Madagascar, 1937, la mort tragique du grand poète malgache Rabearivelo, ou Madagascar n’était pas la France!

« Eclats de vie coloniale : Madagascar »

En 1937, Madagascar n’était pas la France !

Non plus d’ailleurs que la société coloniale de l’époque !

1937 : mort tragique du grand poète malgache Rabearivelo

 Echec de la colonisation française !

            Robert Boudry a publié en 1958 aux Editions Présence Africaine, un petit livre intitulé « Jean-Joseph Rabearivelo et la mort », livre préfacé par Jean Amrouche.

            L’auteur avait eu accès aux milliers de pages des « Calepins Bleus », noircis par le poète.

            L’auteur avait fait carrière au Contrôle financier de Madagascar et fait partie de la petite minorité de Français de métropole qui avaient partagé les aspirations intellectuelles et civiques de la jeune élite malgache, faites d’un goût de la liberté et de l’indépendance.

            C’était donc en ami du poète que l’auteur évoquait sa mémoire. Il lui rendait un vibrant hommage, mais en situant sa vie tragique dans le contexte historique et colonial de l’époque, dans la capitale de Tananarive.

Et cette évocation est particulièrement intéressante parce qu’elle décrit la problématique des rapports entre la puissance coloniale et les « indigènes », c’est-à-dire les Malgaches, et plus précisément des relations entre la société coloniale et les Malgaches.

Car pour un lecteur des récits historiques de cette époque, il existait bien un phénomène de « société coloniale », dont le comportement différait singulièrement de la société française de métropole.

Jean Amrouche décrivait le  poète dans la préface de ce livre :

 « Jean-Joseph est moins exemplaire par ses réussites, fragmentaires et contestables, que par ses erreurs. Il n’était pas taillé pour la victoire, mais pour la défaite. Sa vitalité, son ardeur spasmodique et déréglée marquent sa profonde faiblesse, celle d’une conscience et d’une âme déroutée.

Il enfle la voix par désespoir, se voit grand homme, lui qui est petit comme Napoléon, et s’exalte jusqu’à se proclamer dieu pour lui-même : mesure démesurée de son incurable humiliation.

Tout recours efficace lui est interdit. Ni la voie française, ni la voix malgache dans les deux directions des ancêtres fabuleux et vers l’aval révolutionnaire, ne peuvent accueillir et porter ses pas d’homme sur un sol ferme.

Alors Jean-Joseph bascule sur sa couche, et nous tourne à jamais le dos. »

Le poète s’est en effet suicidé le 22 juin 1937 : il avait à peine trente-six ans.. Il laissait une veuve et cinq enfants.

Et comme le soulignait Jean Amrouche, voie française ou voie malgache, l’une ou l’autre, lui étaient définitivement fermées, et c’est à partir de ce constat que Robert Boudry propose sa biographie du poète, déplore ce « drame colonial », un « suicide d’intellectuel imputable au colonialisme »

« On touche ici au drame qui n’est pas seulement celui d’un individu mais d’un peuple. La culture occidentale, la soumission aux colonisateurs conduisent le poète à une impasse. Ceux qui font miroiter à ses yeux sa libération de sa condition de Malgache par la culture lui ferment en même temps toutes les portes et le relèguent dans une situation misérable. ..

Son sacrifice prend ainsi une valeur symbolique. Il signifie la révolte de l’intellectuel précurseur contre le destin qui lui est fait, à lui, homme de couleur et colonisé par le conquérant, et celle de n’importe quel colonisé qui se reconnait en lui. Il signifie aussi la protestation du peuple malgache et celle de tous les peuples colonisés contre le régime auquel ils sont soumis. » (page 83)

Je ne vais pas évoquer les talents du poète, car j’en serais mauvais juge, alors que et d’autres lecteurs, des amateurs de poésie et des critiques, en ont loué le génie.

A lire Boudry, il semble que l‘on soit en présence d’un monstre sacré de la poésie, à l’image de Gérard de Nerval ou de Baudelaire.

L’homme n’était pas un petit saint, c’est le moins que l’on puisse dire, sans avoir la possibilité de discerner dans sa vie de patachon, d’opiomane, et d’alcoolique, ce qu’il convenait d’attribuer à son drame personnel de poète et de malgache humilié ou à ses penchants personnels.

Son ami Boudry écrivait :  

« Enfant particulièrement précoce sous ce climat tropical, les récits de ses bonnes fortunes et de ses orgies, tiennent une grande place dans son Journal. Il passe des nuits à boire du vin rouge et du rhum – il ne peut pas se payer mieux – et il rentre ivre chez lui. Il se sent ainsi plus près des conquérants, ce qui n’est guère flatteur pour ceux-ci. Un jour de 1933, il note :

« Ai joué comme un forcené jusqu’au matin. Ai bu comme le sable la mer. A minuit, tout ce que j’avais sur moi était brûlé après une apparence éphémère de chance… rentré aussitôt pour prendre tout ce que nous avions, ma femme et moi, d’argent liquide… J’ai tout perdu encore et ce sont des Chinois et des Indiens qui m’ont eu… Rentré seulement à 4 h 15, rond et saoul comme la lune… » (page 49)

Le poète Rabearivelo souffrait tout à la fois de ne pas voir ses talents de poète et d’homme de lettres reconnus par les conquérants, mais tout autant des conditions humiliantes dans laquelle l’administration coloniale tenait les Malgaches, outre le fait que les mœurs de la société coloniale étaient tout à fait détestables.

Humiliation d’autant plus sensible qu’il appartenait à la caste andriana (noble) de Zanadralambo, et que l’administration coloniale le traitait comme un indigène.

 En dépit de ses talents reconnus, elle refusait de lui faire une place dans l’administration. A l’occasion de l’exposition coloniale de 1937, à la préparation de laquelle il avait collaboré, le gouverneur Cayla n’avait pas cru bon de le convier à faire le voyage de Paris, son souhait le plus cher.

L’auteur cite une anecdote qui en dit long, très ou trop long, sur la mentalité de la société coloniale :

« Je me rappelle à ce propos qu’un jour l’autorité militaire avait convié les personnalités de Tananarive à la distribution des prix offerts aux enfants de troupe malgaches. Quelles ne furent pas la stupeur et la gêne des assistants d’entendre appeler sur l’estrade, non pas Rakoute ou Ranaive, mais des numéros martricules, sans état civil, ni personnalité. » (page82)

L’auteur écrivait : « Sa culture, son érudition mêmes sont considérables et il en conçoit un orgueil légitime, quand il se compare aux Malgaches et aux Européens qui l’entourent. Il s’intitule « un lettré de couleur fou de langue française et brûlant de garder sa personnalité…

Il réalise cette gageure de faire à Madagascar le métier d’homme de lettres se tenant au courant de toute l’actualité française » (page 46)

Et de publier ses poèmes dans des revues françaises, et de nouer des relations épistolaires avec des écrivains ou poètes français, notamment son ami Fagus, poète aujourd’hui peu connu.

« Il se heurte à tout instant à une contradiction vitale qu’il ne peut résoudre parce que cette société, par sa structure même, ne lui permet pas de le faire. Sa solitude, c’est le champ de bataille qui se livre en lui.

En dépit de sa culture occidentale, Rabearivelo demeure profondément malgache et il souffre de voir la culture de son peuple méprisée. Constamment son atavisme se rebelle et ranime le conflit. Plus il avancera en âge, et plus cet atavisme l’emportera sur sa formation française, d’autant plus d’ailleurs que la société européenne demeure fermée à une véritable assimilation. » (page 58)

Et quelle société européenne ? Une société assez largement dépravée, telle que la décrit l’auteur, et dont l’ancien magistrat de Madagascar, et poète, Camo a brossé de son côté la décadence dans le petit livre intitulé « Madame de la Rombière ».

Boudry écrivait : « Fondée sur l’appât du gain, sur une morale de l’argent facile et sur la supériorité du conquérant, la société européenne est composée d’éléments hétéroclites qui se renouvellent sans cesse et ne s’appuient sur aucune tradition. Aventuriers par vocation, par le hasard des circonstances ou malgré eux, la plupart des Européens occupent dans la hiérarchie sociale, du fait même de leur transplantation, une situation supérieure à celle que leur conféreraient leurs mérites dans la métropole, tandis que les Malgaches destinés à figurer localement dans les hauts postes sont condamnés à ne remplir que des fonctions subalternes ». (page 24)

Et pour illustrer cette situation, seulement mille deux cents Malgaches jouissaient alors de la citoyenneté française sur une population de quatre millions d’habitants !

            Grand poète, poète incompris et méprisé par la société coloniale, mais au moins autant poète en permanence habité par l’image de la mort.

            Incontestablement, il s’est complu à évoquer la mort, sa mort, et celle de son ami Fagus, très tôt convaincu qu’il était destiné à connaitre une mort violente, trouvant souvent l’inspiration dans l’évocation de la mort.

            Rabearivelo inscrivait souvent sa poésie dans un des versets de Musset :  « Les chants désespérés sont chants les plus beaux », et sa propre mort :

            « Avec l’idée – oh ! sans trembler – qu’un jour ma chair

            et mon front

            et mes os pourriront

            en ton sein, au mieux

            des restes innombrables

            et méconnaissables

            de mes aïeux »

            Car la culture malgache accorde une place capitale au culte des ancêtres !

Et pour terminer le bref commentaire de ce petit livre, indiquons que le poète Rabearivelo eut l’occasion, avant sa mort, de collaborer à une revue à laquelle collaborait également Jacques Rabemananjara. Ce dernier eut la chance de partir en France, et donc de ne pas périr étouffé dans cette ambiance mortifère de l’époque, le Rabemananjara, futur député du RDM, accusé d’avoir comploté contre la France, lors de l’insurrection malgache de 1947.

Le même Robert Boudry vint au procès pour témoigner en faveur des trois députés accusés et condamnés par la « justice » française  de la grande île.

Et pour raccorder la destinée du poète Rabearivelo, dans le contexte colonial de l’époque, avec l’actuelle situation de son pays, comment ne pas y voir certaines similitudes troublantes ?

Jean Pierre Renaud

Guerres d’Afrique, 130 ans de guerres coloniales? Le livre de Vincent Joly, lecture critique

Guerres et guerres ? Guerres coloniales ?

« Guerres d’Afrique

130 ans de guerres coloniales

L’expérience française »

Vincent Joly 

Lecture critique

Volet 1

 Avant toute analyse, je serais tenté de dire, sans nécessairement user d’un paradoxe, ni vouloir déstabiliser le lecteur, qu’au cours de ces cent trente années, la France, c’est-à-dire, son peuple, n’a jamais fait de « guerre coloniale » en Afrique, sauf pendant la guerre d’Algérie, et beaucoup de citoyens de France savent comment elle s’est finie, c’est-à-dire grâce précisément à l’intervention de son peuple, c’est-à-dire le contingent.

            Car, en l’absence d’une armée professionnelle, il en aurait été peut-être, et sûrement, autrement !

            Nous reviendrons sur cette réflexion liminaire paradoxale, car le lecteur aura la possibilité, au terme de notre analyse, notamment celle des troupes coloniales, de mieux en comprendre le sens.

            Mon analyse sera longue, car avant même la lecture de ce livre, le sujet a occupé une partie importante de mon temps, en lectures, recherches de sources, consultations d’archives, et réflexions.

            Nous reviendrons tout d’abord sur le contenu général de ce livre, puis nous aborderons les questions de fond que pose l’ouvrage, et enfin les ambiguïtés, peut-être inévitables, que recèle un tel travail.

Un éclairage historique récapitulatif et comparatif utile, mais ambitieux

            L’auteur avait l’ambition de brosser les caractéristiques de l’évolution historique des guerres coloniales en Afrique entre 1830 et 1960et son pari est en gros réussi, même si ce travail important d’historiographie soulève encore beaucoup de questions, dont les deux premières portent sans doute, d’une part, sur la nature de son fil conducteur, et d’autre part, sur son articulation historique.

            Une des particularités de cet ouvrage est sans doute liée en effet au traitement de l’information historique beaucoup plus par le biais de concepts, guerres et violences, expériences, pratique de la guerre coloniale, l’outil, la paix française, les résistances africaines, l’usage métropolitain de la guerre coloniale avant 1914, la pacification, le maintien de l’ordre, la guerre psychologique, que par celui de la chronologie historique des guerres coloniales dont les caractéristiques furent très différentes tout au long de cette période de cent trente années.

            Quoi de commun entre Bugeaud et Leclerc, ou entre Abd el Khader et Ho Chi Minh ?

            Comment procéder à cette analyse de la longue durée, sans minimiser deux ruptures historiques sont souvent ignorées, ou au mieux, minorées, par beaucoup de chercheurs, la première guerre mondiale de 1914-1918 qui a vidé la France du sang de son peuple pour de longues années, et la deuxième guerre mondiale, fruit amer de la première, qui a bouleversé les enjeux de la planète, avec notamment l’arrivée de la guerre froide ?

            Les guerres d’Indochine ou d’Algérie seraient à classer dans la catégorie des guerres coloniales ?

            Cet ouvrage a le mérite d’ouvrir le champ de la connaissance par une analyse comparative des guerres coloniales menées précisément dans la première période des conquêtes par les autres puissances européennes, la Grande Bretagne, l’Allemagne, l’Italie, le Portugal et l’Espagne.

            Un oubli sans doute, celui de la Belgique, car la comparaison avec la France coloniale serait au moins aussi pertinente que celle de la Grande Bretagne !

            Nous reviendrons sur le sujet, car l’auteur ne semble pas avoir tiré tout le parti qu’il était possible de tirer de la comparaison des autres expériences de guerre, car il aurait été intéressant de comparer les types de conquête coloniale des différentes puissances, entre par exemple la guerre anglaise contre les Ashantis, en 1874, et celle des Français contre le roi Béhanzin en 1894, la conquête française du Congo comparée à la belge, ou encore les grandes différences qui existaient dans les configurations militaires du véritable outil de la conquête coloniale que fut la « colonne », entre la méthode française, le plus souvent artisanale, et la méthode anglaise beaucoup plus lourde, industrielle.

 Comme l’auteur l’a d’ailleurs indiqué, le colonel Péroz a écrit des choses intéressantes sur le sujet, lourdeur des colonnes, côté anglais, et légèreté, côté français, pour ne pas dire économie « forcée » des moyens.

            N’aurait-il pas été intéressant de comparer des guerres comparables, notamment celles menées sous la forme de grandes expéditions militaires à la fin du 19ème siècle et

au début du suivant, de type industriel, telles que celles citées dans l’ouvrage, les italiennes, les anglaises de l’Afrique du Sud, et les françaises de la même époque, au Tonkin et à Madagascar, très différentes des petites expéditions, le plus souvent à court de moyens, qui partirent à la conquête de l’Afrique occidentale ou centrale, en ce qui concerne la France ?

            Car le découpage conceptuel qui est retenu par l’ouvrage tend à juxtaposer, plus qu’à comparer expériences ou guerres coloniales.

            Observations intéressantes sur la position de l’Islam dans les conflits décrits, mais surtout sur les « résistances » au conquérant.

Pour avoir beaucoup analysé les opérations de conquête française de l’Afrique occidentale (1), je partage l’opinion de l’auteur sur la nature des résistances africaines de l’époque :

« Les nécessités de l’unification nationale ont poussé les dirigeants des pays nouvellement indépendants, y compris ceux qui n’avaient pas connu la lutte armée pour se libérer, à forger des mythologies résistancialistes souvent autour de grands personnages comme Samori en Afrique de l’Ouest. » ( page 134)

Plus novatrices,  pour certains lecteurs, sont sans doute les pages consacrées aux révoltes importantes qui ont eu lieu pendant la première guerre mondiale dans l’Afrique de l’Ouest, notamment  dans le Bélédougou, le pays Mossi, dans le nord du Dahomey, en pays Touareg, révoltes motivées principalement par le refus du recrutement.

Ces révoltes montraient bien les limites de la fameuse pacification, ou de la nouvelle « paix française ».

Au Tonkin, la révolte de Yen Bay, en 1931, en fut un autre signal significatif. 

Dérangeantes par ailleurs pour certains chercheurs, les pages consacrées aux réactions de l’opinion publique sur les conquêtes coloniales !

L’auteur écrit :

«  Fabriquer des héros ?

L’histoire coloniale de la France recèle un étonnant paradoxe. Alors qu’avant 1914, tout le monde s’accorde à dénoncer l’indifférence de l’opinion publique à l’égard de l’expansion d’outre-mer, les événements et les acteurs de cette dernière occupent une place considérable dans la presse, la littérature ou encore les programmes scolaires. Ainsi, ils contribuent à populariser non pas une culture coloniale mais plutôt un impérialisme populaire dont l’armée constitue l’élément central et dont on mesure la vigueur à l’occasion de crises comme celle de Fachoda. » (page 163)

Comment ne pas regretter que l’auteur n’ait pas cru pouvoir citer, dans sa riche historiographie, des travaux qui auraient permis de sortir de la formule banale du « tout le monde » ?

Et pour la suite, mon opinion est plutôt réservée sur le concept « impérialisme populaire », car je maintiens qu’à l’heure actuelle, aucune démonstration statistique sérieuse ne vient accréditer à la fois l’importance des vecteurs de « culture coloniale », ou ici, comme proposé par l’auteur, d’«impérialisme populaire », et encore moins de leurs effets sur l’opinion publique.

La première appréciation historique aurait été d’autant plus intéressante qu’à la page 168, l’auteur cite une source d’évaluation du « fait colonial », plutôt significative, celle d’une enquête faite par le capitaine Roland, entre 1903 et 1907, sur les conscrits : 8% d’entre eux ignoraient ce que fut la mission Marchand, et 15 % seulement d’entre eux avaient entendu parler de l’amiral Courbet.

Pour avoir effectué un certain nombre de recherches sur la presse de ces époques, et pour avoir évalué, à partir de leurs sources, le discours que tient un petit groupe de chercheurs sur une culture coloniale ou impériale qui aurait imprégné les Français et laissé des traces dans leur « inconscient collectif », je confirmerais volontiers qu’ils n’ont jamais été vraiment concernés par la fameuse expansion coloniale, que ce soit avant 1914, ou après 1918.

J’ai en effet analysé (2), vecteur par vecteur, ceux cités par ce petit groupe de chercheurs, la presse, les livres scolaires, les affiches, le cinéma, les expositions, et la propagande coloniale elle-même, en concluant à une démonstration statistique et historique notoirement insuffisante.

Volet 2 de la lecture la semaine prochaine

(1)          Le vent des mots, le vent des maux, le vent du large  – Le rôle de la communication et des communications dans les conquêtes coloniales (AOF-Tonkin- Madagascar-Fachoda- 1870-1900)

2006–Editions JPR

(2)          Supercherie coloniale- 2008- Mémoires d’Hommes

1895-1896: un épisode tragique de la conquête de Madagascar, Gallieni fait fusiller le ministre de l’Intérieur- 2° partie

Retour historique sur un épisode tragique de la conquête de Madagascar (1895-1896)

A Madagascar, le 15 octobre 1896, le général Gallieni, nouveau proconsul de la France, fait fusiller le ministre de l’Intérieur de Madagascar

Deuxième partie du commentaire

Première partie sur le blog du   15 avril 2011

Le portrait du Prince de la Paix

« Il s’appelait Rainandriamampandry. On pourrait écrire avec traits d’union. Rain – Andria – Mampandry : parce que conformément à l’usage de la langue malgache, qui est, comme disent les philologues, agglutinante, ce nom propre est un conglomérat de mots empruntés à la langue usuelle. Il a donc un sens ;  Rain est un préfixe honorifique de courtoisie ; Andriamampandry signifie Prince de la Paix. Celui qui le portait était en effet un grand seigneur, tout à fait au sommet de la hiérarchie politique et administrative, « seizième honneur », pour adopter la tradition courante, non sans quelque regret… »

L’auteur a donc retenu, par commodité, la traduction de ce nom pour évoquer le personnage, et expliquait :

« Cette liberté qu’on se trouve amené à prendre avec un nom propre doit se concilier avec le plus grand respect pour l’homme qui l’a porté honorablement toute sa vie et dans sa mort violente. Prince de la paix a certainement laissé à Tananarivo des descendants qui ne peuvent pas manquer d’être légitimement fiers de lui, et dont on serait désolé de froisser la piété filiale. 

Si l’un d’eux fait jamais à ces quelques pages, l’honneur de les lire, il ne méconnaîtra pas, j’espère, qu’elles sont imprégnées au fond de sympathie déférente.» (page 69)

L’auteur proposait donc de tenter de comprendre ce haut personnage à partir de ses mémoires qu’il a eu la chance de pouvoir consulter.

Il introduisait donc le sujet en écrivant : « C’est Prince de la Paix qu’il s’agit de comprendre et il a été fusillé en 1896. »

L’auteur notait que le Prince de la Paix fut un écrivain en même temps qu’un homme politique, car il noircit donc beaucoup de livres, « le produit de ses veilles » :

« Quand on a parcouru ces gros livres, ils ouvrent un jour curieux sur l’âme d’un Malgache, élève des missionnaires, à la fin du XIX° siècle. »

« Son père était un haut fonctionnaire, à l’enterrement duquel on a tué un nombre incalculable de bœufs ; le corps était enveloppé de 60 suaires de soie, et 5.000 Francs en piastres ont été déposés dans le tombeau. »

L’auteur racontait donc :

« Moi aussi j’ai touché aux « grandes affaires », comme on disait au XVIIème siècle…J’ai été témoin de ce drame ; j’ai même appartenu, par la situation administrative que j’occupais alors, à cette catégorie de témoins que l’illusion d’une responsabilité oblige à nommer acteurs.

Chez un homme qui a passé le reste de sa vie sur la tour d’ivoire, dans une mémoire encombrée d’érudition livresque, cet épisode a laissé un lot de souvenirs incongrus qui font un contraste ridicule avec le reste…

Avouer que je fus, dans des circonstances graves, un administrateur d’une ineptie amusante, c’est risquer, il est vrai, d’atteindre indirectement celui qui m’a désigné pour ces hautes fonctions, mais celui-là, bien entendu et comme d’habitude j’imagine, c’est le hasard qui est au-dessus de tout discrédit….

Cela se passait dans le courant de 1896, si je ne me trompe, pendant l’insurrection qui suivit la conquête. Elle amena un changement de gouverneur, à M.Laroche succéda le général Gallieni, et le proconsulat militaire fut inauguré par la condamnation à mort et l’exécution du ministre malgache de l’intérieur et d’un prince de la famille royale. Cette exécution fit quelque bruit à l’époque et alimenta des polémiques de presse, aux uns elle parut un crime militaire monstrueux et inutile ; aux autres un geste énergique, équitable et bienfaisant. Naturellement tout fut oublié en quinze jours, on ne peut pas imaginer que ce détail d’histoire coloniale ait retenu plus longtemps l’attention publique.

Le prince malgache exécuté, qui se nommait Ratsimamanga, et qui n’était rien moins qu’oncle de la reine, m’était à peine connu, il avait chez les Malgaches une très mauvaise réputation, justifiée par ses mangeries, il n’avait pas beaucoup de tête et pas beaucoup de cœur…

La victime de premier plan fut certainement le ministre de l’intérieur, Prince de la Paix.

J’étais moi-même directeur des affaires indigènes par intérim, le ministre de l’intérieur malgache de l’intérieur était mon collaborateur ; dans les six mois qui ont précédé sa mort, je l’ai vu au bureau tous les jours matin et soir, je lui ai serré la main très régulièrement quatre fois par jour, et j’ai eu souvent avec lui de longues conversations amicales. La veille de son exécution, je faisais fonction d’interprète au conseil de guerre. En cette qualité, j’ai dû lui traduire la sentence de mort ; la salle du conseil était toute petite, on se touchait, je lui communiquai son arrêt comme on cause, les yeux dans les yeux, à trente centimètres de sa figure extrêmement connue. Je n’y ai vu aucune trace d’émotion, sauf trois petites gouttes de sueur qui perlèrent brusquement sur son front, et il répondit simplement « oui, oui » avec sa petite voix douce habituelle…

Je n’ai pas la prétention d’avoir compris Prince de la Paix au moment même de nos relations quotidiennes… Ainsi est-il advenu que je n’ai pas vu l’homme véritable au moment où je l’avais sous les yeux…

Dans cette période dangereuse  de troubles et de réorganisation qui suit immédiatement une conquête coloniale, que ç’ait été précisément moi qui fus chargé, en collaboration avec Prince de la Paix, de diriger la politique intérieure à Madagascar, je crois me souvenir que, dans ce temps-là, ça me paraissait après tout assez naturel. Aujourd’hui, quand je me reporte à ce passé lointain, j’ai bien le sentiment vif d’une disproportion considérable jusqu’au comique ente la tâche et la préparation professionnelle de l’ouvrier…

Le ministère malgache de l’Intérieur, au contrôle duquel j’étais préposé, fut installé dans le Palais « Au-dessus des désirs » (Tsy-azom-paniry). Ce n’était pas un édifice somptueux, mais il se dressait dans l’enceinte sacrée des palais, tout au sommet du roc de Tananarivo. On y avait à ses pieds presque toute l’Emyrne, l’immense plaine des rizières, et le cercle lointain des montagnes…

Vers le temps où j’eus le devoir très pénible de traduire à Prince de la Paix, mon collaborateur indigène, sa condamnation à mort, je fus moi-même mis à pied. Je m’imaginais alors que ces deux sentences, d’une sévérité inégale, étaient la punition du même crime, l’impéritie. Je sais aujourd’hui que je me trompais.. »

L’ancien directeur des affaires indigènes par intérim n’apprit la vérité que beaucoup d’années plus tard ! Innocence de sa part ou impéritie, allez savoir !

« Il appert que le palais « Au-dessus des désirs » n’a pas seulement favorisé inconsciemment l’insurrection par sa passivité officielle ; il a consacré beaucoup d’activités officieuses à l’organiser consciemment.

Prince de la Paix, mon collaborateur et ami, signait sa correspondance clandestine du pseudonyme « le Patriote ». Cela se dit en malgache Ra-tia-tanin-drazana, et ce substantif est à lui tout seul une petite phrase compliquée : cela signifie « le monsieur qui aime le pays et ses ancêtres »…

Pour Prince de la Paix, mon collaborateur et ami, l’usage d’un pseudonyme était une mesure de prudence bien naturelle. Mais ce pseudonyme était transparent, car les lettres étaient accompagnées de promotions et de brevets, expédiés en bonne et due forme, d’après les traditions de la chancellerie ; et le caractère officiel de toute la correspondance était donc patent…

J’essaie bien de me défendre contre la précision de ces révélations tardives. Le ministre de l’Intérieur fut exécuté pour connivence avec l’insurrection…

J’admets donc que feu mon collaborateur et ami s’est bien décidément moqué de moi outrageusement, et je lui pardonne de tout cœur…

De tout cela se dégage maintenant une figure toute nouvelle de Prince de la Paix, des détails biographiques épars s’harmonisent pour dresser l’image d’un homme extrêmement respectable…

Pendant la guerre de 1884, il commandait les forces malgaches à la côte Est, et il maintint ses positions de Farafate contre les attaques indécises de l’Amiral Miot…

Parmi tant de fonctionnaires peu estimables, Prince de la Paix avait tout de même la réputation d’avoir été, à tout prendre, probablement le plus honnête. C’est à ce titre qu’il fut nommé par le gouvernement français ministre de l’Intérieur, et au même titre exactement, il était naturel qu’il trahît l’étranger pour son pays…

Dans cet effondrement de l’indépendance malgache, où les dévouements et les énergies ont fait défaut, Prince de la Paix est le seul homme qui ait risqué sa vie délibérément.

Ç’aurait été une raison peut-être pour la lui laisser. »

Deux hauts fonctionnaires intervinrent auprès de Gallieni pour lui conseiller la clémence :;

« Messieurs, leur aurait répondu le Général, je vous remercie de votre conseil, mais je n’ai pas l’intention de le suivre »,

 mais, «  Plus tard, lorsqu’il connut le pays, il lui serait arrivé de dire à son Directeur des Finances et à son Directeur des Domaines :

« C’est vous qui aviez raison, Messieurs, j’ai regretté de ne pas vous avoir écoutés. »

« Avec un peu plus de chance le vieux Prince de la Paix aurait donc pu sortir vivant de l’épreuve redoutable. Il eût passé quelques années qui lui restaient à vivre dans l’apparat de ses dignités. On peut se demander si ces quelques années en valaient la peine. Il est permis de préférer pour lui la mort violente du héros, dans un moment de la vie de son peuple où l’héroïsme était rare. »

Deux simples commentaires :

Un jugement terrible sur le comportement de l’élite malgache de l’époque de la conquête.

Une décision du général Gallieni qu’il faut analyser et interpréter, alors qu’il ignorait tout de ce pays, qu’il avait été nommé à son nouveau poste dans un contexte d’insurrection, et enfin qu’il a toujours témoigné au cours de sa vie coloniale d’un amour sans doute trop exclusif de la nouvelle République française.

Et à observer le comportement des élites actuelles de ce beau et attachant pays – toujours dans un régime de transition, deux ans après un coup d’Etat -, il est possible de se demander si le premier commentaire n’a pas conservé toute sa valeur.

La France serait d’ailleurs bien inspirée de rappeler son ambassadeur à Madagascar, sauf pour l’auteur ou les auteurs du Coup d’Etat de février 2009, à cesser leurs palinodies et à accepter des élections libres et démocratiques sous le contrôle d’institutions internationales, et cela, dans un délai de quelques  mois !

Jean Pierre Renaud

Les caractères gras sont de ma responsabilité

PS : Le livre « Le vent des mots, le vent des maux, le vent du large » (Jean Pierre Renaud, Editions JPR) propose, entre autres (Soudan, Tonkin, et Fachoda), une analyse du déroulement de l’expédition de Madagascar sous l’angle de la communication technique, politique et militaire entre gouvernement et  chef militaire de l’expédition. En clair, quels ordres étaient donnés ? Comment ? Par qui étaient-ils exécutés ? Question : les généraux n’en faisaient-ils qu’à leur tête, en pratiquant la politique du « fait accompli » ?

1896: Gallieni fait fusiller le ministre de l’Intérieur de Madagascar

Eclats de vie coloniale : Madagascar

Retour historique sur un épisode tragique de la conquête de Madagascar (1895- 1896)

A Madagascar, le 15 octobre 1896, le général Gallieni, nouveau proconsul de la France fait fusiller le ministre de l’Intérieur de Madagascar.

Première partie du commentaire

Pourquoi ?

 La source historique:

« Trois Héros

Le Général Laperrine – Le Père de Foucauld – Prince de la Paix »

Par E.F.Gautier Professeur à l’Université d’Alger »

Le sacrilège colonial ?

La singularité « colonialiste » du professeur Gautier

            Ce petit livre de 139 pages a été publié par les Editions Payot, en 1931, date de la grande Exposition coloniale de 1931, laquelle aurait, d’après certains chercheurs, marqué en profondeur la mentalité des Françaisen confirmant la culture coloniale qui, grâce au « matraquage » de la propagande coloniale, aurait imprégné la mentalité des Français, à un degré tel, qu’ils seraient encore porteurs, « sans le savoir », de « stéréotypes coloniaux », portés par « l’inconscient collectif » cher  à l’historienne Coquery-Vidrovitch. 

            Le petit livre en question a été écrit par un universitaire français, Emile-Félix Gautier, qui s’est illustré par ses recherches sur Madagascar et le Sahara.

            Sorti de l’Ecole Normale, en 1884, il réussit à se faire donner, en 1892, une mission d’exploration géographique à Madagascar. Il y passa trois ans à parcourir à pied  les régions encore inconnues de l’ouest de la grande île.

            En 1895, la conquête de Madagascar mit fin à sa mission, et il se retrouva directeur intérimaire des Affaires indigènes, avant de devenir directeur de l’enseignement entre 1896 et 1899.

            C’est dans ce poste d’intérimaire qu’il côtoya le ministre de l’Intérieur malgache, dont il raconte la destinée tragique.

Son ouvrage est tout à fait singulier, pour sa date de publication déjà évoquée, mais pour deux autres raisons majeures :

–       Il est tout à fait étrange de voir ce ministre fusillé par Gallieni, dont il retient le nom traditionnel « Prince de la Paix », rangé dans la catégorie des Trois héros (pour la moitié de ses pages), alors que les deux autres sont le général Laperrine, mort dans un accident d’avion, en 1917, le conquérant militaire du Sahara, et Charles de Foucauld, ermite à Tamanrasset, assassiné en 1916, quatre-vingt ans avant l’assassinat en Algérie, des moines de Tibihérine. Gallieni fit fusiller le même jour un oncle de la reine, le prince Ratsimamanga.

–       Seul point commun apparent : les trois héros sont morts de mort violente !

–       Le portrait du Prince de la Paix qu’il propose n’est pas du tout négatif, bien au contraire, et c’est sans doute en reconnaissant le courage national de ce haut dignitaire malgache, dans les circonstances difficiles de la conquête de son pays, qu’il ose le ranger aux côtés des deux autres héros. Il lui reconnait l’honneur de son double jeu en présence de l’occupant.

Donc, un  ouvrage tout à fait singulier à plusieurs titres !

Le théâtre historique de la conquête

            Revenons un instant sur l’histoire des relations entre la France et Madagascar avant la conquête coloniale de 1895.

Jusqu’à la révolution technologique du dix-neuvième siècle (vapeur, électricité, télégraphe et câbles, armement, industries, canal de Suez, etc…) les puissances occidentales s’étaient depuis longtemps intéressé aux richesses de l’Orient et de l’Asie, et de grandes compagnies de commerce avaient rivalisé pour y implanter des comptoirs, notamment anglaises et hollandaises.

Mais la révolution technologique en question produisit une révolution dans les relations entre nations, l’Occident disposant alors des moyens nécessaires pour  assurer une domination coloniale sur les pays dits « arriérés ».

Après un bref épisode « heureux », la France avait été éliminée des Indes, mais elle avait continué à entretenir des relations politiques et commerciales sur la route des Indes, notamment dans l’Océan Indien, avec la persistance de la rivalité coloniale historique franco-anglaise.

Les navires français avaient fréquenté les côtes malgaches, tout au long du dix-huitième et du dix-neuvième siècle, et la France s’était implantée définitivement dans l’île de la Réunion, une île de colons, souvent très entreprenants, pour ne pas dire « colonialistes » à l’égard de leur grand voisin malgache.

C’est d’ailleurs à l’occasion d’un passage éclair, quinze jours en tout, d’un colon réunionnais au ministère de la Marine et des Colonies, M.de Mahy, que la France se lança dans les premières opérations de conquête de la grande île, en 1885.

Cette campagne ne fut pas un succès et se solda par un traité boiteux et ambigu entre la monarchie Hova et la République française, traité qui posa en fait les bases du contentieux qui allait servir de prétexte à la France pour intervenir à Madagascar, en 1895.

Le lecteur notera au passage qu’au cours de cette campagne un des rares nobles de la monarchie malgache à s’être brillamment illustré en résistant vaillamment aux troupes françaises, à Farafate,  sur la côte orientale de Tamatave, fut le fameux ministre de l’Intérieur fusillé en 1896, M. Rainandriamampandry, dont l’histoire tragique est ici racontée succinctement.

En 1895, la France s’était donc lancée dans la folle aventure coloniale de la conquête de Madagascar, sous la conduite du général Duchesne, une conquête de plus, une expédition coûteuse pour les épargnants français, mais surtout coûteuse en vies humaines.

L’historien Brunschwig notait que « l’expédition Duchesne fut criminelle », car les pertes, principalement pour cause de maladies, furent considérables, un soldat sur trois, et surtout dans les unités recrutées en métropole : le 200ème de ligne et le 40ème Chasseurs avaient perdu la moitié de leur effectif.

Il était d’ailleurs tout à fait exceptionnel que les gouvernements de la Troisième République fassent appel, pour ces conquêtes, et même partiellement, à des contingents de troupes métropolitaines.

Toujours est-il que Tananarive tomba aux mains des Français le 30 septembre 1895, et que le gouvernement français fit rapidement voter par la Chambre des Députés l’annexion de Madagascar : la monarchie était donc devenue une fiction.

Pour expliquer, mais surtout justifier ce processus, le ministre Hanotaux avait utilisé une formule surprenante « les événements ont marché », formule qui illustrait parfaitement les pratiques coloniales du fait accompli, lesquelles n’étaient pas toujours celles des généraux, comme je l’ai démontré dans le livre « Le vent des mots, le vent des maux, le vent du large ». (1)

Problème pour le nouvel occupant des lieux, la population malgache résistait et l’île s’embrasait. Le général Gallieni remplaça donc l’ancien résident Laroche et reçut la mission de pacifier la nouvelle colonie. Il débarqua à Tananarive le 28 septembre 1896, un peu plus d’un an après la conquête.

C’est dans ce contexte historique que M.Gautier, directeur des affaires indigènes par intérim, travailla aux côtés de celui qu’il baptisa du nom de Prince de la Paix, le ministre de l’Intérieur très éphémère du proconsul Gallieni ou de la reine Ranavalonana III, car il y avait bien une fiction institutionnelle.

La juxtaposition des trois noms, Laperrine, de Foucauld et prince de la Paix est d’autant plus surprenante que le livre a été publié en 1931.

Jean Pierre Renaud

(1)  « Le vent des mots, le vent des maux, le vent du large » Editions JPR 2006

Le rôle de la communication et des communications dans les conquêtes coloniales (1870-1900) »

Le blog  publiera la deuxième partie de cette chronique dans  la semaine du 25 avril 2011

Le Postcolonial ex ante ? Le Tiers Monde de l’équipe Balandier – INED 1956

 Le Post-colonial ex ante?

Le Tiers Monde

Avant-propos

De nos jours, certains chercheurs, des deux rives de la Méditerranée ou de l’Atlantique, feignent d’ignorer les leçons historiques du passé, et donnent la préférence à un passé composé, trop souvent « recomposé », jonglant à travers les époques, les concepts, les histoires d’en haut, d’en bas, ou d’à côté.

On ne peut qu’être méfiant, très méfiant, à l’écart du tout médiatique, et des goûts du jour, aujourd’hui plutôt humanitaristes, avant qu’une nouvelle mode historique ne vienne les chambouler.

Le texte qui suit, est consacré à l’analyse du contenu d’une revue intitulée « Le Tiers Monde », publiée en 1956, portant sur la problématique et la thérapeutique tout à fait bien posée du développement de pays qualifiés au choix, et selon les dates, de sous-développés, d’attardés, aujourd’hui d’émergents.

Le lecteur constatera que les analyses de l’équipe Balandier allaient bien au-delà de celles dont fait état, notamment, Fredrick Cooper.

Le blog publiera trois contributions successives sur ce sujet, dont la première ci-dessous.

Le « Tiers Monde »

Sous-développement et développement

Ouvrage réalisé sous la direction de Georges Balandier

Préface d’Alfred Sauvy

INED – Cahier 27 – 1956

Notes de lecture

Notes 1

            Le blog a publié une série de notes de lecture consacrées à deux livres, “L’orientalisme” d’Edward Said, (sur le blog du 20 octobre 2010) et « Le colonialisme en question » de Frederick Cooper, ouvrages souvent mis en avant pour démontrer toute la vitalité du « postcolonial ».

Comme nous l’avons vu, ce dernier livre cite les travaux de Georges Balandier, en faisant référence à son concept de « situation coloniale ».

Nous avons proposé une lecture historique et stratégique de ce concept, mais l’analyse des thèses de Frederick Cooper, souvent très abstraite, nous a incité à revenir à certains fondamentaux de la connaissance « coloniale » qui existaient déjà dans les années 1950, dans les travaux de l’INED et de Balandier, et notamment dans le Cahier N°27.

La publication de cette revue venait au terme de la période coloniale française, d’un « colonialisme » en déclin, « le jumeau malfaisant des Lumières » d’après Cooper, et il parait donc intéressant d’examiner les réflexions, analyses, et propositions de l’équipe de chercheurs qu’animait Georges Balandier, dans ce contexte encore « colonialiste »..

La revue comprenait 380 pages, avec une préface Sauvy, une introduction Balandier (13 à 21), une première partie consacrée à la « Reconnaissance du problème » (de 23 à 135), une deuxième partie intitulée « Analyse du problème » (135 à 225) , et une troisième partie intitulée » Recherche d’une solution » (225 à 369).

Certaines de ses contributions avaient un contenu très technique, lié à l’évolution de la démographie et de l’investissement, mais nous nous intéresserons d’abord aux trois textes proposés par Balandier, le premier « La mise en rapport des sociétés « différentes » et le problème du sous-développement » (119 à 135), le deuxième « Le contexte socio-culturel et le coût social du progrès » (289 à 305), et le troisième « Brèves remarques pour conclure » ( 369 à 381).

La préface Sauvy – En démographe compétent et convaincu, Sauvy soulignait les problèmes que soulevaient les grandes divergences d’évolution entre la démographie favorisée par le progrès des soins et de la médecine, et le développement économique.

Il se posait une des bonnes questions de base :

« Devant ces risques (destructions, dislocations social, le coût social décrit par Balandier), certains se demandent s’il y a vraiment lieu de rechercher, à toute force, ce développement meurtrier et s’il ne vaudrait pas mieux les choses évoluer, sans rien précipiter. « Des différences de civilisation n’ont-elles pas existé, depuis des milliers d’année, disent-ils ? Or, les dommages n’ont guère résulté que des interventions qui s’exerçaient sur elles. Laissons donc chacun suivre son chemin. » (page 10)

L’introduction Balandier – Balandier soulignait que le Cahier 27 était le fruit d’un travail de recherche interdisciplinaire sur le sous-développement, d’« une œuvre collective », d’«une approche totale ».

Balandier notait que ce type de recherche était difficile, pour au moins deux raisons, le manque de statistiques fiables disponibles et la notion même du sous-développement, qu’on ne pouvait aborder uniquement sous l’angle économique.

Il recommandait de rester sur ses gardes quant à « deux sortes de sollicitations ».

« On envisage les pays économiquement « attardés » plus en fonction des caractéristiques internes que des types de rapports qu’ils entretiennent avec l’extérieur. C’est méconnaître ce sur quoi leurs peuples révoltés insistent le plus : les « effets de domination » subis, le sentiment d’une dépendance économique qui peut rendre illusoire la liberté politique retrouvée….

La seconde tentation est celle qui consiste à envisager toutes les questions en fonction de notre expérience, de notre passé, de nos préférences. Elle implique un jugement de valeur, qui nous est évidemment favorable, et relève de cette tradition d’ethnocentrisme des Occidentaux que les anthropologues (R.Linton) se sont attachés à dénoncer. » (page 16)

« Nous avons choisi d’analyser les problèmes majeurs qui s’imposent à toute réflexion envisageant l’avenir des pays économiquement « attardés ». Les résultats obtenus sont applicables, de manière concrète, à chacun de ces derniers. » (page 17)

Dans la première partie « Reconnaissance du problème », Jacques Mallet brossait « L’arrière-plan historique » du problème examiné.

Il notait dès le départ :

« Mais le phénomène lui-même, la solidarité de fait entre « civilisation » et « barbarie » (pour employer des termes sommaires, mais commodes) a constamment existé. Une esquisse, même rapide, d’histoire économique et sociale, abordée dans cette perspective, peut nous en convaincre : directement ou non, les pays-sous-développés ont joué un rôle dans l’économie mondiale de leur époque ; l’équilibre du monde, à tout moment de l’Histoire, ne peut être compris si l’on néglige leurs rapports avec les régions plus évoluées. Seule la forme de ces rapports a varié, selon le degré d’évolution des deux facteurs et les conditions générales de l’époque considérée. » (page 23)

« Le système colonial »

« Le système colonial, aujourd’hui stigmatisé sous le nom du « colonialisme » a étendu son emprise pendant plus d’un siècle sur un bon tiers du globe. Il s’est assujetti près de 700 millions d’hommes sur une population mondiale de 2 milliards d’habitants). Il n’est donc pas sans intérêt d’en rappeler les caractéristiques et d’en décrire les formes les plus répandues…

La domination de la métropole se manifeste à la fois sur le plan politique et économique…Il convient aussitôt d’ajouter que la colonisation offre des visages très divers, selon les territoires et leur degré d’évolution, selon les tempéraments, les traditions des colonisateurs… Cartésien, légiste et démocrate, le Français est imbu, non de supériorité raciale, mais d’universalisme culturel. La pente naturelle de son esprit l’incline vers une assimilation de l’indigène, sous l’égide d’une administration directe…(page 36) »

L’historien décrivait l’évolution de l’opinion du « public cultivé », les questions qu’il se pose quant à la valeur de sa propre civilisation :

« Les historiens de la colonisation font connaître au public cultivé tout ce qu’il ignorait ou ne voulait pas savoir : les abus de tous ordres qui l’ont accompagnée. Et si les Britanniques restent à peu près imperméables à de telles considérations, si la majorité des Français conservent sur ce point « bonne conscience », une sorte de « complexe de culpabilité » apparaît chez beaucoup d’intellectuels, socialistes ou chrétiens. De la colonisation, ils ne voient plus que la face d’ombre. Le voyage au Congo d’André Gide reflète assez bien cet état d’esprit, nourri des principes mêmes sur lesquels avait prétendu se fonder l’entreprise coloniale. » (page 41)

« Ainsi les Empires demeurent-ils assez solides pour traverser sans trop de mal – en s’entourant de barrières douanières- la grande crise de 1929. Les marchés coloniaux permettent d’atténuer ses effets sur l’économie britannique et française. A la vielle de la guerre, l’esprit « colonial » semble avoir retrouvé toute sa vigueur. C’est alors que le mot Empire se répand dans l’opinion française. Les colonies se serrent autour de leur métropole. On eût dit que rien ne s’était passé depuis 1913.

Les méthodes nouvelles. Mais ce n’était là qu’illusion : les Empires débordés, de toutes parts, sont investis, battus en brèche. (page 43)

«  Une première conclusion s’impose d’ores et déjà : c’est l’universalité du fait colonial et de sa permanence. Celui-ci n’est pas lié à une époque, pas davantage à un système économique. (Lénine l’avait reconnu).

« En fait, remarque M.G.Le Brun Keris, le problème colonial dépasse largement la situation du même nom, il se pose partout où s’affrontent des populations d’âge économique et culturel différent… Si bien que la forme de leur rencontre –colonisation avouée, colonisation occulte, ou même apparente égalité, a moins d’importance que cette rencontre elle-même. Celle-ci partout où elle se produit crée la situation coloniale, fût-ce au détriment de peuples prétendus indépendants. » La crise actuelle de la colonisation n’annonce donc en rien la disparition des « effets de domination » décrits par F.Perroux. Car « la vraie question coloniale », note encore G. Le Brun Kéris, c’est un monde occidental dont le niveau de vie jusque dans ses classes les plus déshéritées est cinq fois supérieur à celui des autres continents. C’est surtout que les peuples défavorisés ont conscience de ce dénivellement. Fait capital : il domine la période contemporaine. » (page 45)

« Il est singulièrement grave de constater que les rapports entre la race blanche et les peuples de couleur recouvrent pratiquement les relations entre pays modernes et pays arriérés. » (page 46)

L’historien citait les propos de M.Bennabi dans son livre « Vocation de l’Islam » : « on ne colonise que ce qui est colonisable : Rome a conquis la Grèce, mais ne l’a pas colonisée, l’Angleterre a conquis l’Irlande, mais ne l’a  pas colonisée. » Page 48)

Commentaire :

–       L’ensemble des citations ci-dessus montre donc que les chercheurs des années 1950 avaient une vision historique du passé colonial qui n’a pas vraiment changé depuis, parce qu’elle était très lucide.

–       En « banalisant » le colonial historique, en le « réduisant » à ses effets séculaires de domination, l’analyse historique mettait le doigt sur le point sensible, celui des relations existant entre peuples différents, à des âges différents, les uns dominants, les autres « subordonnés » : elle s’interrogeait donc à la fois sur le diagnostic qu’il était possible de faire dans les années 1950 sur ces relations entre pays qualifiés de « modernes » et pays qualifiés d’« arriérés », sur la nature du sous-développement et des solutions proposées pour le réduire, pour autant que l’on choisisse la voie du « progrès ».

« La grande tâche du XX° siècle, disait F.Perroux, sera celle de la combinaison pacifique et féconde des inégalités entre groupes humains. » (page 55)

Commentaire :

 L’histoire récente montre que les choses ont bien avancé depuis, en Asie et en Amérique du Sud, mais pas beaucoup en Afrique.

Dans cette première partie, figuraient également un article intitulé « L’approche actuelle du problème du sous-développement » par F.T., un autre signé H.Deschamps, intitulé « Liquidation du colonialisme et nouvelle politique des puissances », et enfin un dernier article dont le titre était « La valeur de la différenciation raciale » de J.Sutter.

Cette dernière contribution mettait naturellement un point final à la fameuse querelle pseudo-scientifique de la supériorité de telle ou telle race qui avait animé depuis trop longtemps déjà,  le monde intellectuel et politique.

A lire ces analyses et à en comparer le contenu avec celui du livre « Le colonialisme en question » de Fréderick Cooper, il est donc possible, et encore plus, de se poser une fois de plus la question de la valeur ajoutée de ce livre.

Les caractères gras sont de notre responsabilité

Jean Pierre Renaud

Libé Le Mag des 29,30 janvier 2011, « Libération » coloniale?

Libé Le Mag, « Libération » coloniale ?

Libé Le Mag des 29,30 janvier 2011

Information, désinformation, intoxication coloniale, et enfin de la vraie propagande coloniale !

« Musées, arrière-boutiques et horreurs

Têtes de nègres, anatomies formolées, écorchés… Un capharnaüm morbide, témoin des expéditions coloniales, s’entasse dans les réserves et embarrasse conservateurs et politiques »

            Avant toute chose, j’ai envie de dire à l’auteur de cette chronique : plût au ciel que vous n’ayez pas eu dans votre ascendance de Bretons ou d’Auvergnats !

Car à lire un extrait tiré d’une des œuvres de l’équipe Blanchard  que, vous, ou Libé, appelez en témoignage en fin de chronique, certains de vos ascendants auraient été victimes des Zoos humains :

            Ces exhibitions ethnographiques : « Elles portent en elles le rapport de domination coloniale, même si celui-ci s’applique également, toujours au travers des exhibitions humaines, aux Bretons ou aux Auvergnats, populations considérées par la France centralisée comme des populations « ethniques » encore à civiliser. » (« Culture Coloniale » pages 58 et 59).

            Oui, les Zoos humains ont existé, mais pas dans les proportions et les effets avancés par ces chercheurs, aux dires d’historiens plus sérieux, et la mise en scène souvent anachronique de leurs images a donné la possibilité à cette équipe de chercheurs de mettre leurs travaux en lumière, de surfer dans les médias souvent à l’affût de croustillant, quel qu’il soit ! Je recommanderais donc à l’auteur de prendre connaissance, entre autres sources, du livre « Les villages noirs », pour avoir une appréciation plus mesurée du phénomène des « zoos ».

            Chronique intéressante au demeurant sur les problèmes redoutables et de toute nature que pose aux responsables des musées la gestion de ces témoins de notre passé, à incidence scientifique, historique, ou anthropologique, beaucoup plus d’ailleurs que coloniale, et de témoins communs, sauf erreur, à la plupart des pays occidentaux.

            Les sujets de contestation de cette chronique portent sur plusieurs points :

            1- Incontestablement, l’analyse se situe dans un cadre colonial : dans le titre, le corps du texte, et les illustrations de bonne BD que propose M.Rabena.

            Deux des quatre pages de la chronique proposent en effet une BD simplifiée du « bain colonial », cher à l’équipe Blanchard.

            Le colonial est un des fils rouges ou noirs, au choix, sinon le seul, de cette chronique.

            2-  N’est-ce pas un peu exagéré, compte tenu des propos de M.Blanchard (page XII, et de ceux de Madame Laure Cadot, sur la même page ?

Mais il est vrai que cette fin de page en caractères noirs ne fait pas partie de la chronique de l’auteur.

            « Combien de dépouilles dans les musées français ? Faute d’étude exhaustive, impossible d’établir un chiffre approximatif.

            « Il y a un vrai problème de définition, estime Pascal Blanchard, historien de la colonisation, codirecteur de l’ouvrage Zoos humains. Si l’on inclut les squelettes, il s’agit de quelques millions de pièces en France. Si on parle des têtes et des corps, momifiés ou non, on parle de dizaines de milliers. »

Mais, juste après ces affirmations formelles, fussent-elles approximatives,  le journal a l’honnêteté de donner la parole à Laure Cadot restauratrice d’objets ethnographiqueslaquelle déclarait que « les reliques coloniales représenteraient une part « extrêmement limitée » des collections. »

Les chiffres communiqués par le Muséum de Paris (même page) portent sur plus de 20 000 individus et une vingtaine de têtes.

On est donc très loin des estimations Blanchard, lesquelles paraissent tout à fait invraisemblables.

A mes yeux, la contribution Blanchard s’inscrit dans la ligne de la thèse défendue dans ses ouvrages, d’après laquelle la France, pendant la période coloniale, aurait été coloniale sans le savoir, « imprégnée » par le colonial dans son inconscient, plongée dans le « bain colonial » de la propagande coloniale.

Le mérite de ce groupe de chercheurs a été de révéler à une certaine opinion publique la richesse des images coloniales, mais il n’a pas encore démontré avec des méthodes d’évaluation statistiques sérieuses le poids des vecteurs d’une culture coloniale supposée et de leurs effets sur l’opinion publique.

Même la présidente de son jury de thèse, Mme Coquery- Vidrovitch a convenu dans une de ses interventions que l’historien en question représentait un nouveau type d’historien, l’«historien entrepreneur », et aux yeux de certains, avant tout un efficace entrepreneur public et privé  d’images coloniales, et un habile propagandiste d’une nouvelle vulgate de l’histoire coloniale.

Cet historien de la colonisation, comme indiqué en bas de la chronique, a fait une thèse d’histoire coloniale intitulée « Nationalisme et Colonialisme, la droite nationaliste française des années 30 à la Révolution Nationale », essentiellement à partir de la presse de droite et d’extrême droite du sud-est de la France portant sur la période 1931-1945.

Il serait donc juste de mettre au défi Monsieur Blanchard de faire connaître aux lecteurs de Libé la méthode de calcul qu’il a utilisée pour avancer des chiffres mêmes approximatifs des squelettes, des têtes et des corps, car ces chiffres paraissent tout à fait invraisemblables, même approximativement.

La propagande coloniale a paradoxalement beaucoup plus de succès de nos jours qu’à la grande époque coloniale, comme je l’ai démontré dans le livre  « Supercherie coloniale » (chapitre VII – La Propagande Coloniale), étant donné qu’elle a trouvé un terrain de choix avec le fonds de commerce des populations d’origine immigrée, la nouvelle mode d’une histoire humanitariste, comme elle fut dans le passé, nationale ou marxiste, l’ignorance de l’opinion publique, et le tout médiatique des images.

Mieux vaut une belle image qu’une démonstration historique !

Et pour qui a quelques lumières sur la propagande coloniale de la Troisième République, même en payant les journaux, ses animateurs avaient en effet  beaucoup de peine à faire publier leurs messages de propagande.

Je suis sûr que, dans le cas d’espèce, et à la différence de ses lointains prédécesseurs,  Monsieur Blanchard n’a eu aucune peine à faire passer sa propagande et le bon dessinateur de BD à voir ses images rémunérées.

En conclusion, et dans de telles conditions de manipulation de l’information, comment parler vraiment et sereinement des squelettes, têtes, et corps qui seraient les « témoins des expéditions coloniales », et qui encombreraient les réserves de nos musées ?

Jean Pierre Renaud

Propagande coloniale? Le Petit Journal Militaire, Maritime et Colonial: année 1906, Algérie, Congo, Cochinchine

Le Petit Journal Militaire, Maritime et Colonial

Le supplément du Petit Journal

Année 1906 numéro 138

Extraits de contenus

(Première chronique sur le blog du 25 octobre 2010)

Rappelons tout d’abord que, dans les années 1900-1910, le Petit Journal était un quotidien qui tirait à plus de 800.000 exemplaires, 835.000 en 1910, mais que le nombre des lecteurs ou abonnés du supplément était évidemment bien inférieur à ce chiffre.

            Rappelons que chaque supplément comprenait quinze pages, dont deux consacrées aux mouvements d’officiers.

            Rappelons également que les thèmes coloniaux représentent moins de 13% des colonnes d’information du total des suppléments de l’année 1906.

Le numéro 138 fait exception puisqu’il consacre près de 30% de son contenu à l’information coloniale.

Trois sujets ont retenu notre attention :

1 – « En Algérie »

Une étude de M.Ismaël Hamet, interprète principal de notre armée, dont le titre est « Nos sujets musulmans sont-ils assimilables »

L’auteur constate :

« Il est presque de dogme aujourd’hui, parmi les personnes qui n’ont pas vécu en Algérie, et même parmi celles qui ont vécu dans notre colonie… que l’indigène algérien n’est pas perfectible, que tel il était au temps de Mahomet, tel il est resté aujourd’hui, à l’aube du vingtième siècle. En un mot qu’il n’est pas assimilable, civilisable, au sens que nous attribuons à ces qualificatifs… »

L’auteur entend démontrer dans cet article que ce n’est pas le cas, et il en appelle donc de ce jugement décourageant. (3 colonnes et demie)

Est donc évoqué, dans cette étude, le dossier de la compatibilité entre la religion musulmane, son statut religieux et familial, et la loi républicaine, dossier très sensible, et toujours d’actualité comme la société française le découvre aujourd’hui chez elle, entre autres, avec le voile, la burqua, ou la polygamie.

 2 – « Au Congo français »

Le supplément évoque l’enquête qu’a effectuée Brazza sur les abus coloniaux dénoncés et constatés au Congo et informe ses lecteurs des instructions données par le ministre des colonies Clementel en vue de mettre fin à ces abus et à la collusion d’intérêts, au mélange des genres constaté entre l’administration coloniale et les sociétés privées, les fameuses compagnies concessionnaires, sources de beaucoup des abus dénoncés. (2 colonnes)

En 1905, Brazza avait été chargé par le gouvernement d’enquêter sur des exactions commises en Oubangui. Son rapport dénonçait tout un ensemble d’abus et de violences. En dépit du refus par la Chambre de publier ce rapport, Félicien Challaye publia le dossier avec le soutien du grand et célèbre écrivain Péguy.

3 – En Cochinchine

« Ce qu’il faut faire en Cochinchinele programme du gouverneur »

« On a enlevé aux notables de villages leurs pouvoirs de police ; on n’a rien mis à la place… Il faudrait pouvoir revenir en arrière. » (3 colonnes)

C’est en Cochinchine que la France prit d’abord pied, au milieu du dix-neuvième siècle, dans la péninsule indochinoise, précisément en Cochinchine, à l’instigation des amiraux, qui mirent le gouvernement de l’époque devant le fait accompli. Le territoire fut alors érigé en colonie.

La France n’avait défini aucune politique indigène, et de fil en aiguille, ses officiers et administrateurs pratiquèrent de plus en plus l’administration directe, au lieu de s’appuyer sur les élites locales qui existaient alors localement, le réseau des mandarins et des lettrés.

Le problème a été récurrent en Indochine où deux écoles de pensée s’affrontèrent en permanence, entre ceux qui proposaient des solutions apparentées au protectorat, dans le respect des pouvoirs traditionnels, l’empereur d’Annam au sommet, et ses lettrés, et celles de l’administration directe, qui fut la solution dominante.

JPR

Humeur Tique: Françafrique « cachée » : Gbagbo et Coquery-Vidrovitch

Humeur Tique : la Françafrique « cachée » : Gbagbo et Coquery-Vidrovitch, ou les « Enjeux politiques de l’histoire coloniale » ou postcoloniale ?

            Les lecteurs du journal le Monde savent qu’ils trouveront toujours une information intéressante au détour d’un article, d’une tribune, ou d’une page.

Et tel fut le cas, avec le « Décryptages Débats.du 28 décembre, page 16, en lisant un article de M.Bouquet, professeur de géographie politique à l’Université Bordeaux III,  intitulé :

« L’université française et ses tyrans

« Gbagbo et ses amis en sont issus»

Avec l’extrait suivant : « La liste est longue, mais on peut faire court. Laurent Gbagbo a soutenu sa thèse de doctorat d’histoire à la Sorbonne avec une grande – et progressiste – historienne française qu’il a d’ailleurs décorée il y a quelques semaines en souvenir de cette collaboration. »

C’était, sauf erreur, à l’occasion du cinquantenaire de l’indépendance de la Côte d’Ivoire, le 7 août dernier, Madame la Professeur émérite fut alors faite Commandeur de l’Ordre ivoirien, diable ! C’est le cas de le dire !

La Françafrique n’est donc pas toujours là où on l’attend, car il est tout de même difficile de dire que M.Gbagbo pouvait être, déjà au mois d’août dernier, un modèle pour la jeune démocratie africaine, alors que le processus de l’élection présidentielle était difficilement engagé.

Il est vrai, et comme nous l’avons dit sur le blog du 3 décembre dernier, que Lang a fait beaucoup mieux, en assistant à un des meetings électoraux de Gbagbo, mais les initiés comprendront mieux le sens du titre cité plus haut d’une des dernières œuvres d’histoire de Mme Coquery-Vidrovitch. Ce livre a fait l’objet d’une lecture critique sur le blog du 28 mars 2010.

La « grande – et progressiste – historienne française » aurait – t- elle trouvé à Abidjan, du  nouveau grain à moudre, en rapport avec notre  «inconscient collectif » (page 168 du livre cité),  une magnifique occasion de briser le « tabou  français » de « la « non-décolonisation » de la société française » (page 166), ou d’avoir enfin une chance historique d’ouvrir une nouvelle page du « postcolonial » à la Françafricaine ?

« Le colonialisme en question » de Frederick Cooper – Conclusion

« Le colonialisme en question »

Frederick Cooper

« Conclusion »

« Colonialisme, histoire, politique »

(page 311 à 325)

            Le discours

            « La manière dont on aborde l’histoire influe sur la manière dont on pense la politique, et la manière dont on fait de la politique affecte la manière dont on pense l’histoire. Tout au long de ce livre, je me suis efforcé d’écrire un récit du colonialisme qui accorde une attention minutieuse aux trajectoires changeantes de l’interaction historique, à l’éventail des possibilités que les gens, à chaque époque, ont pu envisager pour eux-mêmes, et aux contraintes qui ont pesé sur ces possibilités et sur la capacité des gens à les concrétiser. Un tel récit ne fonctionne pas très bien s’il est celui d’une marche vers la « modernité » ou d’une progression de la « globalisation » face à des peuples tentant de défendre leur « identité » contre les forces qui les assaillent. Il ne fonctionne pas très bien non plus s’il retrace une montée continue de l’Etat-nation face à l’empire. Ces types de récits ne tiennent pas compte du contexte dans lequel l’empire a disparu pour laisser un monde d’Etats-nations inégaux devenir finalement la norme, au moment même où d’autres institutions, d’autres actions supranationales pour définir les normes du développement international et des droits humains universels  compromettaient la souveraineté qui en définitive se généralisait.

            La manière dont on décrit le colonialisme influe sur la perception que l’on se fait des politiques qui ont contesté les pouvoirs coloniaux. La fiction d’un Etat colonial manichéen a pu présenter un intérêt, même si elle simplifiait la manière dont s’exerçait l’autorité coloniale et celles dont les populations colonisées tentaient de se sortir de la situation à laquelle elles étaient confrontées. » (page 311)

Questions

            « Un récit du colonialisme » ? Relation historique ou réflexions historiques ? Entre histoire et politique ? « Une attention aux trajectoires changeantes » ? Ont-elles été précisément décrites ?

            Tout à fait d’accord sur les remarques pertinentes relatives aux récits qui simplifient les « marches » de l’histoire, liées à la « modernité » ou à la « globalisation », ou enfin à la montée de l’« Etat-nation face à l’empire ».

            Pourquoi ne pas avoir évoqué les marches de l’histoire illustrées par la domination militaire (le Reich), idéologique (l’URSS) ou économique (la Grande Bretagne et les USA) ?

Les théories économiques de la domination sont, d’ailleurs et peut-être, plus éclairantes sur le contenu du colonialisme, tout au long de l’histoire, les « temps longs » chers aux historiens, que tout discours sur la modernité ou la globalisation.         Domination politique et économique, grâce aux nouvelles technologies d’armement (les armes à tir rapide), de transport (la vapeur) de communications (le télégraphe et le câble), d’industrie (le textile et la sidérurgie), de santé (la quinine), aidée par des capacités d’entreprise qui se sont épanouies dans le contexte des « Lumières », avec une entreprise qui constituait le véritable ressort du capitalisme.

Il serait possible d’ajouter que les mêmes processus de domination, avec des colorations différentes, et des effets également différents, existaient aussi dans l’Afrique de l’ouest. L’auteur évoque, curieusement, à un moment donné, le type d’« externalisation » qu’était l’esclavage africain, mais beaucoup de ses cultures avaient une structure de castes, dont certaines existent encore.

            Que propose donc l’auteur, et dans quel « ancrage historique » ? Son analyse de la problématique syndicale de l’AOF, après 1945 ? Dans un contexte de « colonialisme » politico-bureaucratique, à la française, celui de la « ville impériale » qu’était Dakar, et de ses lignes de chemin de fer « impériales », une capitale fédérale que le géographe Richard-Molard décrivait comme un « capharnaüm », comparée à la ville secondaire du Maroc, qu’était Agadir.

            Le discours

            « Selon moi, l’histoire du colonialisme et les défis qui lui sont posés devraient réserver une large place aux luttes politiques qui transcendèrent les frontières de la géographie, de l’auto-identification ou de la solidarité culturelle, en partie par la mobilisation de réseaux politiques, en partie par la conjoncture, lors de situations critiques, de différentes lignes d’actions politiques. » (page 312)

            « L’empire fut une réalité ordinaire de la vie politique jusqu’en 1955, (au lieu de 1935 dans le livre imprimé) autant que l’esclavage l’avait été au XVIII° siècle » (page 313)

Questions

            « Des luttes politiques qui transcendèrent les frontières » ? Avant 1945 ?

            « Une réalité ordinaire de la vie politique jusqu’en 1955 » ? Après la seconde guerre mondiale, l’ordinaire de la vie politique française était fait de toute autre chose que d’empire. Les citoyens français pansaient alors les blessures de la guerre, attendaient la fin des cartes d’alimentation, et se mobilisaient pour la reconstruction du pays. Les politiques laissaient faire une guerre coloniale, celle d’Indochine, par un corps expéditionnaire de soldats professionnels.

Le discours

            « Les explications des difficultés du présent ne rendent pas toutes compte des trajectoires qui nous y ont conduits. Un type d’explication considère la marginalité des pays pauvres comme une chose naturelle

            Une seconde explication concerne ceux qui voulaient délibérément améliorer le monde : leur projet a échoué pour avoir voulu imposer à des populations diverses une modernité, une universalité et des formes de vie sociale et économique qu’elles ne désiraient pas… Le colonialisme développementaliste s’intensifia dans le contexte de l’après-guerre, les Etats coloniaux ayant alors besoin de réaffirmer leur légitimité… » (page 316)

            « Mais inversons la question. Que pouvons-nous apprendre d’un point de vue historique plus précis, sur la colonisation et la décolonisation ? La réflexion historique sur les situations coloniales aide-t-elle notre réflexion politique sur les difficultés du présent ?

            L’histoire n’apporte pas de réponse à ces questions, et les historiens ne sont pas meilleurs prophètes que d’autres… »

            Et l’auteur d’analyser les « problèmes du présent » :

            «  Premièrement, le fait le plus fondamental auquel nous sommes aujourd’hui confrontés est que nous vivons dans un monde d’interconnexions et d’inégalités…

            Deuxièmement, la longue histoire des mouvements anti-esclavagistes, anticoloniaux et antiapartheid constitue une précieuse référence pour guider nos réflexions sur les problèmes politiques actuels… L’esclavage, la domination coloniale, la suprématie blanche, tout cela dépendait de connexions sur de grandes distances et de concepts idéologiques transocéaniques – du sentiment de normalité et de légitimité qui habitait les planteurs, colons et responsables coloniaux, et de celui des populations européennes, qui considéraient ces arrangements comme des composantes légitimes d’une politique impériale, d’une économie globale et de la civilisation occidentale…(pages 319,320)

            Troisièmement, en mettant l’accent sur les limitations de pouvoir impérial, ce livre invite à réexaminer la rhétorique d’un débat très actuel concernant la politique internationale…

            Les empires réels – britannique et français, autant qu’ottoman et chinois – furent rarement aussi cohérents, et lorsque, comme dans la période de l’après-Seconde Guerre mondiale, ils tentèrent de se rendre plus économiquement progressistes et plus politiquement légitimes, ils ne purent faire face à l’escalade de revendications encouragées par leurs actions, aux tensions qui suivirent leurs interventions économiques et aux coûts élevés de la transformation du système impérial en une véritable unité d’appartenance…

Ni l’argument pro-impérial ni la dénonciation d’une colonialité abstraite n’accordent beaucoup de poids à l’une des caractéristiques les plus centrales de l’histoire des empires : leurs limitations… L’empire capitaliste, en Inde aussi bien qu’en Afrique, ne se révéla finalement pas aussi résolument capitaliste, la bureaucratie aussi résolument bureaucratique, et la création de sujets coloniaux aussi fixée quant au type de sujet qu’elle était censée produire. » (page 322)

« L’intérêt de la réflexion sur les empires ne réside pas dans le fait qu’ils représentent de bons modèles pour l’avenir ou une forme de pouvoir politique dont nous devons craindre le retour. La valeur du récit retraçant l’histoire des empires dépend de la place qu’il accorde aux trajectoires historiques, à l’ouverture et à la fermeture des possibilités, à la transformation des concepts à mesure qu’ils furent appropriés par différentes populations et au lien entre les luttes localement circonscrites et la reconfiguration, à l’échelle mondiale, des perceptions de la normalité et de l’inconcevable…(page 323)

«  L’aspect le plus important de cette phase de notre récit est qu’elle est dynamique : les empires furent défiés de l’intérieur et de l’extérieur, d’en bas et d’en haut, et leur fin ultime refléta la reconfiguration des normes du pouvoir à travers tout un système – et non simplement le revirement d’un Etat particulier. Ce processus ouvrit de multiples débats internationaux sur le développement et les droits sociaux – débats qui ne sont pas encore clos…(page 325)

«  L’étude de l’histoire coloniale est là pour nous rappeler que, dans les systèmes politiques les plus oppressifs, les gens ont trouvé non seulement des niches dans lesquelles se cacher et se débrouiller seuls, mais aussi des leviers pour transformer ces systèmes. »  (page 325)

Questions

Avant de nous attacher au fond de la réflexion de l’auteur, apportons quelques précisions sur plusieurs points de ce discours.

Tirer des leçons de l’histoire du colonialisme pour les temps présents ? Les propositions de l’auteur sont loin d’être claires à ce sujet, et dans quel domaine sommes-nous l’histoire, le postcolonial, ou la politique du présent ?

Il parait difficile de mettre sur le même plan d’analyse l’empire britannique et l’empire français : jamais, sauf erreur, la Grande-Bretagne n’a envisagé d’assimiler ses sujets coloniaux.

Quant à la référence faite à un moment donné à l’Inde, quoi de commun entre les immenses richesses du continent indien, ses voies de communication naturelles, avec celles de l’ouest africain ?

« Empires réels » ? Pourquoi avoir omis les Etats Unis ?

Enfin, le texte cite aussi les « colons », mais leur poids était négligeable en AOF, en 1938, 198 en Côte d’Ivoire, et 260 en Guinée (source Delavignette), et le pourcentage des terres  cultivées par des Européens également.

Les questions de fond

Au terme de cette lecture critique, je ne suis pas certain d’avoir encore bien compris, ni la méthodologie historique proposée par l’auteur, ni le champ intellectuel analysé.

Par ailleurs, je ne suis pas non plus convaincu de la validité scientifique, pour ne pas dire historique, de la démonstration qu’a proposée l’auteur, dans le cas de l’AOF, après la seconde guerre mondiale.

 Si j’ai bien compris l’analyse, il convient de dépasser les lectures historiques fondées sur l’identité, la globalisation, la modernité, et s’attacher beaucoup plus à l’histoire des empires, au fonctionnement des empires, mais il est évident que cette analyse survole un « colonialisme » qui n’est jamais vraiment défini.

Quel était-il ? Oû « sévissait-il » ? A quelle époque ? Avec quelles caractéristiques qualitatives et quantitatives ? Car pour revenir à l’exemple de l’AOF, « l’interconnexion » économique a toujours été marginale dans l’économie française, et les « dispositions » économiques de ce territoire peu favorables à son développement ?

Alors l’auteur appâte le lecteur en indiquant que ce type de phénomène a rencontré des limitations, a entretenu des connexions à grande distance, a connu des trajectoiresouvert des possibilités, ce qu’il appelle des niches et des leviers de transformation.

Mais la lecture du chapitre VII ne suffit pas à apporter la démonstration à la fois de sa théorie et des ouvertures historiques qu’il ouvre sur ces différents thèmes de recherche, effectivement, et potentiellement, prometteurs.

En guise de conclusion d’une très vaste analyse fondée sur une puissante historiographie, sa conclusion porte d’abord sur le présent, c’est-à-dire sur les résultats et enseignements tirés du fonctionnement vrai ou supposé du colonialisme, et le lecteur a le droit de se demander si l’historien, une fois de plus, n’a pas été tenté, en définitive, de revêtir l’habit d’un prophète, contrairement à l’un de ses propos..

Les caractères gras sont de ma responsabilité

« Le colonialisme en question » Mes conclusions. Quelle valeur ajoutée?

« Le colonialisme en question »

« Théorie, connaissance, histoire »

Frederick Cooper

Mes conclusions

Quelle est la valeur ajoutée proposée aux chercheurs ?

S’agit-il du « best of » postcolonial studies?

            Incontestablement un travail important, qu’il est difficile de situer dans l’une ou l’autre des disciplines intellectuelles qui se sont intéressées au « colonialisme », l’histoire des idées ou l’histoire politique, la sociologie ou l’anthropologie…

Une historiographie abondante et puissante que l’auteur met à la disposition des chercheurs, mais dans quel but, et avec quelle valeur ajoutée ?

L’auteur leur conseille, au fil des pages, d’user de beaucoup de précautions, pour tenter de définir le colonialisme et son histoire, à partir de concepts clés tels que « Lumières », identité, globalisation, ou modernité.

Ses préférences le portent incontestablement vers les concepts dialectiques états – empires ou états – nations, mais il est possible de se poser la question de leur pertinence historique en faisant l’impasse du contexte, précisément celui de « l’ancrage temporel » qu’il recommande aux chercheurs de ne pas oublier.

Remarquons au passage que certaines descriptions frôlent l’à peu près idéologique, mais la démonstration méthodologique qu’il propose dans le cas de l’AOF, après la seconde guerre mondialeavec le rôle majeur des grèves des « évolués » n’est pas vraiment « concluante » , comme nous l’avons dit.

Aucune référence marxiste dans ces mouvements ? Seulement une revendication d’égalité sociale et citoyenne avec les citoyens français ? Avec le succès paradoxal d’un colonialisme à bout de souffle ? Hors d’un contexte colonial connu des historiens, des géographes, et des africanistes ?

Une compilation savante de tous les travaux qui se sont penchés sur ce type d’histoire, utile sans doute, mais qui laisse le lecteur sur sa faim, car les réflexions les plus stimulantes en sont restées au stade des promesses : quid, et concrètement, des fameuses connexions et interconnexions, des réseaux, des trajectoires, des limitations ?

Quid de la description précise des trajectoires, des connexions, des réseaux et de leurs effets ? Au stade des idées générales, pas trop de problèmes ! Mais au stade des chemins suivis et des résultats, des chiffres, des évaluations, ce livre ne propose pas de réponse pertinente.

Evoquer l’importance des relations transsahariennes ou transocéaniques, sans proposer aucune évaluation comparative et chronologique créée une frustration intellectuelle, pour ne pas dire historique, évidente.

Et en ce qui concerne le fonctionnement des « limitations », le cas de l’AOF après 1945 ? Et il y avait tellement de « fissures », et dès la conquête !

Et quant au fonctionnement concret du colonialisme, sur le terrain, et pour avoir lu beaucoup de récits coloniaux, il ne rentrait pas dans le système intellectuel et abstrait qui est décrit, c’était le plus souvent, beaucoup plus simple, je dirais presque élémentaire.

A propos du chapitre 7, nous avons proposé des concepts d’analyses stratégiques qui paraissaient mieux décrire ce fonctionnement historique.

Dès l’origine, le processus de la décolonisation était inscrit dans la « situation coloniale », sur le terrain, chez un certain nombre d’officiers et d’administrateurs, et à Paris.

Au sein même de la Chambre des députés, à Paris et non dans l’empire, les « fissures » dont parle l’auteur existaient déjà, de « grosses fissures », et dans l’attitude réservée des Français à l’égard des conquêtes coloniales.

Dans son discours à la Chambre des députés du 31 juillet 1885, après les affaires de Lang Son et du Tonkin, Clemenceau déclarait, en contestant les ambitions coloniales de Jules Ferry et ses justifications :

« Races supérieures ? Races inférieures, c’est bientôt dit… Race inférieure, les Hindous ! Avec cette grande civilisation raffinée qui se perd dans la nuit des temps. Avec cette grande religion bouddhiste qui a quitté l’Inde pour la Chine, avec cette grande effervescence d’art dont nous voyons encore aujourd’hui les magnifiques vestiges ! Race inférieure, les Chinois ! Avec cette civilisation dont les origines sont inconnues et qui parait avoir été poussée tout d’abord jusqu’à ses extrêmes limites. Inférieur Confucius !… » 

   Il n’est pas inutile de rappeler que des historiens aussi sérieux que Brunschwig et Ageron ont conclu l’un et l’autre, dans leurs analyses de périodes historiques différentes, à une certaine indifférence, pour ne pas dire plus, de l’opinion publique à l’égard des colonies.

Après la fameuse grande exposition coloniale de 1931, dont certains chercheurs font le « must » du colonialisme, le maréchal Lyautey, son responsable, et grand  « colonialiste » s’il en fut, reconnaissait qu’elle n’avait pas beaucoup changé le sentiment de l’opinion publique.

C’est un des raisons pour lesquelles, après avoir beaucoup fréquenté notre histoire coloniale, je fais partie de ceux qui considèrent que la France a toujours été beaucoup plus attirée par l’exotisme ou le verbalisme des « Lumières » que par le colonialisme, « frère jumeau » ou non.

Et je serais tenté de dire que les Français manifestent une belle continuité à cet égard si l’on en croit leur intérêt pour les émissions télévisées consacrées au voyage, au dépaysement, à l’exotisme, en dehors de tout « inconscient collectif » cher à Mme Coquery-Vidrovitch.

Je proposerais donc en conclusion de revenir au contenu de la phrase de Sun Tsu que j’ai citée dans mon introduction :

« Le fin du fin, lorsqu’on dispose ses troupes, était de ne pas présenter une forme susceptible d’être définie clairement… »

Mais il s’agissait dans le cas d’espèce de gagner une bataille, bien sûr, et dans le cas de ce livre, de convaincre le lecteur, j’imagine, pour qu’il partage son analyse, après l’avoir impressionné par le jeu des drapeaux et des étendards (identité, globalisation, modernité, empires), et aussi le « bruit des tambours » (un zeste d’idéologie), de la trouver pertinente, et donc de lui proposer enfin « une forme… définie clairement », celle, j’imagine, qu’aurait été l’AOF, après 1945, avec la montée des revendications syndicales.

Je crains fort que cette bataille n’ait pas été gagnée, bien que certains chercheurs, mais pas tous, aient été séduits par ces nouveautés venues de l’Ouest, ces modes intellectuelles qui font flotter drapeaux, bannières, et étendards, dans le sens du vent.

Jean Pierre Renaud, le 2 décembre 2010

Avec mes remerciements à mon vieil ami d’études, M.A. qui m’a donné, en tout cas, je l’espère, et grâce à ses conseils, la possibilité de ne pas trop oublier l’« ancrage temporel » et contextuel indispensable à toute réflexion historique.