Humeur Tique: ONU, Polynésie, et hypocrisie postcoloniale: Et pourquoi pas une opération vérité?

Mais cartes sur table, y compris « niches » sous la table !

            Le 17 mai 2013, l’Assemblée Générale de l’ONU a adopté une résolution faisant de la Polynésie un territoire à décoloniser.

            Dans son numéro du 21 mai, le journal La Croix fait paraître un article sous le titre (page 8) :

            « En Polynésie, la question de la « décolonisation » désormais posée »

            Après tout pourquoi pas ?

           Pourquoi pas une opération vérité ?

          Un référendum sous le contrôle de l’ONU, mais à une condition, la publication de l’état complet et actuel des relations existant entre la France et la Polynésie, sur le plan des institutions, des échanges économiques et financiers, et des migrations.

        La France peut difficilement un jour demander à l’ONU l’autorisation d’intervenir en Côte d’Ivoire, en Libye, ou au Mali, et le lendemain récuser un vote de la même ONU sur un sujet qui dérange son histoire.

      Aux citoyens de Polynésie de décider de leur avenir en toute connaissance de cause !

      Et pourquoi ne pas inviter éventuellement les  citoyens d’autres îles à faire de même ?

Avec en supplément « alimentaire », comme c’est aujourd’hui la mode, le petit post- scriptum ci-après :

Dans le Canard Enchaîné du 22 mai 2013, et en première page, une petite chronique éclairante intitulée :

« Palme d’or à Tahiti

      « …En attendant un hypothétique référendum d’autodétermination, l’Etat français continuera donc de dépenser, chaque année, sous les cocotiers 1,5 milliard d’euros pour ses fonctionnaires et 590 millions en dotations versées directement dans les caisses de plus en plus vides du territoire.

       Une atroce colonisation ! »

    La Polynésie compte de l’ordre de 270 000 habitants

Gallieni et Lyautey, ces inconnus. Gallieni à Madagascar: les problèmes politiques

Gallieni et Lyautey, ces inconnus !

Eclats de vie coloniale

Morceaux choisis

16

Gallieni à Madagascar : les problèmes politiques

         Les pages qui viennent d’être consacrées aux « œuvres » de Gallieni seraient sans doute incomplètes, s’il n’était fait mention, en finale, des problèmes politiques que le Gouverneur général rencontra pour les mener à bonne fin : l’abolition de l’esclavage, l’action des églises et des missions, les caractéristiques de la nouvelle société coloniale, les colons et le groupe de pression de la Réunion.

            L’abolition de l’esclavage

 Il convient de rappeler que l’esclavage constituait une des caractéristiques du fonctionnement de la plupart des sociétés africaines, sinon de leur totalité, à l’époque des conquêtes de la Troisième République.

            C’était aussi le cas à Madagascar et la décision d’abolition qui fut prise avant l’arrivée du général à Tananarive créa des difficultés inévitables dans l’ensemble du corps social et économique de l’île, identiques à celles que causa la même mesure dans les autres sociétés d’Afrique concernées.

            Dans le livre que nous avons déjà cité, le colonel Charbonnel donnait sa version de cette abolition décidée par M.Laroche, qui était alors le Résident Général de France à Madagascar, et que Gallieni venait remplacer :

        « M.Laroche s’était flatté de rester Résident Général, Gallieni succédant simplement au général Voyron. Quand il comprit qu’il fallait y renoncer, il prit par dépit, à la veille de la remise de ses pouvoirs, une mesure d’une extrême gravité, l’abolition de l’esclavage. »

Il est évident que cette mesure devait être prise un jour ou l’autre, même si elle devait être la source de beaucoup de difficultés dans l’ensemble de la société malgache, mais elle n’avait pas été préparée.

        Le colonel dépeignait  l’esclavage alors existant de façon peut être trop idyllique :

      «  A Madagascar, il était fort doux. Tout esclave était libre de travailler à son compte où et comme il l’entendait, avec la seule obligation de verser à son maître un impôt mensuel de cinq francs. Moyennant trois cents francs, il pouvait acheter sa liberté…. En contrepartie, le maître était tenu de soigner et de nourrir l’esclave tombé malade ou devenu vieux et surtout, ce à quoi les malgaches tenaient essentiellement, le maître avait l’obligation d’assurer, à la mort de son esclave, le transport de son corps au tombeau familial… Avoir des esclaves était un placement à 10% de l’an… »

        Donc un rapport d’argent qui était tout de même confortable !

     « La brusque suppression de l’esclavage fut d’abord bien accueillie par les libérés valides. Très vite les maîtres déclarèrent que, leurs recettes taries, ils ne pouvaient plus remplir leurs obligations. Les milieux qui nous étaient hostiles, notamment ceux touchant à la Cour, répandirent le bruit que les Français condamnaient les vieux esclaves à mourir de faim et à être inhumés n’importe où, comme des chiens. En quelques semaines, le nombre des rebelles doubla. » (C/p,45)

       Gallieni institua le système des corvées afin de trouver la main d’œuvre nécessaire aussi bien au secteur public qu’au secteur privé, mais Gallieni prit ensuite des mesures pour mettre fin au détournement du nouveau système mis en place.

     Le problème de la main d’œuvre fut un problème récurrent tout au long de la période coloniale, et les formules de travail contraint que l’administration coloniale mit en œuvre, notamment, le SMOTIG,  n’étaient pas très éloignées de l’ancien servage.

La puissance des églises et des missions

    Les missions étrangères, majoritairement protestantes et de mouvance  anglaise, occupaient une place importante dans la société des plateaux, notamment grâce aux nombreuses écoles confessionnelles qu’elles avaient déjà construites avant la conquête française.

      Gallieni évoqua le sujet dans de nombreuses lettres.

     Dans une lettre du 26 décembre 1903, au secrétaire général de l’Union Coloniale, il écrivait :

     « … Mais, je veux répondre simplement et brièvement encore à quelques-uns des griefs, présentés par votre correspondant anonyme qui, ou je me trompe fort, doit porter une robe de missionnaire catholique ou une redingote de pasteur, la première plutôt.

    Le contrat avec les Frères a été dénoncé en vertu des instructions très précises du ministre qui m’a prescrit, à moi comme à tous les autres  gouverneurs, de laïciser toutes nos écoles. Le moment était d’ailleurs venu où cette mesure pouvait être prise sans inconvénient, avec avantage même. Pendant les premières années de mon séjour à Madagascar j’ai réagi, et vous savez avec quelle vigueur, contre l’influence anglaise, en ne cessant de seconder par tous les moyens possibles la mission  catholique : subventions, dons d’argent et de terrains, conseils aux Malgaches, etc. Mais il n’est jamais entré dans mon idée de soutenir en quoi que ce soit l’œuvre religieuse de cette mission, et c’était cependant au développement de cette œuvre qu’était surtout employé le concours financier que je donnais aux Jésuites. Mais depuis, la situation a changé. La mission protestante française s’est solidement installée dans l’île….Vous voyez donc l’avantage de la suppression du contrat avec les Frères. Nous avons supprimé, du même coup, la subvention  aux écoles protestantes. Toutes ces écoles sont désormais soumises à la règle générale… »(GM/p,137)

     Dans une lettre du 1er juin 1904, Gallieni écrivait :

     « …je me suis toujours efforcé de me placer au-dessus des querelles religieuses. Mais j’ai vu bientôt que je faisais fausse route. Mais je n’ai jamais perdu de vue le programme que je m’étais tracé : faire de notre colonie une terre vraiment française et pouvant être utilisée dans l’intérêt de notre commerce, de notre industrie, de nos compatriotes. A l’origine, au moment de l’insurrection et pour réagir contre les tendances trop protestantes de mon prédécesseur, ce qui avait été mal interprété par nos Hovas, j’ai favorisé les missions catholiques françaises en leur accordant faveurs de toutes sortes, terrains, argent, main d’œuvre gratuite, etc. Mon tiroir est plein de lettres de remerciements et de gratitude.

Mais, j’ai vu bientôt que je faisais fausse route. Jésuites, frères et Sœurs me considéraient comme l’homme prédestiné, devant assurer dans l’île la ruine du protestantisme et la prééminence du catholicisme. Nous ne parlions pas le même langage. Je parlais de l’influence française, de l’organisation de la vie économique dans un sens français. On me répondait religion et catholicisme…

     D’où ces querelles religieuses qui ont absorbé tout mon temps pendant mon premier séjour et qui ont été si funestes à la paix intérieure de l’île, engendrant entre les villages, entre les familles, des haines qui se continueraient aujourd’hui, si je n’étais intervenu avec notre enseignement officiel. Nous n’étions plus les maîtres d’accomplir la tâche d’organisation et d’apaisement, que nous avions entreprises après la période d’anarchie que vous connaissez. Prêtres et pasteurs mettaient aux mains les populations de nos villages de l’Imerina et du Betsiléo. » (GLM/p, 153)

     Comment ne pas noter que les relations entre les églises et les autorités civiles de Madagascar ont toujours été « affectées » par le pouvoir et l’influence que ces églises exercent sur la vie de la grande île ?

     Les convulsions politiques actuelles sont encore marquées par ce facteur religieux capital.

Les colons

         Un sujet très sensible et sur lequel Gallieni nourrissait beaucoup trop d’illusions.

      S’il est vrai que la faible population de Madagascar pouvait laisser croire qu’il était possible d’y favoriser une colonisation européenne proprement dite, la réalité des faits fut très différente, en particulier sur le plan agricole, car le climat et les conditions sanitaires de vie sur la côte orientale,  la plus favorable aux cultures d’exportation, étaient alors rédhibitoires.

Gallieni prit tout un ensemble de mesures pour encourager des colons français à venir dans l’île, ou pour inciter d’anciens soldats à s’y enraciner, en instituant une politique de petites ou grandes concessions, mais le succès ne fut pas au rendez-vous.

      Lorsque Gallieni tenta de réorganiser le marché du travail, bouleversé par la suppression de l’esclavage, en instituant un régime de prestation, ce dernier fut souvent détourné par des colons peu scrupuleux :

      Dans une lettre du 12 janvier 1900,

    «  Comme je l’explique dans mes instructions, la prestation indigène n’était pour moi qu’un moyen transitoire entre la mesure de l’abolition de l’esclavage et la liberté du travail complète. Pour favoriser nos colons, j’ai même pensé que l’on pouvait aller plus loin, et j’ai créé tourte une série d’avantages pour les indigènes qui s’employaient au service de nos colons. Mais les abus ont été grands. Un certain  nombre de nos colons, les moins intéressants d’ailleurs, se sont mis aussitôt à souscrire des engagements avec les indigènes, ceux-ci se faisant ainsi exempter des prestations à fournir à l’Etat et remettant en échange une somme donnée à leurs employeurs qui, bien entendu, ne leur faisaient faire aucun travail… Ces individus ne faisaient rien et, n’ayant aucune ressource apportée avec eux, se bornaient à vivre de cette espèce de rente, qui leur était faite par les engagés indigènes » (GM/67)

    Dans une lettre du 13 septembre 1903, Gallieni écrivait :

    « … Et cependant nous sommes de plus en plus infestés par des aventuriers de tous pays qui débarquent dans nos ports, mettant notre police sur les dents, entrent en prison ou à l’hôpital et finalement, leurs consuls refusant énergiquement de se charger d’eux, se font rapatrier à nos frais. » (GM/p,118)

     Le colonel Lyautey commentait de la même façon la piètre qualité des colons qui arrivaient dans l’île.

    Le 3 juillet, à Fort Dauphin, Lyautey réunissait les membres de la Chambre consultative, composée uniquement de Français :

    « Sauf … deux officiers démissionnaires fixés ici dans une grande concession, tous les autres membres sont des créoles besogneux. » (LSM/p128)

     Fort Dauphin, le 30 décembre 1901 :

    « … Les redoutables, ceux dont vous dites qu’ils nous obligent à « concilier les intérêts inconciliables », ce sont les petits colons, les besogneux, ceux qui marchandent sou par sou la rémunération de leur main d’œuvre, qui font flèche de tout bois au détriment de l’indigène. C’est ceux-là dont il ne faut à aucun prix dans nos « possessions ». (LSM/p,214) 

      Les créoles de la Réunion, un groupe de pression aussi actif que celui des églises.

     Nous avons déjà évoqué cette question, à l’occasion des réflexions que le colonel Lyautey faisait à ce sujet, mais un extrait d’une des lettres de Gallieni, du 26 décembre 1903, adressée à M.Chailley, suffira à décrire les difficultés qu’il rencontrait pour gouverner la colonie face au groupe de pression réunionnais :

     « Quoiqu’il en soit et bien que mon maintien ici pendant une période aussi longue prouve que nous avons fait de grands progrès en France au point de vue colonial, je crois que j’aurais mieux fait de suivre mon premier mouvement. C’est bien difficile de conserver si longtemps le même poste sans mécontenter un grand nombre de personnes : fonctionnaires inaptes ou paresseux, qu’il a fallu révoquer ou auxquels il a été impossible de donner l’avancement exagéré qu’ils réclamaient ; hommes d’affaires avides et besogneux, toujours prêts à la critique, au chantage même, si on ne veut leur livrer en pâture les ressources de la colonie ou les aider à tromper les naïfs ; colons inexpérimentés ou ignorants, qui ont dissipé leurs capitaux et font retomber leurs erreurs sur l’administration ; politiciens, recrutés surtout parmi les créoles, qui voudraient introduire à Madagascar mœurs, élections, quémandage, accaparement de tous les emplois, qui font la ruine de notre voisine et qui, ici, auraient pour effet de mettre à l’écart les colons sérieux et d’opprimer les indigènes qui peuvent, à peu près seuls, assurer la prospérité future de notre colonie ; enfin missionnaires catholiques ou protestants, toujours jaloux des avantages faits aux voisins et qui voudraient vivre exclusivement de subventions employées cependant pour un autre but que l’intérêt de la colonie, ou qui désireraient pouvoir, sans être dérangés, arracher aux indigènes des dons pour la construction d’églises ou de temples, etc… » (G/M p,126)

     Commentaire : rien à ajouter, sauf le regret, qu’à ma connaissance, et sauf erreur, les historiens ne se soient pas suffisamment intéressés à l’impérialisme secondaire de l’île de la Réunion, dont certains effets durent encore de nos jours.

Jean Pierre Renaud

Réflexions sur les sociétés coloniales- Conclusion-Deuxième Partie

Réflexions sur les sociétés coloniales

Conclusion sur la problématique des sociétés coloniales françaises

Deuxième partie

La première partie a été publiée sur le blog du 10 mai 2013  (définition du concept, les scènes, le scénario, la politique coloniale (début))

Les indications techniques du scénario

      Le scénario reposait sur plusieurs indications techniques, une administration coloniale de type napoléonien dotée de tous les pouvoirs, l’obligation pour les nouvelles colonies de financer elles-mêmes leur développement, un statut des indigènes standard afin de simplifier et de faciliter la gestion des nouveaux territoires, un régime douanier protectionniste.

       Première indication technique, une administration coloniale de type despotique : les gouverneurs généraux disposaient quasiment de tous les pouvoirs, étant donné qu’il leur appartenait de faire application ou non, sur leur territoire, des lois ou décrets applicables en métropole.

    La France avait créé de toutes pièces une administration coloniale calquée sur l’administration française avec un découpage en colonies et en cercles. Au fur et à mesure des années, l’appareil administratif des fédérations et des colonies devint de plus en plus bureaucratique, alors que le maillage de l’administration de brousse était assez léger.

     A Paris, le ministère des Colonies ne fut jamais un ministère convoité, et la mobilité ou l’instabilité des gouvernements de la Troisième République, de l’ordre de six mois en moyenne,  laissait encore plus d’initiative et de pouvoir aux gouverneurs,   de véritables proconsuls de la République.

     Le pouvoir colonial : certains diraient, mais de façon un peu caricaturale, que l’administration coloniale fonctionnait comme une administration de type dictatorial, au mieux despotique, mais selon les territoires, les époques, et les hommes, la situation concrète était bien différente.

       Il serait possible d’avancer avec la même assurance que, dans beaucoup de cas de figure, l’irruption de l’administration coloniale n’a pas changé grand-chose dans le fonctionnement de la plupart des sociétés locales.

     La problématique du pouvoir a suivi plusieurs sortes de chemins, le premier, géographique, pour simplifier, de la côte vers l’hinterland,  le deuxième chronologique, le choc de la colonisation diffusant ses effets en suivant la courbe de la chronologie, et le troisième, celui de l’acculturation progressive et partielle de la population, très majoritairement dans les nouvelles villes, posant un défi de plus en plus grand à une soi-disant  politique d’assimilation qui ne trouvait pas son compte civique dans le Code de l’Indigénat.

      Deuxième indication technique, celle déjà rappelée du financement des colonies, avec la loi du 3 avril 1900, et un concours zéro de la métropole, sauf à garantir des emprunts.

     Indiquons que sur ce plan, la France imitait ce que faisait la Grande Bretagne dans son empire, mais les ressources des colonies anglaises n’avaient pas grand-chose à voir avec les françaises.

     Troisième indication technique, le Code de l’Indigénat

    S’il est vrai que le Code de l’Indigénat donnait à l’administration coloniale un outil de maintien de l’ordre public facile, il n’avait pas toujours une rudesse différente de celle des mœurs de certaines sociétés locales, et il n’était pas l’outil de travail préféré de l’administration coloniale, sauf dans certaines circonstances telles que le travail forcé local pour de bonnes (corvées) ou mauvaises raisons (portage, recrutement pour les plantations de Côte d’Ivoire ou de Madagascar par exemple…).

     La définition qu’en propose le « Dictionnaire de la colonisation française » (page 367) a un côté surréaliste par rapport au « moment colonial » et à la diversité des « situations » coloniales :

    « Connu sous le nom du Code de l’Indigénat, c’est un ensemble juridique et réglementaire répressif à l’encontre des seuls indigènes appliqué par l’administration en violation du principe fondamental de séparation des pouvoirs. Il prévoit des sanctions collectives, autre violation des principes du droit métropolitain. Il a symbolisé l’arbitraire le plus total »

     Le même dictionnaire précise qu’en Indochine, il a été supprimé en 1903, et assoupli, en Afrique noire, en 1938.

     En face du Code de l’Indigénat, l’administration coloniale mettait en œuvre, autant que possible, et pour autant qu’elle les connaisse, les coutumes, c’est-à-dire un droit coutumier qui variait selon les territoires et leurs peuples, qu’elle s’efforçait de respecter, sorte de contrepoids, que beaucoup de chercheurs feignent d’ignorer.

     La pratique concrète du pouvoir n’avait donc pas toujours le caractère « répressif » décrit plus haut.

     La référence au principe fondamental de la séparation des pouvoirs mériterait à elle seule un commentaire, alors que dans la France d’aujourd’hui, il a encore bien de la peine à être garanti.

     Un premier exemple pour aider à comprendre le type de problématique que rencontrait l’administration coloniale : l’ancien administrateur  Delavignette racontait qu’en Haute Volta (Burkina Fasso), il avait fait mettre en prison un homme qui avait tué sa femme. A sa libération, et de retour dans son village, l’intéressé revint remercier Delavignette en lui apportant un cadeau pour l’avoir si bien traité pendant ses années de prison.

     De façon plus subtile, le maintien du Code de l’Indigénat était non seulement un élément de l’ordre public, mais avant tout de l’ordre social, c’est-à-dire d’une ségrégation des droits qui existait entre les indigènes et les Français, notamment dans les villes qui comptaient le plus d’acculturés.

     Il symbolisait l’échec d’une politique coloniale incapable d’ouvrir la voie de la citoyenneté aux nouveaux « lettrés », et c’est sur ce terrain que la légitimité ou non de ce code est la plus critiquable, car elle méconnaissait les promesses démagogiques de la France, en même temps qu’elle rendait de plus en plus difficile l’association des nouveaux lettrés à la gestion  de leur pays, et c’est toute la question du truchement colonial dont l’importance a trop souvent été ignorée.

     Omnipotence du pouvoir colonial mais très souvent contrebalancée par celui du truchement indigène, du rôle des « lettrés » dans le fonctionnement concret du pouvoir colonial.

II – Les autres acteurs de la scène coloniale

      Henri Brunschwig observait la montée inexorable des lettrés en Afrique noire.

     Nous avons évoqué cet aspect important des institutions coloniales, en posant entre autres la question : qui manipule qui dans la société coloniale ? Des types de manipulation qui évoluaient en fonction des chronologies diverses de l’acculturation des territoires.

     Quels étaient les véritables acteurs du théâtre colonial, la société indigène ou la société européenne ?

     Comme nous l’avons déjà noté, l’administration coloniale fut pendant longtemps un acteur clé de la scène coloniale, disputant ou partageant ses pouvoirs avec les intérêts économiques locaux, lorsqu’ils commencèrent à exister dans les colonies qui disposaient d’atouts économiques et d’accès géographique facile.

     Les sociétés coloniales d’origine européenne furent peu nombreuses, hors Algérie, comme nous l’avons déjà dit, et elles étaient avant tout urbaines, et très « passantes », fondamentalement différentes de la société métropolitaine, même si elles ressemblaient souvent étrangement dans la construction de leurs lieux de vie, et dans la vie quotidienne elle-même, à celle de nos villes de province, à la différence près, capitale pour beaucoup de ses membres, souvent des « petits blancs », celle d’une sorte de conscience de nouvelle classe sociale supérieure à celle des indigènes que contribuait à favoriser effectivement le statut juridique auquel ils étaient soumis.

    C’est une des raisons qui expliquait pourquoi un indigène, soldat ou étudiant, venu en France, n’y ressentait pas le rapport de ségrégation qu’il connaissait en Côte d’Ivoire, au Soudan, à Madagascar, ou en Indochine.

     Les sociétés coloniales d’origine européenne constituaient souvent des sortes de kystes sociaux en bordure des sociétés indigènes démographiquement dominantes, et les sociétés coloniales d’origine européenne de la brousse étaient souvent réduites à leur plus simple expression : l’administrateur colonial, avec ou sans épouse, le médecin militaire avec ou sans épouse, le gendarme, le garagiste quand il y en avait un, éventuellement un commerçant d’origine étrangère.

     Le dernier roman de Paule Constant, « C’est fort la France ! », dont l’histoire se déroule après la deuxième guerre mondiale dans le cercle de Batouri, au Cameroun, donne une assez bonne image de ce type de société coloniale de brousse.

     Scènes variées à l’infini, avec des sociétés d’origine européenne souffrant en règle générale de deux faiblesses initiales, mais durables, l’hostilité des climats et l’absence de communications.

     La brousse fut longtemps un monde hostile aux blancs, et ce n’est pas par hasard que les européens s’installèrent et s’agglutinèrent sur les côtes et dans les nouvelles villes que la colonisation  y fit naître.

     En 1914, les grandes villes de l’Afrique de l’Ouest que nous connaissons, Dakar, Conakry, Abidjan, ou Lomé étaient à peine sorties de terre, pour ne pas citer des villes de l’hinterland qui ressemblaient à peine aux bourgs de nos campagnes les plus délaissées.

    En 1930, et à Madagascar, il n’était possible de rejoindre l’île que par bateau, et après un voyage de l’ordre de trente jours. Les européens, mais surtout les femmes européennes y vivaient avec la conscience d’être coupées du monde, dans une sorte de vase clos.

     Au cours de la première phase, les officiers et les aventuriers ont joué le premier rôle, mais rien n’aurait déjà été possible sans le concours des tirailleurs, des interprètes, de certains chefs de village ou de rois locaux, dans un climat d’insécurité publique généralisée qui favorisait l’intrusion française dans ces nouveaux territoires.

   Dans les phases suivantes, l’administration coloniale étendit son pouvoir dans tous les secteurs d’activité, mais en se gardant bien de toucher aux coutumes locales, lorsqu’elles étaient compatibles avec la conception du droit français, notamment en matière de droit criminel.

    Le plus souvent, c’est d’ailleurs cette administration, coloniale qui dans beaucoup des colonies fut à l’origine de la création des premiers grands équipements économiques, et ne trouva le concours d’un capitalisme national ou international que dans les colonies qui disposaient d’atouts économiques, comme ce fut le cas en Indochine, ou de possibilités de développement de cultures tropicales, en Guinée, Côte d’Ivoire, ou Madagascar.

    Les chercheurs spécialistes pourraient sans doute apporter toutes précisions utiles sur les grandeurs économiques, notamment capitalistiques, qui ont sous-tendu aux différentes époques citées les fameuses sociétés coloniales, et éclairer le rôle des pôles de développement capitalistique chers à François Perroux, lorsqu’ils ont existé.

    L’ouvrage collectif intitulé « L’esprit économique impérial » n’a pas apporté la preuve que « l’esprit économique impérial » des entreprises françaises ait beaucoup soufflé dans la plupart des colonies, et se soit donc traduit en termes de résultats de développement économique et d’investissement.

     Comme je l’ai indiqué dans un commentaire de lecture joint en annexe, les analyses qui y sont généralement présentées souffrent le plus souvent d’un manque d’analyse macroéconomique dans un domaine qui appellerait effectivement des évaluations, des comparaisons entre grandeurs financières ou économiques, entre petits ou grands agrégats.

    A lire ce pavé rédactionnel, on en tire la conclusion que l’impérialisme français n’a généralement pas été convaincant, sauf dans une colonie privilégiée, l’Indochine, anglaise.

L’impérialisme français serait donc à ranger, pour ceux qui en défendraient l’existence et l’efficacité coloniale, au rang des mythes comme ceux que l’économiste Bairoch a analysés dans le livre « Mythes et paradigmes de l’histoire économique »

      Deux types de sociétés coloniales coexistaient, l’européenne concentrée dans les villes, et très diffuse en brousse, avec le maillage toujours présent d’un commerce de traite, et les sociétés indigènes elles-mêmes, la composante de plus en plus importante des lettrés ou des évolués devenant au fur et à mesure des années, le véritable truchement de la colonisation.

    Dans l’ensemble des colonies et sur toute la période coloniale, il convient de considérer que les véritables acteurs de la scène coloniale ont été les « lettrés », les « évolués », qu’ils appartiennent à l’administration coloniale au sens le plus large, de l’armée à l’enseignement ou à la santé, les membres des églises, les anciens chefs ou nouveaux chefs  des territoires coloniaux, et les employés des entreprises privées.

Ce sont ces « évolués » qui ont assumé le changement colonial au fur et à mesure de leur croissance dans les sociétés coloniales.

      Dans le Togo des années 1950, avant l’indépendance, peuples du nord et peuples du sud faisaient le grand écart.

    Au nord vivaient côte à côte des peuples nus, animistes, et des peuples habillés, musulmans, les Tchokossis, qui se rencontraient par exemple à l’occasion du marché de Sansanné-Mango, ce qui ne voulait pas dire que les Gam-Gam ou les Tamberna ne disposaient pas de leurs propres codes religieux et sociaux, en juxtaposition de l’ordre public colonial et des codes religieux de l’ethnie dominante, les Tchokossis.

     Cette dernière ethnie comptait déjà une petite minorité de lettrés, mais il fallait aller sur la côte pour y trouver la grande majorité d’entre eux, mais à l’évidence, les uns et les autres ne vivaient pas dans le même monde.

     Au fur et à mesure des années, et surtout à partir des années 1920, les effectifs de lettrés grossirent, comme nous l’avons vu dans le cas de Madagascar, mais l’Indochine disposait incontestablement d’une élite autochtone qui ne trouva pas dans la politique française l’issue politique à laquelle elle avait droit, soit l’assimilation, soit l’association à une gestion des affaires de la colonie, précédant l’autonomie et l’indépendance.

     Rappelons que dans les années 1940,  Madagascar comptait de l’ordre de 300 000 personnes acculturées, avec environ et seulement 2 000 malgaches ayant accédé à la citoyenneté française

     Henri Brunschwig avait écrit qu’il n’y aurait jamais eu de colonies si le télégraphe n’avait pas existé, et pourquoi ne pas le paraphraser en écrivant qu’il n’y aurait jamais eu de colonisation sans le concours d’un truchement autochtone.

III – Echec ou succès pour la pièce coloniale ?

     S’il s’agissait de projeter dans les colonies un modèle de la société française dans les colonies, l’échec fut patent, tant pour les sociétés coloniales d’origine européenne le plus souvent réduites à singer celles de métropole, dans ses personnages les plus balzaciens, que pour les sociétés autochtones, dans leurs éléments « évolués » de plus en plus nombreux, que le pouvoir colonial refusait d’associer à la gestion de leurs territoires sur un pied d’égalité.

       Les sociétés coloniales d’origine européenne, dans leur composition et leur mode de vie, n’étaient pas de nature à diffuser en dehors des centres urbains où elle était concentrée la modernité qu’elle croyait et disait représenter ou incarner.

     A la réserve près de la sorte de modèle urbain qu’elles avaient contribué à créer et qui pouvait être regardé comme l’exemple de ce qu’il était possible de généraliser ailleurs, avec sa palette d’équipements de voirie, de santé, d’écoles, et de distribution d’eau et d’électricité.

Les évolués de plus en plus nombreux venaient en effet s’agglutiner dans les villes nouvellement créées, et occuper les emplois très divers que la colonisation politique ou économique avait suscités.

      C’est peut-être ce mouvement d’urbanisation qui a été un des facteurs les plus importants du changement colonial.

      Dans chaque « situation coloniale », la France jouait une pièce différente avec des acteurs différents, mais avec toutefois quelques éléments communs, sorte de décor standard pour toutes les colonies : une ségrégation territoriale de fait dans les villes, des sociétés coloniales européennes urbaines, sortes de kystes coloniaux, avec à leurs côtés, la ou les sociétés autochtones de la brousse, les véritables infrastructures coloniales, et au- dessus, la superstructure bureaucratique européenne qui donnait l’illusion de la modernité coloniale.

    Les véritables sources de rupture des systèmes des croyances et des pouvoirs autochtones, de leur ouverture aux  échanges et à la découverte du monde extérieur, reposèrent avant tout sur la création de voies de communications modernes qui n’existaient dans aucune de ces colonies.

      Autre source de rupture capitale, l’établissement de la paix publique dans les colonies, une paix publique qui n’existait pas dans la plupart de ces territoires !

     En gros, le scénario de l’ordre colonial, d’une paix publique rétablie dans l’ensemble des territoires a en effet plutôt bien fonctionné en Afrique et à Madagascar jusqu’en 1939, un ordre colonial servi par la mise en place de superstructures bureaucratiques, des formes d’Etats qui ne furent réputés nationaux qu’après les indépendances.

      Le scénario de l’assimilation, de l’accession des évolués à la citoyenneté, fut dès le départ un échec.

     La colonisation mit en route un processus d’acculturation et d’ouverture au monde extérieur facilité par la réalisation de grands équipements de communication, par un ensemble d’actions de santé publique, de scolarisation, de socialisation, de développement économique, mais ce furent les sociétés indigènes qui accompagnèrent et soutinrent le mouvement, beaucoup plus que les sociétés d’origine européenne.

Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés

Réflexions sur les sociétés coloniales avec quelle problématique? 1ère partie

Réflexions sur les sociétés coloniales

Avertissement de l’auteur :

            Je n’avais pas prévu de publier l’analyse que j’avais faite des sociétés coloniales françaises de la période 1870-1960, hors celle de l’Algérie, un cas tout à fait particulier.

            Je suis revenu sur le terrain de ma formation universitaire d’origine il y a une dizaine d’années, en réaction, je dois le dire, aux textes ou aux discours qui avaient très souvent la faveur des médias, textes ou discours  imprégnés trop souvent d’idéologie, ou plus simplement d’ignorance.

            Le thème des sociétés coloniales a toujours été pour moi à la fois un sujet d’interrogation et d’invitation à la connaissance, et compte tenu du choix qui a été fait de ce sujet pour les concours du Capes et de l’Agrégation, il m’a semblé utile de livrer une partie de mes analyses sur ce blog.

            Les articles que j’ai consacrés à ce thème sur ce blog depuis le début de l’année ont été bien fréquentés, et m’incitent donc aujourd’hui à publier ce qui pourrait être la première conclusion de mes recherches sur le sujet.

            Cette publication est naturellement faite à l’attention des lectrices ou des lecteurs de mes contributions précédentes.

Conclusion sur la problématique des sociétés coloniales françaises

     Avec un aveu préliminaire capital, comment avoir l’ambition, sur un  tel sujet, aussi varié dans le temps que dans l’espace, de proposer une esquisse de conclusion ?

Première partie

    Les réflexions qui suivent constituent la conclusion d’une étude des sociétés coloniales françaises, étude articulée sur le plan ci-après :

I  – Le théâtre des sociétés coloniales

1-    Des sociétés coloniales aux caractéristiques liées étroitement à leur chronologie, c’est-à-dire à l’histoire.

2-    Des sociétés coloniales formées d’un nombre, souvent restreint, d’Européens.

3-    Des sociétés coloniales étroitement conditionnées par le potentiel géographique et économique de chacune des colonies

4-    Un éclairage sur la nature des sociétés locales face à ces nouvelles sociétés coloniales

II –  Les acteurs des sociétés coloniales

5-    Un éclairage sur la nature de ces sociétés coloniales elles-mêmes, d’origine européenne, à partir du vécu de quelques témoins.

III –  La problématique

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            Pour qu’il n’y ait pas d’ambigüité sur le sujet, il me parait utile de rappeler le ou les sens de l’expression « société coloniale » ! De quoi parlons-nous ?

    S’agit-il de la société d’origine européenne, de la société indigène, de la juxtaposition ou de la coopération des deux types de société, en précisant que les composantes des deux types de société sont à prendre en compte, selon les territoires et selon les époques ?

    Et le concept de société à l’occidentale, tel que nous le comprenons, n’était pas celui qui correspondait à la société coloniale du terrain, qui pourrait être étudiée comme une pièce de théâtre avec son intrigue ou ses intrigues de pouvoir colonial, ses acteurs, dont les rôles principaux n’étaient pas obligatoirement tenus par des européens, et ses échecs ou ses succès.

   Une société coloniale comme fruit du travail du colonisateur ou du colonisé ?

   Au cours de la période 1870-1914, quoi de commun et de comparable entre  la société coloniale du Soudan, de l’Oubangui-Chari, de Madagascar, ou de l’Indochine, et celles de métropole, parisienne ou provinciale ? Et ultérieurement, entre les colonies entre elles et celles de métropole, selon les périodes examinées ?

   Pourquoi ne pas déranger quelque peu les analyses habituelles des sociétés coloniales, en avançant l’hypothèse que, dans beaucoup de cas, ce sont les sociétés indigènes locales qui ont façonné sur la durée les sociétés coloniales, les sociétés coloniales d’origine européenne continuant à vivre dans leur monde enkysté ?

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            Le mieux est de donner à nouveau et tout d’abord la parole à Henri Brunschwig afin de tenter de conclure sur les caractéristiques de la société coloniale de la première période, car le propos qu’il tient, vaut sans doute pour les autres colonies que celles d’Afrique noire, tout au moins pour la période antérieure à 1914 :

    «  Au cours de ces enquêtes, nous avons d’abord constaté qu’il y avait très peu de Blancs dans l’Afrique noire française vers 1914.  Rien de comparable à l’Afrique du Sud et à l’Algérie, où les Blancs formaient des minorités compactes et jalouses de leurs privilèges. Ils allaient dans ces régions malsaines non pour les coloniser, mais pour en revenir. Ils n’y faisaient pas souche et se préoccupaient en général plus de leurs intérêts individuels – promotion ou enrichissement – que de mission civilisatrice.

    Si peu nombreux qu’ils fussent, ils apparaissent profondément divisés. Les militaires méprisaient les civils ; les administrateurs dominaient les agents des divers services, cependant plus compétents qu’eux ; les fonctionnaires dédaignaient les commerçants et les colons, les catholiques rivalisaient avec les protestants.

    En métropole, une doctrine coloniale s’élaborait. Alliant les principes humanitaires de la Révolution française et des missions religieuses aux techniques modernes, elle promettait aux Noirs un niveau de vie supérieur et un accueil égalitaire dans la société blanche. Prétendant respecter les droits de l’homme et celui des peuples à disposer d’eux-mêmes au sein d’une prochaine association d’Etats autonomes, elle entretenait la bonne conscience de l’opinion publique en face du fait colonial. La France, apparemment, pratiquait une politique généreuse, différente de celle de ses rivaux. Elle n’eut en réalité de système colonial que sur le papier. » (page, 209)

            A lire ces quelques réflexions, certains pourraient se demander comment aussi peu de blancs ont pu provoquer autant de bouleversements dans les territoires colonisés, et la ou les thèses d’après lesquelles «  l’ordre » public colonial  n’aurait pas pu se maintenir sans le concours des fusils à tir rapide, ou sans la sorte de joug que faisait peser le Code de l’Indigénat sur les populations soumises, réduisent un peu trop le champ de la problématique de la colonisation et des sociétés coloniales, c’est-à-dire de leur fonctionnement.

            Il convient de rappeler à ce sujet les propos tenus aussi bien par le même historien que par l’ancien administrateur colonial Delavignette, dont nous avons fait état plus haut, à savoir le rôle des acteurs autochtones de la scène coloniale.

            Rétroactivement et pour le citoyen d’aujourd’hui, et comme nous l’avons déjà souligné, il est difficile de comprendre la nature et le fonctionnement de sociétés coloniales françaises très diverses, selon leur chronologie et leur cadre géographique, économique et humain, et en disposant des outils statistiques d’évaluation nécessaires.

            A lire beaucoup d’études historiques sur ces sujets, l’histoire coloniale souffre d’une vraie carence d’analyses quantitatives, aussi bien en termes de stock que de flux.

        C’est une histoire qui éprouve la plus grande peine à sortir du domaine des idées et à proposer des critères d’évaluationde mesure des dynamiques démographiques, politiques ou économiques internes, applicables pour l’ensemble de ces sociétés, tant les « situations » coloniales étaient diverses, en dépit d’un décor légal et administratif qui se voulait standard.

      Ces réserves importantes faites, est-il possible d’esquisser les éléments d’une comparaison entre elles, en présentant les traits qui paraissent pouvoir être partagés par les différentes sociétés coloniales ?

    Rien n’est moins sûr, mais nous tenterons d’éclairer à nouveau cet essai de synthèse à partir de la thématique bien connue du théâtre classique, avec les trois unités de lieu, d’action et de temps, dans quel théâtre, sur quelle scène, et avec quel scénario ou intrigue ? Avec quels acteurs, la société coloniale ou la société autochtone ? Avec quels résultats ?

     Conclusions de synthèse ou pistes de la réflexion proposée, qui a beaucoup d’égards, dans le contexte actuel de certaines doctrines de recherche historique, sont incontestablement dérangeantes, tant elles font appel à des concepts d’analyse de coopération ou de collaboration ?

     Il convient de rappeler en effet que certains chercheurs n’ont pas hésité à comparer la « collaboration » française des années 1940-1945 à celle des évolués ou lettrés qui accompagnèrent la colonisation française.

Les scènes :

    Contrairement au théâtre classique, l’intrigue coloniale se déroulait sur les scènes les plus diverses, géographiquement, entre côtes ou hinterland, forêts, savanes ou déserts, plaines côtières, plateaux, ou montagnes, économiquement entre côtes avec fleuves accessibles ou arrière-pays inaccessible, entre territoires riches ou pauvres, et plus souvent pauvres que riches, culturellement, entre pays de l’islam, du fétichisme, de l’animisme, du confucianisme, ou du christianisme, entre populations côtières déjà « contaminées »  par le contact de l’étranger et celles de l’hinterland qui n’avaient pas encore eu l’occasion de voir un blanc en chair et en os, et encore moins une blanche.

    Comment ne pas noter également qu’au fur et à mesure d’une meilleure connaissance des civilisations et des cultures rencontrées, de la prise de conscience de la relativité des différentes civilisations, le dogme des « races supérieures » de Jules Ferry se trouvait de plus en plus mis en question ?

    Au cours d’un débat célèbre sur l’expédition du Tonkin, Clemenceau avait déjà, et très sérieusement, mis ce dogme en question.

    Les sociétés indigènes avaient une composition très différente dans leur croyances, leur fonctionnement social, leurs mœurs, certaines plus ouvertes que d’autres à la colonisation, à l’acculturation européenne, majoritairement le long des côtes ou des axes de communication, d’autres closes, très longtemps refermées sur elles-mêmes.

    Le pouvoir colonial était donc, dès le départ, privé de pouvoir offrir des solutions standard à ce kaléidoscope humain.

Le scénario, la politique coloniale :

    Sur ces scènes les plus variées, plus ou moins accueillantes, quelle était l’intrigue, le scénario du pouvoir colonial, s’il en existait un, le rôle que les gouvernements français entendaient jouer dans les colonies qu’une folle fringale de conquête avait données au pays, en un mot, quelle était la politique coloniale de la France ?

    Les partisans des conquêtes coloniales le plus souvent situés à la gauche de l’échiquier parlementaire, les Jules Ferry, Faure, Freycinet, Rouvier, Lebon, Hanotaux et Etienne…affichaient de grandes ambitions, la promotion d’une civilisation européenne annoncée comme supérieure, l’ouverture de nouveaux marchés, le prestige de la France que la défaite de 1870 avait bien rabaissé, et faisaient miroiter à la myriade des peuples d’outre-mer, et pendant longtemps à une toute petite minorité de lettrés la perspective de l’assimilation, d’accès à la citoyenneté française.

    Après la Révolution Française de 1789, un nouveau rêve ?

    Il serait possible de décrire la politique coloniale comme une intrigue, un scénario de pure forme, abstrait, écrit par des auteurs qui ignoraient la plupart du temps les « situations coloniales » et le « moment colonial », une politique des formes, des constructions bureaucratiques, toutes en apparence aux yeux du petit public des initiés, alors que sur le terrain de la « situation coloniale » il en était évidemment tout autrement.

   La Grande Bretagne n’a pas éprouvé ce type d’état d’âme en matière de politique coloniale, étant donné qu’elle n’a jamais fait miroiter aux yeux des peuples indigènes qu’elle avait sous sa férule directe, ou indirecte le plus souvent, une accession à la citoyenneté britannique.

    La politique coloniale de la métropole n’était donc qu’une politique « sur le papier », pour reprendre l’expression d’Henri Brunschwig.

   Il parait difficile d’analyser le rôle de la métropole, et de ses scénarios, sans les inscrire dans chacune des périodes différentes que furent les années 1870-1914, 1914-1918, 1918-1939, 1939-1945, et 1945-1960, et de tenter de comprendre pourquoi la société coloniale européenne ne fut pas souvent, sinon jamais, le modèle réduit de la société métropolitaine, sa représentation, c’est-à-dire un échantillon représentatif, pas plus qu’un aiguillon de modernité coloniale.

   1870-1914 : comment qualifier la politique de la métropole à cette époque ?   Ignorante tout d’abord des régions, des peuples et des civilisations qu’elle entendait précisément civiliser, car les gouvernants et les conquérants partageaient le plus souvent la fameuse idéologie des races supérieures de Jules Ferry.

    Une métropole, ou plutôt des gouvernements généralement de gauche, pris d’une sorte de folie conquérante, mais ils n’étaient pas les seuls, à nouveau en rivalité avec l’Angleterre, comme le cas s’était déjà produit au cours des siècles précédents, une folie que les gouvernements était disposés à payer à crédit, comme ce fut le cas pour financer l’expédition désastreuse de Madagascar en 1895.

     Une situation d’autant plus paradoxale que la France était riche et qu’elle avait remboursé dans un temps record la dette de plusieurs milliards de francs or de la défaite que la Prusse lui avait imposé de payer !

   Afin de limiter définitivement le coût de ses aventures coloniales, la Chambre des Députés vota la loi du 3 avril 1900 qui lui interdisait de subventionner les nouveaux budgets des colonies, et cette interdiction dura jusqu’à la deuxième guerre mondiale.

    La France se lançait d’autant plus volontiers dans les aventures coloniales qu’elle changeait de gouvernement tous les six mois, et que la France « profonde, » comme certains le diraient de nos jours, celle des villages, ne prêtait d’intérêt aux colonies qu’à l’occasion de tel ou tel exploit colonial, collectif ou individuel.

   Au résultat, en 1914, la France se trouva à la tête d’un empire géographique gigantesque plus riche en kilomètres carrés qu’en hommes et en ressources économiques. Les gouvernements et l’élite de cette époque aurait pu et dû se poser la question : un empire colonial pour quoi faire ? Alors que les Français répugnaient à émigrer, et qu’ils ne s’adonnaient pas au commerce international, comme les Anglais ou les Allemands, etc…

    Guerre 1914-1918 : les gouvernements français ne se privèrent pas de ponctionner les colonies, en hommes et en matières premières, pour subvenir aux besoins colossaux de la métropole en guerre contre l’Allemagne.

    Est connu l’appel massif fait aux tirailleurs, l’appui très efficace que le ministre Diagne donna à ce recrutement en Afrique noire. Est beaucoup moins connue la résistance diffuse ou organisée que certains peuples y opposèrent, notamment dans la Haute Volta de l’époque.

    Pendant la guerre, les colonies furent donc mises à contribution de leurs matières premières au profit de la défense de la métropole.

    1919-1939 : de façon tout à fait étrange, cette contribution aux armes de la France ne se traduisit par aucun changement dans sa politique coloniale !

 Il est possible d’avancer toutes sortes d’explications de cette politique de l’autruche, une ignorance persistante, un entêtement dans la croyance aux races dites supérieures, l’incompétence, la puissance des groupes de pression capitalistes, la mauvaise foi, l’incapacité des élites françaises à assumer l’héritage colonial, une incapacité causée par la saignée de la guerre, le laminage des élites, le retour de l’insécurité internationale en Europe, la crise économique, ou tout simplement l’indifférence de l’opinion publique à l’égard du patrimoine colonial ?

   Un groupe de chercheurs s’est illustré en tentant d’accréditer la thèse d’après laquelle la France aurait alors « baigné » dans une culture coloniale ou impériale, mais le groupe en question n’a jamais démontré, chiffres en mains, cet état de l’opinion publique.

   Rappelons simplement que Lyautey, le grand parrain de la fameuse Exposition Coloniale de 1931, laquelle devait emporter l’adhésion du peuple français, reconnaissait qu’en dépit de son succès populaire, elle n’avait pas modifié l’indifférence de l’opinion publique envers la chose coloniale.

   En résumé, les sociétés coloniales pouvaient continuer à voguer de leurs propres ailes, sur les mêmes bases juridiques et administratives qu’au cours de la période des fondations coloniales.

   Il faudra attendre la fin de la seconde guerre mondiale pour que la politique coloniale prenne un virage.

   Le plus surprenant fut que rien ne changeait, qu’il s’agisse de gouvernements de droite ou de gauche, comme ce fut le cas avec le Front Populaire en 1936.                   

Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés

Gallieni et Lyautey, ces inconnus. Madagascar, Marques de vie coloniale de Gallieni

Gallieni et Lyautey, ces inconnus !

Eclats de vie coloniale

Madagascar

Morceaux choisis

Marques de vie coloniale de Gallieni

15

            Le personnage et la vie de Gallieni ont déjà fait l’objet de très nombreux ouvrages. Notre ambition sera plus limitée, examiner quelques-unes des marques de vie coloniale de celui qui fut un véritable proconsul à Madagascar.

            Très brièvement, indiquons qu’au moment de la conquête, la reine Ranavalona III avait des gouverneurs dans la plupart des provinces de cette île immense, mais que la royauté exerçait, sauf sur les plateaux, un pouvoir mal assuré.

            Madagascar jouissait donc d’un Etat central, mais faible, et lorsque fut évoqué, dans un chapitre précédent,  le cas du ministre de l’Intérieur que le général fit fusiller, cette appellation ministérielle est à ramener aux justes proportions d’une organisation des pouvoirs infiniment modeste, beaucoup plus modeste, et comme nous l’avons vu dans les chapitres précédents, que celle de l’Empire d’Annam qu’avait fréquenté Gallieni et Lyautey.

            Par ailleurs, Madagascar ne disposait d’’aucune voie de communication moderne avec le monde extérieur, une situation qui assurait, sans conteste, la sécurité de la monarchie. Il n’existait alors que des pistes et les transports s’effectuaient par porteurs, les fameux bourjanes, capables de porter de lourdes charges sur des centaines de kilomètres. La reine disposait d’un service de courriers à pied officiels, les tsimandoas royaux, capables de porter ses dépêches dans toute l’île.

            Dans la grande île, Gallieni fut naturellement un chef de guerre, le général en chef chargé de conduire les opérations militaires contre la grave insurrection qui embrasait l’île, mais ses fonctions et responsabilités civiles, firent de lui le grand artisan de la modernité de Madagascar, franchissant, grâce à lui, un cap incontestable de progrès.

            En 1899, Gallieni notait :

«… il est certain que deux causes principales sont pour moi une gêne considérable dans l’exercice de mon commandement.

      En premier lieu, c’est dans cet immense Madagascar, grand comme notre ancienne France de 1800, l’absence de routes et de lignes télégraphiques… il me faut au moins 45 jours pour communiquer par terre avec Fort Dauphin… sans compter les cyclones de la saison actuelle….

Cela me ramène à parler de la deuxième cause, créant un obstacle sérieux à mon action de commandement. Cette cause est relative à la question du personnel… » (GM/p,43) 

    Et pour fixer les idées sur le faible peuplement de cette nouvelle colonie, elle comptait de l’ordre de 2 200 000 habitants, en 1900, alors que la population française de métropole comptait alors de l’ordre de 40 000 000 d’habitants pour un territoire un peu moins grand. Par ailleurs, on pouvait dénombrer dans la capitale 51 622 habitants, 3 517, à Majunga, et 8 047, à Tamatave.

     En 1920, on dénombrait 6 880 français dans la grande île.

     Au cours des neuf années de son gouvernement, il jeta les bases d’un Etat moderne, et donna à Madagascar une première armature de grandes infrastructures d’enseignement, de santé, et de communications.

       Dans de nombreuses lettres, le Gouverneur général se plaignait tout à la fois, de la politique suivie par la métropole, et de la doctrine financière d’après laquelle, la nouvelle colonie ne devait rien coûter à la métropole, à l’exemple des autres colonies. Un principe qui fut sanctionné par une loi du 13 avril 1900.

        La plupart des historiens font l’impasse sur un des principes cardinaux d’une politique coloniale qui n’existait pas.

         Les Britanniques avaient adopté le même principe depuis longtemps, mais leurs possessions avaient des atouts économiques qu’on ne trouvait pas souvent dans les colonies françaises.

       Gallieni avait incontestablement des convictions coloniales, mais à l’image des républicains laïcs des débuts de la Troisième République, convaincus de la supériorité de leur modèle social et politique sur tous les autres.

       Mais avant toute chose, ouvrons ce chapitre en évoquant deux innovations majeures et symboliques du Gouverneur général, la création, à son arrivée, d’un Journal Officiel quotidien, bilingue, français – merina, c’est-à-dire la langue de la monarchie des plateaux, et celle de « L’Académie Malgache » en 1901, deux initiatives qui contrebalancent peut-être son discours sur la politique des races, peut-être beaucoup plus conjoncturel, parce qu’inscrit dans un calendrier militaire de pacification connu, qu’enraciné dans des convictions profondes sur les races.

            Il s’agit d’un tout autre débat sur lequel nous avons déjà proposé, sur ce blog, quelques analyses de type historique et méthodologique.

            Après l’insurrection, la paix civile

        Une des raisons, sinon la principale, de la nomination de Gallieni en qualité de Gouverneur général et de Commandant en chef, fut la volonté d’un gouvernement qui découvrait un peu, au fur et à mesure des événements, les difficultés de la mise en place d’un nouveau pouvoir colonial, de confier les rênes de l’île à un général, républicain de confiance, qui avait largement fait ses preuves en Afrique et en Asie.

         Il faut dire que la folle expédition de Madagascar avait été décidée avec la légèreté qui caractérisait le plus souvent ce type de décision, dans l’ignorance de la situation de cette île immense, d’une superficie plus grande que la France.

      Une fois, la capitale Tananarive prise, en septembre 1895, et la monarchie hova placée sous tutelle, la conquête de l’île était très loin d’être réalisée. La résistance que n’avait pas su opposer l’armée malgache à l’expédition française, s’était développée sur le terrain beaucoup plus favorable d’une guérilla animée sur les plateaux par d’anciens grands serviteurs de la monarchie, devenus chefs de bandes, fortes de centaines de rebelles bien armés, en tout cas sur les plateaux.

     Car sur le reste de cette île immense, la royauté malgache n’avait jamais vraiment réussi à instaurer la paix civile générale, et à éradiquer de multiples bandes de ce que l’on aurait volontiers appelé des pirates au Tonkin, et s’agissant ici des favahalos, vivant du pillage et des exactions de toute nature.

Gallieni assimilait la piraterie qu’il avait affrontée au Tonkin au fahavalisme qui sévissait à Madagascar.

     Les opérations de pacification causèrent de nombreux tués et blessés aux troupes coloniales, mais une fois arrivées à leur terme, elles permirent de maintenir la paix civile avec des moyens modestes :

   « En somme, nous sommes capables actuellement de maintenir la tranquillité avec un régiment européen et quelques milliers de miliciens. » (Lettre à Chailley du 26 décembre 1903, LMG/p130- un régiment représentait de l’ordre de 4 à 5 000 personnes)

   A titre d’illustration, un simple échantillon de l’insécurité qui régnait alors, même aux abords de la capitale, au cours de la première année de la conquête.

   Le lieutenant Charbonnel était en garnison dans l’agglomération où il prit part à une opération policière, que lui proposa un autre officier :

   « A la nuit tombée, je le rejoignis dans une ruelle du quartier élégant de la capitale. Un groupe de Sénégalais s’y cachait. Après une longue attente, nous distinguâmes au clair de lune, un cortège qui s’avançait vers nous. En tête, récitant des prières, marchait un Pasteur anglais. Derrière lui, un corps emmailloté dans des pièces de tissu spécial, enduites d’aromates, était ficelé à un long bambou que portaient deux bourjanes. Une vingtaine d’hommes suivait en silence. Fait étrange, le cortège ne comportait pas le groupe de pleureuses échevelées qui, d’ordinaire, accompagne les convois funéraires.

    A Madagascar, le transport des morts à leur tombeau de famille, parfois fort éloigné, est un rite sacré. Chaque jour, les voyageurs croisent sur les chemins de l’île beaucoup de ces colis.

    Lorsque la tête du cortège parvint à notre hauteur, Pelletier fit barrer la rue et ordonna de poser le corps à terre. En anglais, le Pasteur se répandit en protestations. Il criait : « Sacrilège ! Profanation ! » Il fallut le faire immobiliser par deux Sénégalais. Pelletier fit procéder au démaillotage du corps. Le nombre et la qualité des pièces de soie montraient que le mort était un personnage important. A mesure qu’avançait l’opération, leur contenu ressemblait de moins ne moins à un corps humain. Bientôt apparut une mitrailleuse Maxim flanquée de nombreux chargeurs. Penaud, le Pasteur protestait de sa bonne foi. Quant aux Malgaches du cortège, ils s’étaient évanouis dans la nature. » (C/p,37)

    Un Etat central moderne

   Tout au long de son proconsulat, Gallieni mit en place les structures d’une administration moderne, souvent copiée, il faut le noter, sur le modèle français : le gouverneur général en qualité d’exécutif, et pour le représenter, des officiers ou des administrateurs à la tête des provinces et des cercles, un pouvoir judiciaire ramifié dans tout le pays, ainsi qu’une organisation des services de la santé, de l’enseignement, et de l’agriculture.

    La santé

    On prêtait à Gallieni la formule « un médecin vaut un bataillon »

    Le bilan du proconsul fut effectivement impressionnant : au fur et à mesure des années, il mit en place une véritable organisation de la santé publique. Création d’une Ecole de Médecine en 1897, avec son hôpital d’instruction attenant, de 43 hôpitaux en province, de 56 postes médicaux, 35 maternités et 11 léproseries.

   Mais la création la plus révolutionnaire fut incontestablement celle de l’Assistance Médicale Indigène gratuite sur l’ensemble de l’île, ainsi que la distribution gratuite de quinine, comme il l’indiquait dans une lettre du 25 septembre 1904 :

   «  Nous continuons la lutte contre le paludisme, surtout en ce qui concerne les populations indigènes de l’Imerina, toujours gravement atteintes. La quinine leur est distribuée partout gratuitement et à titre préventif, malgré les grosse dépenses qui en résultent pour nous. Un réseau très serré de postes de secours assure l’application des mesures préservatrices ordonnées… » (GM/p,158)

    L’enseignement

   Nous avons déjà vu le vif intérêt que Lyautey portait au développement des écoles, et Gallieni fut à l’origine de la création d’un réseau important d’écoles dites officielles, c’est-à-dire publiques, à côté d’un réseau d’écoles confessionnelles qui existaient déjà dans l’île.

   En 1905, les écoles publiques comptaient 23 500 élèves et les écoles privées, 16 000 élèves, mais ce réseau scolaire concernait surtout les plateaux de l’Imerina.

  Ses initiatives politiques laïques ont soulevé d’ailleurs beaucoup d’opposition de la part des missions, surtout protestantes, qui considéraient l’école comme leur monopole.

   L’agriculture

   Le Gouverneur général donna le départ à une agriculture moderne avec la création de stations d’essai et l’encouragement des cultures tropicales, mais les espoirs qu’il mit dans les colons ne furent pas couronnés de succès.

   Les grandes infrastructures

   Ce sont naturellement les grands projets d’équipement de Gallieni, afin de sortir la grande île de son isolement géographique complet, qui ont marqué les esprits.

  Les routes

   Comme cela déjà été dit, en 1895, à la date de sa conquête, Madagascar ne disposait d’aucune route susceptible de recevoir une quelconque charrette à roues, et tous les transports s’effectuaient par porteur, comme c’était d’ailleurs le cas de l’Afrique de l’Ouest.

   Dans les chapitres précédents, le lecteur a pu voir le colonel Lyautey à l’œuvre sur la route de Tananarive à Majunga (environ 350 km), afin de l’ouvrir au transport charretier ou automobile.

   Au mois de décembre 1900, la route ayant un développement total de 342 kilomètres, put être ouverte sur toute la longueur avec son tracé définitif. Elle se trouve en grande partie à une altitude supérieure à 1 200 mètres.

   Dans une lettre du 20 juin 1902, Gallieni notait :

« Je viens de faire la route de Tananarive à Majunga en 3 jours en déduisant les arrêts. Ceci vous prouve que nous avons fait de gros progrès, depuis le jour où le général Duchesne montait à Tananarive….

Notre Académie malgache s’est mise sérieusement au travail… » (GM/p,96).

   La tâche fut beaucoup plus difficile pour ouvrir une route entre la capitale et le port de Tamatave, car il fallait franchir un relief très escarpé, de 0 à plus de 1 400 mètres d’altitude, en franchissant des torrents, la forêt vierge, une sorte d’exploit technique et humain pour réaliser cette route de montagne, avant qu’elle n’atteigne le plateau.

   Les travaux commencèrent fin 1897, et au mois d’août 1900, la route pouvait aisément être pratiquée par des voitures, mais il convient de signaler que dans un premier temps, et sur la section Tamatave – Mahatsara, le trafic utilisait le canal des Pangalanes.

   « Entre Tananarive et Tamatave, un service d’automobiles a fonctionné régulièrement à partir de 1899 et ce jusqu’au jour de la mise en service du chemin de fer en 1909 ; il était assuré par 17 voitures de 12 et 24 chevaux qui ont transporté annuellement environ 1 500 voyageurs, 200 tonnes de courriers et de colis, 60 tonnes de bagages de voyageurs et 9 000 sacs de colis postaux. Quand ce service a été supprimé sur cette route, il a été transporté sur celle de Tananarive à Ankazobé, villes distantes d’un peu plus de cent kilomètres. Signalons encore les routes qui ont été construites dans la partie méridionale de la Grande Ile et qui rayonnent autour de Fianarantsoa, de Fort Dauphin et de Tuléar. » (EM/p,29)

   Le chemin de fer de Tamatave

   Gallieni lança enfin le projet gigantesque, compte tenu des grandes difficultés de climat et de relief qu’il fallait vaincre, pour le mener à bien, d’une ligne de chemin de fer entre le port de Tamatave et la capitale.

   « A la vérité, la construction du chemin de fer de la côte est de Madagascar était une des entreprises parmi les plus difficiles  qu’il fût possible de rencontrer aux colonies du fait du climat, de l’orographie et de la constitution géologique des régions qu’il fallait traverser ; aussi Gallieni, pour épargner les cent premiers kilomètres qu’il était à la rigueur possible de remplacer provisoirement par un transport par eau sur le canal des Pangalanes, fit – il  d’abord étudier le tracé de Brickaville à Tananarive, puis en entreprendre la construction.

   Le premier tronçon de 102 kilomètres a été inauguré le 1er novembre 1904, et livré le lendemain à l’exploitation publique. » (EM/p,29)

   La construction de la ligne ne fut achevée qu’en 1913.

  Indiquons à titre de curiosité et pour situer un des nombreux exploits techniques de sa construction que son point culminant était de 1 429 mètres, donc au-dessus du niveau de la mer de Tamatave.

   Le chapitre suivant sera consacré à des questions politiques qui méritent d’être évoquées brièvement, parce qu’elles orientaient ou conditionnaient le travail du Gouverneur général : la société coloniale de l’époque, la suppression de l’esclavage et la corvée, les missions et les colons, les politiciens et le groupe de pression de la Réunion, très présent à Tananarive, la « politique » coloniale de la métropole, pour autant qu’il y en ait eu une.

Jean Pierre Renaud

Gallieni et Lyautey, ces inconnus! Lyautey à Madagascar

Gallieni et Lyautey, ces inconnus !

Eclats de vie coloniale

Morceaux choisis

Madagascar

Marques de la vie coloniale de Lyautey

14

            C’est sans doute à l’occasion du premier grand commandement que lui confia le général Gallieni, le premier territoire, dans le nord de Madagascar, notamment à Ankazobé, le chef- lieu de son territoire, à 80 kilomètres au nord de la capitale, que l’on voit le mieux Lyautey à l’œuvre, à l’ouvrage, urbaniste, ingénieur des ponts et chaussées, créateur d’écoles, inspirateur de vie…

            Premier chantier, la piste de Majunga, celle qui reliait la capitale Tananarive au port de Majunga, sur la côte Ouest.

            Le commandement de la folle expédition de Madagascar avait choisi de débarquer sur cette côte, et les troupes avaient subi une effroyable hécatombe dans la première partie d’une nouvelle route, qu’il fallait construire complètement dans une zone tropicale de marécages. En effet, l’idée d’utiliser des voitures Lefèbvre, adaptées aux transports du Soudan, mais inadaptées à Madagascar, avec précisément la nécessité de créer une route qui n’existait pas, avait causé un vrai désastre.

            Le général Gallieni lui avait donné la mission de rouvrir cette route de Majunga qui avait cessé d’être pratiquée depuis l’expédition de 1895. Entre la mer et la capitale, le trajet était beaucoup plus long que celui de la route de Tamatave :

 «… le parcours presque désert et sans ressources, mais le terrain beaucoup plus facile et, surtout comme tout le versant Ouest de l’île, soumis à un régime de pluies beaucoup plus modéré que le versant Est, ce qui faciliterait beaucoup les travaux….

A partir d’Andriba, personne, sauf quelques isolés, n’avait suivi ce parcours depuis l’expédition. Nous en retrouvions la trace à chaque pas après ces deux années, et c’était lamentable. Nous avions l’impression d’une « Retraite de Russie » en avant. Les voitures Lefèvre gisaient par centaines, les débris de toute sorte et, aussi, hélas ! les squelettes nombreux d’animaux, mulet et chevaux, mais d’hommes. Je me souviens du plaisir avec lequel, après le désert brûlé du Bouéni, nous vîmes la piste atteindre les bords riants de la Betsiboka ; nous nous faisions une joie de pouvoir désormais planter chaque jour, notre bivouac sur sa rive verdoyante. Notre joie dura peu ? dès le premier jour, le premier point propice nous rebuta par la vue des dépouilles macabres qui y étaient amoncelées et, de guerre lasse, nous nous fixâmes au point où il y avait le moins de squelettes. Et nous fûmes vite avertis que nous ne pouvions bénéficier du voisinage du fleuve qui nous invitait au repos et au bain, mais où la mort nous guettait sous les espèces de crocodiles pullulants.

Je me souviens qu’à l’un de ces bivouacs nous trouvâmes une voiture Lefèbvre ayant encore entre les brancards le squelette de son mulet et, dans l’intérieur le squelette de son conducteur. Et l’on évoquait malgré soi l’enfer de Scarron :

Je vis l’ombre d’un cocher

Brosser l’ombre d’un carrosse » ( LM/p,206)

Entre le mois de septembre et celui de novembre, Lyautey fit réaménager les passages les plus difficiles de cette piste, et après avoir réussi à récupérer un lot de 25 voitures Lefèvre, il fit former un premier convoi vers la capitale, rempli de produits de la côte.

Lyautey sur une charrette anglaise :

« J’étais en tête, menant une charrette anglaise que j’avais achetée à Majunga. Ce fut le great event de la saison. Jamais on n’avait vu, depuis l’origine des temps, une voiture à Tananarive ; et la population de la ville et de la région encombrait le parcours jusqu’à plusieurs kilomètres. » (LM/p,206)

Fondation de la ville d’Ankazobé

A Leclerc,

« En pirogue sur l’Ikopa entre Anbato et Majunga, le 21 septembre 1897,

Sur les entrefaites, on a triplé mon territoire, le poussant presque jusqu’à Majunga. Il me faut rouvrir cette route, y ramener la vie, y improviser une ligne de ravitaillement dont, jusqu’ici, on n’avait rien voulu savoir, secouer les inerties de Majunga, faire pousser du riz, de l’orge. Entre temps, j’ai « fondé une ville » à Ankazobé, dont je voudrais faire le centre d’échange, le lieu de transit entre l’Emyrne et la côte Ouest. » (LM/p,209)

Dans une lettre à sa sœur, datée du 10 janvier 1898, Lyautey fait le point de ses activités dans la nouvelle cité : « inauguration solennelle du premier pont sur l’Andranobé, pont de quatre travées en charpente, mes bourjanes (porteurs de mon filanzana) dans des lambas battant neuf, chapeaux à rubans  multicolores, musiques, re-discours, gratifications multiples.

Après-midi, concours d’école : ces écoles sont venues, amenées par leurs soldats-professeurs, bannières, chants, dinette de riz et de bœuf ; interrogation des trois plus forts de chaque école, deux garçons et une fille qui m’ont récité des fables de La Fontaine ; distribution de prix, lambas de couleur et livres d’images ; concours de chant. Et après cette séance… j’en avais assez

Depuis lors, je suis toujours dans mes constructions… vraiment Ankazobé devient épatant ! Les boulevards se plantent, les maisons s’arrangent, cela ne commence encore que lentement à prendre un aspect « fignolé » ;, mais l’ensemble se dessine bien et surtout présente déjà ce cachet de ville coloniale anglaises auquel je tiens tant, cottages et dissymétrie.

Toujours à sa sœur, à Ankazobé, le 27 mars 1897 :

« …Sauf les quelques coups de fusil que j’ai donnés en arrivant pour amener Rabezavana à se soumettre, que fais-je depuis un an ? Des routes, des ponts, des rizières, des marchés, des écoles.

A quoi ai-je passé cette journée-ci ! Permettez que je vous en donne « l’emploi du temps ».

Après mon courrier de service, j’ai, ce matin, passé une heure à mon école professionnelle, où, sous la direction de cinq soldats chefs d’atelier, vingt- cinq petits Malgaches apprennent à faire des meubles, à charpenter, à forger, à souder, à peindre. De là à mon lazaret, à une demi- heure d‘ici, où mon médecin a entrepris, avec une installation ingénieuse, de guérir en grand la gale qui depuis des siècles pourrit ce peuple. De là à l’école, où un caporal m’a présenté ses soixante élèves qui commencent à baragouiner en français toute la vie usuelle et à qui, en outre, il enseigne à se laver, à se peigner, à se vêtir…

A ma sortie de table, défilé de Malgaches ayant quelque chose à demander ; justice de Saint Louis sous son chêne…. »

Lyautey se rend ensuite à un chantier de captage de sources, longe une pépinière de cinq cents arbres fruitiers plantés par un de ses lieutenants, puis  visite celui de la construction d’une ferme-école…

« Un vieux cultivateur chassé d’Egypte par les Anglais, aidé de deux soldats, y établit cinquante vaches que je lui ai acheté, un poulailler multiple, des cochons, des lapins, et les Malgaches vont y apprendre l’élevage rationnel, et dans quelques mois je vendrai des fromages à Tananarive….

Voilà la seule guerre que j’aime et comprenne, celle qui fait, tout de suite, plus de richesses, plus de cultures, plus de sécurité, et la preuve, c’est qu’autour de moi, les vieux villages démolissent spontanément leurs parapets antiques, comblent leurs fossés séculaires en disant : « plus besoin, plus de voleurs, plus d’incursions de pillards sakhalaves. »

Et voilà toute la méthode Gallieni, et pourquoi les journaux bêtes ne parlent-ils pas de cela au lieu de faire mousser la moindre escarmouche, de donner des proportions de colonne au moindre changement de garnison ? Cette vie me console du vilain spectacle métropolitain. » (LTM/p,569)

Et pour compléter le tableau, Lyautey écrivait à Max Leclerc, le 14 mai 1898 : « J’ai commandé en France 50 charrues que j’attends dans deux mois : toutes sont retenues par des Malgaches, qui dressent des bœufs dans cette vue… » (LTM/p,577)

Commentaire : le récit de Lyautey se suffit à lui-même, parce qu’il met en évidence le retard multiforme, mais relatif, de Madagascar à l’époque de la conquête, et que parallèlement, le colonel fait une description bucolique du soldat artisan, paysan, et maître d’école. Alors, et naturellement, à l’exemple de certains chercheurs, il est possible de s’interroger sur les avantages et inconvénients de la vraie ou supposée modernité.

Jean Pierre Renaud

Les sociétés coloniales à l’âge des Empires: Les ethnies, une « invention » des Blancs?

Les sociétés coloniales à l’âge des Empires

 (1850-1950)

Les ethnies, une « invention » des Blancs ?

« Ainsi, par exemple, l’invention de l’ethnie permet au colonisateur de se doter d’une arme de gestion particulièrement efficace » (voir livre « Les sociétés coloniales à l’âge des Empires, page 11, et premiers commentaires sur le blog du 8 janvier 2013

Réalité ou fiction ?

Ou encore la forme moderne de l’ethnocentrisme d’une mauvaise conscience anachronique ?

Ou encore le syndrome historique des filles repenties de la monarchie ?

             Des chercheurs à la mode ont « inventé » à proprement parler la thèse d’après laquelle le concept d’ethnie, et sa réalité toute coloniale, et exclusivement coloniale, c’est-à-dire inscrite dans un rapport de domination, aurait été « inventée », c’est à dire créée de toutes pièces par le colonisateur.

            Définition et vocabulaire

Avant d’aller plus loin, rappelons le sens qu’un dictionnaire comme le Petit Robert donne au mot « inventer » : « 1° Créer ou découvrir quelque chose de nouveau – 2° Trouver, imaginer pour un usage particulier -3° Imaginer de façon arbitraire

            La thèse citée plus haut parait faire référence aux 2° et 3° des définitions ci-dessus, c’est à dire que la puissance coloniale aurait donc imaginé le concept d’ethnie aux fins de pouvoir mieux dominer les sociétés autochtones.

            Et au mot « ethnie » : « ensemble d’individus que rapprochent un certain nombre de caractères de civilisation, notamment de communauté de langue et de culture »

            Pertinence historique ?

 Il est possible de reprocher beaucoup de choses aux premiers explorateurs, officiers, ou administrateurs, mais les récits ou rapports qu’ils faisaient, et ils furent nombreux, tentaient de décrire plus ou moins bien, plus ou moins précisément, les langues, mœurs, coutumes civiles ou religieuses des peuples qu’ils « découvraient » effectivement.

            En Afrique, Mage racontait-il des bêtises, et avant lui Mungo Park, en décrivant les peuples dont il faisait la connaissance, les Toucouleurs, les  Soninkés, les Bambaras, ou  les Touaregs, en se rendant à Ségou, chez l’empereur Ahmadou, au cours de son voyage des années 1864-1866 ? Il assista même à une bataille célèbre et meurtrière entre Toucouleurs et Bambaras, celle de Toghou, en 1866.

            Dans le livre très documenté, intitulé « L’Empire Peul du Macina » (1818-1853), et en décrivant cet Empire, les deux auteurs A.Hampaté-Bâ et  J.Daguet inventaient le concept d’ethnie en dénommant Peuls, Bambaras, Songhay, et Touaregs au cours des nombreuses guerres qui eurent lieu sous le règne de l’Empereur Cheik Amadou ?

            Les esprits curieux pourraient d’ailleurs y trouver maintes informations susceptibles d’éclairer les crises du Mali, actuelle ou passées.

            Plus tard, au cours des deux années 1887 et 1889, Binger, dans son long périple d’Afrique occidentale, du Sénégal à une Côte d’Ivoire qui n’existait pas encore, racontait des histoires, en décrivant les peuples qu’il y rencontrait, ou pour le dire plus crument mentait ? Et plus tard, aussi Delafosse, par exemple ?

            Et Livingstone au cours de ses expéditions à travers l’Afrique du Sud et l’Afrique Centrale, dans les années 1840-1850, dénommait beaucoup des peuples qu’il rencontrait, les Cololos, les Londas, les Tébélés ou les Zoulous, en déformant complètement la réalité… ?

            En Asie, des explorateurs du Laos comme Mouhot ou Pavie, inventaient-ils  les ethnies qu’ils rencontraient et décrivaient, Mouhot, dans les années 1860-186, et Pavie dans les années 1889-1890, les Khmers, les Annamites, les Thaïs, les Méos…. ?

            A Madagascar, Grandidier, après y avoir effectué, entre 1865 et 1870,  un long voyage de découverte de type encyclopédique,  inventait-il les dix-huit ou dix-neuf ethnies qui peuplaient la grande île ?

Pertinence actuelle ? :

A lire les reportages dans les journaux sur l’actualité du monde, ou à en voir à la télévision, il ne se passe peut-être pas un jour sans qu’il soit question de peuples qui se différencient les uns des autres, par leurs mœurs, leurs coutumes, leurs croyances, leur identité, qui s’en différencient pacifiquement ou non, qu’ils soient qualifiés ou non d’ethnies.

Tous les journalistes auraient donc été intoxiqués à ce point par une fausse interprétation du monde ? Par l’invention de l’ethnie ? Ou manqueraient-ils de culture ?

De multiples exemples au choix : Libération du 29/01/2008, page 10 Monde : « Kenya  A Naivasha et dans la vallée du Rift, les violences politico-ethniques empirent », de la faute des Anglais qui écrasèrent dans le passé la révolte des Mau-Mau, c’est-à-dire des kikuyu qui ont toujours maille à partir avec les autres peuples ou ethnies, les Luos, Kisii, ou Kalenjin.

Dans le Figaro du 9 octobre 2012, page 8 sur le Mali, « l’ethnie touareg », les « mouvements touareg », la « minorité touareg ». Le Président du Niger parle de « peuple touareg », « Il n’y a pas d’ethnie privilégiée »

Dans La Croix du 15 février 2012, page 7 : « Au Maroc : des femmes revendiquent leurs droits sur les terres »… « Le Maroc compte 4 600 tribus exploitant près de 15 millions d’hectares de terres collectives. »

Dans Le Monde des 3 et 4 mars 2013, à nouveau le Kenya, Géo &Politique, page 3 : «  Le Kenya hanté par ses heures sombres », une page entière d’analyse sur le sujet avec toute une gamme de qualificatifs de caractère ethnique ou pseudo-ethnique « triptyque : luttes tribales, conflits fonciers, ambitions politiques », les rivalités interethniques », « les membres d’une tribu ou d’une ethnie », « les deux champions des communautés kikuyu et kalenjin »

Bien sûr, il est tout à fait possible de tourner autour du pot des définitions, car beaucoup de mots peuvent être utilisés pour cerner ce type de réalité sociale, culturelle, ou religieuse, mais le fond du concept de la définition reste le même, c’est-à-dire un classement par critères d’identification et de revendication de croyances, de mœurs, ou de cultures différentes.

Au choix, les termes d’ethnies, de peuples, de minorités, de communautés, de mouvements, de tribus,  ou encore celui d’appartenance, récemment relevé !

La thèse en question repose donc sur une querelle du type « sexe des anges », et elle cache en réalité la volonté de masquer une problématique très ancienne de rivalité et de conflit entre des peuples, des communautés, ou des ethnies, pour user de cette expression, en transférant la responsabilité de cette problématique sur les épaules des anciens colonisateurs, c’est à dire de leur faire endosser tous les malheurs actuels de ces peuples.

Pour le dire clairement, les interprétations qui sont données au concept d’ethnie, telles que celles que j’ai citées, manifestent à mon avis une sorte de nouvelle forme d’ethnocentrisme rentré, inversé, qui se veut coupable, qui ne dit pas son nom, laquelle veut réinterpréter la marche du monde.

Il s’agirait donc d’une tendance à considérer l’histoire avec une culture de repentance qui marquerait un nouveau modèle de recherche idéologique, plus que scientifique.

Une  restriction toutefois dans la démonstration, celle qui a vu effectivement les puissances coloniales s’appuyer sur telle ou telle ethnie pour assurer son pouvoir, comme ce fut le cas avec la politique des races de Gallieni, mais une telle politique n’a rien inventé en matière d’ethnie, si ce n’est quelquefois d’ajouter à une complexité interethnique préexistante.

Il aurait été tout à fait surprenant que la puissance coloniale ait pu miraculeusement, en un peu plus de cinquante ans, mettre au monde des ethnies qui n’existaient pas.

Le CQFD de l’histoire coloniale et postcoloniale : la démonstration historique qu’il fallait faire ! Les blancs, puisqu’il convient de les appeler clairement, dans le cas d’espèce, par leur nom,  ont créé de toute pièce les ethnies pour mieux asservir les populations colonisées, et sont donc responsables des guerres ethniques qui agitent encore plusieurs continents, dont l’Afrique !

En résumé, une propagande postcoloniale sans doute plus efficace que ne l’a jamais été la propagande coloniale.

Jean Pierre Renaud

PS : après avoir lu ce texte, pas drôle du tout, une amie chère à mon cœur, en a tiré la conclusion qu’il suffisait peut-être de lire le CQFD !

Les sociétés coloniales avec un brin d’impertinence historique – Coolies, engagistes et domestiques indonésiennes en Arabie saoudite- Exercice de citation et de discussion

Les sociétés coloniales avec un brin d’impertinence historique !

Coolies, engagistes (1850-1950) et domestiques indonésiennes en Arabie saoudite (2013)

Exercice de citations et de discussion : critère colonial, postcolonial, ou multiséculaire ? Les chimères de l’histoire coloniale ?

            Nous avons déjà commenté le livre qui a été consacré à la préparation du CAPES et de l’agrégation d’histoire.

            L’ouvrage consacre une contribution fouillée à l’histoire des sociétés coloniales au travail 1850-1950 Esclavages, engagistes et coolies.

            Quelques propositions de citations du texte : tout d’abord sur l’esprit de la réflexion et ensuite sur le contenu de la réflexion :

            L’esprit de la réflexion

            Introduction

« De tout temps, en tous lieux, la colonisation est décrite comme violente, militairement, éthiquement, politiquement, culturellement, parfois même physiquement. L’action de coloniser sous toutes les formes qui en découlent, introduit des déséquilibres sociaux profonds, d’hybridations dont sont porteuses les sociétés coloniales. N’en déplaise à ses thuriféraires, les sociétés qui en sont issues sont toutes porteuses du déséquilibre primal qu’introduit cette transaction hégémonique qui accouche violemment d’un système complexe à dimensions multiples, influant sur les sociétés des colonisés comme sur celles des colonisateurs et qui agit encore au-delà sur des indépendances sur les colonies et les métropoles par effet de réverbération. » (page 163)

L’auteur décrit les mouvements internationaux de population sous l’angle historique des sociétés coloniales :

«  Ainsi, dès le XIXème siècle, les migrations de travailleurs liées à l’engagisme – numériquement plutôt sino-indien – constituent un mouvement migratoire d’une importance considérable pour l’histoire mondiale et celle des sociétés coloniales. Elles sont au moins aussi importantes que les vastes mouvements de populations  européennes du XIXème siècle s’installant dans ce que l’on appelle alors des « colonies de peuplement » comme l’Afrique du sud britannique, le Südwestafrika allemand ou l’Algérie française… » (page 164)

Dans ce texte, il manque peut-être une définition des sociétés coloniales qui sont les cibles choisies par l’auteur pour décrire les phénomènes historiques, tout en notant l’expression tout à fait curieuse utilisée par un historien pour apprécier, je dirais objectivement, techniquement, ce type d’histoires : « N’en déplaise  à ses thuriféraires… »

Le contenu de la réflexion

            Quelques chiffres et dates de la description historique, avec la conclusion  proposée :

                A la Jamaïque, « 254 000 esclaves vers 1830 » (page 167)

            De 1841 à 1867, « ce furent près de 35 000 Africains libres engagés sous contrats qui entrèrent dans les colonies britanniques…. » (page 169)

            Avec le coolie trade, 120 000 coolies  viennent à Cuba. (page 171)

            Les migrations chinoises : 7 millions de Chinois entrent en Malaisie entre 1840 et 1940. (page 179)

            « Quel bilan chiffré peut-on tirer de ces migrations à l’échelle du globe, résultat des chocs impériaux ? Si près de 15 millions de coolies chinois quittèrent leur pays pour travailler dans le monde entier (Canada, Australie, Etats Unis aussi,  qui mirent tous en place des politiques de quotas et en limitèrent la venue par crainte de perdre leur identité blanche), ce fut principalement en Asie du Sud Est que la diaspora chinoise fut la plus marquante. .. » (page 179)

            Discussion et questionnement sur le colonial et le postcolonial

            L’auteur place son analyse dans le champ des sociétés coloniales et des « chocs impériaux » qui seraient la cause des migrations du travail décrites.

            Questions :

            Est-il possible d’interpréter ces migrations comme étant celles d’un rapport de domination coloniale, de « transaction hégémonique » ?

1 – sans comparer l’ensemble des mouvements migratoires européens, indiens ou chinois, car, et comme indiqué, les migrations « blanches » furent également importantes au cours de la même période.

2 – sans s’interroger sur les causes de ces mouvements, c’est-à-dire l’histoire des pays d’émigration, et pas uniquement sur celle des pays de colonisation, à titre d’exemple pour l’Europe, les famines de l’Irlande, et pour la Chine, la répétition de famines tout au long de la période examinée, dont les causes ne furent pas nécessairement liées aux initiatives impériales des puissances européennes : des dizaines de millions de morts au cours des famines des années 1850 (la révolte des Taiping), puis 1876-1879,etc… ?

N’est-il pas possible de comparer certaines de ces migrations du travail avec celles des femmes indonésiennes en Arabie Saoudite ? Coloniales ou  postcoloniales, dans le champ d’un rapport de domination coloniale ?

A lire un article du journal La Croix intitulé « Le dur destin des domestiques indonésiennes en Arabie saoudite » (28/06/2012)

« Parmi 1,2 million de travailleurs domestiques indonésiens dans le royaume, nombreux ceux qui dénoncent des mauvais traitements… comme de l’esclavage moderne… »

            Jean Pierre Renaud

CAPES et Agrégation, avec un brin d’impertinence historique!

CAPES et Agrégation, avec un brin d’impertinence historique !

Les sociétés coloniales (1850-1950) : le puzzle de l’histoire coloniale ! 

            Le puzzle historique, un puzzle géant, comme un jeu intellectuel cher à certaines écoles pédagogiques ! Dans le cas présent, celui des sociétés coloniales d’Afrique, des Antilles, et d’Asie entre les années 1850 et 1950 ! C’est peut-être le choix qui a été fait dans la conception de l’ouvrage collectif dirigé par JF.Klein et C.Laux.

            Un puzzle géant composé de nombreuses pièces que les candidats au Capes et à l’agrégation d’histoire sont chargés d’interpréter et de classer selon la définition, soit du Larousse du XXème siècle en six volumes, des années 1930 :

            « Jeu de patience composé d’une infinité de fragments découpés qu’il faut rassembler pour reproduire un sujet complet »

 soit du Petit Robert :

            « Multiplicité d’éléments qu’un raisonnement logique doit assembler pour reconstituer la réalité des faits »

            Un puzzle dont les concepteurs ont peut-être caché certaines pièces, faussé volontairement d’autres, afin de renforcer l’intérêt de ce nouveau jeu.

            Puzzle ou casse-tête matériel ou immatériel,  selon la définition, en deux ou trois dimensions selon les « faiseurs de puzzle », et dans le cas présent, la troisième dimension  présente un réel intérêt, s’il s’agit de la profondeur historique, de la période de temps choisie et de celle des sociétés coloniales antérieures ou postérieures à ce calendrier.

            Et tout autant, le long et le large, s’il convient de limiter ou non le champ géographique du raisonnement, c’est-à-dire pour un cas de société coloniale déterminée dans un espace de temps également déterminé.

            Encore et enfin, pour reprendre le titre d’une des rubriques du livre de Mme Coquery-Vidrovitch « L’histoire des colonisés vus d’en bas » dans « Les enjeux politiques de l’histoire coloniale », est-ce que les pièces de ce puzzle expriment une histoire vue d’en bas ou des histoires d’en bas ?

            Et en ce qui concerne les propositions qui ont été faites par leurs auteurs pour entrer dans la composition de ce puzzle, s’agit-il des sources qu’ils ont exploitées eux-mêmes, ou d’un travail d’historiographie ?

            Les « faiseurs de puzzle » proposent donc de nous intéresser successivement à trois sous-ensembles de pièces de ce puzzle : « Politiques et encadrement des sociétés en contexte colonial », « Acteurs, groupes sociaux, résistances et accommodements dans les sociétés coloniales », et enfin, « Les pratiques culturelles dans les sociétés coloniales ».

            Le puzzle aurait pu tout aussi bien s’organiser autour de trois pôles :

le pouvoir colonial, comme dans une pièce de théâtre, avec quel message, quelle thématique, ou quelle intrigue,

 les acteurs,

le jeu lui-même, convaincant ou non, et pour quel résultat : bide ou succès ?        

             Au cours de leur tentative de recomposition de ce puzzle historique, les candidats à ces concours ne manqueront donc pas de trouver sur leur route d’assez nombreux pièges que leur ont sans doute tendus les concepteurs de cet ouvrage collectif.

            A titre personnel, et avec une formation universitaire différente de celle d’un historien, et uniquement en ce qui concerne les contributions dont les sujets me sont un peu familiers, deux sortes de pièges me sont apparus, les premiers d’une nature générale, les seconds dans quelques-uns des cas particuliers analysés.

I – Quelques pièges de nature générale, en conservant à l’esprit le fil rouge du raisonnement logique qui doit conduire à la réalité des faits :

Grandeurs économiques et financières, statistiques et évaluation : des grandeurs mesurables, fiables, et comparables ?

Il est difficile d’analyser des sociétés coloniales, et encore plus de les comparer entre elles, sans avoir à sa disposition tout un ensemble d’indicateurs statistiques statiques ou dynamiques, en termes de flux, portant sur la démographie, l’économie, les structures économiques et sociales, l’immigration…, et cela en fonction évidemment d’une chronologie, avec toujours l’addition de la situation coloniale et de son moment.

Ajouterai-je que dans un certain nombre de ces sociétés coloniales les séries statistiques disponibles, si elles existent, n’auront pas toujours une fiabilité assurée. Pour ne prendre que l’exemple de l’Afrique occidentale, les chiffres de la population ont mis beaucoup de temps à être connus, ne serait-ce qu’en raison des difficultés concrètes de recensement, et du fait que la population n’avait pas « envie » de se faire recenser, puisqu’elle donnait alors prise aux impôts de capitation.

Une des contributions procède à un long examen des migrations de travail, mais il n’est pas très facile de les interpréter sans disposer de séries statistiques solides et sans les mettre en rapport avec d’autres migrations de travail telles que celles des migrations blanches des mêmes époques, comparables ou non, entre autres, d’origine anglo-saxonne. Etats Unis, Australie, Afrique du Sud, et Nouvelle Zélande ont accueilli tout au long du XIXème siècle des millions d’anglo-saxons, dont une partie, pour les Etats Unis venait de « la colonie »  d’Irlande.

De même, et dans un tout autre domaine, celui de la littérature ou du cinéma qui concernent plus les métropoles que les sociétés coloniales, il est difficile de porter une appréciation sans avoir à sa disposition un certain nombre d’indicateurs tels que le poids de l’édition de type « colonial » par rapport à l’édition de type « métropolitain », nombre d’ouvrages, thèmes, tirages, etc… .. aux différentes époques considérées.

Le même type de remarque méthodologique pourrait être faite pour la presse qui n’a pas, en tout cas à ma connaissance, ou qu’on m’en pardonne, fait l’objet d’un travail d’inventaire et d’évaluation qui permettrait d’affirmer comme l’ont fait certains chercheurs que la France baignait dans une culture coloniale, à une époque coloniale française dont les bornes chronologiques ne sont d’ailleurs pas les années 1850-1950, mais 1870-1960, et de façon plus rigoureuse pour l’Afrique noire, 1900-1960.

Cette thèse n’a pas encore été démontrée, comme je m’en suis expliqué dans le livre « Supercherie coloniale ».

Comment ne pas être surpris, comme je l’ai été, de voir un historien connu autant qu’apprécié, traiter longuement dans un livre de « L’idée coloniale en France de 1871 à 1962 », sans avoir fait procéder à une analyse statistique de la presse qui accréditerait l’influence effective de cette idée, tout au long de la période examinée ?

Il en est de même pour le cinéma. Dans le cas de la France, le cinéma colonial n’a pas beaucoup concerné l’Afrique noire, et les films diffusés avant 1939, n’ont pas été nombreux.t

En l’absence de chiffres comparables, il est donc difficile de faire des comparaisons !

Aliénation économique ou aliénation coloniale, selon le moment et le lieu ?

Autre remarque générale, liée au concept de situation coloniale, en matière d’entreprise, et donc de capitalisme colonial !

Il est difficile d’analyser une situation aliénée du travail, sans la rapporter à une autre situation aliénée du travail, dans le même continent à une étape comparable de développement, par exemple entre Indochine, Chine ou Inde, ou dans des étapes comparables de développement capitaliste, par exemple en France.

Pour reprendre une expression assez connue que nous trouverons plus loin : comment pouvait-on être coolie en Chine ?

Ordre colonial et truchement colonial

Dernière remarque générale, celle de la place et du rôle, au titre des acteurs et des groupes sociaux, ceux du truchement colonial, qu’on les appelle les lettrés, les évolués, ou les nègres blancs comme ce fut le cas en Afrique noire.

La dissertation intitulée « Ordre et maintien de l’ordre en situation coloniale » évoque le sujet, celui des intermédiaires, mais il est dommage que le texte n’ait pas été plus précis sur ce point, au lieu de perdre un peu le lecteur dans des considérations ou observations au demeurant intéressantes, mais en pratiquant une sorte de télescopage historique qui va des tournées de « maintien de l’ordre » des commandants de cercle aux fonctions des SAS, que j’ai bien connues, en passant au travail du renseignement et à l’évocation du rôle du célèbre Lawrence d’Arabie que l’auteur place gaiement dans une réflexion originale, mais crédible ? relative à une nouvelle stratégie fondée sur l’emploi des désordres dans les sociétés coloniales ?

Diable ! Lawrence d’Arabie revisité à ce point ? Dans quel type de société coloniale ?

Le texte était plutôt engageant au départ, en notant que le nouvel ordre colonial créait « un ordre colonial moins manichéen qu’il n’y parait. » (page126), s’il n’avait pas été un peu trop « tendance », au moins dans sa conclusion, en proposant un mot cher à certains chercheurs, l’impensé, ici, « l’impensée globale du désordre colonial. » (page 131)

Les pièges particuliers du puzzle historique

Dans la première partie, « Politiques et encadrement des sociétés en contexte colonial », les thèmes traités entrainent à l’évidence un grand risque de télescopage historique, de l’échec inévitable et peut-être programmé de la résolution du casse-tête, du fait de la variété des sujets et des époques, et à cet égard, il est possible de se poser la question de l’utilité de la pièce « Vichy » : où la mettre ?

Il manque peut-être à la pièce photographique du port de Tamatave, pour que le puzzle puisse fonctionner, un rapide état des communications à Madagascar,  à la date de 1895, c’est-à-dire le degré zéro.

Dans la deuxième partie du puzzle, « Acteurs, groupes sociaux, résistances et accommodements dans les sociétés coloniales », la pièce « Races et cultures d’entreprise. Travailler chez Denis Frères dans la Cochinchine des années 1930 » doit-elle se rapporter au concept moderne de culture d’entreprise, sans anachronisme ? Alors même que le concept d’analyse ne trouve pas toujours facilement, et même de nos jours, une application dans beaucoup de nos entreprises ?

Afin de pouvoir mesurer toute la relativité de la description, une citation :

« Ces derniers points montrent que « la culture d’entreprise », vue comme un ensemble de codes de reconnaissance dont l’assimilation est nécessaire pour faire partie  d’un groupe est ici biaisée par le rapport colonial. » (page 190)

Questions sur cette pièce du puzzle ? Un rapport colonial différent de celui qui existait dans la Chine voisine ? Différent également de celui qui existait encore dans beaucoup de nos entreprises à des époques de développement comparable en France, avec des salariés en condition aliénée, prolétaire, comparable, entre autres dans nos campagnes profondes, ou dans nos grands bassins industriels ?

Compte tenu de son importance et de sa grande influence, le  groupe de pression des compradors chinois, par ailleurs évoqué, dont la présence était antérieure à celle des Français, pourrait fournir une comparaison intéressante avec la hiérarchie raciale décrite.

Une pièce du puzzle colonial ou capitaliste ?

Dans les années 1930, et en France, il serait sans doute possible de trouver des exemples d’aliénation au travail, qu’il s’agisse des journaliers agricoles, travailleurs précaires,  embauchés à la fête de la Saint Jean, pour combien de temps ? Ou d’ouvriers ou ouvrières dans nos usines textiles ?

Dans la troisième partie, « Les pratiques culturelles dans les sociétés coloniales », quelques remarques sur une des pièces du puzzle, « La promotion sociale des indigènes au sein de la société coloniale à Madagascar, itinéraire du premier évêque malgache, Mg Ignace Ramarosandratana » (page 246)

Tout d’abord, et comme nous l’avons déjà indiqué plus haut, parmi les pièces du puzzle rapportées aux acteurs, une ou plusieurs pièces sont manquantes relatives au groupe de plus en plus nombreux des intermédiaires de la colonisation et du truchement colonial, les lettrés, les évolués, ou les acculturés.

Dans le cas particulier de l’évêque, l’auteur note dès le départ : « Dans tous les cas, c’est bien l’impasse de la politique d’assimilation qui se révèle » (page 246)

.Je serais tenté de dire tout d’abord, à la condition sine qua non qu’il y ait jamais eu, sauf dans les discours, une politique d’assimilation.

Une deuxième remarque relative à l’intitulé d’une partie de la pièce « Prêtre, une position dans la société coloniale » : n’était-ce pas aussi le cas dans une société qui a priori n’était pas coloniale, la société française des siècles passés ?

Et pourquoi ne pas ajouter qu’à notre époque, il continue à en être encore ainsi, et quelquefois, dans la grande île ?

Troisième remarque relative au contexte de la pièce du puzzle : avant même la conquête de Madagascar par la France, l’île a été un champ de compétition entre missions protestantes et catholiques, une compétition qui continue de nos jours, avec une incidence importante sur le fonctionnement du pouvoir politique, avec quelquefois dans les villages des plateaux la construction d’une église face à un temple.

Difficile donc de ne pas analyser ce facteur, comme la description en est faite, comme un des facteurs importants de la situation politique de l’époque, avec les positions sans doute inévitables de tergiversation ou de manipulation de la part d’une administration coloniale théoriquement férue de laïcité : s’agissait-il d’un enjeu de position sociale ou d’un enjeu du pouvoir colonial ?

Une dernière remarque relative au « Chapitre 7 Sociétés coloniales au miroir de la littérature L’exemple impérial français. »

Nous avons déjà évoqué plus haut la difficulté de l’évaluation à la fois des vecteurs et de l’effet produit sur l’opinion publique par la littérature, alors que les premiers sondages d’opinion publique n’ont eu lieu en France qu’à la veille de  la deuxième guerre mondiale.

Prudemment, l’auteur esquisse les termes d’une approche du sujet, à partir de sa définition, de son évolution, et de son contenu, à savoir s’il s’agit de littérature coloniale ou exotique, et c’est là une partie importante de la question.

Rôle de propagande coloniale ou de contre-propagande coloniale ? à voir le nombre de romans qui n’ont jamais rien caché des réalités coloniales.

Est abordée également la question capitale du regard, avec la transposition du « Comment peut-on être Persan ? Ou comment peut-on être Français », entre civilisés, non civilisés, décivilisés… ?

Quel regard ? Celui du colonisateur ou celui du colonisé ? Le regard inversé du colonisateur, comme ce fut de plus en plus, et semble-t-il, le cas ?

En guise de conclusion d’analyse de ce puzzle historique, nous ferons nôtre le « Pour ne pas conclure » de l’auteur de cette pièce du puzzle :

«  Avec l’Histoire, la littérature en général, et coloniale en particulier, entretient des liens que l’on pourrait qualifier de dangereusement séduisants. Dangereux parce qu’elle n’est pas une duplication des faits historiques, dont elle est en quelque sorte décrochée, par le temps et par les sujets. Séduisants parce que l’on peut y lire l’histoire des projections des écrivains sur cette histoire, avec illusions, rêves, mensonges et témoignages. Souvent caricaturée, la littérature coloniale mérite d’être interrogée de façon renouvelée, comme c’est le cas aujourd’hui, pour la redécouvrir dans toute sa complexité qui témoigne des sociétés qu’elle s’attache à décrire. »

Histoire des idées ou histoire des faits, histoire des lettres ou histoire des chiffres ?

Vaste chantier aussi excitant sans doute sur le plan intellectuel que celui du puzzle dont la recherche de lien logique est proposée aux candidats comme exercice de préparation!

Jean Pierre Renaud

PS : dans les semaines qui viennent, nous proposerons à nos lecteurs et  à nos lectrices, car j’espère qu’il y en a, deux textes consacrés à Charles Péguy, et à Clio,le premier, avec pour thème « l’histoire ou les histoires », le deuxième, avec pour thème « l’Orient ou les Orients » vus par le grand peintre Gustave Courbet.

La « guerre » du Mali, avec Hollande ou Jules Ferry!

La « Guerre » du Mali avec Hollande !

Mesdames et Messieurs, cessons de jouer avec les mots !

Entre Jules Ferry et François Hollande, quelle différence entre « fait accompli » colonial et « fait accompli » néocolonial ?

Le nouvel article 35 de la Constitution de 1958, une régression de la démocratie républicaine !

     1883 : Jules Ferry, Président du Conseil, fait la guerre au Tonkin, sans demander l’accord préalable du Parlement, alors que la Constitution de 1875 disposait dans son article 9: « Le Président de la République ne peut déclarer la guerre sans l’assentiment préalable du Parlement. »

            La Constitution du 27 octobre 1946 disposait dans son article 7 :

            « La guerre ne peut être déclarée sans un vote de l’Assemblée Nationale et l’avis préalable du Conseil de la République »

            2013, le vendredi 11 janvier, François Hollande, après avoir engagé les forces armées de la France au Mali, déclare quelques jours après : « cette décision que j’ai prise vendredi dernier. 

Intervention ou guerre ? Il est évident qu’un Président de la République qui fait intervenir nos avions de chasse dans un pays étranger, fut-il réputé ami, accomplit un acte de guerre, avec un risque d’engrenage, engrenage qui a eu lieu, jusqu’à quand ?

            La France est donc en guerre au Mali, et il n’est pas interdit de se poser de vraies et bonnes questions sur l’interprétation de l’article 35 de la Constitution, d’un article modifié par le Congrès du Parlement le 23 juillet 2008, et adopté par 539 voix, en grande majorité de la droite, contre 357 voix, en grande majorité de la gauche, mais à la majorité d’une voix seulement pour une majorité constitutionnelle des trois cinquièmes fixée à 538 voix.

Ironie de l’histoire, c’est aussi grâce à une voix, et le vote de l’amendement Wallon, que la Troisième République a atteint, en 1875, sa forme républicaine !

L’article 35 de la Constitution de 1958, celle du général de Gaulle, disposait :

« La déclaration de guerre est autorisée par le Parlement »

Le Parlement, réuni en Congrès, le 23 juillet 2008 a modifié cet article de telle sorte que le Président de la République dispose à présent d’un droit de faire la guerre sans la faire, et sans le dire.

La Côte d’Ivoire, la Lybie, et aujourd’hui, le Mali, sont l’illustration de ce nouvel état d’un nouveau droit constitutionnel qui ne dit pas son nom, car le nouveau texte dispose après l’aliéna 1, cité ci-dessus :

« Le Gouvernement informe le Parlement de sa décision de faire intervenir les forces armées à l’étranger, au plus tard trois jours après le début de l’intervention. Il précise les objectifs poursuivis. Cette information peut donner lieu à un débat qui n’est suivi d’aucun vote. Lorsque la durée de l’intervention excède quatre mois, le Gouvernement soumet sa prolongation à l’autorisation du Parlement. Il peut demander à l’Assemblée nationale de décider en dernier ressort.

 Si le Parlement n’est pas en session à l’expiration du délai de quatre mois, il se prononce à l’ouverture de la session suivante. »

Très étrange rédaction et rédaction inacceptable !

Dans le cas du Mali, le Président de la République engage la France dans ce qu’il faut bien appeler une « guerre »  qui ne dit pas son nom. Le Parlement n’a rien à dire pendant quatre mois, et en dehors d’une session, le même gouvernement peut continuer à faire la guerre en attendant l’ouverture de la session  suivante.

Comment la représentation nationale a pu accepter ce déni de démocratie, d’une France en guerre par la décision de son Exécutif, sans qu’elle ait son mot à dire pendant quatre mois. ?

Après un débat sans vote, le gouvernement peut donc continuer son « intervention » militaire pendant quatre mois, sans demander l’autorisation du Parlement ?

En quatre mois, il peut s’en passer des choses, quand on fait la guerre !

Pourquoi ne pas se demander aussi à quoi peut bien servir la représentation nationale si elle est incapable de se réunir dans l’urgence et donner, ou non, son feu vert, sur un sujet aussi capital pour la vie de la nation qu’une entrée en guerre de la France dans un pays étranger.

Alors, guerre ou pas guerre ? Intervention de nos forces militaires ou guerre ? L’hypocrisie politique des mots !

Autorisation de l’ONU ou non, la France a engagé une nouvelle guerre en respectant la Constitution dans sa forme nouvelle, qui est en soi, une violation de la démocratie républicaine.

Etrangement les mêmes responsables politiques socialistes qui, en leur qualité de députés et sénateurs, les Hollande, Ayrault, Fabius, Bartolone, Bel, etc… avaient voté contre la réforme de 2008, ont endossé très facilement les nouveaux habits d’une République en guerre qui ne dit pas son nom.

En conclusion, pour avoir fait de nombreuses recherches historiques afin de déterminer où se situait le « fait accompli » colonial dans les institutions de la Troisième République, notamment à l’époque des conquêtes coloniales de Jules Ferry et de la Troisième République, soit du fait des exécutants, soit du fait des ministres eux-mêmes, et en avoir tiré la conclusion que le « fait accompli » colonial se situait le plus souvent dans la sphère gouvernementale, je serais tenté de dire que la décision Hollande et tout autant les décisions antérieures de Sarkozy pour la Côte d’Ivoire et la Lybie ressemblent fort à des « faits accomplis » du type néocolonial.

Une véritable révolution dans notre conception et le fonctionnement de la République

Giscard a évoqué un néocolonialisme et il n’avait pas tort.

Et pourquoi ne pas rappeler aussi que dans deux débats célèbres de la Chambre des Députés sur l’affaire du Tonkin, les 24 novembre 1884 et 31 juillet 1885, un homme, Clemenceau, s’était élevé contre les initiatives intempestives de Jules Ferry ?

 Avez-vous entendu un homme ou une femme politique de la même envergure dans notre Parlement sur un sujet aussi grave que le Mali, mettre en demeure les députés de droite ou de gauche de prendre clairement position, c’est à dire leurs responsabilités, sur ce nouveau conflit ?

Au fond, l’article 35 les arrange bien tous, en leur donnant un drôle d’alibi, celui de la Constitution !

Jean Pierre Renaud