en particulier, puisque dans le cas du Maroc, le Congo était devenu un enjeu du dossier marocain franco-allemand.

      Il serait honnête d’y ajouter un troisième « larron », les Églises chrétiennes missionnaires en quête d’évangélisation des nouveaux peuples dominés, dans certaines contrées lointaines.

        En 1911, la France n’était pas prête à affronter l’armée allemande, et c’est un des éléments de justification importante que Caillaux fait valoir dans ses Mémoires pour justifier sa politique avec l’Allemagne, une politique que ses adversaires ont qualifiée de pacifiste.

          « Je n’avais pas besoin de causer longtemps avec le ministre de la Guerre M.Messimy, dont je veux dire tout de suite qu’il fut un collaborateur admirable, pour constater qu’il y avait deux lacunes on ne peut plus graves dans l’équipement de la défense nationale : le haut commandement n’était pas organisé, nous n’avions pas d’artillerie lourde. » (p,123)

        Caillaux inscrivait sa conception de la politique européenne dans un registre politique tout à fait respectable, et sans doute encore très prématuré pour son époque :

         « Je suis, j’ai toujours été, je serai toujours, non seulement de par ma doctrine mais de par ma réflexion, l’adversaire déterminé des guerres européennes que je juge monstrueuses dans le temps où nous sommes. L’incidente qui clôt ma phrase suffit à indiquer que je n’obéis pas en me décidant ainsi à une sentimentalité débile. Ceux qui savent ou qui sauront ma vie, ceux qui me liront, ceux mêmes qui ne me connaîtraient que par les attaques de mes adversaires, accorderont que la pusillanimité n’est pas précisément mon fait…

       Il y avait chance, me disais-je, en rassemblant mes idées, pour qu’une grande guerre sonnât le glas – le premier glas – de l’ancien continent, chance pour que, réparant peut-être certaines des violences internationales du passé, elle ne causât d’autres génératrices de luttes nouvelles, chance pour que l’Europe, s’épuisant… » . (p 11,112)

       A la lecture de ses Mémoires, son auteur donne effectivement, au-delà de toute rhétorique, des arguments très concrets de l’impréparation de la France sur le plan militaire, des arguments qui ont peut-être été validés par des spécialistes de l’histoire militaire, mais je n’en sais rien.

       « Le haut commandement, l’artillerie lourde, et le concours extérieur » :

     « Ainsi j’en viens à constater dans ce mois de juillet 1911 que notre commandement n’est pas organisé, que nous n’avons pas d’artillerie lourde, que nous ne pouvons compter sur aucun concours sérieux de l’extérieur ». (p,145)

         La dernière justification a déjà été évoquée plus haut, car les spécialistes estimaient qu’il fallait encore au moins deux ans pour que l’armée russe soit en état d’apporter un concours sérieux à la France.

      Il n’a sans doute pas suffi de remplacer le titulaire du haut commandement par Joffre, un général issu de la matrice coloniale, car le Joffre en question renvoya dans leur foyer plusieurs dizaines de généraux une fois la guerre engagée.

         Jean Pierre Renaud   –  Tous droits réservés

Décision coloniale, qui décide ? Le cas du Maroc (années 1909-1912) – 5 – Fin – Les enseignements, la presse, avec Joseph Caillaux

DÉCISION COLONIALE, QUI DÉCIDE ?

Le CAS du MAROC des années 1909-1912 : avec Joseph Caillaux

5 – Fin

         Les enseignements

               A travers cet épisode colonial, et il y en a eu beaucoup, le lecteur aura déjà pu se faire une idée précise du fonctionnement d’un des gouvernements de la République française, sous la Troisième République, quelques années seulement avant la déflagration mondiale des années 1914-1918, la façon dont les affaires les plus graves étaient concrètement traitées, mais tout autant la façon dont la France officielle, celles de l’élite politique et de sa presse, abordait et traitait les problèmes coloniaux.

        Un mot sur la presse et sur son rôle :

       Tout d’abord, et une fois de plus, comment ne pas noter que l’histoire coloniale et postcoloniale souffre encore d’une grave carence d’analyse de la presse et de son rôle dans le domaine colonial.

       Les quelques lignes que Caillaux lui consacre dans ses Mémoires en montre pourtant le rôle et l’importance.

        A propos de Briand :

         « … Ce qu’il me faut expliquer de suite c’est comment le président du Conseil de 1909 parvint à mettre sur pied l’extraordinaire combinaison qu’il avait, selon toutes probabilités, méditée depuis longtemps, comment il arriva à cartelliser la presse de Paris.

          Il fut servi par les circonstances dont sa merveilleuse habileté sut tirer un parti prodigieux. J’ai montré dans un  manuscrit qui me fut  dérobé et dans des productions diverses, l’orientation que les maîtres des grands organes avaient tendance à donner depuis 1905 ou 1906 à leurs feuilles. J’ai indiqué pour quelles raisons ces puissants seigneurs faisaient de plus en plus grise mine aux gauches.

         C’est à l’heure actuelle…., un lieu commun pour les hommes politiques de constater l’effacement, dans les grandes villes du monde et surtout à Paris, des journaux de parti devant les grands journaux d’information. Le grand journal d’information, qui tire à plusieurs centaines de mille exemplaires, représente une grosse affaire. C’est une vaste firme étayée sur des millions. Ceux qui la dirigent ou qui la soutiennent appartiennent nécessairement aux classes riches, toujours disposées en France, à se rebeller quand leurs intérêts sont en cause…. Que leur importait la dissolution des congrégations, la séparation de l’Eglise et de l’Etat ?

       Tout changea du jour où cette partie de leur programme étant épuisé, au moins momentanément, les partis de gauche se prirent à aborder les réformes sociales et où se profila à l’horizon l’ombre de l’impôt sur le revenu…

        J’avais tenté de me rapprocher du plus considérable des directeurs de journaux, de M.Brunau-Varilla, « principal actionnaire » du Matin. J’eus beau multiplier les prévenances, les politesses, écouter patiemment, faire semblant d’approuver les calembredaines que débitait ce curieux homme, supérieur dans la conduite de ses affaires… j’aperçus que je me heurtais à un mur….

        « Tout ce que vous voudrez… pourvu que vous renonciez à l’impôt sur le revenu et à toutes mécaniques du même genre si parfaitement désobligeantes pour les multimillionnaires, surtout quand ils ont pêché leurs écus dans la grande eau trouble du Panama. »

       Car M. Bruneau-Varilla était un « panamiste », tout comme son rival à l’époque, son compère plus tard, M.Letellier propriétaire du Journal. » (p25,26,27) … ils avaient réalisé des fortunes colossales.

         Menacés de poursuites lorsque croula l’entreprise ; l’un et l’autre eurent l’idée de mettre à l’abri leurs personnes et leurs biens en s’embarquant sur des vaisseaux de ligne du journalisme qu’ils achetèrent, qu’ils affrétèrent à grand frais….

        Lorsqu’il se fut écoulé à peu près dix années après ces scandales, nos hommes jugèrent que la prescription leur était acquise. Ils s’émancipèrent. Letellier découvrit et exploita une nouvelle arme de bénéfices. Il hospitalisa dans les colonnes du Journal des annonces sur la nature desquelles mieux vaut ne pas insister…

         Bruneau-Varilla poursuivit, lui, tout autres buts, des buts grandioses. Il aspirait à « régner sur la France ». Clemenceau qui le harcelait d’épigrammes, l’appelait « l’empereur ». Toutes choses remises au point, le principal actionnaire du Matin voulait donner vie à de grands projets qu’il roulait dans sa tête. Il entendait surtout que les gouvernements brûlassent de l’encens à ses pieds et ne contrecarrassent aucune de ses idées maîtresses – sous un masque républicain, il était un parfait réactionnaire, réactionnaire social – il va de soi. – Des origines de sa fortune il ne s’embarrassait pas. «  (p28,29)

       Avec le Matin et le Petit Parisien, « Briand se trouva commander aux deux plus puissants journaux d’information. «  (p,30)

        Question : plus d’un siècle plus tard, les choses ont-elles réellement changé ?

            Presse et opinion publique ?

         L’auteur évoque à un moment donné l’opinion publique ;

      A propos du Congo,  Caillaux note « L’opinion est nerveuse », « elle regimbe », « elle s’insurge », (p,171), sans donner plus de précision sur la source qui lui permet d’affirmer qu’il s’agit bien de l’état de l’opinion publique.

      A propos de la négociation du traité, Caillaux note : « …l’opinion est incertaine. Elle a été offensée par le geste d’Agadir. Elle se demande si l’Allemagne a reçu la leçon qu’elle méritait. » (p172)

       De même écrit-il plus loin : « La masse du public français comprend que, s’il ne faut pas prendre au pied de la lettre les paroles de Maximilien Harden, adversaire passionné du Kaiser, l’échec de l’Allemagne n’en est pas moins patent. » (173)

        Comment prendre pour de l’argent comptant historique ce type de propos ? Je serais tenté d’écrire, l’opinion, le public, la masse  ont bon dos !

      L’état d’esprit colonial des hommes de gouvernement ? Impérialistes de tous les temps ou d’une époque déterminée ?

          A lire ce type de document, de témoignage, il est frappant de constater l’état d’esprit colonial qu’un de leurs éminents représentants exprime dans le langage même qu’il utilise :

        A cette lecture, on en tire en effet la conclusion, qu’en tout cas pour l’Afrique, les gouvernements occidentaux en décidaient comme s’il s’était agi de terres sans maîtres, qu’il s’agisse du Maroc ou du Congo.

       Caillaux note : « Le 4 novembre 1911 le traité est signé. La paix est maintenue. Le Maroc est à la France. Nous ne perdons que des bribes de possessions, acquises diplomatiquement de l’Allemagne elle-même moins de vingt ans auparavant (1895).

        Oublieuse de la lourde rançon que nous avons payée à l’Angleterre pour avoir les mains libres dans l’empire chérifien… » (p,172) 

          Plus loin, à propos de l’Italie, Caillaux note encore :

       « Attentive à l’accroissement considérable de forces dont bénéficiait la France réglant à son avantage la question marocaine, l’Italie résolut à la fin de septembre 1911 de s’approprier la Tripolitaine.

     «  Nous avions dès le 29 décembre 1900, écrit à nos voisins notre désintéressement sur Tripoli en échange de leur désintéressement sur Fez. Nous étions donc tenus non seulement à ne pas nous opposer à l’entreprise italienne mais à la considérer avec bienveillance. Le cabinet que je présidais n’y manqua pas. » (p,196)

        J’ai souligné les quelques mots qui marquent la tonalité du langage de domination occidentale qui avait cours à  l’époque considérée.

         N’étant pas un historien professionnel, je n’ai pas connaissance de recherches ou de travaux portant sur l’état d’esprit, les mentalités des « impérialistes » à chacune des époques impérialistes qu’a connues l’histoire du monde, mais il s’agit d’un des points qui m’ont le plus surpris dans la lecture des mémoires de Caillaux.

       Caillaux concluait :

        « Ainsi, tout était en bonne voie. Le haut-commandement avait été organisé. La rigoureuse observation de la neutralité belge était prescrite. La violation des traités par l’Allemagne n’en était pas moins prévue et l’état-major agençait, agencerait à coup sûr nos plans en conséquence. Enfin, l’armée était à la veille de posséder les premiers éléments d’une artillerie moderne.

       Ayant assuré la paix du monde, acquis le Maroc pour la France, amélioré l’institution militaire – le tout en sept mois, – le gouvernement de juin 1911 pouvait disparaître. 

         J’ai  décrit les phases diverses de l’affaire d’Agadir en pleine objectivité. C’est la même objectivité que j’ai apportée à mesurer les périls que faisaient courir à la France les graves lacunes dans l’organisation de sa Défense nationale auxquels mes collègues et moi-même mîmes un terme.

      Je ne conserverai pas plus longtemps l’entière sérénité dont je ne me suis pas départi quant à présent. … » (p,215)

        Les  « ragots » !

        « Ils ne voulaient pas admettre, oublieux du traité de février 1909, qu’un agrément quelconque, même limité à l’Afrique, fût passé avec nos voisins d’outre-Rhin. Ils ne pouvaient surtout digérer la phrase que j’avais prononcée à la tribune de la Chambre où je déclarais que la France et l’Allemagne « devaient être désireuses de s’accorder pour le plus grand profit de la civilisation dans le monde. » (p,216)

          Fin d’évocation de la situation coloniale du Maroc et du fonctionnement politique de son « règlement » au tout début du vingtième siècle.

          Jean Pierre Renaud    –   Tous droits réservés

« Le Quai Branly exhume ses peintures des colonies » – Vous avez dit « Obscène » ? – Le Figaro du 8 février 2018

« Le Quai Branly exhume ses peintures des colonies »

 Le Figaro du 8 février 2018, page 28

De quoi s’agit-il ? De critique artistique ou d’histoire postcoloniale biaisée

Eric Bietry-Rivierre

&

Regard avec un air du temps toxique

Fausses fenêtres de l’art sur l’art

Vous avez dit « Obscène » ?

            Une présentation intéressante de cette exposition, mais entrelacée d’expressions et d’appréciations tout à fait caractéristiques de l’état actuel d’une certaine méconnaissance, sinon d’ignorance des mondes coloniaux, pour ne pas dire de l’histoire coloniale elle-même.

            Exemples :

            « Non loin, dans la Femme malgache à sa toilette, d’André Liotard, une  Noire essuie une Blanche au sortir d’un bain, prétexte à un saphisme racoleur et au rappel du pouvoir. »

Vraiment ? Une critique d’art pertinente ?

            Autres tableaux exposés …

         « Sans tabou »

            On jugera bien sûr obscène ce paternalisme de grand-papa. Autres temps, autres mœurs. »…

            « Obscène » ?  Est-ce que le mot a un sens ?

         « Par-delà quelques noms célèbres, Pierre Loti, Gauguin, son frère ennemi Emile Bernard en exil volontaire en Egypte renouvelant son inspiration en Polynésie ou André Maire et ses jungles oniriques semées de ruines fantastiques, ce sont  ces travaux de propagande qui frappent. Ils surprennent d’autant plus que leurs notices rappellent combien ils furent populaires…

          Cette redécouverte, nécessaire pour un juste rappel de l’histoire, s’avère passionnante  au niveau plastique… »

         A lire ces expressions, il est évident que l’auteur ne connait pas grand-chose dans cette histoire, y compris, et c’est plus grave, dans l’histoire des artistes de toute catégorie qui ont illustré, et souvent brillamment, les mondes coloniaux.

      « Cette redécouverte, nécessaire pour un juste rappel de l’histoire… » : est- ce bien le cas ?

       « Toutefois, ce sont les travaux plus explicites, ceux par exemple d’André Sureda, qui a été l’équivalent pour l’Algérie de ce que Majorelle fut pour le Maroc qui retiennent l’attention. Voilà une esthétique toute en lignes schématiques et aplats de couleurs franches qui accroche tant elle est simple. Elle a fait fortune dans les affiches ou la publicité type « Y’a bon Banania » (malheureusement non montrées). L’industrie touristique y a encore recours. De telles images, presque vieilles d’un siècle, réussissent encore à nous berner, au moins un moment, en préparant nos vacances.

         Face à cette efficacité, la commissaire Sarah Ligner ne cesse de prévenir que « présenter des œuvres sur une cimaise ne revient pas à approuver le propos qui le sous-tend », « Il faut regarder ces toiles sans nostalgie mais sans tabou non plus. », complète de son côté Stéphane Martin, président du Quai Branly. Nous goûtons les pays de cocagne d’un Brueghel, les paradis idylliques des classiques, les Mauresques de Delacroix. Et pourtant, nous savons qu’ils sont faux. Pourquoi ne pas considérer pareillement ces œuvres ? Juste s’en délecter en toute connaissance de cause, c’est-à-dire sans frilosité. »

        A lire ce type de jugement, il est difficile de s’y retrouver entre tabou ou pas, frilosité ou pas, compétence ou ignorance …

          En tout état de cause, sommes-nous encore dans la critique d’art ?

               Jean Pierre Renaud 

Propagande postcoloniale contre propagande coloniale ? – En esquisse de conclusion

Propagande postcoloniale contre propagande coloniale ?

En esquisse de conclusion

De quelle histoire s’agit-il ?

Une histoire postcoloniale à la dérive ?

            Il n’est pas toujours facile de comprendre les phases d’évolution de l’écriture de l’histoire, et de savoir s’il s’agit véritablement d’une « science », tant elle est, et a toujours été, traversée par des remises en cause et des controverses fondées ou non, compte tenu de l’importance de ses enjeux.

            Dans les cas examinés, il n’est pas illégitime de se poser la question des fins poursuivies par leurs auteurs, sur leurs buts idéologiques, politiques, ou médiatiques, en vue de conquérir un nouveau marché « ethnique » ou non, puisqu’il s’agit aussi de cela.

            Est- ce que ce type de thèse historique postcoloniale est représentatif des courants historiques qui traversent aujourd’hui notre société ? Est-ce qu’ils ont fait l’objet d’une évaluation de leur contenu scientifique et de leurs effets dans l’enseignement, les universités ou l’opinion publique ? Je n’en sais rien !

            L’histoire de France a longtemps tenté de proposer la lecture d’un passé commun et d’un vivre ensemble commun, fondés sur des valeurs qui, au cours des siècles et au fur et à mesure des crises, ont fait partie intégrante de notre passé national, la liberté, l’égalité, et la fraternité, avec ses ombres et ses lumières.

            Ombres et lumières, oui, comme le soulignait dans le cas de l’Afrique, le grand lettré et sage africain Hampâté Bâ, très bon connaisseur de  la tradition africaine et très bon analyste de la France coloniale, lequel notait que  l’histoire de cette époque avait connu à la fois une face diurne et une face nocturne.

         Face à l’histoire frappée d’un sceau universitaire, et depuis plusieurs dizaines d’années, l’histoire médiatique, pour ne pas dire politique, connait le plein succès, et lui fait concurrence. Elle explose avec les réseaux sociaux, alors que l’Université elle-même n’a jamais été à l’écart des grands conflits d’interprétation du passé et de l’avenir.

        Dans les cas d’écriture historique analysée, le discours fait plus que confiner avec la propagande ou le marché, qu’il soit politique, médiatique, ou ethnique.

         Histoire « scientifique » et roman historique ? Roman national, colonial, ou postcolonial, comment s’y reconnaître ?

            Ces productions littéraires soulèvent de très nombreuses questions de « scientificité » que nous avons examinées successivement, relativement aux sources, aux méthodes quantitatives d’évaluation des vecteurs de culture et de leurs effets, et donc aux interprétations possibles, compte tenu d’une représentativité supposée et non démontrée.

            Ajoutons qu’en filigrane de tous ces discours idéologiques apparait souvent un fil rouge conducteur, celui de l’Algérie érigée comme le symbole de toute la colonisation française, avec en arrière plan la guerre d’Algérie  : le Président actuel s’est cru autorisé, et comme par hasard, lors d’une visite « électorale » à Alger, à faire la déclaration que l’on sait sur les crimes de la colonisation.

            Le courant idéologique et historique en question ne rassemble évidemment pas l’ensemble de la classe des historiens vivants, mais c’est lui qui semble faire le « buzz », selon le mot et les modes du jour.

            Est-ce qu’en définitive, et comparés à ces œuvres, les romans historiques ne font pas preuve d’une plus grande rigueur historique que ces « produits » de la catégorie d’histoire postcoloniale que j’ai critiquée ?

            A la fin de ses nombreux romans historiques sur notre très lointain passé, le XIIème ou le XIIIème siècle, Jean d’Aillon, propose une petite rubrique intitulée «  Le vrai du faux », une rubrique qui pourrait sans doute être nourrie par des chercheurs en histoire dont l’ambition serait de « déconstruire » ce nouveau roman postcolonial, puisqu’il  s’agit de cela.

            Dans son livre « Le lecteur de cadavres » (Le Livre de Poche) dans la Chine du XIIIème siècle, un autre auteur, Antonio Garrido, délivre un message tout à fait intéressant de rigueur en vue d’exploiter les sources de la Chine du XIIIème.

            Reconnaissons que la dernière matière citée ne soutient peut-être pas la comparaison avec celle des images coloniales dont il a été question … et que les romans historiques cités échappent à l’actualité encore vivante de l’époque postcoloniale.

      Le roman historique d’Antonio Garrido s’appuie sur une recherche très fouillée d’archives datant du XIIIème siècle, à la fois sur l’état de la Chine ancienne et sur l’état de la médecine légale de l’époque, avec la lecture du traité de médecine légale en cinq volumes du Chinois Xi Yuan Ji, publié en 1247, un document qui a fait l’objet de nombreuses traductions.

        L’auteur s’intéressait à la médecine légale, et c’est à l’occasion d’un congrès, l’Indian Congress of Forensic Medicine and Technology, à New Delhi, en 2007, qu’il découvrit son sujet à l’occasion d’une conférence.

Est-ce que les auteurs des écrits postcoloniaux critiqués ont fait preuve des mêmes précautions de rigueur méthodologique dans la consultation des sources historiques, le dénombrement des données recueillies, leur interprétation, le discours « scientifique » qu’ils en ont tiré.

            Nombre de leurs exposés, remarques, ou appréciations mériteraient de figurer dans une rubrique « Vrai ou Faux », ou de façon plus précise « Faux ou à Vérifier ».

         Ces livres diffusent une nouvelle propagande postcoloniale autrement plus efficace que celle de la période coloniale, une propagande d’autant plus pernicieuse, ou perverse qu’elle tend à accréditer un discours idéologique pernicieux pour la collectivité nationale.

           Un seul rappel pour terminer, un des propos de l’historienne Lemaire, relatif aux affiches, et à leur effet sur l’inconscient collectif des français :

        « Le discours fut véhiculé par des médias touchant des millions d’individus, permettant de répandre et d’enraciner le mythe d’une colonisation « bienfaisante et bienfaitrice », et surtout légitime, dans l’inconscient collectif. Il suffit pour s’en convaincre d’imaginer combien les français pouvaient être sollicités, interpellés par un article, une émission  radiophonique, une  affiche aux dessins exotiques et aux couleurs chatoyantes, ou encore comment ils pouvaient être marqués par une visite à un stand colonial lors d’une exposition… » « Culture Coloniale – Fixation d’une appartenance (1914-1925)- « Propager ; l’Agence générale des colonies» (p, 137)

        L’inconscient collectif, qu’est-ce à dire ? Combien d’affiches année après année ? Combien de postes de radio par année ? N’oublions pas que nous sommes au mieux en 1925.

       Je n’aurai pas la cruauté de rappeler la sorte de  vrai faux en écriture d’histoire, celui du riz indochinois, que j’ai déjà évoqué, sous le titre « Du riz dans  les assiettes, de l’Empire dans les esprits ». (CI,p,82)

       En résumé, il s’agit d’une manipulation des sources consultées, d’une manipulation des interprétations proposées comme des sentences historiques, c’est-à-dire d’un travail de désinformation historique  frappée du coin de diplômes universitaires.

        Je rappelle 1) que le contenu des travaux du Colloque savant de janvier 1993 ne conduisaient pas aux conclusions tirées par ces chercheurs,

          2) que le contenu du livre Images et Colonies ne conduisait pas non plus aux conclusions tirées par les mêmes chercheurs, outre le fait qu’il soulevait déjà en tant que telle, la question capitale de sa représentativité comme échantillon de situations coloniales très variables, de même que celle de ses effets supposés sur la culture coloniale des Français et des Françaises, non évalués,

      3) que le contenu des livres successifs publiés par cette équipe de chercheurs exprime un discours évident et tonitruant de propagande postcoloniale, fondé sur des analyses historiques très fragiles.

        Peut-être conviendrait-il de regretter qu’une telle recherche aboutisse à ce gâchis de sources historiques relatives à un passé colonial qui méritait plus de sérieux et d’objectivité.

        Dans l’ambiance actuelle, encore plus que dans un récent passé, il est évident que ce type de sujet est de nature très sensible, en même temps que d’une extrême complexité, notamment avec l’émergence d’un islam radical, un mouvement de mondialisation sauvage qui se poursuit depuis des dizaines d’années, l’arrivée de flux d’immigration étrangère que la France n’a jamais connus dans son passé, qu’il contribue à l’enrichissement d’un terreau favorable à toutes les subversions imaginables.

          Dans un tel contexte, l’écriture d’une histoire scolaire ouverte sur le monde, qui tienne compte du pluralisme démographique, religieux et culturel qui existe aujourd’hui chez nous est un véritable challenge, d’autant plus redoutable à relever sur des territoires où vivent des Français et des Françaises d’origine immigrée, quand l’on sait que leurs peuples d’origine africaine constituent encore un patchwork religieux et culturel inextricable.

Jean Pierre Renaud   –  Tous droits réservés