Les sociétés coloniales – CAPES et AGREGATION -HISTOIRE

Les sociétés coloniales

CAPES ET AGREGATION HISTOIRE, le sujet !

Les sociétés coloniales : Afrique, Antilles, Asie (1850-1950)

            Beau sujet, vaste sujet, ambitieux et passionnant sujet, mais on ne peut plus difficile à analyser, puis à synthétiser !

            Tout d’abord de quoi s’agit-il ? De quelle société coloniale ? La société d’origine européenne ? La société indigène ? La société coloniale juxtaposée, ségréguée, ou mixée ?

            Des sociétés qu’il est possible de comparer entre elles, quel que soit leur continent, l’origine de leur population européenne, et leur chronologie ? En tenant compte des dynamiques démographiques ou économiques internes ?

            En disposant des instruments nécessaires à l’évaluation statistique de l’ensemble des facteurs de société étudiés, qu’il s’agisse des rapports de force des populations en cause, entre acteurs économiques, notamment dans les sociétés qui ont bénéficié ou souffert d’un développement de type capitaliste ?

            Car, à la lecture de beaucoup de recherches d’histoire coloniale, il manque souvent un travail d’évaluation statistique solide qui les ferait échapper à une histoire de type idéologique.

            Les sociétés en question sont-elles le fruit de l’expansion des religions chrétiennes ou musulmanes, ou de la mise en application de la théorie de Lénine, d’après laquelle l’impérialisme serait « le stade suprême du capitalisme » ?

            Ou tout simplement le résultat de l’esprit d’aventure, de la recherche du lucre, ou quelquefois de la curiosité de certains de ses acteurs ?

            Ou encore le produit d’une émigration blanche, le plus souvent d’origine anglo-saxonne, dans le cas de grandes colonies d’Amérique, du Pacifique, ou d’Afrique, due à des famines ou encouragée par le gouvernement britannique ? Sans minimiser aussi les migrations de type chinois ou indien.

            Ou le résultat de la supériorité technologique de l’Occident à ce moment de son histoire, avec toutes les nouvelles technologies qui ont déferlé sur le monde à partir de la deuxième moitié du dix-neuvième siècle, une explication qui en vaut beaucoup d’autres, et qui s’inscrirait bien dans la philosophie taoïste chinoise du cours des choses ?

            L’énumération de tous ces facteurs montre l’ampleur de la tâche qu’il convient d’assumer lorsqu’on nourrit l’ambition d’analyser les sociétés coloniales de trois continents au moins, pendant un siècle de bouleversements, avec notamment les deux grandes fractures chronologiques de la première et de la deuxième guerre mondiale.

            Et au plus près de chaque cas de figure étudié, car il est difficile d’échapper à la méthode d’analyse par cas, comment évaluer dans une société coloniale, son immobilisme ou son mouvement, le rôle qu’a pu jouer le capitalisme, s’il existait, le pouvoir colonial, ou tout simplement les sociétés indigènes elles-mêmes ?

            Beaucoup de sociétés indigènes furent longtemps des sociétés closes que la colonisation ne fit qu’effleurer, et souvent aussi, le véritable ordre colonial ne fut pas celui des administrateurs coloniaux, mais celui des chefs traditionnels, assistés de leurs lettrés musulmans ou de leurs sorciers.

            Mes réflexions actuelles sur un sujet aussi complexe, mais tout aussi passionnant, me conduisent à penser qu’il est le domaine de toutes les interprétations possibles,  souvent d’ailleurs idéologiques, comme l’ont déjà montré de nombreux travaux historiques faits sur le sujet, car dans l’ambiance du monde actuel, de sa mondialisation rapide, des échanges importants de population, chaque ancienne société coloniale est en quête de proposer son propre « roman national », à l’exemple des nations qui les ont colonisées.

            Il est beaucoup plus facile de brandir des mots qui claquent au vent comme des drapeaux que de s’attacher à examiner, cas par cas, à l’anglaise, chacune des sociétés coloniales.

             Puisqu’il s’agit de la préparation à un concours toujours prestigieux, j’ai eu la curiosité de lire et analyser deux documents publiés sur le sujet,  le commentaire préparatoire du jury d’agrégation (MM Cassan, Carroué, et Badel), et l’introduction Klein-Laux d’un ouvrage intitulé « Les sociétés coloniales à l’âge des Empires. »(1)

            Dans leur cadrage méthodologique, les deux textes accordent une  importance tout à fait justifiée aux analyses Balandier centrées sur « la situation coloniale », un concept qui compliquera inévitablement les travaux d’analyse et de comparaison des sociétés coloniales, quel que soit leur « moment colonial », concept évidemment clé dans toute analyse historique.

            Dans l’introduction citée, les auteurs utilisent à plusieurs reprises (pages 7,10 ou 11) le mot « colons», un mot très ambigu, car dans les colonies françaises, en tout cas, le « colon » a été une denrée plutôt rare : rien à voir par exemple avec les migrations britanniques de colons vers l’Afrique du Sud, la Rhodésie, ou le Kenya par exemple, pour ne pas citer celles de l’Amérique du Nord, de l’Australie, ou de la Nouvelle Zélande.

            De même que  l’appréciation «  la facilité avec laquelle la société coloniale se reproduisit » (page8) parait plutôt optimiste, car des blocs importants de population africaine restèrent imperméables aux influences coloniales jusque dans les années 1950.

            En ce qui concerne l’esclavage domestique, rappelons qu’il ne fut supprimé dans les « royaumes » de « l’indirect rule » de la colonie de Nigeria, qu’en 1940. (H.Grimal De l’Empire britannique au Commonwealth, page 175)

            D’autres concepts d’analyse sont tout à fait pertinents, les notions de « bricolage empirique » ou de « hiérarchies raciales », en n’omettant pas toutefois le fait que dans beaucoup de sociétés africaines, en tout cas, il existait bien déjà une « hiérarchie raciale ».

            Sur le concept de « modernité », il est possible d’être plus hésitant, sauf à lui donner un contenu précis, celui des nouvelles technologies, par exemple, celles de la santé, de l’enseignement, ou des communications, et à cet égard il est difficile de ne pas considérer la date de 1850 comme un peu théorique, car c’est la révolution des technologies des communications, de l’armement, et de la médecine, qui expliquent sans doute le mieux, tout au long du demi-siècle, la naissance des nouvelles sociétés coloniales proposées à l’examen. (voir The Tools of Empire Headrick)

            Le texte de commentaire du jury insiste à juste titre sur « la perspective comparatiste », une perspective difficile à saisir, ainsi que sur le concept clé de Balandier, celui de « situation coloniale », une sorte de mise en garde qui est de nature à éviter des dérapages de type chronologique qui s’accorderaient mal avec  un tel exercice de méthode historique.

            J’aimerais terminer ce petit texte en faisant un sort à une phrase de l’introduction Klein-Laux, à savoir : « Ainsi, par exemple, l’invention de l’ethnie permet au colonisateur de se doter d’une arme de  gestion particulièrement efficace. » (page 11)

            Les auteurs font leur cette thèse à la mode de nos jours, mais il suffit de lire de nombreux récits d’explorateurs, d’officiers, ou d’administrateurs pour admettre, pour ne parler que de l’Afrique noire, qu’il existait une myriade d’ethnies ou de peuples, et tout autant de dialectes.

            L’africaniste Delafosse se trompait donc en identifiant des ethnies par exemple dans la toute nouvelle Côte d’Ivoire ? Dans le nord du Togo, dans les années qui ont précédé son indépendance, la France, pays mandataire de l’ONU, aurait construit de toutes pièces les ethnies qui le peuplaient (Tyokossi, Kokomba, ou Gourma, etc… ?

            Question : pure invention des Blancs, les Bétés ou les Baoulés …? Les Peuhls, les Malinkés, les Bambaras, les Senoufos, ou les Mossi … ? Les Ewé ou les Kabré …? Les Fangs, les Bamilékés, les Pahouins ou les Djingués… ? Les Mérinas, les Tsimihety, les Antandroy, ou les Vezo… ? Les Annamites ou les Thos, les Mans, ou les Nungs… ? Ces dernières ethnies ou peuples font encore l’objet d’un classement dans une catégorie des « minorités ethniques » par le régime communiste du Vietnam.

Et enfin, il suffit de lire dans la plupart des journaux des reportages sur les nombreuses guerres qui ont agité, ou agitent encore, le continent africain, pour rencontrer, au détour d’une phrase ou d’un paragraphe, le mot ou le qualificatif ethnique.

Henri Brunschwig était-il un affreux colonialiste en utilisant l’adjectif « ethnique » en analysant le cas des très nombreux « collaborateurs » des colonisateurs ?

«  L’enquête aurait été décevante si elle ne nous avait conduit, une fois de plus, à une mise en garde pour l’appréciation de ces gens : ils ne sont absolument pas comparables aux « collaborateurs » de la Seconde Guerre mondiale en Europe. Ils n’étaient pas et ne pouvaient pas être qualifiés de « traitres » pour la bonne raison que les sentiments de solidarité raciale ou nationale n’existaient pas au-delà de la vigoureuse conscience ethnique. » (page 155 « Noirs et Blancs dans l’Afrique Noire Française, Flammarion).

Alors faut-il vraiment ergoter sur les mots pour identifier les peuples, les tribus, les sociétés, et peut-être être à la mode ?

Pour terminer, je forme le souhait qu’au terme des travaux de préparation de l’agrégation de l’année 2012-2013, les connaissances aient bien progressé sur le sujet, et peut-être qu’une méthode d’analyse historique de ces sujets difficiles ait pu faire ses preuves.

L’enjeu est en tout cas de belle taille, car les sources disponibles sont à manier avec précaution, d’autant plus grande que de nos jours, l’historiographie coloniale semble prendre quelquefois la place de l’histoire.

Jean Pierre Renaud

(1)    Ultérieurement, nous nous proposons de communiquer nos réflexions sur certaines des communications qui figurent dans ce livre.

Gallieni et Lyautey, ces inconnus! A Tananarive, le 15 octobre 1896, la « main lourde » de Gallieni

Gallieni et Lyautey, ces inconnus !

Eclats de vie coloniale

Morceaux choisis

Madagascar

Présentation générale sur le blog du 24 novembre 2012

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Le   15 octobre 1896, à Tananarive, « la main lourde » de Gallieni

Une clé pour comprendre l’histoire actuelle de Madagascar ?

            Nous avons déjà évoqué sur le blog des 15 avril et 21 avril 2011, cet épisode de la conquête de Madagascar, qui se prête naturellement à toutes les interprétations historiques.

            Pourquoi revenir sur un tel épisode ? Parce qu’il me parait représenter un excellent exemple de l’amateurisme de la politique coloniale de la Troisième République, servi dans le cas d’espèce par un acteur de terrain, le général Gallieni, un des meilleurs officiers de nos aventures coloniales de l’époque.

            Revenir aussi sur ce sujet, parce qu’il n’est pas interdit de s’interroger sur les causes profondes des  crises politiques et institutionnelles successives que connait ce pays, depuis une quarantaine d’années, entre autres peut-être celle de la suppression de la monarchie merina, laquelle a suivi rapidement l’épisode historique rapporté.

            Nous évoquerons brièvement  ce type de problématique des causes dans la conclusion, en précisant que je n’ai jamais nourri de fibre monarchique.

            C’est à partir du livre tout à fait curieux et intéressant du professeur Gautier, intitulé « Les trois héros » que le sujet a déjà été traité.

            Comme nous l’avions indiqué, ce titre mettait sur le même plan, le général Laperrine, le père de Foucauld, et le ministre de l’Intérieur, M Rainadriamanpandry que fit fusiller Gallieni. M.Gautier avait servi un temps au cabinet du Gouverneur général Gallieni où il avait  côtoyé et appris à connaître le ministre de l’Intérieur.

            Il est difficile de ne pas interpréter cette mise en parallèle, sur le même plan de l’évocation historique,  de trois personnages aussi différents dans leur parcours de vie, dont deux d’entre eux s’étaient illustrés au Sahara, comme la reconnaissance posthume d’un des grands seigneurs de la noblesse malgache qui avait eu le courage de résister à la nouvelle puissance coloniale, au prix du sacrifice de sa vie.

            Le professeur Gautier le nommait « Le prince de la paix »

            M.Gautier devint un des spécialistes de la géographie du Sahara.

            Rappelons que le ministre de l’Intérieur, alors gouverneur à Tamatave, s’était opposé avec succès à la première tentative de débarquement sur la côte est en 1885.

            Le général Gallieni eut l’occasion d’expliquer les raisons de cette exécution dans une lettre qu’il adressa à M.Grandidier (1) :

« Tananarive, 25 octobre 1896,

Mon cher Monsieur Grandidier,

Je vous remercie beaucoup de votre aimable lettre. J’ai besoin, pour faire face à ma rude tâche, de l’encouragement de ceux, qui, comme vous connaissent si bien Madagascar et les difficultés de la situation actuelle. Comme je vous le disais précédemment, arrivant dans un pays qui m’était inconnu, au milieu de circonstances des plus critiques, j’ai commencé par être effrayé et par douter réellement que l’on pût tout remettre en place. Aujourd’hui, depuis 20 jours que j’ai pris la direction des affaires et que j’ai commencé à me rendre compte sur place de la situation, j’ai meilleur espoir et je pense que je parviendrai à nous sortir de la mauvaise passe où nous sommes. Mais nous ne pouvons espérer obtenir ce résultat en quelques jours, par suite des grosses fautes commises et de l’anarchie réellement extraordinaire que j’ai trouvée partout ici.

…L’Imerina a été divisée en centres militaires correspondant autant que possible aux districts indigènes ; à la tête de chacun d’eux se trouve un officier supérieur, ayant tous les pouvoirs civils et militaires, secondé par les autorités hovas, placées sous ses ordres. Pour contenir l’insurrection, une première ligne de postes a été établie à 15 kilomètres autour de Tananarive… Cela fait, nos postes se porteront en avant, de manière à élargir la zone pacifiée et à ne mettre une jambe en l’air que lorsque l’autre est bien assise. On arrivera ainsi peu à peu aux limites de l’Imerina . Même programme est adopté pour le Betsileo, avec Fianarantsoa comme centre

            Ce système vaut mieux que celui des colonnes mobiles poussées au loin qui avaient peu d’effet contre un ennemi aussi insaisissable que les Fahavalo. Dès qu’elles rentraient, ceux-ci revenaient sur leurs talons et massacraient les habitants.

En même temps, j’ai demandé au gouvernement malgache qu’il fallait qu’il change son attitude. J’ai conservé la reine, parce que Ranavalonana a sur les populations un réel prestige, que je compte utiliser. Mais j’ai prié le premier ministre de donner sa démission et j’ai traduit devant le conseil de guerre Rainandriampandry, ministre de l’Intérieur, et le prince Ratsimamanga, oncle de la reine, contre lesquels il existait des preuves de culpabilité suffisantes : ils ont été condamnés à mort et fusillés le 15 octobre. De plus, j’ai exilé à Sainte Marie la princesse Ramasindransana, tante de la reine. Les biens de tous ces personnages ont été confisqués. Enfin, tous les officiers, cadets de la reine, ont été envoyés dans les campagnes environnantes avec mission de rappeler les habitants, sous peine d’être rendus responsables, eux et leurs familles, des nouveaux troubles autour de Tananarive…

En dehors de l’Imerina, les instructions aux résidents et officiers sont différentes. Elles se résument en ceci : détruire l’hégémonie hova en constituant avec chaque peuplade un état séparé, administré par un chef nommé par nous et contrôlé par nous…

Telles sont les premières mesures prises et sur lesquelles je n’ai pas le temps de m’étendre plus longtemps. Par exemple, je ne me préoccupe, ni des textes, ni des règlements. Je vais droit au but général : ramener la paix ; franciser l’île et donner le plus grand appui possible à la colonisation française. Si je ne suis pas approuvé, je rentrerai… » (Lettres de Madagascar, page 14 –  Société d’Editions Géographiques, Maritimes et Coloniales – Paris 1928)

            Commentaire :

            Les caractères gras sont de ma main

M.Grandidier (1), naturaliste, après y avoir effectué un long séjour, avait publié un ouvrage scientifique de type encyclopédique sur la grande île. Il était alors considéré comme la principale autorité scientifique pour tout ce qui touchait Madagascar

            Ce texte a le mérite de la clarté : le gouvernement envoie le proconsul Gallieni à Madagascar pour y rétablir l’ordre, sans avoir encore une idée précise sur la destinée coloniale de ce nouveau territoire, et le général met en œuvre la méthode militaire et civile qu’il estime la plus appropriée, sans trop s’embarrasser  d’autres considérations, car c’est au fond ce qu’on lui demande de faire.

Dans cette lettre, il avoue qu’il débarque dans un pays qui lui était inconnu, et c’est toute la problématique de la politique coloniale française qui est ainsi mise en question, car le gouvernement français a pris lui aussi une décision d’expédition sans mieux connaitre ce nouveau pays, et sans avoir encore d’idée précise sur le statut de cette nouvelle conquête.

Le ministre Hanotaux est à la manœuvre, sans avoir en définitive une position claire sur les destinées de Madagascar, nouvelle colonie ou nouveau protectorat ?

Il fit voter par la Chambre des Députés  l’annexion de Madagascar qui devint donc une colonie, laquelle eut, jusqu’à la déposition de la reine Ravalonana, la particularité de faire partie de la République, tout en étant encore une monarchie

Concrètement, et sur le terrain, compte tenu des grandes difficultés de communication entre l’île et la métropole, le proconsul républicain usa pleinement de ces dernières pour déposer la reine.

Les échanges de courrier entre Paris et Tananarive mettaient alors plusieurs semaines, et « Le général Gallieni n’eut d’accès direct au câble de Majunga que le 29 juillet 1897, date à laquelle une ligne télégraphique relia ce port à Tananarive.

Dans le livre « Le vent des mots, le vent des maux, le vent du large » (editionsjpr.com), j’ai longuement analysé cette problématique des communications coloniales, afin de déterminer où se situaient les fameux « faits accomplis »  au cours des conquêtes coloniales du Soudan, du Tonkin, et de Madagascar.

Historiquement, il est possible de dire qu’il aurait été bien préférable de s’appuyer sur la monarchie hova qui disposait déjà, sur la plus grande partie du territoire d’un embryon d’administration, plutôt que de vouloir y substituer une administration directe qui ne disait pas son nom.

Comme nous l’avons vu, pour l’Indochine, le même débat divisait les coloniaux, alors que l’Empire d’Annam disposait d’une administration mandarinale qui n’avait rien à voir avec l’administration hova, c’est vrai, mais en oubliant que le symbole monarchique était au moins aussi fort, sinon plus, à Madagascar qu’en Indochine.

Nous avons d’ailleurs cité sur ce blog un extrait de lettre dans lequel Lyautey prônait le respect des institutions de la monarchie annamite, mais ce dernier n’avait pas la fibre républicaine de Gallieni.

Lyautey prit son commandement, alors que la partie était déjà jouée, et il n’est pas sûr du tout, s’il avait eu son mot à dire,  qu’il ait adopté la ligne Gallieni, mais on ne refait pas l’histoire, sauf dans certains ouvrages à la mode.

La « main lourde »

Dans une lettre datée du 6 février 1899, Gallieni revient sur cette exécution qu’il entérina quelques semaines seulement après son arrivée à Tananarive :

« Mon cher Secrétaire général (1),

…J’examine maintenant les divers points sur lesquels vous avez été assez bon pour appeler mon attention. Certainement, les mesures de bienveillance sont bonnes vis-à-vis des indigènes, mais à la condition formelle qu’elles ne dégénèrent pas en faiblesse. Si mon prédécesseur avait été moins faible vis-à-vis des Hovas, je n’aurais pas eu à prendre les mesures de rigueur, que quelques personnes m’ont reprochées et, surtout, nos troupes n’auraient pas eu à faire cette pénible campagne d’hivernage 1896-1897, qui a fini par rejeter les bandes insurgées en dehors de l’Imerina, mais nous a coûté les pertes les plus sérieuses. Avec les indigènes de nos colonies, que nous ne tenons qu’avec des forces européennes insuffisantes, il faut toujours, sinon être, du moins paraître les plus forts. Le jour où cette conviction n’existe plus dans leur esprit, surtout à Madagascar, où nous avons contre nous tant d’éléments d’opposition, Anglais, Mauriciens, Indiens, Arabes, les habitants se soulèvent, surtout à l’origine de toute nouvelle conquête.

Lors de mon arrivée à Tananarive, en présence de la gravité de la situation, de l’incendie qui se propageait partout, j’ai dû avoir la main lourde. Dès que je me suis senti maître de cette situation, j’ai eu recours à la douceur, à la persuasion, à la bienveillance. J’ai gracié des bandits, des assassins, qui auraient mérité cent fois la mort. Mais je pouvais être faible et je peux l’être encore maintenant parce que les Hovas savent que je sais être ferme, quand il le faut. Le peloton d’exécution ne s’est pas réuni une seule fois à Tananarive, depuis février 1897… » (Lettres de Madagascar, pages 45 et 46) (1) J.Chailley était alors secrétaire général d’un des groupes de pression  coloniaux, l’Union Coloniale)

La justification rétroactive de cette exécution  de la part de Lyautey, à l’occasion de l’évocation de la reddition du chef Rabezavana, objet du prochain chapitre :

« Au bivouac, Antsigimialoha, 100 kilomètres, de la côte Ouest, à hauteur de Maintirano, le 1°août 1898

Bien cher ami (Paul Desjardins)(1),

… Je n’ai pas ici le temps de vous refaire l’histoire détaillée et véridique de de qui qu’il a conté là. Tout ce qui s’est écoulé depuis, tous les papiers trouvés chez les chefs de l’insurrection et, pour ce qui me concerne, les révélations très curieuses que j’ai reçues de Rabezavana et des autres chefs  qui m’ont par la suite fait leur soumission, ont prouvé que le Général ne s’est pas trompé d’adresse, notamment en ce qui concerne Rainandriamanpandry, dont j’ai trouvé la main contre nous.

Bref, c’est du jour de cette exécution que nous tenons l’Emyrne, et elle a certainement épargné des milliers de vies humaines…

Mais je vous rase, mon cher ami, et vraiment le lieu est singulièrement choisi : je suis blotti sous ma tente, dans une gorge sauvage et pittoresque de la chaine du Bemahara, tandis que l’orage est déchaîné et que la pluie et le vent secouent ma « maison » de quelques heures…. » (Lettres du Tonkin et de Madagascar, page 595)-(1) Paul Desjardins, journaliste et homme de lettres, ami de Lyautey

Pas d’autre commentaire ! Sauf quatre, très courts : un, il ne faut jamais oublier que Madagascar couvre une superficie plus grande que celle de la France, deux, qu’il n’existait alors aucune voie de communication entre la côte et les plateaux, et entre les différentes provinces, trois que le général Gallieni était alors coupé de toute communication rapide avec le gouvernement.

Quatre, qu’un ministre des Colonies avait parfaitement résumé ce type de problématique coloniale, à l’occasion d’un débat à la Chambre des Députés, en déclarant : « Les événements ont marché »

Parmi les causes des crises successives que connait Madagascar depuis une quarantaine d’années, il est difficile de ne pas évoquer cette opération chirurgicale qui a privé la grande île de la seule institution, hors les églises , capable de proposer une sorte de mythe unitaire qui répondait bien à la culture du pouvoir et des ancêtres de ses habitants.

Pour ne citer qu’un seul exemple du rayonnement de ce type de monarchie, la célébration annuelle du fandroana, le bain sacré de la reine : une fois sortie de son bain, la foule était aspergée de l’eau « lustrale ».

Parmi les autres causes, la colonisation bien sûr qui n’a pas toujours favorisé un processus institutionnel unitaire, l’ingérence de groupes de pression étrangers ou crypto-étrangers, qu’il s’agisse du gouvernement français ou de groupes d’intérêt réunionnais, indien, ou chinois…, des ingérences permanentes des églises ou de l’armée dans le fonctionnement du pouvoir malgache, et peut-être tout simplement une culture malgache avant tout tournée vers la famille, plus que vers le national, une culture que le clientélisme, c’est-à-dire les gros sous, a gravement polluée.

Jean Pierre Renaud

Gallieni et Lyautey, ces inconnus, à Madagascar (1896-1905)

Information

Dans le courant de l’année 2012, nous avons publié sur ce blog, et sous le titre « Gallieni et Lyautey, ces inconnus – Eclats de vie coloniale – Morceaux choisis », une série d’extraits de lettres de Gallieni et de Lyautey qui concernaient leurs commandements du Tonkin.

Ces extraits ont été choisis en fonction de l’intérêt qu’ils représentent pour la compréhension de cette période coloniale très active, en donnant la parole à ces deux grands acteurs de la conquête et de la pacification du Tonkin.

Au cours des mois qui suivent, nous nous proposons de publier le même type d’extraits de lettres qui concernent Madagascar.

&

Gallieni et Lyautey, ces inconnus

Eclats de vie coloniale

Morceaux choisis

Madagascar 

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Madagascar avec Gallieni (1896-1905) et Lyautey, (1897-1902)

Prologue

Les épisodes relatés par des extraits des lettres de nos deux « colonialistes » se situent au début des opérations de pacification militaire et civile de la grande île. Un pays en pleine insurrection, mais une insurrection multiforme, attisée, sur les plateaux, par la noblesse, en partie alliée à des bandes de fahavalos qui rançonnaient traditionnellement les villages, aussi bien sur les plateaux que sur les côtes.

La monarchie hova avait eu maille à partir, aussi, avec ces bandes pour établir son pouvoir sur toute l’étendue de l’île, et ce dernier, avant l’arrivée des Français, demeurait souvent fragile dans les provinces les plus éloignées.

La Cour de l’Emyrne et les attributs de sa puissance ne soutenaient pas la comparaison, et à beaucoup de points de vue, avec celle de l’Empereur d’Annam, qu’avaient connus les deux officiers.

Nos morceaux choisis sont donc, à beaucoup d’égards, moins pittoresques que ceux du Tonkin, mais les situations historiques n’étaient pas du tout les mêmes.

Bref rappel historique

            Lorsque la première expédition militaire débarqua à Madagascar, en 1885, dans l’Océan Indien, les relations entre les deux pays étaient aussi anciennes que superficielles, et pour de nombreuses raisons : la marine française fréquentait les côtes malgaches depuis longtemps, compte tenu de sa position géographique sur la route des Indes, où la France avait été en rivalité militaire avec les Anglais pour la conquête des Indes, et de la présence française notamment à l’île de la Réunion, anciennement île Bourbon sous la monarchie, et à l’île de France, aujourd’hui île Maurice, cédée aux Anglais en 1814.

            La France disposait aussi, sur la côte est, de quelques comptoirs anciens à Sainte Marie et à Fort Dauphin.

Français et Anglais se disputaient alors le contrôle des deux îles de Madagascar et de Zanzibar, et c’est à la suite d’un accord diplomatique franco-anglais, en 1890, que l’Angleterre laissa à la France les mains libres en échange de Zanzibar.

Il convient de rappeler qu’en 1885, la première expédition coloniale fut décidée par un ministre éphémère de la Marine et des Colonies, – jusqu’en 1893, Marine et Colonies ne faisaient qu’une à l’époque, – M.de Mahy, député de la Réunion.

C’est un aspect plutôt ignoré, à mon avis, de l’histoire coloniale de l’Océan Indien que le rôle de la Réunion dans ce type d’impérialisme régional, que certains historiens ont cru pouvoir qualifier ailleurs, notamment dans le cas de l’Empire des Indes anglais, d’impérialisme secondaire.

En 1885, la France ne disposait pas de beaucoup d’informations sur la grande île, à la fois sur le plan géographique, économique, et politique, et pour bien dire cette expédition fut décidée à l’aveuglette, à l’exemple de beaucoup des expéditions coloniales de la Troisième République.

Lors du débarquement sur la côte de Tamatave, le commandant des troupes malgaches remporta une victoire contre les troupes françaises qui y avaient débarqué, à Farafate.

Pour la petite histoire et la grande aussi, cet officier malgache devint le ministre de l’Intérieur de Gallieni lorsqu’il prit le commandement civil et militaire de la Grande Ile, ministre qu’il fit fusiller pour avoir été l’instigateur secret de l’insurrection qui ravageait alors le pays.

Le blog des 15 et 26 avril 2011 a consacré deux articles à cet épisode.

A la suite de cette première expédition, un traité fut signé, mais dont les clauses étaient tout à fait ambigües ; ce traité, complété par un échange de lettres, ouvrait la porte à toutes les interprétations possibles, et donna à la France les motifs nécessaires pour se lancer dans sa folle expédition militaire de 1895.

Plus de 6 000 morts, plus de 60 millions de francs or dépensés (côté français), pour la conquête d’une île que la France connaissait mal, était dans l’incapacité d’en mesurer les atouts, alors que la population évoluée habitait sur les plateaux, à plus de 1000 mètres d’altitude, et qu’aucune communication moderne ne reliait encore les côtes à leurs plateaux : aucune route et aucun port ! Naturellement pas de chemin de fer ! Le transport des hommes (nobles, riches, ou fonctionnaires) et des marchandises s’effectuait en totalité par porteurs, les fameux « bourjanes ».

Madagascar avait la particularité tout à fait étrange d’avoir une élite évoluée sur les plateaux, les Merinas, presque complètement coupée des mers et du monde extérieur !

Une situation non moins  étrange du côté français alors que le gouvernement français se lançait dans une nouvelle aventure coloniale sans connaître le terrain de sa nouvelle aventure, et alors que la politique officielle, s’il y en avait une, n’avait pas opté entre la solution du protectorat et celle de la colonie !

Dans la série de morceaux choisis sur l’Indochine, le lecteur a pu prendre connaissance des hésitations, pour ne pas dire plus, que cette expédition soulevait  chez Lyautey.

Toujours est-il, qu’une fois la capitale Tananarive investie, et le pouvoir colonial installé, une grave insurrection se développa rapidement dans toute l’île, et notamment sur les plateaux, raison de la nomination de Gallieni en qualité de gouverneur général, avec pour mission de pacifier le pays.

 Il y eut un long « règne », de 1896 à 1905.

Le commandant Lyautey le rejoignit, en 1897, pour exercer des commandements, d’abord au nord de l’île, puis au sud, notamment à Fianarantsoa, au sud de Tananarive, à une distance de 250 kilomètres, et sur les côtes, les chefs-lieux des cercles de Fort Dauphin, à l’est, et de Tuléar, à l’ouest, se trouvant respectivement à une distance de 450 et 350 kilomètres de Fianarantsoa, étant précisé que ces mesures kilométriques modernes n’avaient aucun sens à l’époque considérée, compte tenu de l’absence de routes..

Seront évoqués successivement quelques-uns des épisodes qui ont émaillé les commandements de Gallieni et de Lyautey :

1-    En 1896, avec ses lettres, la « main lourde » de Gallieni, c’est-à-dire l’exécution de deux membres de la noblesse malgache, le ministre de l’Intérieur, et l’oncle de la reine.

2-    En 1897, avec Lyautey, la reddition du grand chef rebelle Rabezavana, ancien gouverneur royal.

3-     En 1898, avec Gallieni et Lyautey, le retour d’exil de la reine sakalave Bibiassy en pays Sakalave.

Et seront ensuite rapportés des extraits de lettres relatifs aux « œuvres » de Gallieni et de Lyautey dans la grande île, à la vie mondaine de cette époque, à la présence des femmes, aux problèmes politiques de Gallieni, et « Au haro » sur la métropole, le cri du cœur de Gallieni et de Lyautey.

Jean Pierre Renaud

Gallieni et Lyautey, ces inconnus – La politique des races de Gallieni au Tonkin (1892- 1894) et à Madagascar (1896-1905)

Gallieni et Lyautey, ces inconnus

Eclats de vie coloniale

Morceaux choisis

9

Au Tonkin (années 1892-1894), et à Madagascar (années 1896-1905), la politique des races de Gallieni

            Au fur et à mesure des années, le mot et le concept ont accusé le poids de la théorie des races inférieures et supérieures, mais à la fin du 19ème siècle, le sens du mot et du concept ne faisaient déjà pas l’unanimité parmi l’élite politique et intellectuelle.

            Pour illustrer cette situation, le Président Jules Ferry, dans le discours qu’il  prononça à la Chambre des Députés, en 1885, pour défendre son expédition du Tonkin, s’inscrivait au rang des défenseurs de cette théorie.

Il y exaltait l’opposition et la hiérarchie qui existait entre ce qu’il appelait les « races supérieures » et les « races inférieures », les premières disposant d’un droit à gouverner les deuxièmes, et à leur apporter la « civilisation ».

Clemenceau fut l’un de ceux qui contesta cette analyse encore largement partagée dans le corps politique, à gauche comme à droite. Ferry était un républicain de gauche.

Les livres scolaires distinguaient alors quatre races, la blanche, la jaune, la noire, et la rouge.

            Le petit livre « Les mots de la colonisation » (Presses Universitaires du Mirail) introduit le sujet en écrivant :

« Concept polémique par sa double inscription naturaliste et politique la race s’oppose clairement, dès le 19ème siècle, à la notion classique de « variété ». Celle-ci reste superficielle et surtout réversible… »

 et plus loin :

«La « psychologie ethnique » s’émancipera ultérieurement pour devenir la science des mentalités collectives sans renier ses premières attaches naturalistes. Le concept a tardivement perdu toute validité scientifique. » (p,99 et 100)

« Le dictionnaire de la colonisation française » (Larousse) propose un commentaire plus détaillé du concept et consacre un long paragraphe à « la politique des races », précisément, l’objet de ces pages.

Tout cela semble bien dépassé et depuis longtemps, mais il n’est pas démontré que Gallieni ou Lyautey, son élève, lorsqu’ils parlaient de politique des races, l’aient fait  dans cette lignée hiérarchique à caractère raciste.

Et afin d’actualiser ce débat d’une autre façon, à la suite de la polémique qui a agité les dernières élections présidentielles, quant à la demande de suppression du mot race dans l’article 1er de notre Constitution, nous proposons en additif, à la fin de ce texte, quelques citations du mot race faites par le grand journaliste Robert Guillain dans son livre « Orient Extrême – Une vie en Asie »

&

Au Tonkin, dans le commandement qu’il exerça dans le deuxième Territoire Militaire à la frontière de Chine, Gallieni énonça ses principes de politique des races, dans le cadre de sa mission de pacification militaire et civile qui lui avait été confiée par le Gouverneur général : donc dans un cadre historique très précis et dans une formulation qui avait sans doute beaucoup à voir avec une tactique ou une stratégie d’efficacité militaire et politique, dans un contexte donné et à un moment historique donné, pour assumer la mission qui lui avait été confiée.

Il n’y a donc rien de mieux que de lui donner la parole pour bien comprendre à la fois ces principes et le contexte historique dans lequel il les appliquait, et rappeler auparavant quelques éléments du contexte historique dans lequel il accomplissait cette mission.

.Les hautes régions du Tonkin étaient troublées en permanence par les exactions de plusieurs bandes de pirates annamites ou chinois qu’il lui fallut détruire, avec la coopération plus ou moins forcée de la Chine, et notamment grâce aux relations de confiance que Gallieni sut nouer avec le maréchal Sou, le commandant militaire de la province du Quang-Si.

Leur coopération étroite a déjà été évoquée sur ce blog.

Mais les hautes régions du Tonkin étaient théoriquement administrées par des mandarins qui représentaient l’Empereur d’Annam, alors qu’elles étaient peuplées de deux peuples de culture différente, les Mongs, et les Thos, peuples qui ne supportaient pas plus les pirates que le mandarinat annamite.

Gallieni, dont les moyens que le gouvernement lui accordait, ont été toujours limités, utilisa donc le levier ethnique que ces deux peuples lui proposaient.

« Suivre une politique de race, tel a été le principe qui m’a constamment guidé dans mes commandements coloniaux et qui, partout, au Soudan comme au Tonkin et à Madagascar, m’a toujours donné les résultats les plus décisifs. Or, quand j’étais arrivé à Lang-Son, je trouvai, dans le 2° territoire militaire des mandarins annamites pour administrer des populations Thôs, Mans ou Nungs, populations montagnardes de race essentiellement différente des Annamites et de mœurs féodales : dans chaque village, dans chaque canton même, c’est une famille, presque toujours la même, qui fournit les chefs, généralement des vieillards, qui détiennent l’autorité réelle et qui servent de conseillers obligés dans toutes les affaires du pays.

On comprend le peu d’action exercée par des mandarins annamites arrivant dans des contrées dont ils ignorent tout, les mœurs et même la langue. Les vieux chefs Thös disparurent ; mais leur influence occulte resta toujours. Et les fonctionnaires annamites qui les avaient remplacés ne pouvaient nous être d’aucune utilité, ainsi que je l’avais démontré à M.de Lanessan ; en ce qui concerne la piraterie notamment, ils ne pouvaient nous renseigner sur les agissements ou mouvements des bandes ; car les habitants leur opposaient une force d’inertie, une hostilité sourde, dont profitaient les pirates.

J’obtins alors du Gouverneur général l’autorisation de renvoyer tous ces fonctionnaires annamites dans leurs lieux d’origine et de revenir au système féodal, qui était la base même de l’organisation de ces régions de montagne. Comme on l’a vu en lisant le récit de la première partie de ma tournée, l’effet fut instantané : les habitants, conduits par leurs chefs naturels, devinrent désormais nos plus zélés collaborateurs dans la chasse aux pirates, surtout après que nous eûmes distribué les fusils nécessaires pour organiser la résistance contre les ennemis séculaires de leur tranquillité. » (GT/p,91)

Il n’est jamais inutile de rappeler que le gouvernement français a toujours spécifié, qu’une fois la conquête de la colonie réalisée, cette dernière ne devait rien coûter à la métropole.

Gallieni le rappelait dans une correspondance datée du 27 avril 1898 :

« Je suis très partisan de ce principe : que les colonies ne doivent rien coûter à la France. Mais, cela n’est pas encore possible à Madagascar… «  (GM/p,31)

En 1901, la Chambre des Députés vota une loi qui consacrait un tel principe budgétaire, et ce ne fut qu’après la deuxième guerre mondiale que ce principe de base fut abandonné, notamment avec la création du FIDES.

Il est évident que l’application d’un tel principe d’autonomie budgétaire des colonies françaises ne pouvait manquer d’avoir de multiples conséquences sur la politique coloniale de la Troisième République.

Quelques citations de Robert Guillain :

En Chine, Pékin, sa  Cité Interdite : « Pour quatre cents millions d’hommes, il fallait un palais impérial dix fois plus grand que nos palais royaux, des enceintes où nous logerions une. Les herbes elles-mêmes qui envahissaient les cours évoquaient pour moi les vastes steppes de l’arrière-Chine, de ce pays qui dans sa muraille était grand comme une Europe, mais petit par rapport à l’immense Asie ? Quelle race, pour construire grand ! Où étais-tu, petit Japon ? » (page 51- 1937-1938)

Au Japon : «  J’étais même tenté de penser parfois que le Japon était peuplé de deux races, celle des hommes et celle des femmes. Une race dure et une race douce. » (page 56- 1938-1941)

En Chine : «Il est temps pour nous de repenser la Chine, et le premier cliché qu’il faut abandonner, c’est celui de inchangeable. La plus vieille race du monde est entrée dans une crise de jeunesse. » (page 181- 1949) 

Au Japon : « Entre nous, la mentalité du milieu européen ou américain, à l’époque dont je parle, reste fortement teintée de colonialisme, parfois même de racisme. » (page 312- 1955-1970)

Jean Pierre Renaud

Gallieni et Lyautey, ces inconnus – Tonkin 1896: la visite du Maréchal Sou à Lang-Son

Gallieni et Lyautey, ces inconnus

Eclats de vie coloniale

Morceaux choisis

Annam, Tonkin 1896

7

La visite du maréchal Sou à Lang-Son (1)

Cette nouvelle évocation a l’intérêt de montrer l’importance que la France attachait alors à la continuation du chemin de fer de Lang-Son vers le Yunnan, dont on espérait faire le débouché économique de cette province.

Mais elle permet également d’illustrer le niveau de relations sociales étroites qui existaient alors entre le maréchal Sou et les autorités françaises, ainsi que le décorum très sophistiqué de l’Empire chinois.

            Le 5 avril 1896, le général Duchemin,  commandant en chef des troupes d’Indochine, était à Lang-Son pour y recevoir le maréchal Sou, gouverneur militaire de la province du Quang-Si 

« On y attendait en effet le maréchal Sou, auquel le gouvernement chinois avait donné l’autorisation de se rendre à Lang-Son pour s’y rencontrer avec le général Duchemin, avec lequel il a, depuis plus de trois ans, d’étroites relations amicales qui ont puissamment contribué à la pacification de la piraterie du Quang-Si, jadis si troublé. »

Le maréchal était en retard en raison du mauvais temps :

« Le colonel de Joux l’attendait au pont avec le commandant Lyautey et le capitaine A…. A leur vue, le maréchal Sou descendit de sa chaise à porteur et se rendit à pied à la résidence, en passant devant le front des troupes pendant que l’artillerie tirait les salves dues à son grade.

Le maréchal Sou était vêtu d’une robe jaune insigne de sa dignité à la Cour du Céleste Empire, entouré de ses porte-sabre, porte-hallebarde, porte-pipes, etc…escorté par une cinquantaine de réguliers précédés de leurs trompes de guerre ; le tout encadré de nos braves petits miliciens à cheval, dont les trompettes claires et joyeuses contrastaient agréablement avec les lugubres sons des instruments chinois. »

Les deux généraux entrèrent à la résidence, échangèrent des paroles et burent le thé…

« le colonel de Joux et M.Bons d’Anti conduisirent à la gare notre hôte, qui ne connaissait d’un chemin de fer que ce qu’il avait pu voir sur des images.

On fit manœuvrer une locomotive devant lui, on le fit monter dans un train et faire quelques kilomètres sur la ligne. Tout cela parut l’intéresser au plus haut point.

En revenant de la gare, le maréchal Sou eut une longue conversation avec le général en chef : puis vers cinq heures on se mit à table pour déjeuner et dîner en même temps.

Une vingtaine de couverts dans le grand hall de la résidence, une douzaine dans la salle voisine pour les officiers subalternes chinois et les interprètes. Menu fort soigné. Il y avait des huitres et un immense poisson de mer. Décidément, notre ville est une capitale.

Le repas a été fort gai, on a beaucoup mangé, beaucoup toasté, et après deux heures de ces divers exercices on s’est reposé un peu pendant qu’on transformait la salle de banquet en salle de bal.

A neuf heures, colons, fonctionnaires, officiers, invités par le Commandant du territoire, se pressaient et se faisaient présenter au maréchal Sou ; huit dames avaient été invitées, cinq purent seulement se rendre à l’appel aimable du colonel de Joux, mais il parait que ces cinq se sont multipliées et ont suffi à contenter tous les danseurs, assez enragés pourtant.

            Le clou de la soirée a été un pas de quatre dansé par la maréchal Sou avec Mme Bons d’Anti ; voilà qui n’est pas commun et qui ne s’est jamais vu qu’à Lang Son le 5 avril 1896. » (LTM/p, 346 –extrait d’un journal)

            Autre évocation de la même visite dans un autre journal (LTM/p,346) :

            « … Qu’on me permette d’en donner le détail complet, car vraiment il y avait quelque chose d’imposant dans ce groupement aux couleurs bizarres d’officiers, sous-officiers, de réguliers, de coolies, de drapeaux, de chevaux, de mules…etc…etc…

            Viennent vingt réguliers à la blouse rouge brodée de caractères en velours noir, porteurs de bannières jaunes à bandes noires, munis de guidons à six couleurs, sous les ordres d’un capitaine chinois qui précède la chaise du Maréchal.

Suivent vingt réguliers armés de fusils à tir rapide de divers modèles ; à gauche et à droite de l’officier, deux trompettes, mieux vaudrait dire deux hérauts dont les instruments rappellent les trompettes d’Aïda par leurs sons lugubres et presque continus ; elles annoncent aux populations le passage d’un grand chef….

            Un boy (un rengagé sûrement), armé d’un superbe riflard en sautoir, présente aux officiers attendant son général les cartes de visite de ce dernier. Ce sont de vastes rectangles en papier rouge portant verticalement trois caractères représentant les nom et prénoms du général Sû Yuan Tchouen (premier printemps). Précédant immédiatement la chaise, un Sal (parasol) rouge destiné à abriter le Maréchal une fois à pied, un hallebardier portant la hallebarde, don de l’empereur de Chine, un des insignes du commandement, un régulier qui porte son bâton, autre insigne de commandement, celui-ci porte sa canne, celui-là sa lorgnette, un autre sa montre, un quatrième son revolver, un cinquième sa pipe, que dis-je ses pipes… quatre chinois portent de superbes sabres de commandement, glaives précieux (packien), il y en a beaucoup qui ne portent que des parapluies, toujours en sautoir, il y en a aussi qui ne portent rien… pour le moment, car ils porteront le Maréchal ; il y en a enfin une dernière série qui portent tout sur leur visage… »

            Après sa visite à la résidence, et l’entrevue officielle terminée :

            « visite de la gare, où un train sous pression attend le maréchal Sou désireux de faire quelques kilomètres en chemin de fer. Ce numéro parait avoir tout particulièrement intéressé le Maréchal, la création prochaine d’une voie ferrée entre le Tonkin et la Chine en faisant une vraie actualité. Au retour, on dételle la machine ; il se fait expliquer le mécanisme, la possibilité de changer de voie, le maniement de l’aiguille qu’il manœuvre lui-même… Une grosse bascule attire son attention, on lui propose de se faire peser, et, comme on s’expliquait difficilement le peu de poids de cette sorte de colosse, comparativement à un officier « fort maigre » : « Je n’ai pas déjeuné, » dit-il…

            On quitte la gare sur ce bon mot, et on gagne l’hôtel du territoire, en traversant la Citadelle. Disons en passant que notre ami d’aujourd’hui fut un héros de la défense de Lang-Son ; un des officiers de son escorte nous montre les traces d’une profonde blessure reçue dans la Citadelle, de nombreux soldats curieux saluent le Maréchal, qui courtoisement leur rend leur salut…

            A 3 heures 30, un somptueux repas de 20 couverts :

Menu

Jambon d’York

Tête de veau vinaigrette

Poisson sauce aux cafres

Omelettes aux truffes

Gigot bretonne

Dindonneau farci

Salade

Bombe glacée

Dessert

Vins

Graves, Bordeaux, Bourgogne, Champagne

            La décoration de l’hôtel est merveilleuse, les couleurs chinoises se mêlent heureusement aux trois couleurs…

            Le clou ! Voilà le clou ! Successivement et à différents moments, l’hôte de Lang-Son a quitté un de ses nombreux vêtements, tous plus soyeux et plus riches, j’en ai compté quatre. Changement aussi de coiffure : au bonnet au diamant de très belle eau, don du protectorat, succède un autre bonnet à la perle grise du plus pur orient…extrême-orient….

            Selon la coutume chinoise on a fait parler les verres, car le maréchal, levant fréquemment sa coupe, désignait un des convives qui était tenu de vider la sienne quand l’honneur de la partager ne lui était pas dévolu.

            Ouf ! il est six heures ; on quitte la table et chacun de gagner un fauteuil dans les différents salons. Le Maréchal disparait avec ses officiers ; laissons-les savourer béatement les douceurs de l’opium, nous les retrouverons ce soir au bal…

            Il s’ouvre à 9 heures le bal, sous les brillants accords exécutés par un brillant capitaine… Les danses succèdent aux danses, beaucoup d’appelés, mais peu d’élus à danser, à cause du nombre très restreint de danseuses… Tout à coup une note bien imprévue vient égayer l’assistance ; vers minuit, le maréchal Sou, qu’avait sans doute laissé rêveur l’exécution très heureuse de plusieurs pas de quatre, se lève et, saisissant Mme Bons d’Anti, la femme de notre sympathique consul, l’entraîne pour se mêler crânement aux danseurs. Ne pas croire qu’il fut ridicule et très emprunté : car, très observateur, s’il manquait de cadence, il n’oubliait pas de fixer les yeux de sa danseuse et s’en tirait très honorablement par de gracieuses révérences.

A 2 heures on soupe et, avec non moins de gaieté, reprennent valses entrainantes, quadrilles américains, cela dure jusqu’à qu’à 4 heures du matin… » (LTM/p,351)

            Jean Pierre Renaud

(1)  Texte précédent sur le blog du 22 juin 2012 : 1894 – Gallieni chez le Maréchal Sou, en Chine

Gallieni, Lyautey, ces inconnus! 1895, entre Indochine et Madagascar?

Gallieni, Lyautey, ces inconnus !

Eclats de vie coloniale

Morceaux choisis

2

Sous la 3ème République, la France avait-elle une politique coloniale ?

En 1895, entre Indochine et Madagascar, la France a-t-elle vraiment choisi ?

Les avis de Lyautey

       Un bref rappel historique :

            La France était à la Réunion depuis le XVIIème siècle, et sa marine, ainsi que des commerçants et planteurs de cette île fréquentaient depuis longtemps les côtes malgaches, notamment celles de l’île de Sainte Marie.

Après la défaite du pays et à la fin de la guerre franco-prussienne de 1870, la Troisième République, prise d’une sorte de fringale coloniale, se lança dans toute une série d’aventures coloniales en Afrique, en Asie, et à Madagascar.

Sous Napoléon III, la France avait pris pied en Cochinchine, à la suite du « fait accompli » d’un amiral, et de fil en aiguille, à la suite des nouveaux « faits accomplis » au Tonkin, de Francis Garnier et de Rivière, elle occupa l’Annam et le Tonkin.

Au Tonkin, son armée coloniale et sa marine eurent en face d’eux à la fois des annamites, des troupes régulières chinoises, et des bandes de pirates dont il était toujours très difficile d’identifier l’origine.

Dans les années 1883-1885, l’armée coloniale y conduisit une vraie guerre, avec des moyens importants de mer et de terre, qui fut conclue, à la suite du « faux » désastre de Lang Son en 1885, sur la frontière chinoise, par le traité de Tien-Tsin.

« Faux » désastre, étant donné que le repli des troupes coloniales ne fut dû qu’à l’affolement (en état d’ébriété) du colonel Herbinger, remplaçant le général Négrier, blessé, et, avant tout,  à une mauvaise communication entre le gouvernement et le commandement militaire du Tonkin.

Jusque dans les années 1890, dates de l’arrivée de Gallieni et de Lyautey au Tonkin, les hautes régions ne furent jamais pacifiées, car de puissantes bandes de pirates téléguidés par les mandarins et les trafiquants chinois les tenaient entre leurs mains.

Ce qui n’empêcha pas la puissance coloniale de commencer à développer l’équipement des côtes, et dans les deltas de la Cochinchine et du Tonkin, l’agriculture et un début d’industrie, et enfin à donner un coup de fouet moderne à l’urbanisation de Saigon et de Hanoï.

En 1895, date de l’expédition de Madagascar, les situations coloniales étaient complètement différentes entre l’Indochine, dont les représentants locaux du pouvoir colonial avaient déjà pu apprécier, depuis longtemps,  les nombreux atouts humains et économiques, et l’île de Madagascar, encore mal connue, très difficile d’accès, dont la conquête ressemblait plus à un pari qu’à un choix colonial rationnel.

Et le commandant Lyautey de se faire l’écho de ces doutes sur l’intérêt de la conquête de Madagascar, comparée à la mise en valeur de l’Indochine, et à l’expansion qu’il recommandait de réaliser vers le Cambodge, le Siam, et le Yunnan.

Dans une lettre datée d’Hanoï du 19 octobre 1895,  Lyautey écrivait :   

« L’Indochine est le joyau des colonies »… Envisagé seul, le Tonkin est un leurre ; – il ne faut pas le séparer de l’ensemble ; – mais l’ensemble, cette longue péninsule, jumelle de l’Inde, est un Empire à la Dupleix, autrement fécond, intéressant, pour les luttes de l’avenir, pour les batailles commerciales de l’Extrême-Orient, pour le struggle à livrer le jour où la Chine s’ouvrira, que ce Madagascar aléatoire et isolé. Avantage, dit-on, pas de voisins, mais pardon ! le voisin, c’est le commerce et la raison d’être de nos colonies. » (LTM/ p,255) (1)

Et un peu plus tard, de faire état, dans une correspondance destinée à l’un de ses correspondants, à Hanoï, le 24 octobre 1895, d’une lettre que lui avait adressée de Vogué (2) ainsi résumée :

« Vous perdez votre peine à essayer d’intéresser quelqu’un en France au Tonkin ; votre Tonkin est l’enfant mal venu, dont il ne faut plus parler…. »

 et Lyautey de préciser dans sa lettre :

« Mais le protectorat logique et fructueux de la presqu’île indochinoise, c’est le Siam. Dans l’ordre logique, c’est une question qui eût dû être réglée avant Madagascar, puisqu’ici la partie était entamée et presque gagnée, et le nouveau cabinet anglais en complique bien la situation…

Avec le Siam, il y a, je ne dirai pas un pendant à l’Inde, certes non, mais une belle œuvre à faire et qui sera faite par d’autres si la France s’y dérobe. Le Tonkin en est la couverture, la marche frontière, en même temps que le débouché sur la Chine. » (LTM/ p,257)

Dans une lettre datée de Saigon, du 20 septembre 1896, Lyautey rapportait une conversation qu’il avait eue avec notre Ministre au Siam, M.Defrance sur la question brûlante d’Extrême Orient qu’était le Siam, et il écrivait :

« Nous y sommes en plein, M.Rousseau (le gouverneur général de l’Indochine) en voit tout l’intérêt et la suit passionnément ; il y a trois ans, ce Siam tombait comme un fruit mûr, et voici que peu à peu, il nous glisse entre les doigts ; et nous maudissons cette malencontreuse aventure de Madagascar, qui vient en détourner nos pensées, nos efforts et nos ressources. » (LT/ p,93)

Lyautey était en effet un chaud partisan d’un protectorat sur le Siam.

Et plus loin, il écrivait encore :

« C’était là, puisque nous avons commencé à travailler ici, ce qu’il fallait régler avant toute chose, avant Madagascar où nous sommes empêtrés dans une affaire qui n’a pas l’air de trop bien tourner. » (LT/ p,95)

Le commandant Lyautey avait donc, à cette époque, des idées très précises sur l’avenir comparé de l’Indochine et de Madagascar, mais il était un des rares « experts » de la chose coloniale, capable de proposer une vraie politique coloniale, à l’anglaise, qu’il admirait, faite de réalisme et de continuité.

(1)  LTM : Lettres du Tonkin et de Madagascar –  LT : Lettres du Tonkin

(2)  Le Vicomte Eugène Melchior de Vogüe (1848-1910) était un des nombreux correspondants de Lyautey : d’abord diplomate de 1871 à 1882, il se consacra alors entièrement aux lettres, collaborateur de La Revue des Deux Mondes, du Journal des Débats, et auteur de très nombreux ouvrages. Enfin député de l’Ardèche pendant quelques années à la fin du dix-neuvième siècle.

Jean Pierre Renaud

Gallieni et Lyautey, ces « inconnus »? « Eclats de vie coloniale et morceaux choisis »

Gallieni et Lyautey, ces « inconnus » !

Annam, Tonkin, Madagascar, avec Gallieni et Lyautey

1892- 1905

Eclats de vie coloniale

Morceaux choisis

 Choix, présentation et commentaires par Jean Pierre Renaud

&

Tonkin (1892-1896) et Madagascar (1896-1905)

Le regard de deux grands « colonialistes » de la Troisième République : Gallieni et Lyautey

L’adjectif de « colonialistes » a été choisi pour son caractère anachronique, plus familier à certains chercheurs qu’à d’autres, étant donné que le terme n’existait pas encore. Le dictionnaire Larousse, en 6 volumes, de l’année 1929 fait l’impasse aussi bien sur le mot de colonialiste que sur celui d’anticolonialiste.

Et, à nouveau, pourquoi ce silence des institutions savantes, notamment de la brillante EHSS, et des instituts de sondage, quant à l’utilité de procéder à une enquête statistique sérieuse sur la mémoire coloniale des Français ?

Faute d’idée d’y procéder, ou de peur d’y découvrir la vérité ?

Sans doute, peu d’entre eux connaissent le nom de ces deux « colonialistes », et encore moins leur rôle dans l’histoire de la France !

L’anecdote : le colonel Charbonnel rapportait, dans son livre « Vingt ans à l’ombre de Gallieni » la conversation qu’il eut avec le ministre de Lanessan, lorsqu’il servit à son cabinet, en 1900. M de Lanessan était franc-maçon, à la différence de Gallieni et de Lyautey. A cette époque de la Troisième République, cette appartenance avait beaucoup de poids politique. Il lui confia :

« Le général Gallieni, le colonel Lyautey, ce sont de bons chefs. Ce ne sont pas des coupeurs de têtes. »

&

Présentation des textes

Les Sources :

« Gallieni au Tonkin par lui-même » (Berger-Levrault 1941)

« Lettres du Tonkin » (Armand Colin 1920) et « Lettres du Tonkin et de Madagascar » (1894-1899) de Lyautey (Armand Colin 1921)

« Lettres de Madagascar » (1896-1905) de Gallieni (Société d’Editions géographiques, maritimes et coloniales 1928)

« Lettres du Sud de Madagascar » (1900-1902) de Lyautey (Armand Colin 1935)

            Sous le titre « Eclats de vie coloniale », ces textes ont l’ambition de proposer toute une série d’illustrations du regard que deux « colonialistes », exceptionnels à tous points de vue, ont porté sur les deux territoires, que l’on appelait alors nos « colonies »,  le Tonkin et Madagascar, à l’occasion du service colonial, armé ou pacifique, qu’ils y ont exécuté.

            Au Tonkin :

 De 1892 à 1896, Gallieni fut le « pacificateur » du Haut Tonkin, en qualité de Commandant du Deuxième Territoire, frontalier de la province de l’Empire Chinois  du Quang-Si,  où il exerçait tous les pouvoirs civils et militaires.

            Il mit fin à la piraterie traditionnelle, sino-annamite, essentiellement d’origine chinoise, qui y  sévissait traditionnellement, facilitée par les hauts reliefs de cette région, avec la complicité des mandarins chinois, grâce aux liens de coopération et de confiance qu’il sut nouer avec le maréchal Sou, gouverneur militaire de cette province.

            Gallieni y mit au point une vraie méthode de pacification à la fois civile et militaire, la méthode dite de la tache d’huile.

            Entre 1894 et 1896, et alors qu’il était en poste à l’Etat-Major d’Hanoï, Lyautey eut la chance d’accompagner, à plusieurs reprises, le colonel Gallieni dans ses opérations de réduction des repaires de pirates les mieux installés dans ces hautes régions, notamment celui du Ké-Tuong.

Leur collaboration prit aussitôt un caractère exceptionnel, et Lyautey en rendit régulièrement témoignage dans les nombreuses lettres qu’il adressait à ses nombreux correspondants, sœur, frères, ou amis.

Un seul exemple parmi beaucoup d’autres, le récit de la conversation peu commune qu’ils eurent, au cours de leur campagne militaire dans les hautes régions du 2ème Territoire du Tonkin que commandait alors Gallieni.

A son sujet, Lyautey utilisait l’expression « grand frère ».

Le 3 mai 1895, avec la colonne du Ké-Tuong, à proximité de la frontière de Chine :

« Il s’est fixé comme règle immuable, que ce soit en station ou en route, de toujours s’imposer avant le dîner ce qu’il appelle son « bain de cerveau », c’est-à-dire une heure consacrée à se promener avec un compagnon , en causant, sans qu’il soit permis de prononcer un mot de service. En ce moment, il est emballé par un nouvel auteur italien qui vient de surgir : Gabriele d’Annunzio, dont il a un volume dans sa sacoche, et aussi sur l’Autobiographie de Stuart Mill, que j’avais emporté et qui l’empoigne. Il ne me parle donc que qu’Annunzio et Stuart Mill ; et comme je l’avoue, ma pensée est toute à Gérard (un des chefs de détachement militaire) et aux risques du lendemain, et que je ne puis m’empêcher de revenir, il me coupe net d’un : « Laissez donc tout ça tranquille, à la fin ! Les ordres sont donnés, tout le nécessaire est fait ; à quoi cela vous avancera–t-il de ratiociner ? Vous avez aussi besoin de tenir vos méninges en bon état ; causons Stuart Mill, et nous verrons bien demain matin. » (LTM/p,199)

Le commandant Lyautey écrivait beaucoup, à bord d’un bateau, au bivouac, lors d’une opération, ou dans sa maison  « bibelotée » de Hanoï.

Le récit des campagnes de Gallieni au Tonkin, paru dans le livre « Gallieni au Tonkin par lui-même », est avant tout un carnet de route militaire, mais avec une dimension de pacification civile, et tout autant « diplomatique », étant donné l’importance que revêtit l’établissement de relations de confiance avec le grand voisin chinois et son Empire du Ciel, c’est-à-dire entre Gallieni et le maréchal Sou, Gouverneur militaire de la province du Quang-Si.

« Les lettres du Tonkin » de Lyautey portent sur un champ d’observation coloniale beaucoup plus large, compte tenu des fonctions qu’il exerça au cabinet du Général, commandant en chef au Tonkin, et du Gouverneur général de l’Indochine.

Mais ses fonctions à Hanoï furent entrecoupées de campagnes militaires auprès de Gallieni, campagnes qu’il raconta longuement dans ses lettres, et c’est à l’occasion de ses campagnes qu’il noua des relations à la fois d’admiration et d’amitié avec Gallieni.

Lyautey écrivait plus loin :

Hanoï, 20 juillet 1895 :

« Ma « fleur bleue », c’est l’intimité qui s’est nouée entre le colonel et moi depuis nos bivouacs communs. »(LTM,p,225)

A Madagascar :

Cette intimité conduisit les deux officiers à se retrouver à Madagascar, quand Gallieni, le nouveau Gouverneur général et Commandant en Chef, l’appela à ses côtés en 1897.

Le général Gallieni fut nommé Gouverneur Général et commandant en chef  à Madagascar pour réduire la grave insurrection qui suivit la conquête de la grande île à la suite de la folle expédition de 1895.

En qualité de commandant en chef, il eut, tout au début, « la main lourde », comme il le reconnut plus tard, en faisant fusiller à l’automne 1896 deux princes du sang, l’un appartenant à la cour de la reine Ranavalona III, l’autre exerçant des fonctions de ministre de l’Intérieur auprès de lui, mais il mit en œuvre, et fit mettre en œuvre progressivement, une politique de pacification dite de la tâche d’huile, dont il avait imposé les principes et la mise en application au Tonkin.

Il s’agissait de combiner l’action militaire et l’action politique afin de ramener la paix civile. C’est ce qu’il fit à Madagascar, avec notamment le concours de Lyautey, tout d’abord dans ses commandements du nord de l’île, notamment à Ankazobé, puis à l’occasion de son commandement du Sud de Madagascar, à Fianarantsoa. (1897-1900)

Mais que le lecteur ne soit pas abusé par le nom du siège de ces commandements, car Lyautey, à l’exemple de Gallieni, était en permanence, non pas sur des routes qui n’existaient pas, mais sur les pistes. A Madagascar, Gallieni passa la moitié de son temps en tournées, à pied, en filanzana (sorte de chaise à porteurs), à cheval, ou en bateau autour de l’île.

Les notes de Gallieni sont intéressantes, car leurs sujets dépassent cette fois, et nettement, le cadre militaire, comme c’était le cas dans ses récits de campagne du Tonkin, et abordent donc, comme Lyautey, la plupart des aspects de la politique coloniale française.

Nous publierons donc, successivement, sur ce blog, ce que nous avons appelé des « Eclats de vie coloniale » – Morceaux choisis, c’est-à-dire des épisodes  éclairants de leur expérience coloniale, telle qu’ils la racontaient.

L’évocation de ces « Eclats de vie coloniale » suivra la chronologie de leur carrière militaire, tout d’abord au Tonkin, puis à Madagascar, et nos deux premiers sujets porteront, le premier sur le régime alimentaire de Gallieni (1), aux « avant-postes » d’une alimentation saine que nous paraissons redécouvrir aujourd’hui, et le deuxième (2), sur l’opinion que Lyautey avait sur notre expédition malgache, comparée aux possibilités exceptionnelles de développement qu’offrait notre présence en Indochine.

Seront ensuite publiés au cours des prochains mois, dans la série Tonkin, des morceaux choisis dont les objets sont les suivants :

–       en Indochine (1894-1895) : protectorat ou administration directe, avec le Gouverneur général de Lanessan,

–       l’Empereur Than-Taï, fou ou non, avec Lyautey (1895-1896),

–       Gallieni en Chine, chez le maréchal Sou, premier et deuxième voyage en 1894

–       Le maréchal Sou en visite à Lang-Son (1896)

–       Regards sur la modernité d’ Hanoï, de Lang-Son, et de Tuyen-Quan (1895-1896)

–       La politique des races de Gallieni au Tonkin et à Madagascar

Et nous proposerons ensuite aux lecteurs, une série d’ »Eclats de vie coloniale » et de morceaux choisis concernant Madagascar

Jean Pierre Renaud

Le premier député « nègre », d’après l’historien Noiriel et la pertinence historique

Le premier député « nègre », d’après l’historien Noiriel et la pertinence historique

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« L’humiliant apprentissage du premier député « nègre », Hégésippe Legitimus »

par Gérard Noiriel, historien, dans le journal Le Monde du 24 février 2012, Décryptages Débats, page 21

Ou les limites d’une démonstration historique ?

Une tribune intéressante sur la perception qu’avaient certains journaux d’un nouveau député « nègre », intéressante parce qu’elle cite à l’appui de sa démonstration des extraits de presse de l’année 1898, alors que l’histoire coloniale de la France souffre incontestablement d’une grande carence d’analyse de la presse, à la fois dans ses tirages, ses contenus, et dans ses effets sur l’opinion, ou de façon plus ambitieuse, sur la culture.

Comment proposer en effet une analyse de « L’idée coloniale », comme cela a  été le cas, ou d’une « Culture coloniale » supposée, comme cela a été aussi le cas, en se privant d’examiner un des vecteurs principaux de l’information, de la circulation des idées, et de la culture, c’est-à-dire les journaux ?

Une représentativité historique ?

L’historien cite 5 sources de journaux, mais cet éclairage aurait mérité d’être pondéré par le tirage de ces cinq journaux au cours de la même année 1898, les contenus relatifs d’information, ainsi que par une évaluation difficile des effets supposés.

Dans le livre « Supercherie coloniale », j’ai tenté d’analyser l’importance qu’avait pu avoir la presse comme vecteur de la propagande coloniale, et il me semble avoir démontré que dans l’état actuel des recherches historiques sur un tel sujet, il n’était pas possible d’en tirer une conclusion quelconque.

Au-delà des tirages et des contenus, se pose aussi, et en effet,  la question de l’effet des tirages et contenus analysés de la presse des différentes époques coloniales considérées.

Pour revenir à la démonstration proposée, il est possible de communiquer les chiffres des tirages des cinq journaux en question, pour l’année 1910, tirés de l’Histoire générale de la presse (1972), 26 000 pour le Journal des Débats, 37 000 pour Le Figaro, 50 000 pour La Presse, et 647 000 pour Le Matin, le seul journal qui soutenait la comparaison avec d’autres grands organes de presse de Paris ou de province.

En 1910, Le Journal tirait à 810 000 et le Petit Journal à 835 000, en précisant que le tirage des 75 journaux parisiens quotidiens était alors de 4 950 000, et que ceux de province faisaient jeu égal en tirage avec ceux de la capitale.

Je n’ai pas trouvé de trace chiffrée du Journal du Dimanche.

Peut-être l’auteur de cette tribune a-t-il les chiffres des tirages de l’année 1898 ?

Il apparait donc assez clairement que ce type d’information  historique pose le problème de sa représentativité, et au-delà celui de ses effets sur l’opinion.

Un héritage ?

Mais allons plus loin dans l’analyse, notamment à propos de la phrase :

« Les représentants du peuple français sont les héritiers d’une histoire conflictuelle, laquelle marque encore leur vision du monde. »

« Héritiers » ? Sûrement ? Par quel mystère de la foi ou de « l’inconscient collectif des Français »,  clé historique qui nous est proposée depuis des années par des historiens connus, une telle « vision du monde » a-t-elle pu nous être transmise ?

L’auteur a-t-il des preuves de caractère statistique ou scientifique que la mémoire collective de la France porte effectivement des signes de racisme, ou d’ancien « colonialisme » ?

Le cas de Madagascar

J’ai proposé à maintes reprises à différentes autorités, et jusqu’à présent sans succès, d’effectuer un sondage approfondi et sérieux sur la mémoire collective coloniale des Français, et je proposerais volontiers à l’EHSSS de passer à l’acte, mais je voudrais saisir l’occasion pour proposer une réflexion sur le même sujet à propos de Madagascar..

Si le lecteur a la curiosité de lire dans le Journal Officiel de la République Française des années 1894 et 1895,  les débats qui ont précédé ou entouré la funeste expédition de Madagascar, financée à crédit par les Caisses d’Epargne de France, pour 80 millions de francs or de l’époque, hors montant de son remboursement, évidemment plus élevé (avant 1914), et marquée par l’hécatombe de plus de six mille soldats, il pourra constater que les propos d’une partie des parlementaires, de droite ou de gauche, valaient largement les propos cités par l’auteur dans le cas examiné.

Quelques exemples :

Le 22 novembre 1894, à la Chambre des Députés, M. Denêcheau, député radical de l’Aisne  « Je place notre honneur trop haut pour admettre qu’un peuple sauvage, qu’une reine à demi-barbare, qu’un ministre dont nous ne pouvons même pas prononcer le nom, puissent y porter atteinte. » (Rires et applaudissements sur plusieurs bancs )

 Le 24 novembre 1894, au Sénat, M.Delbet, Gauche Démocratique de Seine et Marne : « On parle des Hovas sans les connaître, sur un ton de plaisanterie qui contraste avec la gravité des circonstances ; que nous veulent ces sauvages avec leur gouvernement grotesque et leurs noms de l’autre monde ? »

Le 23 novembre 1894, au Sénat, M. Deloncle, Gauche Démocratique des Basses Alpes : « Les noms hovas sont des noms kilométriques. » (Plutôt aimable, n’est-ce pas ?)

Les débats furent très animés, aussi bien à la Chambre des Députés qu’au Sénat, beaucoup plus qu’au cours des séances de nos assemblées qui, de nos jours, sont quasiment privées, du fait de la réforme de la Constitution, faite en 2008, du droit de refuser les aventures militaires.

En Lybie, les opérations ont miraculeusement bien tourné, mais que serait – il arrivé si l’intervention avait été un fiasco ?

Mais revenons au sujet !

Les plus chauds partisans de l’expédition de Madagascar furent deux députés de la Réunion, MM Pierre-Alype et Brunetet rappelons que l’intervention de la France à Madagascar, en 1885, fut un « fait accompli » colonial décidé, la première fois, par un  ministre de la Marine représentant du même département, M de Mahy, qui ne fut alors ministre que pendant quinze jours.

Une partie de la représentation nationale tenait donc un discours affligeant sur le peuple et la monarchie malgache, mais peut-on en conclure aujourd’hui que nous sommes les héritiers de cette « vision du monde », ainsi que le fait l’auteur de cette tribune ?

Voire ! Avec une démonstration historique plus rigoureuse et une évaluation des effets modernes d’une telle vision qui n’était pas nécessairement dominante, et qui, de toute façon, était  « datée » ?

Dans le cas de Madagascar, je crains fort que cette thèse manque singulièrement de pertinence, étant donné que la plupart des Français ignorent presque tout, sinon tout de l’histoire coloniale, de Madagascar ou d’ailleurs, et que beaucoup d’entre eux ignorent même où elle se situe sur notre globe terrestre.

Peut-être en est-il autrement pour l’histoire d’autres îles, ou pour d’autres anciennes colonies françaises, hors Algérie, qui est un cas historique, tout à fait particulier, mais cela reste donc à démontrer.

En conclusion, un doute « scientifique » à la fois sur la pertinence de la représentativité historique de l’exemple cité et sur une transmission, par héritage, dans la mémoire collective de la France.

L’exemple d’un discours « ministériel » dénué de culture générale ne suffirait heureusement pas à accréditer de telles assertions historiques.

Jean Pierre Renaud.

Mémoire coloniale à l’anglaise dans un grand journal français?

Mémoire coloniale à l’anglaise dans un grand journal Français ?

« Le Commonwealth au centre du jubilé de la reine Elisabeth II

Les membres de la famille royale britannique se rendront dans les anciennes colonies »

Le Monde des 5 et 6 février 2012, page 5

            L’article exalte le rôle, encore d’actualité, de la reine dans la préservation de « ces lambeaux coloniaux » : « Elle est chef d’Etat de 15 pays de cette association de 54 membres qui ont en commun d’avoir été, à deux exceptions près, des colonies de la Couronne. De surcroît, la reine née en 1926, est une enfant de la fantastique épopée impériale. Elle a été éduquée par des précepteurs devant des planisphères couverts de taches roses, la couleur dévolue à l’époque aux colonies et aux dominions. »

            Imagine-t-on qu’il soit possible de lire dans un de nos journaux le correspondant d’un grand journal français tenir de tels propos sur « la fantastique épopée impériale » de la France ?

            Bien sûr que non ! Car l’autocensure fonctionnerait aussitôt, pour tout un ensemble de bonnes ou mauvaises raisons, bien ou mal fondées, une manipulation historique ou mémorielle moderne, ou tout simplement l’ignorance crasse de notre histoire coloniale.

            Jean Pierre Renaud

Culture et impérialisme d’Edward W.Said: chapitre 2 « Pensée unique », lecture critique

« Culture et impérialisme

d’Edward W.Said »

Ou « Comment peut-on être un impérialiste ? »

2

(chapitre 1 sur le blog du 7/10/11)

Chapitre 2 (p,11 à  273)

« Pensée unique »

I – Lecture

 Le deuxième chapitre, intitulé « Pensée unique », introduit le propos en constatant : « Si les allusions aux réalités de l’empire sont presque omniprésentes dans les cultures britannique et française du XIX° et du début du XX° siècle, elles ne sont nulle part plus fréquentes et plus régulières que dans le roman Anglais. » (p113)

Et l’auteur de relever à la fois « la centralité de la pensée impérialiste dans la culture occidentale moderne, et le fait que les grands noms de la critique littéraire ignorent purement et simplement l’impérialisme. (p,116)

L’auteur note que roman et impérialisme sont « impensables l’un sans l’autre », alors que « vers les années 1840, le roman anglais s’était imposé dans la société britannique ». Une sorte de « pensée officielle collective » diffuse et « L’idée d’une structure d’attitudes et de références lentement et régulièrement mise en place par le roman a, pour la critique littéraire, diverses conséquences pratiques. » (p,129)

La démonstration écrite de cette thèse nous est proposée à travers le contenu de Mansfield Park de Jane Austen : le lecteur nous pardonnera volontiers la longueur des citations, car nous nous trouvons, à cette occasion, au cœur de cette démonstration.

Le livre s’attache en effet à mettre en valeur le rôle de la romancière Jane Austen dans la diffusion de ce type de culture, notamment grâce à l’articulation des thèmes de ses romans avec le monde des Caraïbes. Un long commentaire lui est consacré. (p,137 à 148)

J’avouerai que je n’avais jamais lu Mansfield Park, et aucune des œuvres de Jane Austen. Je me suis donc astreint à la lecture de ce livre, dans la même édition que celle qui sert de référence au professeur pour ses citations.

Afin d’éclairer brièvement le lecteur, indiquons que l’intrigue se passe dans un manoir de la gentry anglaise rurale, au tout début du dix-neuvième siècle, avec une description très fine et très riche des caractères des cinq filles du propriétaire, sir Thomas Bertram, et d’une nièce, Fanny, dans un beau décor bourgeois, et dans un contexte permanent d’amitiés et de jalousies, familiales et mondaines, avec la très grande importance que ce petit monde bourgeois attachait aux relations mondaines, aux conversations, aux mariages, et aux rentes de terre anglaise convoitées.

On sait simplement que Sir Thomas possède une plantation à Antigua, qu’il y est en voyage, lorsque l’intrigue se développe longuement, jusqu’à son retour.

L’auteur écrit : «  Tout au long de Mansfield Park, le roman qui définit les valeurs sociales et morales autour desquelles s’ordonne l’œuvre de Jane Austen court un fil d’allusions aux domaines exotiques de sir Thomas Bertram. Ils lui donnent sa richesse, expliquent ses absences, déterminent son statut social en Grande-Bretagne et outre-mer, et rendent possible ses valeurs, auxquelles finissent par souscrire Fanny Price – et Jane Austen. » (p,113) 

Une nouvelle vie pour Fanny : « Ce qui soutient matériellement cette vie, c’est le domaine de Bertram à Antigua, qui a des difficultés. Jane Austen tient à nous montrer deux processus apparemment sans rapport mais en vérité convergents : l’importance croissante de Fanny pour l’économie des Bertram, Antigua comprise, et sa fermeté morale face à de multiples défis, menaces et surprises. » (p,143)

Et de retour de son île, sir Thomas Bertram intervient et remet de l’ordre dans la préparation d’une pièce de théâtre at home :

« Mais rien dans Mansfield Park ne nous contredirait si nous supposions que sir Thomas agit exactement de la même façon, à plus vaste échelle, dans ses plantations d’Antigua. »

Et de Jane Austen : «  Elle voit parfaitement que posséder et gouverner Mansfield Park, c’est posséder et gouverner un domaine impérial en relation étroite, pour ne pas dire inévitable avec lui. » (p,145)

Et plus loin : «  Jane Austen, je pense, voit que Fanny accomplit dans l’espace un déplacement domestique à petite échelle, qui correspond aux déplacements bien plus amples et ouvertement coloniaux de sir Thomas, son mentor, l’homme dont elle sera l’héritière. Les deux mouvements sont interdépendants. (p,147)

La seconde idée suggérée par Austen (indirectement, certes) est plus complexe, et pose un intéressant problème théorique. Sa conscience de l’empire est manifestement très différente, beaucoup plus allusive et occasionnelle que celle de Conrad ou Kipling. De son temps, les Britanniques étaient très actifs dans les Caraïbes… Jane Austen ne semble que vaguement informée des détails de leurs entreprises, mais l’importance des grandes plantations des Indes Occidentales était très largement connue en Angleterre. Antigua et le voyage qu’y fait sir Thomas ont une fonction bien précise dans Mansfield Park : ils sont, je l’ai dit à la fois très accessoires, évoqués seulement en passant, et absolument cruciaux pour l’action. Comment évaluer les rares références d’Austen à Antigua, et qu’en faire dans notre interprétation ?

Selon moi, par cette étrange association d’allusif et d’insistant. Jane Austen postule et assume (exactement comme Fanny) l’importance d’un empire pour la situation at home. J’irai plus loin. Puisqu’elle renvoie à Antigua et l’utilise comme elle le fait dans Mansfield Park, il doit y avoir de la part de ses lecteurs un effort correspondant pour comprendre concrètement les valences historiques de cette référenceNous devons essayer de savoir à quoi elle renvoyait, pourquoi elle donnait à l’île cette importance et pourquoi, au fond, elle avait fait ce choix, puisqu’elle aurait pu fonder sur tout autre chose la richesse de sir Thomas » (p,148)

Au risque de lasser le lecteur, il nous faut citer encore quelques-unes des analyses de l’auteur qui tendent à démontrer la pertinence de la thèse qui est la sienne :

« Revenons-y : les allusions fugitives à Antigua ; l’aisance avec laquelle les besoins de sir Thomas en Angleterre sont comblés par un séjour aux Caraïbes ; les mentions neutres et spontanées d’Antigua (ou de la Méditerranée, ou de l’Inde, où lady Bertram, dans un accès d’impatience irrépressible, veut que William se rende (aux Indes orientales) « pour que je puisse avoir mon châle. Je crois que je prendrai deux châles. Il signifie un « là-bas qui structure l’action vraiment importante ici, mais sans avoir grand poids lui-même. Or, ces signes du « dehors » portent, tout en la refoulant, une histoire riche et complexe, qui s’est depuis assuré un statut que les Bertram, les Price et Jane Austen elle-même ne voudraient pas, ne pourraient pas admettre. Appeler cela le « tiers monde » commence à traiter des réalités mais n’épuise nullement l’histoire politique et culturelle. » (p,153)

« Et, puisque Mansfield Park  lie  les réalités de la puissance britannique outre-mer à l’imbroglio privé de la famille Bertram, il n’existe aucun moyen de faire une lecture comme la mienne, aucun moyen de comprendre la « structure d’attitudes et de références » sans étude approfondie du roman. Sans le lire en entier nous ne parviendrons pas à comprendre la force de cette structure et la façon dont elle a été activée et maintenue dans la littérature ; en le lisant soigneusement, nous sentons à quel point les idées sur les races et les territoires dépendants étaient admises non seulement par les dirigeants du Foreign Office, bureaucrates coloniaux et stratèges militaires, mais aussi par d’intelligents lecteurs de romans qui s’intéressaient aux finesses de l’évaluation morale, de l’équilibre littéraire et de l’élégance stylistique. (p,156)

.Et l’auteur de souligner que le livre fait à peine mention de l’esclavage, lorsqu’à une seule occasion Fanny a posé des questions sur la traite, et qu’après il y a eu « un silence de mort ». (p,156)

Et pour conclure ces citations, nous retiendrons celle, tirée exceptionnellement du troisième chapitre « Résistance et opposition » :

«  Dans Mansfield Park, Jane Austen parle de l’Angleterre et d’Antigua et fait explicitement le lien entre les deux. Ce roman porte donc sur l’ordre en Grande Bretagne et l’esclavage outre-mer, et on peut, on doit le lire ainsi, avec Eric Williams et CLR James à proximité. De même Camus et Gide écrivent sur la même Algérie que Fanon et Kateb Yacine. (p,363)

Dans un autre registre qui nous est plus familier, l’auteur souligne par ailleurs la cohésion culturelle de l’empire et le rôle des discours de Carlyle et de Ruskin, lesquels célébraient la supériorité de la race blanche, anglaise d’abord.

L’auteur propose une longue citation d’un des chantres de l’impérialisme anglais, Ruskin :

«  Il est pour nous un destin possible aujourd’hui : le plus haut qu’une nation ait jamais eu le choix d’accepter ou de refuser. Nous sommes une race qui n’a pas encore dégénéré, une race où se mêle le meilleur sang nordique. Notre caractère ne s’est pas encore corrompu, nous savons commander fermement et obéir de bonne grâce. Nous    avons une religion de pure miséricorde, que nous devons à présent soit trahir, soit apprendre à défendre en l’appliquant. Et nous avons le riche héritage de l’honneur que nous ont légué mille ans de noble histoire… » (p,165)

La Grande Bretagne avait donc une mission quasi-divine

Dans la démonstration analytique et critique que l’auteur propose, l’opéra de Verdi, Aïda, vient à son appui, l’exaltation de l’Egypte, mais une « Egypte orientalisée »,  dans le cortège de cette source majeure d’inspiration que fut l’Egypte des pharaons, et de toutes les évocations occidentales qui ont suivi l’expédition de Bonaparte en Egypte, et la publication de « La description de l’Egypte ».

Mais Edward W. Said note toutefois : « Tout cela est évidemment très éloigné du statut d’Aïda dans le répertoire culturel d’aujourd’hui… (p,198)

L’auteur porte à présent son regard sur « les plaisirs de l’impérialisme », et pour illustrer ce titre, nous propose une longue analyse critique de « Kim », le livre célèbre de Rudyard Kipling.

Incontestablement, le sujet l’a vivement intéressé, et comment ne pas reconnaître avec lui que ?  « L’Inde a exercé une influence massive sur la vie de la Grande Bretagne, dans le commerce et les échanges, l’industrie et la politique, l’idéologie et la guerre, la culture et l’imaginaire. » (p,202)

Kipling est « resté une institution dans la littérature anglaise, toujours un peu en retrait de la grande scène toutefois. » (p,204)

L’auteur a naturellement l’ambition de démonter l’écriture et l’intrigue de Kipling pour démontrer que les aventures de Kim sont non seulement imprégnées de la culture impériale anglaise, mais qu’elles magnifient l’empire.

« Ne nous y trompons pas ! Ces plaisirs d’enfant ne contredisent pas l’objectif global : la mainmise britannique sur l’inde et les autres possessions coloniales de la Grande Bretagne. Bien au contraire, le plaisir, composante indéniable de Kim, est un trait régulièrement attesté mais rarement analysé des multiples formes littérales, musicales et figuratives de la culture impérialiste et coloniale. » (p,208)

« Il est sûr que Kim, Creighton, Mahbub, le Babu, et même le lama voient l’Inde comme Kipling la voyait, une composante de l’Empire. Et il est certain que Kipling préserve minutieusement les traces de cette vision quand il amène Kim, humble enfant irlandais, hiérarchiquement inférieur aux Anglais de souche, à réaffirmer ses priorités britanniques bien avant que le lama leur donne sa bénédiction. » (p,218)

« Kim est une éminente contribution à cette Inde orientalisée de l’imaginaire, et à l’« invention de la tradition », comme diraient plus tard les historiens. » (p,223)

« Rien de tout cela n’est propre à Kipling. La lecture la plus superficielle de la culture occidentale de la fin du XIX°siècle révèle un réservoir inépuisable de « savoirs populaires » de ce genre, dont une bonne partie, hélas, restent bien vivants aujourd’hui » (p,224)

L’auteur compare alors Kipling à des auteurs français, tels que Flaubert et Zola, et évoque un nouveau concept, celui de : « L’appropriation coloniale, c’est-à-dire géographique … » qu’auraient utilisé de nombreux autres auteurs tels que Conrad et Camus.


            Pour illustrer son analyse, Edward W.Said consacre quelques pages au thème de « L’indigène dominé »

« Le paradoxe, bien sûr, c’est que la culture européenne n’est pas moins complexe, riche et intéressante pour avoir soutenu l’impérialisme à presque tous les points de vue.

Prenons Conrad et Flaubert, écrivains qui ont travaillé dans la seconde moitié du XIX° siècle, le premier explicitement préoccupé par l’impérialisme, le second implicitement concerné. » (p,240)

« Même des penseurs d’opposition comme Marx et Engels pouvaient parler comme les porte-parole des gouvernements français et britannique. Sur les colonies, les deux camps politiques puisaient aux mêmes sources : le discours bien codé de l’orientalisme, par exemple, ou la vision hégélienne qui faisait de l’Orient et de l’Afrique des régions statiques, despotiques et sans importance pour l’histoire du monde…

A l’apogée du grand impérialisme, au début du XX°siècle, nous avons donc fusion conjoncturelle entre, d’une part, les codes historiographiques du discours savant de l’Europe, qui postulent un monde universellement offert à l’examen transnational et impersonnel, et d’autre part, un monde réel massivement colonisé. L’objet de cette « vision unique » est toujours soit une victime, soit un personnage dominé, sous la menace permanente de châtiments sévères sans égard aux multiples vertus, services rendus ou hauts faits dont il ou elle peut se prévaloir – exclu ontologiquement, car très loin de partager les mérites de l’étranger qui conquiert, enquête et civilise. Du colonisateur, l’appareil englobant exige, pour être maintenu, un effort sans relâche. A la victime, l’impérialisme offre l’alternative : sers ou sois anéanti »  (p,247)

L’auteur passe alors à l’examen de l’œuvre de Camus :

VII – Camus et l’expérience impériale française

Après avoir cité dans la galerie de portraits des « Constructeurs de la France d’outre-mer », plusieurs personnalités tels que Brazza, Gallieni, ou Lyautey, l’auteur fait un sort, parmi les hommes qui ont chanté ou incarné l’empire, à Camus, « le seul auteur de l’Algérie française qui peut, avec quelque justification, être considéré comme d’envergure mondiale », en notant toutefois que :

« On ne sent guère l’équivalent de la « pensée officielle «  britannique mais, très nettement, un style personnel : être français dans une grandiose entreprise d’assimilation. » (p,248).

L’auteur avait relevé auparavant que Girardet (l’auteur du livre « L’idée coloniale ») « ne voit nulle part en évidence une « pensée officielle » française. » (p,159)

Pour caractériser les œuvres de Camus, l’auteur fait beaucoup appel à l’analyse de M. Conor Cruise O’Brien, et affirme :

« J’irai jusqu’à dire que, si les plus célèbres romans de Camus intègrent, récapitulent sans compromis et à bien des égards supposent un discours français massif sur l’Algérie qui appartient au langage des attitudes et références géographiques impériales de la France, cela rend son œuvre plus intéressante, et non le contraire. La sobriété de son style, les angoissants dilemmes moraux qu’il met à nu, les destins personnels poignants de ses personnages, qu’il traite avec tant de finesse et d’ironie contrôlée – tout cela se nourrit de l’histoire de la domination française en Algérie et la ressuscite, avec une précision soigneuse et une absence remarquable de remords ou de compassion. » (p,261)

En vue d’accréditer son discours, l’auteur cite « l’étude remarquable de Manuela Semidei sur les livres scolaires français, de la Première Guerre mondiale à la Seconde », sur laquelle nous reviendrons dans nos questions, et cite également, à l’appui de sa démonstration, le Tartarin de Tarascon de Daudet que beaucoup de petits français de l’époque connaissaient.

« Les romans et nouvelles de Camus distillent très précisément les traditions, stratégies et langages discursifs de l’appropriation française de l’Algérie. Ils donnent son expression ultime et la plus raffinée à « cette structure de sentiments » massive. Mais pour discerner celle-ci, il nous faut considérer l’œuvre de Camus comme la transfiguration métropolitaine du dilemme colonial : c’est le colon écrivant pour un public français, dont l’histoire personnelle est irrévocablement liée à ce département français du sud ; dans un tout autre cadre, ce qui se passe est inintelligible. » (p,266)

II – Questions

Une longue liste de questions, une très longue liste, dans une matière très abondante, avec les œuvres de Jane Austen, Kipling, Gide, Camus, et j’en passe, ou avec Aïda ! Il nous faut donc trier et classer.

Dans l’esprit de M.Edward W.Said, l’impérialisme aurait été nourri par une « pensée unique », une « pensée collective », telle qu’il la décrit à propos du roman anglais, tout d’abord.

Beaucoup de questions concernent tout d’abord le roman de Jane Austen Mansfield Park, et l’interprétation qu’en donne le professeur de littérature comparée.

Juger comme capitale, et démonstrative, la relation qui a existé entre Antigua et l’intrigue du roman lui-même, la plantation, ses esclaves, et le manoir de Mansfield, parait tout de même exagéré pour plusieurs raisons, indiquées le plus souvent par l’auteur lui-même, le petit nombre d’allusions, quelques lignes sur des milliers de lignes de l’œuvre, l’absence complète de description de cette vie coloniale, de sa richesse, qui seraient au cœur de l’intrigue, et fournirait les éléments constitutifs d’une « structure de références d’attitudes et de références. », une histoire tout entière tournée vers ce qu’on pourrait appeler la vie domestique, sociale, bourgeoise de la famille Bertram, au début du dix-neuvième siècle, dans une Angleterre rurale.

Est-ce que la seule question posée par la nièce Fanny à son oncle sur la traite des esclaves suffirait à apporter la preuve de cette thèse, car tel est bien l’enjeu de la critique ?

Je cite, Fanny parle de son oncle : « Mais je lui parle plus souvent que je ne le faisais. J’en suis certaine. Ne m’avez-vous pas entendu hier soir lui poser des questions sur le commerce des esclaves ? »

« Oui, et j’entretenais l’espoir que cette question serait suivie d’autres questions. Mon père eut été heureux de voir quelqu’un s’enquérir plus longuement. »

« Je brûlais d’envie de le faire. Mais il y avait un silence de mort »

Quelques lignes donc pour emporter notre conviction ? Sur plus de deux mille pages ? 

La démonstration de l’auteur est fondée sur un raisonnement de l’implicite, de l’incidente, de l’accessoire par rapport au principal, du secondaire, qui par construction mentale de l’auteur reviendrait à accréditer la relation qui aurait existé en Angleterre, à l’époque considérée, entre la culture de cette petite bourgeoisie et l’impérialisme.

D’autant moins que les tirages des livres de l’époque sont peu connus, et encore moins le nombre des lecteurs qu’ils touchaient.

Pour résumer ma pensée, je serais tenté de la formuler de deux façons :

L’impression de voir expliquer, dans le cas du livre en question, la prégnance de l’impérialisme dans la culture par la grâce d’une sorte de présence de Dieu (ou de Satan dans le cas d’espèce) cachée, du type de celle que connaissent bien les catholiques pratiquants de leur religion.

Une sorte d’ethnocentrisme « inverse », et pour reprendre le titre d’un petit livre récent (MM.Amselle et M’Bokolo), l’auteur se plaçant « Au cœur de l’ethnie », une ethnie de la gentry anglaise de la première moitié du dix-neuvième siècle, la description du mode de vie et des croyances de cette dernière suffisant à éclairer le pourquoi et le comment de l’impérialisme.

Et en ce qui concerne la France, des auteurs, comme Chateaubriand ou Lamartine, auraient plus volontiers exalté dans leurs œuvres l’exotisme de leurs voyages aux Amériques ou en Orient, plus peut-être que l’impérialisme français. La « gentry » française de la même époque était encore plus casanière que l’anglaise.

Et la France n’a jamais connu de chantres de l’impérialisme aussi talentueux que Carlyle et Ruskin. Harmand ou Leroy-Beaulieu font bien pâle figure de ce côté-ci du chanel.

Quant au rôle impérialiste d’Aïda et de Verdi, et sans être un spécialiste de l’histoire de l’opéra, l’opéra fut, hier comme aujourd’hui, le divertissement d’une petite élite, d’abord en Italie, une Italie qui n’avait d’ailleurs, pas encore, fait son unité politique, et qui n’était pas encore, et à nouveau, impériale.

L’« Egypte orientalisée » de cet opéra a peut-être fait partie de la « pensée unique » d’une élite sociale, mais comme le note l’auteur : « Tout cela est évidemment éloigné du statut d’Aïda dans le répertoire culturel d’aujourd’hui » (p,198).

Et dans cette évocation insistante, et tout affective de l’Egypte, n’y aurait-il pas lieu d’y déceler, chez l’auteur, un soupçon d’ethnocentrisme ?

L’exemple de « Kim », le roman célèbre de Kipling est sans doute plus convaincant, en tout cas pour la Grande Bretagne.

.Est-ce que ce livre a été un des éléments d’une « structure d’attitudes et références » impérialistes dans la construction du dernier empire britannique et dans son rayonnement ?

Sans doute, bien qu’aucune évaluation de son audience n’ait été proposée, mais est-ce que le mythe de l’Inde, ses richesses fabuleuses, son patrimoine d’innombrables témoins de ses civilisations anciennes, n’ont-ils pas été suffisants, en tant que tels, et sans besoin de culture, pour convaincre les Anglais du bien-fondé de leur « appropriation géographique » coloniale ?

Lorsqu’on a entretenu une certaine familiarité avec l’histoire coloniale, il est impossible de ne pas avoir conscience de l’écart gigantesque qui existait entre les richesses déjà prouvées du continent indien, déjà très développé dans la deuxième moitié du 19ème siècle, et les richesses supposées et très inégales d’une Afrique noire française encore largement inconnue à la même époque.

L’Inde était un des joyaux de l’Empire britannique et il portait tous les espoirs d’un impérialisme de type secondaire, car cette colonie de la Couronne  n’avait plus besoin de sa métropole pour exister, et pour armer elle-même sa propre flotte de vapeurs.

Je serais tenté de dire par ailleurs, que point n’était sans doute besoin de beaucoup exalter le goût de la puissance britannique, alors que depuis plusieurs siècles, cette nation insulaire avait manifesté une propension inégalée pour la marine et le commerce, et pour dominer les mers du globe !

Ce qui n’était pas du tout le cas d’une France encore largement paysanne et peu encline au voyage !

L’impérialisme britannique n’avait sans doute nul besoin de ce roman d’aventures remarquable pour croire en son avenir, et pour constituer un des éléments de la structure d’attitudes et de références chère à l’auteur.

Ceci dit, pourquoi ne pas noter que, de façon tout à fait paradoxale peut-être, le héros du roman, le jeune Kim était un enfant d’une Irlande alors soumise au joug impérial des anglais ? Tocqueville a écrit des choses intéressantes à ce sujet, meilleures que celles racontées à la suite de ses voyages en Algérie.

L’auteur accorde une place importante au contenu de ce roman dans son analyse « structurelle », mais il est possible de se poser deux questions à ce sujet : quel a été l’écho de sa publication en France, d’une part, et d’autre part, est-ce que beaucoup de lecteurs français n’y ont-ils pas vu, plus qu’un roman à la gloire de l’impérialisme anglais, tout à la fois un beau roman d’aventures et une belle histoire de sagesse indienne entre le vieux « lama » indien et son jeune « chela » anglais, et avec une pincée de piment, celui des services secrets de Sa Majesté ?

L’auteur cite plus loin le livre de Loti « L’Inde (sans les Anglais) » en écrivant : « nous avons le récit d’un voyage en Inde au cours duquel, par choix délibéré, voire par mépris, les occupants anglais ne sont pas mentionnés une seule fois, comme pour suggérer qu’il n’y à voir que les indigènes, alors que l’Inde était, évidemment, une possession exclusivement britannique (et sûrement pas française. » (p,272)

L’interprétation de l’auteur est sans doute réductrice, car si Loti partageait assez largement l’antipathie que la « Royale » avait traditionnellement à l’égard de la marine anglaise et des Anglais en général, son livre constitue incontestablement une plongée dans tout autre chose que l’impérialisme occidental.

L’auteur compare les deux écrivains que furent Conrad et Flaubert, le premier qui aurait été « explicitement préoccupé par l’impérialisme », et « le second implicitement concerné », mais cette comparaison  est-elle vraiment pertinente ?

Et c’est un des problèmes posés par la thèse Saïd, à savoir si sa démonstration, éventuellement « superfétatoire » dans le cas de l’empire britannique, est bien appropriée au cas de l’empire français ?

Il ne semble pas que les exemples cités par l’auteur constituent les éléments d’une structure d’attitudes et de références qui aurait imprégné la culture française de la même époque. En tout cas, il conviendrait d’aller plus loin dans la démonstration, et d’abord dans l’évaluation des contenus des vecteurs de culture et dans leurs effets sur la culture des français.

Pour appuyer sa démonstration, l’auteur cite les travaux de Manuela Semidei sur le discours impérial contenu par les manuels scolaires entre 1919 et 1945, mais cette analyse tout à fait intéressante souffre d’une absence complète d’évaluation dont avait d’ailleurs parfaitement conscience la chercheuse, en écrivant :

« Certes, on ne saurait oublier que leur utilisation en tant que documents d’histoire ne va pas sans poser de redoutables problèmes de méthode. Pour chacun d’entre eux les chiffres de diffusion, les modifications apportées au cours des éditions successives, l’importance relative par rapport aux autres ouvrages du même genre, le mode d’utilisation dans l’enseignement magistral constituent notamment des éléments d’interprétation qu’il ne saurait être question de négliger. Il faudrait d’autre part tenir compte de la présentation de l’iconographie, du « style » pédagogique, de la nature même du contact qui s’établit entre le manuel et son jeune lecteur, de sa durée, de son intensité… » (RFSP, février 1966, p,85 et suivantes)

Et du calendrier scolaire, souvent en fin de programme, conviendrait-il d’ajouter, car comme je l’ai précisé dans le chapitre du livre « Supercherie coloniale », que j’ai consacré au même sujet, la démonstration du rôle des manuels scolaires sur la culture coloniale supposée des Français est encore à faire.

A l’appui de sa démonstration, Edward W.Said cite aussi le livre bien connu de Daudet, Tartarin de Tarascon, et j’ai relu ce livre qui avait enchanté ma jeunesse : un livre à la gloire de la culture coloniale ou tout simplement une belle farce ? Un jaillissement de galéjades à la méridionale avec une chasse aux lions qui n’existent plus dans une Algérie exotique ?

Et pour les lecteurs les plus sérieux, quelques pages décrivant une Algérie coloniale dont la France n’avait pas lieu de se réjouir !

Terminons enfin le tour de nos questions par Camus, qui fut un de mes maîtres à penser au cours de ma jeunesse.

Le professeur de littérature comparée appelle en garantie de sa thèse  Camus, un Camus dont l’œuvre est postérieure à la deuxième guerre mondiale, à l’heure du déclin des deux empires, alors qu’un monde nouveau apparaissait.

Première remarque à ce sujet : à l’exemple de beaucoup de chercheurs, l’auteur semble laisser entendre que l’impérialisme français, et donc son histoire, s’est résumée à celle de l’Algérie française.

Deuxième remarque : pour avoir beaucoup fréquenté les livres de Camus, je ne partage absolument pas une analyse qui voit d’abord dans ces œuvres la marque de l’appropriation géographique coloniale de l’Algérie, en écrivant :

« Les romans et nouvelles de Camus distillent très précisément les traditions, stratégies et langages discursifs de l’’appropriation française de l’Algérie. Ils donnent son expression ultime et la plus raffinée à cette « structure de sentiments »massive. Mais pour discerner celle-ci, il nous faut considérer l’œuvre de Camus comme une transformation métropolitaine du dilemme colonial : c’est le colon écrivant pour un public français, dont l’histoire personnelle est irrévocablement liée à ce département du Sud ; dans tout autre cadre, ce qui se passe est inintelligible. » (p,266)

Je dirais tout simplement qu’à mes yeux, comme sans doute à ceux de beaucoup de lecteurs de ma génération, l’Algérie était un décor, celui de Tipaza par exemple, mais que les véritables enjeux étaient moins ceux de l’Algérie française que d’un auteur qui proposait à son lecteur une réflexion sur sa vie, sa destinée, son rapport au monde, pas nécessairement colonial.

Le même type de remarque vaudrait également pour un des livres que l’auteur appelle, plus loin, en garantie de sa démonstration, « la Voie Royale » de Malraux.

Malraux était beaucoup plus intéressé par son ego que par le cadre historique et colonial de son récit, entre Thaïlande et Cambodge, l’occasion d’y déployer tous les ressorts de l’âme humaine, la sienne, dans une forêt vierge qu’il décrivait comme un formidable décor de cinéma, avec ses obsessions de la mort.

Conrad, dans son livre « Au cœur des ténèbres «  avait largement ouvert cette voie, et le célèbre roman colonial français « Batouala » de René Maran également, dont l’intrigue se déroulait également sur les rives du fleuve Congo, dans le même décor d’une forêt vierge sombre, envoûtante, et impénétrable.

Plus que le discours anti-impérialiste de ce dernier livre qui a beaucoup attiré l’attention de certaines critiques, ne s’agissait-il pas avant tout d’une évocation formidable et vivante, dansante,  de la forêt tropicale et de la population qui l’habitait ?

En résumé, et à titre de conclusion provisoire, les analyses et hypothèses de travail de l’auteur sont toujours intéressantes, mais il parait difficile dans l’état actuel de ce type de démonstration, de penser, moins encore dans le cas français, que dans le cas anglais, qu’une « structure d’attitudes et de références », et « une structure d’affinités », aient véritablement donné leur colonne vertébrale culturelle aux impérialismes, d’autant plus difficilement que leurs formes ont beaucoup évolué tout au long de la période examinée.

En bref, en dépit d’une analyse littéraire pointue, quelquefois fulgurante, cette « pensée unique » est difficile à définir, à démontrer, encore moins en France qu’en Grande Bretagne, et ses effets sont, de toute façon, mal mesurables !

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Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés