« Ghosts of Empire » par Kwasi Kwarteng, lecture 3ème partie

« Ghosts of Empire »

Par Kwasi Kwarteng

3ème et dernière partie, les 1ère et 2ème parties ont été publiées les 13 et 28 novembre 2013

 Esquisse de comparaison entre les administrations coloniales anglaise et française

          Notre esquisse  est tirée en partie du livre intitulé « Empereurs sans sceptre » de William Cohen, et en partie de l’exploitation de livres d’histoire coloniale, de récits, de compte rendus d’expériences d’administrateurs eux-mêmes, et enfin de notre formation universitaire.

         En deçà, et en arrière-plan, de la scène coloniale sur laquelle les acteurs anglais et français de la politique coloniale mise en œuvre par les deux pays, trois facteurs d’explication capitale doivent être cités pour bien comprendre la problématique analysée et présentée :

        Le facteur géographique : rien de comparable entre les colonies anglaises riches et accessibles, assez bien desservies par la mer ou les fleuves, et les colonies françaises. Seule l’Indochine pouvait alors rivaliser avec les autres colonies anglaises d’Asie, et encore dans une tout autre catégorie que l’Empire des Indes.

       Le facteur culturel : contrairement à la légende que tentent de répandre dans l’opinion publique certains cercles de chercheurs, la France n’a jamais eu la fibre coloniale (1), pas plus d’ailleurs que la fibre commerciale, alors que les Anglais dominaient le commerce maritime depuis des siècles, et que coulait dans les veines d’une grande partie de leur élite le sang des affaires, du business, beaucoup plus que celui de la gloire ou de la révolution, comme chez nous.

 Même dans la période impérialiste anglaise la plus active, à la fin du dix-neuvième siècle, la politique coloniale eut toujours comme premier souci, celui de se mêler le moins possible de politique locale.

         Les portraits que trace M.Kwasi Kwarteng le montrent parfaitement.

       Ce même facteur culturel éclaire la façon dont la politique coloniale, pour autant qu’elle exista, fut définie par les deux pays, car en Grande Bretagne, et à lire, entre autres le texte de l’auteur, elle se résumait à sa plus simple expression, c’est-à-dire favoriser le business.

      Dans le livre « Supercherie Coloniale », il me semble avoir apporté la démonstration que la thèse  d’une « Culture coloniale » ou « impériale » dans laquelle la France aurait « baigné » souffrait d’un manque d’évaluation sérieuse des outils de la fameuse culture et de ses effets.

      Avec des ambitions différentes, la politique coloniale française se résuma souvent à sa plus simple expression, c’est-à-dire l’aveuglement.

     En France, on se piquait officiellement,  d’exporter dans les colonies civilisation et assimilation, mais paradoxalement sans que le gouvernement y mette les moyens nécessaires, dans le désintérêt des Français.

        Les gouvernements valsaient, et donc les ministres ; le ministère des Colonies n’était pas recherché,  et c’était un mauvais signe. Les acteurs, à la base, tentaient de promouvoir une politique coloniale qui n’existait pas, et pourtant ils continuaient à croire qu’ils étaient porteurs de cette fameuse civilisation du progrès, d’un idéal d’assimilation que les réalités coloniales rendaient impossible.

       Du fait de leur choix stratégique, les Anglais n’ont pas eu autant de difficultés à mettre en place leur système d’administration coloniale, étant donné que leur objectif était moins de diffuser la civilisation occidentale qu’à favoriser le business. Il suffisait donc de laisser le plus souvent possible les autorités indigènes locales administrer leur territoire, pour autant que l’ordre public soit assuré.

      La chronologie : dans le cas de la France, et en ce qui concerne les acteurs de sa politique coloniale, il est difficile de ne pas distinguer une première phase de la « colonisation », en gros jusqu’en 1914, phase de tâtonnements et de mise en place d’une administration, et souvent de  paix civile non assurée, dans une chronologie coloniale totale qui n’a duré guère plus d’une soixantaine d’années, la dernière période de 1945 à 1962, étant une sorte de période de liquidation coloniale.

        En ce qui concerne la chronologie et son domaine d’application, la seule comparaison qui parait avoir du sens comme nous le verrons dans notre travail de comparaison entre les deux empires anglais et français concerne l’Afrique noire.

.Les acteurs de la colonisation à la française

        Recrutement comparé

       Jusqu’en 1914, une administration coloniale française médiocre, très médiocre ;

Au cours de cette première période, le recrutement des administrateurs coloniaux commença à se normaliser lentement, avec la venue d’éléments formés par la nouvelle Ecole Coloniale (création 1887), c’est-à-dire recrutés par concours, avec un recrutement exclusif du corps par l’Ecole à partir de 1905.

       Les administrations coloniales des différents territoires étaient alors constituées de bric et de broc, d’abord d’officiers de qualité inégale, souvent de fils de famille venant s’y refaire une « santé », d’aventuriers, et d’une minorité d’administrateurs recrutés par concours.

        William Cohen cite plusieurs témoignages à ce sujet :

      «  Un colon français (A.H.Canu, dans « La pétaudière coloniale ») décrivait les colonies en 1894 comme : « le refugium peccatorum de tous nos ratés, le dépotoir où vient aboutir les excréta de notre organisme politique et social.

       En 1909, Lucien Hubert, qui était favorable à l’administration coloniale, juge nécessaire de réfuter : « l’odieuse légende qui représente le fonctionnaire colonial tenant d’une main une bouteille et de l’autre la cravache ».

      Aussi récemment qu’en 1929, Georges Hardy, directeur de l’Ecole coloniale, déplorait que lorsqu’un jeune homme partait pour les colonies, ses amis se demandaient : « Quel crime a-t-il pu commettre ? De quel cadavre veut-il s’éloigner ? » Même durant la décade suivante et en dépit des améliorations sensibles apportées dans le recrutement du corps, l’image négative de la vocation coloniale semblait demeurer. On pouvait lire, en 1931, dans un article de journal (L’Echo de Paris) :

     « Quitter la métropole, aller s’enfoncer dans la brousse africaine ou indochinoise, signifiait qu’on avait quelque chose à se reprocher. »

         Le même auteur rapporte le propos d’Hubert Deschamps, ancien gouverneur, qui, en 1931, écrivait que l’administrateur colonial était toujours considéré comme « un peu le mauvais garçon de jadis, le gentilhomme d’aventure… »

            Henri Brunschwig, le grand historien colonial écrivait dans son livre  « Noirs et blancs dans l’Afrique noire française » :

        « En 1914 encore, les deux tiers des administrateurs des colonies n’avaient pas, dans leurs études, dépassé le niveau du baccalauréat. 12 % seulement, entre 1910 et 1914, étaient passés par l’Ecole coloniale dont le concours n’était pourtant pas difficile  » (page 24)          

         La description des membres de ce corps qu’en fait l’auteur à l’époque considérée,  ne manque pas de réalisme :

         « …Ils avaient tous un appétit de puissance, étaient tous plus ou moins attentifs à leurs intérêts matériels et jouissaient tous, contrairement aux autres Blancs ou aux Noirs, d’une certaine sécurité.

     Par appétit de puissance, nous entendons non seulement le besoin de s’affirmer, d’exercer une autorité, d’obtenir une promotion sociale, des honneurs et de la gloire, mais encore le goût de l’aventure, du risque, du jeu. Echapper aux cadres étriqués des bureaux ou des garnisons métropolitaines… se sentir « roi de la brousse », quelle exaltation dont tant de militaires et de fonctionnaires ont gardé la nostalgie ». (page 25)

     Pour mémoire, indiquons que les lettres de Gallieni et de Lyautey font effectivement état d’une des motivations des officiers qui partaient aux colonies, celle d’échapper aux routines de la métropole.

            Pierre Mille, journaliste et romancier colonial en vogue à son époque, dans son roman intitulé « L’Illustre Partonneau », brosse le portrait satirique du monde colonial de la première période, avec humour et férocité. L’administrateur colonial Partonneau incarne plusieurs personnages à la fois, en Afrique occidentale, à Madagascar, et en Indochine, dans leurs aventures, tribulations, et travers, par le moyen d’anecdotes souvent truculentes :

            « Sa prudence

            Je m’amusais parfois – et il était assez rare que je fisse une erreur – à deviner l’origine ou le corps d’où sont issus les administrateurs coloniaux, par la seule façon dont ils prononcent, devant leur chef suprême, cette phrase élémentaire : «  Oui, monsieur le Résident Général ! Ce brave Lefebvre, à qui l’on confiait toujours les postes les plus difficiles ou les plus déshérités, qui ne s’en offusquait nullement, qui même les sollicitaient, « parce que, disait-il, on y est plus à son aise que près des légumes, et que les inspecteurs y passent moins de temps » ne la pouvait sortir des lèvres sans y ajouter, dans son inexprimable émotion, un explétif blasphématoire : « Nom de Dieu ! Oui ! Monsieur le Résident Général ! Oui, sacré nom de Dieu ! » C’est que Lefebvre a été tout petit commis des affaires indigènes, et même auparavant, simple sergent de la vieille infanterie de marine, puis employé de factorerie… les anciens officiers de l’armée de terre émettaient la formule automatiquement et comme à cinq pas de distance…Ceux qui venaient de la marine, avec une courtoisie raffinée qui dissimule un dédain latent…

         Pour Partonneau, il disait d’un souffle raccourci : « Oui, m’sieur le Résident Général ! » J’en avais induit que, des bancs du lycée, il était entré tout droit à l’Ecole coloniale ; il continuait à répondre au pion… » (page 162)

        Comme l’explique William Cohen, cette situation était sans doute inévitable :

       « Malgré les plaintes des gouverneurs formulées à l’égard de leurs subordonnés, il serait possible de soutenir qu’en fait ces rudes aventuriers étaient probablement bel et bien le genre d’hommes nécessaires pour briser les résistances locales et asseoir l’autorité française. » (p,59)

       A titre personnel, et pour avoir lu de nombreux récits des premières années de la conquête, je serais tenté de dire qu’il fallait avoir un petit grain de folie pour aller servir en brousse, compte tenu des conditions de vie de cette époque,  maladies, morts prématurées, isolement…

        Entre 1887 et 1912, et sur un effectif de 984 fonctionnaires, 16% sont morts outre-mer, et à cette époque on calculait qu’un fonctionnaire colonial mourait dix-sept années plus tôt qu’un fonctionnaire métropolitain.

      Au fur et à mesure des premières années de cette première période, et comme l’a relevé William Cohen :

      « L’aventurier disparut et fut remplacé par l’administrateur. (p,59)

Origine sociale

      La Grande Bretagne procéda de façon différente dans le recrutement de son personnel colonial supérieur, avec des formules de choix qui permettaient de s’assurer le concours de collaborateurs formés sur le même moule d’éducation, partageant le même idéal de société, et généralement convaincus tout à la fois de la supériorité de la race anglaise et de son mode de vie.

     Les administrateurs coloniaux français n’avaient pas du tout la même origine sociale que les Anglais, issus pour la plupart de la petite aristocratie, d’une gentry constituée de fils de pasteurs ou d’officiers. Ils venaient d’abord des classes moyennes supérieures, et pour un petit nombre d’entre eux des classes populaires.

     Les modes de recrutement ne se ressemblaient pas, du cas par cas, chez les Anglais avec des modalités différentes entre l’Empire des Indes, dont la sélection était la plus huppée, et les territoires africains moins exigeants, le concours, quand il existait, dans le cas de l’Inde, n’avait pas du tout le sens qu’on lui donnait en France.

    Les administrateurs recrutés par des concours à la française venaient généralement de la petit bourgeoisie.

Les modes de vie

      A lire les nombreux témoignages sur le sujet, il existait incontestablement une différence importante entre les deux catégories d’administrateurs, le mode de vie.

    Les Anglais avaient emporté dans leurs bagages les attributs de leur mode de vie aristocratique, les horaires de travail, la pratique de leurs sports favoris, polo ou cricket, le rite des réceptions mondaines habillées comme at home, la plupart de ces manifestations avaient lieu dans des clubs fermés aux indigènes.

   Le roman d’Orwell sur une certaine vie coloniale anglaise en Birmanie est tout à fait intéressant à ce sujet.

Motivations

Leurs motivations n’étaient non plus pas les mêmes. Venant d’une France agricole, une France des villages et des bourgs, tournée vers elle-même, et habitée à cette époque par un esprit de revanche contre l’Allemagne, ils manifestaient un goût certain pour l’aventure, le dépaysement, tout autant que le service d’une certaine France sûre de ses propres valeurs de civilisation, avec en tête la République, l’égalité, la laïcité, l’assimilation, tout idéaux qu’ils durent rapidement confronter aux dures réalités coloniales.

   Dans le même livre « L’illustre Partonneau », Pierre Mille livre une assez bonne description de ce type de motivations :

   « – Comment, lui dis-je, tu repars ?

–       Non, non, je m’en vais…

     Vous ne comprenez pas la différence ; cela doit vous paraître un propos d’imbécile. « Partir » ou « s’en aller » ont toujours passé pour des synonymes. Mais, j’avais tellement l’habitude de son esprit, et de l’entendre dire à demi-mot ! « Partir », pour lui, comme pour moi, cela signifiait l’aventure devenue naturelle, l’exercice du vieux métier, l’océan traversé, puis la « mission » quelque part , ou bien le poste n’importe où, la besogne administrative chez les noirs ou les jaunes, le proconsulat colonial, quoi ! avec sa monotonie, ses bâillements, mais aussi ses rudes plaisirs, que vous ignorerez toujours, vous les gens d’ici, vous les « éléphants ! S’en aller, ce n’est pas la même chose, c’est même le contraire : c’est abandonner. Partonneau abandonnait, voilà ce qu’il voulait dire à la fois Paris et les colonies (page 212)

    Je serais tenté de dire que dès le départ la tâche était impossible. Il suffit de lire les récits d’un Delafosse aux tout débuts d’une Côte d’Ivoire qui n’avait jamais existé, pour mesurer, rétroactivement en tout cas, l’absurdité des enjeux.

    Et pourtant, un des premiers directeurs de l’Ecole, Dislère, membre du Conseil d’Etat, directeur indéboulonnable pendant une quarantaine d’années, continuait à donner une imprégnation assimilationniste au contenu de la formation des futurs administrateurs coloniaux.

 Des politiques coloniales différentes ?

   Je jouerais volontiers à la provocation en avançant l’idée que les deux puissances coloniales de l’époque, n’avaient, ni l’une ni l’autre, de politique coloniale.

   En Grande Bretagne, parce que les ministres laissaient leurs gouverneurs ou résidents apprécier au cas par cas, et décider, sauf peut-être pendant la courte période du partage de l’Afrique, à la fin du dix-neuvième siècle.

Une politique coloniale existait-elle à Paris ?

    Il est permis d’en douter, en tout cas au cours de la première période de mise en place des structures de commandement françaises.

   En Indochine, les gouverneurs généraux ne savaient pas trop quelle doctrine il fallait appliquer, les uns penchant pour le protectorat, les autres pour l’administration directe, alors qu’une politique de commandement indirect, à l’anglaise aurait pu être appliquée.

    Sur ce blog, nous avons consacré une chronique tirée des lettres de Lyautey au Tonkin, qui montrait bien les hésitations des gouverneurs généraux : de Lanessan, qu’admirait Lyautey, était partisan de la solution de protectorat.

    A Madagascar, et après 1895, une fois la conquête effectuée, Hanotaux, le ministre des Affaires Etrangères lui-même n’avait pas l’air de bien savoir le régime colonial qu’il fallait mettre en place dans la grande île, protectorat ou colonie, c’est-à-dire l’annexion, et l’option de colonie fut largement le fruit du hasard, de l’ignorance du sujet, ou de l’indécision gouvernementale.

    Il convient toutefois de reconnaître que le concept de protectorat fut largement galvaudé en Afrique, les conquérants anglais ou français, pour ne citer qu’eux, faisant la course auprès des chefs indigènes pour qu’ils signent des textes de protectorat qu’ils ne comprenaient pas, en raison notamment de la doctrine « dite » du Congrès de Berlin, celui du partage de l’Afrique, d’après laquelle ces papiers serviraient de preuve d’appropriation coloniale par l’une ou l’autre des puissances coloniales.

     Etienne, qui fut Secrétaire d’Etat aux colonies, se gaussa un jour de ce type de papiers.

    William Cohen éclaire ce débat.

  « Les ministres des colonies étaient incapables, à la fois, d’être eux-mêmes bien informés, et de déterminer une politique. Leur ignorance les empêchait de formuler une politique intelligente. » (p, 93)

    Comment ne pas répéter une observation déjà faite plus haut, les ministres des Colonies défilaient au rythme des gouvernements de la Troisième République, de l’ordre de six mois pendant la première période ? Et de plus, ils avaient rarement une quelconque expérience de l’outre-mer?

    Comment ne pas noter aussi que le Colonial Office existait déjà avant 1850, alors que le ministère des Colonies ne datait que de 1894 ?

Le fonctionnement concret de l’administration coloniale française : un indirect rule déguisé ? La nécessité des truchements

    Confrontée aux réalités humaines et économiques de l’outre-mer, l’administration française ressemblait à la britannique, en s’appuyant sur les autorités traditionnelles, petits ou grands chefs, qu’elle tentait de contrôler.

    La France avait mis en place d’énormes structures coloniales de type bureaucratique, mais une grande partie des territoires coloniaux échappait d’une façon ou d’une autre, à leur emprise.

    M.Kwasi Kwarteng analyse longuement la politique de « l’indirect rule » de Lugard, mais les administrateurs français étaient bien obligés de les imiter, avec un indirect rule au petit pied.

   En comparant les grands territoires du Soudan anglais ou du Soudan français, le nombre des administrateurs était assez comparable, quelques dizaines, d’où la nécessité de trouver dans ces contrées des appuis, des relais de commandement, avec la place trop souvent ignorée du truchement, soit des anciennes autorités traditionnelles, soit des nouveaux « évolués ».

  L’administration coloniale anglaise avait fait, dès le départ un choix stratégique qui conditionnait l’efficacité de son système, celui d’un corps spécialisé par grande colonie, et ce fut le cas en Inde et au Soudan par exemple.

   Non seulement, les administrateurs recrutés y faisaient une grande partie de leur carrière, mais étaient astreints à parler les idiomes du pays, ce qui ne fut pas le cas des administrateurs français qui changeaient en permanence de colonies, au fur et à mesure des congés, et qui ne parlaient la langue de la colonie où ils étaient affectés que de façon tout à fait exceptionnelle.

 William Cohen notait :

    « La rotation constante de ces derniers les empêchait également de demeurer  en contact étroit avec la population. Il en était de même pour les gouverneurs, ce qui constituait également un obstacle dans la continuité de l’administration. Il arrivait souvent que ces derniers ne restent pas plus d’une année dans leurs fonctions. Le Dahomey connut six gouverneurs successifs entre 1928 et 1933, la Côte d’Ivoire en eut cinq entre 1924 et 1933 et la Guinée quatre. L’instabilité de l’administration était proverbiale : un ancien administrateur a noté que dans un cercle du Tchad, il y eut trente-trois commandants différents de 1910 à 1952 ; sept seulement restèrent en fonction deux ans ou davantage, et certains de quatre à six mois… Les postes faisaient l’objet de si fréquents changements que Cosnier déclara que cette instabilité (L’Ouest Africain français) était « le caractère » le plus évident de notre administration coloniale. » (p,179)

Une administration coloniale française par « truchement »

    Il est donc évident que le système dit d’administration  directe était très largement une fiction, et que son fonctionnement concret reposait sur les collaborateurs permanents de l’administration coloniale, les chefs naturels ou nommés, les commis lorsqu’ils existaient, et avant tout les interprètes.

    La supériorité du système colonial anglais paraissait donc manifeste, car les administrateurs français, pour bien « commander », étaient en effet le plus souvent entre les mains de leurs interprètes, et le livre d’Hampâté Bâ, « Wrangrin » décrit bien le fonctionnement concret de l’administration  coloniale française.

      Sauf que le plus souvent, les administrateurs coloniaux anglais, baptisés le plus souvent du nom de résidents, étaient eux aussi et d’une autre façon,  entre les mains de maharadjas, sultans, ou de rois locaux !

    Et pourquoi ne pas ajouter que la pratique des mariages de convenance de nombre d’administrateurs, jusqu’à ce que les conditions sanitaires furent suffisantes, représenta une solution d’intermédiation souvent efficace avec la société indigène ?

    La volonté française de plaquer dans ces pays les structures administratives de métropole trouvèrent rapidement leurs limites, faute de ressources, et William Cohen le note très justement :

   « L’établissement d’une administration centralisée se révéla ainsi impossible, même à l’intérieur de chaque colonie » (p,98)

     Faute au surplus du contrôle quasiment impossible des commandants de cercle sur le terrain, en pleine brousse, et ce ne sont pas les quelques tournées périodiques de brillants inspecteurs des colonies qui pouvaient avoir une quelconque efficacité sur le fonctionnement concret de l’administration.

     Les récits de vie coloniale de nombreux anciens administrateurs coloniaux évoquent souvent tel ou tel épisode d’inspection. Je pense notamment à celui de Pierre Hugot qui, dans « Suleïman, Chroniques Sahéliennes », en relate quelques-uns tout à fait facétieux.

    Le lecteur doit en effet tenter de se projeter rétroactivement dans l’univers colonial, géographique et ethnographique multiforme de cette époque, mettre en scène ces administrateurs, souvent coupés de tout pendant de longs mois, isolés en pleine brousse, pour réaliser qu’en définitive, leur pouvoir était plutôt ou théorique, ou abusif.

Conclusion

      Je serais tenté de dire que les deux administrations coloniales n’ont fait que projeter leur ambitions, leurs mythes, leurs contradictions dans l’outre-mer qu’ils ont conquis, car le recrutement de leur personnel, leurs carrières, la politique qu’ils ont tenté d’y mettre en œuvre, pour autant qu’il y ait eu politique, aussi bien dans le cas britannique que dans le cas français, constituaient une sorte d’incarnation souvent très imparfaite, surtout dans le cas français, de leur modèle de société.

      La Grande Bretagne n’avait pas l’ambition de révolutionner les sociétés locales où elle faisait régner un ordre public favorable à l’épanouissement de son commerce, et jouait le jeu des pouvoirs déjà en place.

     La France avait une autre ambition, théorique et abstraite, tout à fait à la française, celle de promouvoir son modèle d’égalité républicaine et d’assimilation, un modèle que les administrateurs coloniaux avaient bien de la peine à mettre en œuvre, tant la tâche était impossible, d’autant plus que le gouvernement de la métropole, dès le début du XXème siècle, avait décidé de laisser les colonies financer leur propre fonctionnement et développement.

       Concrètement, cela voulait dire que l’administration coloniale se débrouillait, d’autant plus difficilement  qu’elle gouvernait des colonies beaucoup moins riches que les anglaises.

    Cela voulait dire aussi que, compte tenu du petit nombre d’administrateurs dans des territoires immenses, par exemple de l’ordre d’une centaine de commandants de cercle dans l’ancienne AOF, de la mobilité décrite plus haut, l’administration coloniale était largement entre les mains des petits ou grands chef locaux, en concurrence avec les interprètes du système colonial.

     Il serait presque possible d’en tirer la conclusion qu’au fond, et dans leur fonctionnement concret, les deux administrations se ressemblaient beaucoup, sauf à relever que l’administration  coloniale française  projetait naïvement et hypocritement un modèle politique et social qui n’était pas viable, et qui précipita très normalement le processus de décolonisation.

     Les nouvelles élites locales avaient faim d’égalité, mais la métropole était bien incapable, faute de moyens, de l’établir. On sortait enfin de l’hypocrisie coloniale française.

    A voir les débats ouverts et entretenus par des cercles de chercheurs, et à constater les échos postcoloniaux qui ont succédé à la décolonisation, il parait évident que la politique coloniale anglaise, en ne faisant pas miroiter une situation politique et sociale d’égalité, a échappé aux procès permanents que l’on fait de nos jours à la France.

Jean Pierre Renaud, avec quelques éclairages de mon vieil et fidèle ami de promotion Michel Auchère

« Ghosts of Empire » par Kwasi Kwarteng – Lecture 2ème partie

« Ghosts of Empire »

par Kwasi Kwarteng

Première partie publiée sur le blog du 13 novembre 2013

2

 Une doctrine et une politique impériale ?

                A lire ce livre bien documenté, on en retire l’impression que la Grande Bretagne était dépourvue tout à la fois de doctrine et de politique coloniale, et qu’elle laissait les mains libres à ses administrateurs coloniaux.

                Ce n’est sans doute pas complètement faux, car on ne demandait pas aux officers de mettre en place des constructions administratives et bureaucratiques de type européen dans les territoires sous contrôle, comme aimaient le faire les Français, mais tout simplement de faire en sorte que le business britannique puisse se développer normalement, sans s’embarrasser de résoudre des problèmes de justice ou de mœurs locales.

              Un objectif, avant tout le business ! The money !

             Quelques citations proposées par l’auteur suffisent à éclairer les véritables objectifs de cette politique impériale :

            En Inde, “Sir Charles Napier (1) remarked that the British object “in ‘conquering India, the object of all cruelties, was money.” This was cynical, but there was a large element of truth in the claim.» (p,96)(KK)

            L’auteur écrit : “ The colonial mission in Africa according to the Prime Minister, was about money and commerce.” (p,378)(KK)

              En 1897, lord Salisbury, Prime Minister (2) déclarait :

            « The objects we have in our view are strictly business objects. We wish to extend the commerce, the trade, the industry and the civilization of mankind.” (p,378)

         Dans une telle perspective,  il n’était vraiment pas besoin d’avoir une politique d’ensemble,  et il suffisait de compter sur l’esprit d’initiative des administrateurs.

          « The role of history, of the British Empire, in all this is clear to see. Accidents and decisions made on a personal, almost whimsical, level have had a massive impact on international politics…” (p,140)(KK)

         (1)  Napier (1819-1898), en 1872, Vice-Roi des Indes

         (2)  Salisbury (1830-1903) Prime Minister : années 1885-1886 ; 1886-1892 ;: 1895-1902

         “The individual temper, character and interests of the people in charge determined policy almost entirely those ghosts the British Empire. There simply was non master plan. There were different moods, different styles of government. Individual have different interest, centralizing forces were often dissipated by individual on the ground, even where powerful character, sitting in Whitehall, were trying to shape events in the Empire. More often than not, there was very little central direction from London. The nature of parliamentary government ensured that ministers came and went; policies shifted and changed, often, thanks to the verdict of the ballot box, ,or even because of a minor Cabinet reshuffle.” (p,160)(KK)

            En ce qui concerne Cromer (1), l’auteur écrit :

           « In Cromer’s view, everything about the British pointing to individualism.”(p,232)(KK)

           Cromer:

          “Our habits of thought, our past history, and our national character all, therefore, point in the direction of allowing individualism as wide a scope as possible in the work of national expansion.” (p,232)

          Dans sa conclusion, M.Kwasi Kwarteng note:

         « The individualism was, I have noted, in that there was very often no policy coherence or strategic direction behind the imperial government as experienced in individual colonies… Individualism was a guiding principle of the British Empire.” (p, 395)(KK)

        J’ajouterais volontiers, et d’abord ce goût du business qui coule dans le sang britannique, et qui donnait sa cohérence à l’impérialisme britannique.

        Un gouvernement colonial indirect : le succès de l’indirect rule

     « Lugard (2) fut « a great theorist of imperialism and his greatest legacy the British Empire and to Nigeria was the doctrine of indirect rule. » (p,289)

        Lugard a fait connaître la théorie de « l’indirect rule » qu’il a mise en œuvre en Nigeria, mais ce type de pratique coloniale existait déjà en Inde, où,  depuis de très nombreuses années, le pouvoir anglais s’appuyait sur les maharajas et  les rajas, et c’était une tradition coloniale britannique dans l’Empire.

        (1)  Cromer (1841-1917) Contrôleur Général en Egypte (années 1883-1907)

        (2)  Lugard (1858-1945)  Haut- Commissaire de la Nigeria (années 1900-1906)

       Il est possible de se demander si cette publicité donnée à cette théorie, présentée comme une nouveauté, ne fut pas facilitée par le mariage que fit Lugard, avec une journaliste fort bien placée dans le milieu des journaux de l’époque, étant donné qu’elle faisait partie du Comité éditorial du Times.

       L’annexion de la Birmanie fut à cet égard une exception, mais elle fut le fruit de l’initiative individuelle de lord Churchill,  Secrétaire d’Etat pour l’Inde en 1885-1886, mais à considérer l’ensemble des territoires de l’Empire britannique, il est souvent difficile de distinguer entre les solutions d’administration  indirecte ou directe. Au sein même de l’Empire secondaire des Indes, ou en Afrique du Sud, les Britanniques recouraient aux deux formules.

        « The fate of Burma was decided as in so many cases in the empire, by chance and circumstances. » (p,165)(KK)

        Une sorte de « fait accompli », faute d’autre solution, car il ne s’agissait que de la dernière phase de la conquête, avec le constat que le souverain local manifestait trop d’insuffisance dans sa gouvernance pour le laisser en place, en conformité avec la pratique coloniale anglaise indirecte, et la crainte de voir les Français damer le pion aux Anglais dans l’occupation de cette voie stratégique vers la Chine.

          Dans le livre « Le vent des mots, le vent des maux, le vent du large » j’ai longuement analysé les opérations de conquête du Soudan, du Tonkin, et de Madagascar, afin d’examiner la validité de la théorie historique défendue par certains chercheurs, d’après laquelle, dans leurs opérations, les officiers français mettaient très souvent leur gouvernement devant le fait accompli, et conclu par la négative.

         La nouvelle colonie du Nigéria prit la suite d’une concession anglaise à la Royal Nigeria Society dont l’objectif était l’exploitation des ressources du fleuve Niger, dans son cours le plus favorable vers le delta.

        Avant que la concession ne fût reprise par le gouvernement, et avant qu’il ne se voie confier le Haut- Commissariat du Nord, Lugard fut un des officiers anglais mis à la disposition de cette compagnie.

         Ce vaste territoire comprenait trois grandes régions peuplées au nord par les musulmans du Sultan du Sokoto, et au sud, par les peuples animistes Yoruba à l’est, et Ibo, à l’ouest.

       Lugard mit en pratique sa théorie dans le nord du territoire, mais sa mise en application était naturellement facilitée par l’organisation de ce sultanat puissant et respecté, et qui plus est, Lugard s’y sentait en milieu familier, au contact d’une sorte d’aristocratie locale.

      L’auteur note en effet :

      «The ideal of the gentleman was a cardinal concept of Empire. Behind indirect rule was the notion that the natural rulers of society, if they could be educated as gentlemen, formed the best type of ruling class.” (p, 293) (KK)

      L’auteur note plus loin :

    « Perhaps no other country in the modern world is more a creature of empire than Nigeria. » (p, 371)(KK)

      Il convient d’observer que la même démarche gouvernementale appliquée, plus tard, par le même Lugard sur l’ensemble du territoire de la Nigeria trouva ses limites chez les « natives » du sud qui n’avaient pas les mêmes traditions de hiérarchie théocratique et aristocratique que dans le nord.

      L’indirect rule à Hong Kong ?

      Le cas de Hong Kong montre de façon caricaturale le mode de fonctionnement de l’empire britannique, deux mondes, deux hiérarchies économiques et sociales, poursuivant, côte à côte, l’anglaise et la chinoise, le même objectif du business, les officers britanniques ressemblant à s’y méprendre aux mandarins chinois.

      Hong Kong était  sous la loi des marchands.

    « Hong Kong’s history goes in the heart of the nature of the British Empire. » (p, 389)(KK)

         La démocratie absente de l’Empire britannique!

         Le cas de Hong Kong est à cet égard exemplaire :

         « There would be no elections in Hong Kong for 150 ans” (p334/KK) :

         C’est-à-dire jusqu’à sa restitution à la Chine, en 1998.

        « Some astute observers had always of the central irony of British rule in Hong Kong, that the British civil servants were even more « Chinese » in their philosophy of government than the Chinese themselves.” (p,385/KK)

         “Hong Kong’s history goes to the heart of the nature of the British Empire. Its reversion to China under a regime “of benign authoritarianism” the term Chris Patten used to describe British rule, shows a remarkable continuity. Hierarchy, deference, government by elite administrators, united by education in the same institutions, were all features of imperial rule which were also characteristic of official in imperial China. The story of Hong Kong also confirms the enormous power  wielded by colonial governors.” (p,389/KK)

         Patten fut le dernier gouverneur de la colonie.

       Mais comment ne pas remarquer aussi que cette situation coloniale devint, avec le retour de cette place forte dans la Chine communiste, le refuge de libertés inconnues au sein de cette ancienne nation.

Et en conclusion :

     «The British Empire had nothing to do with democracy and, particularly in Hong Kong, was administered along lines much closer to the ideals of Confucius that the vivid, impassioned rhetoric of Sir Winston Churchill, or even Shakespeare. » (p,390)(KK)

       Cette citation  est tout à fait appropriée pour ouvrir le chemin de l’esquisse de comparaison que nous proposerons au lecteur entre l’administration coloniale anglaise et l’administration coloniale française dont le ciel n’était pas celui de Confucius, mais de la République ou de la civilisation, avec un grand C. 

Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés

La troisième partie sera publiée dans la première quinzaine de décembre 2013

Humeur Tique : grâce au journal Les Echos, la relève de l’histoire de la France coloniale est assurée !


            Le 18 novembre 2013, le journal Les Echos a fait réaliser une Edition spéciale, intitulée « LA RELEVE »

            « 150 personnalités ont réalisé ce numéro exceptionnel »

            Et parmi ces 150 personnalités, un chercheur au CNRS, historien de son état, Pascal Blanchard, excellent spécialiste du détournement idéologique des images coloniales.

            Sans porter de jugement sur les choix qui ont été effectués par le journal Les Echos pour désigner les autres hérauts de la relève de la France – elle en a bien besoin – le choix d’un historien « colonial », idéologique, anachronique, et médiatique, – oh !combien ! –  en surprendra plus d’un au sein des universités.

            Il est vrai qu’une historienne bien connue de ce milieu d’études avait anticipé sur cette sélection, Mme Coquery-Vidrovitch,  en qualifiant l’historien et chercheur en question d’historien « entrepreneur » : gloire aux « entrepreneurs » de la relève de l’histoire de France !

Post Scriptum :

Le lecteur curieux pourra se reporter à l’analyse de ces travaux historiques dans un article critique du blog du 13 octobre 2010, intitulé « Culture coloniale ou Supercherie coloniale » ?

« Ghosts of Empire » de Kwasi Kwarteng – lecture critique: première partie

« Ghosts of Empire »

« Britain’s Legacies in the Modern World »

Kwasi Kwarteng

(Editions Bloomsbury)

Lecture critique

                 Un titre qui pourrait être en français “ Histoires d’Empire – Héritage britannique dans le monde moderne », mais j’opterais volontiers pour une autre traduction liée celle-là aux fantômes d’un Empire qui ne dit pas son nom.

          Un gros pavé à lire (447 pages), pour le moment en anglais, mais plein d’enseignements sur l’histoire de l’Empire Britannique et sur son fonctionnement concret, avec le regard d’un Britannique aux racines familiales ghanéennes, anciennement la Gold Coast, dont le passé colonial anglais n’est d’ailleurs pas évoqué dans ce livre.

            L’auteur est député conservateur depuis 2010.

             A partir d’un certain nombre de cas coloniaux, l’objet du livre porte sur l’histoire entrecroisée des évènements et du rôle des grands acteurs de cette « saga » coloniale anglaise, les gouverneurs, les résidents, et les administrateurs des Indes, de Birmanie, d’Irak, du Soudan Egyptien, de Nigeria, et de Hong- Kong, les Cromer, Kitchener, Churchill, le père de Winston Churchill, Lugard, pour ne citer que quelques noms parmi les plus connus.

        La colonie de Hong-Kong représente une sorte de  concentré de la problématique impériale anglaise, mais paradoxal, comme nous le verrons plus loin.

        La période étudiée est en gros celle de la deuxième moitié du dix-neuvième  siècle et  de la première moitié du vingtième siècle.

            Et nécessairement, au-delà du portrait de ces grands acteurs coloniaux, cette analyse retrace la conception anglaise de cet empire, sa doctrine, et la politique choisie.

            Je dois dire que j’ai entrepris la lecture de ce livre pour tenter de comprendre pourquoi le passé de l’Empire britannique ne soulevait pas, semble-t-il, le même type de passion, pour ne pas dire d’opprobre, que le passé de l’Empire français, et je dois avouer que cela reste, en dépit de ce livre, encore une énigme, car la construction de cet empire a suscité au moins autant de violences, sinon plus, que celle de l’Empire français.

            Les deux raisons principales pourraient en être, qu’à la différence de la France :

  – 1°) la Grande Bretagne n’a jamais eu l’ambition « d’assimiler » les peuples colonisés, mais de faire des affaires, c’est-à-dire de gagner de l’argent.

–       2°) que la même puissance coloniale a toujours mis la main sur des territoires riches, facilement accessibles, l’exception étant peut-être celle de l’ancien Soudan Egyptien, mais il ne s’agissait que d’un condominium avec l’Egypte. La Grande Bretagne  avait mis en effet la main sur l’Egypte, le canal de Suez, la voie stratégique de l’Asie, et poursuivi avec une belle continuité le contrôle des voies d’accès à ses riches colonies du Moyen-Orient et d’Asie.

Le livre comprend 6 chapitres :

1-    Iraq Oil and Power

2-    Kashmir : Maharadjas’ Choice

3-     Burma : Lost Kingdom

4-    Sudan : Blacks and Blues

5-    Nigéria : « The Centre Cannot Hold »

6-    Hong Kong: Money et Democracy

       Deux observations liminaires :

     1-    Comme déjà indiqué, le livre fait curieusement l’impasse sur le Ghana, pays d’origine de la famille de l’auteur

      2-    Le livre analyse de façon indirecte l’Empire des Indes, un véritable Empire à lui tout seul.

            Nous proposerons aux lecteurs de commenter ces textes en trois parties et de les publier successivement sur mon blog :

–     la première sera consacrée à l’évocation de ceux qui firent la « grandeur » de l’Empire britannique : qui étaient ces acteurs coloniaux?

–  la deuxième, à l’analyse du comment l’Empire britannique fonctionnait concrètement, quelle politique ces acteurs étaient chargés de mettre en œuvre ?

–      la troisième portera sur une esquisse de comparaison entre les  administrations coloniales des deux empires anglais et français, différences ou similitudes.

     Note de lecture : les citations des textes proprement dits de l’auteur seront suivies de la parenthèse (KK)

1

Les acteurs de l’Empire britannique

 Les modalités du recrutement des administrateurs de l’Empire étaient, dès l’origine, de nature à modeler les caractéristiques de l’administration impériale anglaise.

        D’après ce livre, on recrutait les futurs résidents ou administrateurs, parmi les les candidats issus des grandes écoles militaires, ou des meilleures universités anglaises, telles que celles d’Oxford ou de Cambridge.

          Et ces recrues ne venaient pas de toutes les classes, mais de la classe de la petite aristocratie, ce qu’on appelle souvent la gentry.

      Le recrutement était très sélectif, et les agents recrutés faisaient, pour la plupart d’entre eux, toute leur carrière dans la colonie pour laquelle ils avaient été recrutés.

      La qualité ainsi que la primauté du Civil Service des Indes étaient reconnues, mais le « Sudan Political Service », créé en 1901, eut rapidement l’ambition de devenir le meilleur service civil d’Afrique :

          « The Sudan Political Service was regarded as the elite of the African service end enjoyed a prestige comparable with the Indian Service… Of the fifty-six recruits taken on between 1902 and 1914, twenty-seven had a Blue from Oxford or Cambridge… In an analysis of the 500 or so men who made up the service between 1902 and 1956, it was found that over 70 per cent were from Oxford and Cambridge. » (p, 237,238) (KK)

          Par ailleurs, un tiers de ces recrues du même service venait de familles de clergymen.

       Dans cet immense territoire grand comme cinq fois la France, avec une moitié nord désertique, centrée sur Khartoum qui avait pris place dans l’imaginaire colonial anglais avec la mort de Gordon, celle du Madhi battu en 1898 par l’armée anglaise de Kitchener (1), les administrateurs anglais pouvaient laisser libre cours à leur goût du commandement et de la grandeur de leur mission.

        En face d’une véritable expédition militaire anglaise conduite par Kitchener, la France, avec la petite escorte de Marchand à Fachoda n’avait effectivement pas fait le poids.

      Dans la conception anglaise, et comme la mention en a déjà été faite, les agents effectuaient toute leur carrière dans la colonie pour laquelle ils avaient accepté de servir, et étaient astreints à parler au moins la langue principale du territoire. Kitchener par exemple parlait arabe.

       Ces administrateurs étaient recrutés pour avoir de fortes personnalités, et le livre en donne de multiples exemples, qui se traduisent d’ailleurs dans la conception même de l’Empire, et dans sa mise en œuvre concrète.

    La plupart de ces administrateurs de la base au sommet de leur hiérarchie ont projeté leur modèle aristocratique de vie et du commandement dans les colonies où ils étaient affectés.

    La description des modes de vie et d’exercice du pouvoir qu’en fait l’auteur frise la caricature dans les pages qu’il consacre aux Indes et à Hong Kong.

    Aux Indes:

     » In India, the British official transplanted the status, the petty snobberies and the fine gradations of rank and privilege which prevailed in Britain itself. » (p, 97) (KK)

     « This eccentric, even crazy atmosphere was a feature of the British Empire in India which has often been overlooked.” (p,111)(KK)

   A Hong-Kong:

   “The traditions of British imperial rule were much more akin to Chinese, Confucian concepts of law and order, social hierarchy and deference than to any idea of liberal democracy… the British civil servants were even more “Chinese” in their philosophy of government than the Chinese themselves.”(p,385)(KK)

    En résumé, un modèle de recrutement qui était de nature à doter l’Empire Britannique d’un corps de serviteurs d’élite, et qui allait lui donner ses caractéristiques, sa doctrine et ses contours politiques, c’est-à-dire ceux d’un gouvernement de type aristocratique conservant toujours une certaine distance, pour ne pas dire plus, avec leurs administrés indigènes.

(1) Kitchener (1850-1916)  1896: Gouverneur du Soudan;  1899-1902: Guerre des Boers; 1902-1909 : Consul Général d’Egypte

« Natural hierarchy » (p,391), condescendance, ou discrimination ?

     “Perhaps the key to understanding the British Empire is the idea of natural hierarchy. Class and status were absolutely integral to the empire, and notions of class were important in forming alliances with local elites, the chiefs, the petty kings and maharajas who crowded the colonial empire. The dominance of ideas of class and status made it easy for the British to establish local chiefs as hereditary rulers.” (p,391) (KK)

     Les officers britanniques n’auraient donc fait que projeter en Inde, en Asie, ou en Afrique, leur modèle de classe, les rapports hiérarchiques naturels de classe qui existaient chez eux.

    Il est exact que cette conception tout britannique des rapports sociaux les conduisait, comme nous le verrons, à ne pas bousculer, sauf circonstance majeure,  les hiérarchies « naturelles » qui existaient dans leur empire, en Afrique de l’ouest, au sultanat du Sokoto par exemple, ou dans les nombreux royaumes de l’Inde.

     Il n’empêche que  cette conception d’une gouvernance coloniale imbue de sa supériorité de classe et de modèle social n’a pas manqué d’être interprétée comme une forme manifeste de discrimination, de ségrégation, pour ne pas dire de racisme, dans le sillage de la mission de civilisation des races inférieures, du fardeau de l’homme blanc, cher à Kipling.

    L’auteur note en ce qui concerne la Birmanie :

     « The racial attitudes of the British were not based on any scientific reasoning. British imperialists were not systematic racists like the Nazis. The racism and social ostracism were reflected in crude ways such as by “colour bars” at clubs, where only Europeans could join or be served.” (p,190)(KK)

      A de multiples reprises, l’auteur donne des exemples de cette discrimination britannique, et le cas de la colonie de Hong Kong se situe sans doute à la limite de ce type de relations coloniales:

    « In its first hundred years as a Crown colony, Hong Kong was an incredibly divided society. There were obvious racial divisions between the English and the Chinese, which were not merely a matter of class and money, since, as already noted, some of the richest people on the island were Chinese.  As early as 1881, all but three of the twenty highest taxpayers in Hong Kong were Chinese. Despite their wealth, the rich Chinese businessmen did not socialize with their European counterparts and commercial attainments. On top of racial divisions, there were divisions the British themselves, the most obvious of which was the split between the official class, with their elite culture, their Classical education and their competence in the Chinese language, and the class of wealthy expatriate merchants. “ (p,338)…

    “Perhaps the most sensitive racial issue for the wealthier Chinese residents was the difficult question of where to live. The most fashionable district of Hong Kong, the Peak, was effectively barred to Chinese until after the Second  World War” .(p,340)(KK)

    Après la première guerre mondiale, de retour d’un voyage en Asie, et au Japon, et de passage dans les Indes, le grand reporter Albert Londres notait :

    « Cela se sentait : Samul avait une confidence à me faire. Mais, chaque jour, il hésitait. Il la garda au fond de lui au moins une semaine, puis un soir :

–    Monsieur, je dois vous dire quelque chose : quand je sortirai avec vous, je ne marcherai pas sur le même plan, mais derrière.

–     Eh Samul, vous marcherez comme vous voudrez !

–    Et je ne prendrai pas l’ascenseur avec vous.

–   Qu’est-ce que je vous ai fait, Samul ?

–   C’est moi qui vous fais du tort, monsieur. Je suis cause que les Anglais vous méprisent. Ainsi, tout à l’heure, quand, ensemble, nous avons traversé le hall  de l’hôtel, ils se sont moqués de vous. Je vous fais perdre votre situation.

–    Je n’en ai pas, Samul, je ne puis pas la perdre.

–    Si, monsieur, ainsi, aujourd’hui, on ne vous recevrait pas au Bengal Club…

–      Pourquoi ?

–    Parce que je suis de couleur

–    Samul était un native. Quelqu’un qui n’a pas entendu ce mot, native, de la bouche d’un Anglais n’a pas la moindre idée de l’intonation de mépris. On dirait que pour l’Anglais, d’abord il y a l’Anglais, ensuite le cheval, ensuite le Blanc en général, ensuite les poux, les puces et les moustiques, et enfin le native ou indigène. »

       Dans “Visions orientales”  Edition Motifs, pages 222 et 223

Jean Pierre Renaud

 Deuxième partie dans une quinzaine de jours

Les Sociétés Coloniales résultat des courses au 1er octobre 2013

Les Sociétés Coloniales

Agrégation CAPES 2013

Résultat des courses au 1er octobre 2013

            J’ai publié une série de textes sur ce blog qui contenaient mes analyses, critiques, et réflexions sur le thème retenu cette année pour les concours d’Agrégation et du CAPES. (6 contributions d’un total de 11 414 mots) (1)

            J’avais en effet relevé l’inscription de ce sujet dans les épreuves de ces concours, un thème qui nourrit mes lectures, mes réflexions, et mes expériences de vie depuis mes études à l’Ecole Nationale de la France d’Outre- Mer.

            La carrière préfectorale m’avait éloigné, presque définitivement, des mondes de l’outre-mer, mais à partir de ma retraite, du temps qu’elle me laissait, et des lectures que je pouvais faire, ou des émissions de télévision que je regardais, une question me taraudait de plus en plus, celle de la puissance de certains groupes de chercheurs, le plus souvent sollicités ou soutenus par des médias d’information ou d’édition, qui produisaient un discours et des images ne correspondant pas à la connaissance que j’avais moi-même des sujets traités, trop souvent en termes de propagande.

            Telle a été la raison de cette publication, et je remercie tous les lecteurs et toutes les lectrices qui, depuis le début de cette publication,  ont bien voulu consulter ces textes depuis le mois de mars.

            Le 2 juillet dernier, j’avais donné un  premier résultat des courses, un total de consultations identifiées comme telles par le site Over-Blog.com, de 1 035, dont 506 en juin.

               A la date du 1er octobre 2013, ce chiffre a atteint 1 428 consultations (135 en juillet, 102 en août, et 156 en septembre), une sorte de récompense du travail effectué, quel qu’ait pu être l’accueil critique fait à ces lectures, car les commentaires ont été aussi rares que discrets.

              Une récompense dont je me félicite d’autant plus, que comme certains le savent, je ne suis pas un historien « patenté » mais de l’espèce d’un électron entièrement libre dans ses analyses, ses questions, et ses réflexions.

            Avec le regret toutefois d’avoir bénéficié le plus souvent de commentaires de nature presque subliminale !

         Sur le théâtre et en scène, toujours « l’inconscient collectif colonial » cher à certains historiens et historiennes ?

Jean Pierre Renaud

(1)  Le 18/01/13 : le sujet – 11/02/13 : le puzzle géant – le 5/03/13 : les citations – le 20/03/13 : les ethnies – les 10 et 15/05/13 : problématique et conclusions

Gallieni et Lyautey: fin de parcours documentaire -Haro sur la métropole!

Gallieni et Lyautey, ces inconnus !

Eclats de vie coloniale

Fin du parcours documentaire annoncé sur mon blog, le 5 avril 2012 !

            J’avais alors fait part de mon intention de publier successivement une série de morceaux choisis de témoignages rédigés par les deux « inconnus » qui relataient leurs expériences coloniales en Indochine et à Madagascar, à l’époque des grandes conquêtes coloniales de la Troisième République

            Gallieni servit au Tonkin entre 1892 et 1896, et à Madagascar de 1896 à 1906. Lyautey servit au Tonkin entre 1894 et 1896, et à Madagascar entre 1897 et 1902.

 J’introduisais mon propos en citant un extrait d’une lettre de Lyautey rapportant une de ses conversations avec le colonel Gallieni, à « l’occasion » d’une des colonnes de pacification  qu’il commanda aux frontières de Chine, celle du Ké-Tuong,  la conversation du 3 mai 1895.

            Au commandant Lyautey que le bon « déroulement » de la colonnepréoccupait, le colonel Gallieni lui recommandait d’adopter sa méthode du « bain de cerveau », en s’entretenant de livres reçus, concernant deux auteurs encore plus « inconnus » de nos jours, Stuart Mill et d’Annunzio.

            A travers ces témoignages, le lecteur aura pu se faire une idée de ce que fut l’ expérience coloniale de ces deux personnages coloniaux de légende, telle qu’ils la racontaient avec leur belle écriture, Lyautey y ajoutant la marque personnelle et talentueuse de ses croquis.

            Gallieni et Lyautey formaient un couple d’officiers paradoxal : Lyautey  était profondément marqué par la grande tradition française d’un conservatisme mâtiné de christianisme, alors que Gallieni était un pur produit de l’immigration de l’époque, républicain et laïc dans l’âme.

               Les extraits que nous avons cités des lettres du Tonkin de Lyautey montrent un Lyautey soucieux de ne pas trop toucher aux structures politiques et religieuses traditionnelles de l’Annam, et clair  partisan du maintien des pouvoirs de la Cour d’Annam de Hué.

           Comme chacun sait, ou ne sait pas, en Indochine, la France n’a pas suivi cette ligne politique que Lyautey sut plus tard faire adopter au Maroc.

              Lorsqu’il arriva à Madagascar, Gallieni avait déjà détrôné la reine Rananavolona III, et il n’est pas certain que le même Lyautey aurait  fait le même choix : les destinées de la Grande Ile auraient alors été, et vraisemblablement, différentes.

Car à lire ses lettres, le lecteur en retire l’idée que sa conception de l’empire colonial était proche de celle de l’empire anglais, le pragmatisme et le traitement des « situations coloniales » au cas par cas.

&

            Ainsi que je l’ai annoncé sur ce blog, avant l’été, le lecteur trouvera ci-après la dernière publication de la série « Gallieni et Lyautey, ces inconnus !  Eclats de vie coloniale – Morceaux choisis – Tonkin et Madagascar – Haro sur la métropole ! »

 Leurs auteurs condamnaient à leur façon, la ou les conceptions coloniales d’une métropole, qui n’avait  aucune connaissance des « situations coloniales » que rencontraient les acteurs de la colonisation sur le terrain : tout le monde sur le même modèle, et au même pas, que l’on soit à Hanoï, à Tananarive, ou à Guéret !

           Comme rappelé plus haut, Lyautey avait une doctrine coloniale proche de la britannique, modernisation d’un pays, en tenant compte de leurs pouvoirs établis et de leurs coutumes.

              Les extraits des correspondances relatives à la politique coloniale française du Tonkin  et de  l’Indochine l’annonçaient.

Gallieni et Lyautey, ces inconnus !

Eclats de vie coloniale

Morceaux choisis

Tonkin et Madagascar

Lyautey et Gallieni : haro sur la métropole !

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            Une métropole, tout à la fois incompétente et avare de ses sous !

            Comme nous l’avons vu, le commandant Lyautey était fort bien placé pour donner son avis et son jugement sur les relations qui existaient entre la métropole et la colonie du Tonkin, et Gallieni, fut à son tour, dans le même type de position, en qualité de Gouverneur général de Madagascar pendant presque dix années, pour juger du même type de relation.

            Et leur jugement ne fut pas tendre !    

            Les colonies ne devaient rien coûter à la métropole

            Une remarque préalable capitale, relative au régime financier des colonies, capitale parce qu’elle a conditionné la mise en application de la politique coloniale française, pour autant qu’il y en ait eu toujours une, hors son uniformité tout française.

Les gouvernements de la Troisième République avaient décrété que les colonies ne devaient rien coûter à la métropole, et donc financer leurs dépenses sur les recettes à créer.

         La loi du 13 avril 1900 fixa définitivement ce principe dont l’application dura jusqu’à la deuxième guerre mondiale.

            Les colonies ne devaient rien coûter au pays, mais en même temps le pouvoir central n’avait de cesse, par l’intermédiaire de ses bureaux, de vouloir tout régenter dans les colonies, et donc de passer au rouleau compresseur des standards métropolitains des sociétés et des territoires qui avaient très peu de points communs entre eux, et encore moins avec la métropole.

            Lyautey, à Hanoï, le 20 janvier 1895, à mon frère,

            « Le Ministère par terre, Casimir-Périer par terre, Félix Faure Président. Vous êtes tous fous, vous ne pouvez pas nous laisser fabriquer notre Tonkin sans venir troubler tous nos projets de labeur par cette mortelle et constante instabilité ? Les mandarins rigolent, eux, les tempérés et les sages. » (LTM/p110)

            En 1896, à Hanoï, le commandant Lyautey écrivait à son ami Béranger :

            « …Les deux ans que je viens de passer aux affaires, successivement comme Chef d’Etat-Major du corps d’occupation et comme chef du cabinet militaire du Gouverneur, tenant directement la correspondance avec les ministres métropolitains et recevant la leur, me laisse la stupeur de ce par quoi nous sommes gouvernés. Incompétence, ignorance crasse et prétentieuse, formalisme aveugle, observations de pions aigris, négation dédaigneuse des compétences sur place et des besoins locaux, voilà tout ce qu’en deux ans j’ai pu voir de la métropole ; et cela se résume d’un mot : obstruction. Si le devoir professionnel ne me m’interdisait pas, j’aurais voulu pouvoir faire un recueil des documents sur lesquels j’appuie mon dire et vous le montrer… » (LTM /p148)

      Et dans son nouveau poste, le commandement du sud de Madagascar, le colonel écrivait encore de Fort Dauphin, le 30 décembre 1901, à M.Chailley :

            « …C’est d’abord la maladie de l’Uniformité. C’est peut-être là le plus grave péril et, ici du moins, je le vois grandir plutôt que diminuer. Il vient essentiellement de la métropole : des rouages centraux, du Ministère, des partis pris parlementaires, de l’emballement sur des clichés faussement humanitaires et des fonctionnaires formés dans cette atmosphère et qu’on nous envoie tout faits, au lieu de les envoyer à faire. C’est dans le domaine de la justice que le mal vient de sévir de la façon la plus nocive. Vous l’avez fortement signalé dans Quinzaine du 25 août. Ici ce problème de la justice, déjà faussée par une introduction prématurée, inopportune et exagérée de la magistrature française et de nos codes se pose d’une manière très grave. Mais ce mal de l’uniformité s’étend à toutes les branches. L’application par exemple des règles les plus minutieuses de la comptabilité métropolitaine, étendue aux districts les plus reculés, aux administrations qu’il serait le plus indispensable de simplifier, aboutit à de véritables contre-sens…

Les « règlements » sont des dogmes et ceux mêmes qu’ils fabriquent leur apparaissent au bout de quelques mois comme aussi intangibles que des documents issus d’une « Révélation surnaturelle ». » (LSM/p212)

              Un bref commentaire : rien de comparable entre la politique coloniale anglaise et la française ! La Grande Bretagne laissait une très grande liberté de manœuvre à ses représentants et faisait, sur le plan institutionnel, du cas par cas.

          En fin d’année, nous publierons sur ce blog un essai d’analyse comparative entre les deux « empires » britannique et français.

Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés

La culture coloniale des Français sous la 4ème République, par Mme Bidault, épouse de Georges Bidault

La culture coloniale des Français sous la 4ème République avec l’épouse de Georges Bidault, ancien Président du Conseil National de la Résistance, succédant à Jean Moulin, et ancien Président du Gouvernement Provisoire de la 4ème République

              Dans son livre « Souvenirs » (1), Suzanne Bidault, épouse de Georges Bidault, évoque, à propos de la guerre d’Algérie, qui vit son mari se lancer dans la cause perdue de l’Algérie Française, l’indifférence des Français à l’égard du fameux « Empire colonial ».

         Indiquons que Suzanne Bidault fut la première femme admise dans le corps diplomatique avant la deuxième guerre mondiale, où elle fit la connaissance de Georges Bidault au Quai, qu’elle l’épousa.

        Georges Bidault fit une carrière politique à la fois brillante et malheureuse : comme rappelé plus haut, il joua un rôle important dans la Résistance, fut le fondateur du Mouvement Républicain Populaire, le MRP, et fut Président du Conseil du 28/10/1949 au 2/07/1950, et à plusieurs reprises, ministre des Affaires Etrangères.

       Georges Bidault illustre bien, et à sa manière, c’est-à-dire jusqu’au bout, les contradictions d’une partie des hommes politiques de la 4ème République, face aux enjeux de la décolonisation.

      Il combattit, sans espoir, la politique algérienne du Général de Gaulle, et ce fut la fin de sa brillante carrière politique.

Les réflexions de Suzanne Bidault :

      « A la prise de pouvoir de Mendès, Georges quitta le gouvernement et n’y revint jamais. Il n’était plus qu’un député parmi les autres, mais bien différent des autres. Il regardait, au-delà des limites de sa circonscription, la France des cinq continents qui se délitait.

     Je me suis souvent demandée comment, dans sa solitude de Colombey, le général voyait à ce moment cette France des cinq continents et je crois avoir compris : ce n’était pas un homme de l’outre-mer, c’était un continental, comme la plupart des officiers métropolitains (1) de sa génération qui n’avaient d’autre horizon que la ligne bleue des Vosges. Brazzaville et Alger avaient été pour lui des lieux commodes. Pas plus. Aucun sentiment profond ne le liait à ces terres africaines.

      C’est sans regret qu’il a réduit l’Empire aux dimensions de l’hexagone ; « Il l’aurait réduit à celles de l’île Saint Louis, disait plaisamment mon mari, s’il y avait été sûr d’y présider une conférence au sommet.

      L’œuvre de destruction est la sienne. Mais il a été puissamment aidé par les Français.

    Les Français sont aussi des continentaux. Ils l’étaient déjà du temps de Voltaire. Les arpents de sable ne les tentent pas plus que les arpents de neige. Quelques hommes exceptionnels, Montcalm, Dupleix, Lyautey par exemple, ont pu en entrainer un petit nombre sur les routes de l’aventure coloniale. Mais l’immense majorité est restée dans son trou. Il y a longtemps que Pierre Mille a écrit : « Le français qui va aux colonies est un enfant qui fait pleurer sa mère ». On s’est attaché depuis la dernière guerre à sécher les larmes des mères, on a agité devant les yeux du peuple le plus intelligent de la terre, l’épouvantail du colonialisme. On voit les résultats : les gens crèvent de faim là où ils mangeaient, et raniment entre eux les luttes tribales que l’ordre français avait apaisées. Le mot colonie est un terme maudit. On est allé jusqu’à l’appliquer à trois départements français pour mieux les perdre. Ils avaient le grand tort d’être situés au-delà de l’eau. Les Français n’aiment pas çà.

Heureux les pays comme l’URSS dont les colonies s’accrochent au territoire national. Personne ne songe à en contester la propriété à ceux qui les occupent – et pourtant à Khiva et à Boukara on est musulman comme à Tlemcen… »

Commentaire :

        J’ai retenu cette citation, parce qu’elle illustre bien, à mon avis, l’aveuglement d’une partie de notre haut personnel politique de la 4ème République – mais on pourrait dire la même chose pour la 3ème République – sur les objectifs de la colonisation, des colonies qui constituaient ce qu’on appelait l’Empire, avec un grand E : tout à la fois une grande ignorance, un mélange d’intérêt et d’idéalisme, un rêve d’assimilation irréalisable, comme le reconnaissaient les esprits les plus lucides.

      On était tout à la fois tout près des rêves de la Résistance et d’une France coloniale qui n’existait le plus souvent que dans la tête et les ambitions d’un petit groupe d’hommes politiques ou économiques influents.

      Il suffit de rappeler que les trois partis politiques qui gouvernaient la France après 1945, le Parti Communiste, la SFIO, et le MRP, ne surent pas prendre le virage nécessaire de la décolonisation. A titre d’exemple, Marius Moutet, le ministre socialiste grand teint (SFIO) fut une des chevilles ouvrières de la répression sanglante de la révolte malgache en 1947.

     Comme certains lecteurs le savent, ma thèse personnelle est que la France dite coloniale, ne l’a jamais été, sauf, peut-être dans des circonstances très exceptionnelles, à Fachoda, ou pendant  les deux guerres, que le mythe colonial ne s’est jamais incrusté dans la culture française, contrairement à ce que certains chercheurs, plus idéologues qu’historiens, voudraient nous faire croire.

     Au risque de provoquer, je serais tenté de dire que la France est devenue de plus en plus « coloniale » avec les flux d’immigration des années 1990 et suivantes.

    Et quant au rapprochement colonial que Mme Bidault fait entre la France et l’URSS, l’histoire en a fait litière, comme chacun sait.

Jean Pierre Renaud

(1)  Fille d’un officier des troupes coloniales qui servit à Madagascar sous le proconsulat de Gallieni, Madame Bidault avait une certaine connaissance de l’outre-mer.

Nous avons évoqué l’anecdote dans nos morceaux choisis intitulés « Gallieni et Lyautey, ces inconnus » sur le blog du 12 juillet 2013

(2)  Pages 104 et 105 du livre « Souvenirs » de Suzanne Bidault-

Ouest France 1987

Morceaux d’histoires éparses, coloniales ou nationales! Bretagne et identité nationale

Morceaux d’histoires éparses, coloniales ou nationales ?

            La Bretagne coloniale !

            Le message amical, par carte postale, d’un ancien haut fonctionnaire de l’armement d’origine bretonne, aujourd’hui décédé :

            « Dans le chapitre Colonies, et à la rubrique « Bretagne » :

            La France lui a imposé sa langue, mis en place des gouverneurs étrangers et traité sa population comme si elle appartenait aux races inférieures »

 « Identité nationale » de la France et traité de Maastricht 1992

            Comme chacun sait, le gouvernement Sarkozy  a lancé un débat politique qui a agité l’opinion publique sur l’identité nationale, et les adversaires de ce débat, sans doute mal initié, ont condamné et stigmatisé cette initiative.

            Le traité de Maastricht que les électeurs français ont approuvé, il est vrai à une faible majorité, sur la recommandation du Président Mitterrand, stipulait bien pourtant dans son article F que l’identité nationale devait être respectée :

            « L’Union respecte l’identité nationale de ses Etats membres, dont les systèmes de gouvernement sont fondés sur des principes démocratiques. »

Gallieni et Lyautey, ces inconnus! A Madagascar: la vie mondaine d’une société coloniale réduite à sa plus simple expression

Gallieni et Lyautey, ces inconnus !

Eclats de vie coloniale

Morceaux choisis

A Madagascar, avec Lyautey et le colonel Charbonnel

17

La vie mondaine d’une société coloniale réduite à sa plus simple expression

      Un cadrage démographique utile et nécessaire

      En 1905, la population non malgache dont l’effectif avait augmenté après la conquête, comptait 16 500 personnes, dont 7 800 Français pour un peu plus de moitié réunionnais), 1 900 étrangers (dont 1 000 Mauriciens), 2 800 Indiens, 450 Chinois, 67 Arabes et 3 500 Africains.

      Ces seuls chiffres situent les enjeux d’une vie mondaine réduite à sa plus simple expression, d’autant plus que la population française était concentrée dans la capitale, et donnent une image plutôt très réduite de la société coloniale de l’époque.

            Le 2 janvier 1901, le colonel Lyautey est à Fianarantsoa, siège de son commandement supérieur du sud de Madagascar. Il écrivait à sa sœur :

            « Ouf ! Après ces deux jours de corvée.

En voici le détail :

         Le 31 décembre, au bal dix- neuf femmes, dix- sept françaises et deux indigènes, au moins quatre- vingt hommes. Je me tenais en grande tenue, entouré de mes officiers pour recevoir les invités… Tout était délicieusement orné d’une profusion de fleurs, de plantes. Un entrain étonnant, avec un tenue parfaite, quelques jolies femmes et quelques toilettes très bien.

       A minuit, j’ai mené tous les invités au buffet et j’ai porté le toast de la nouvelle année. A une heure le cotillon a commencé, étonnant comme objets. Jusque- là, ma dignité m’avait retenu mais au cotillon, j’ai dansé sans arrêter. Clôture à quatre heures du matin par une bataille de fleurs et un souper.
            Le 1er janvier, à 7 h.30, j’étais debout

      A 8 heures à la messe

      A 8 heures 30, en grande tenue, sabre, croix, tout le tremblement pour les réceptions qui ont commencé par les missions catholiques, dix jésuites, six frères, cinq sœurs, et tous leurs élèves qui ont rempli le jardin. Allocution, grandes effusions, des Pères, musique des élèves et défilé. Ensuite les missions protestantes, françaises, norvégiennes, anglaises : même cérémonial.

     A 10 heures, le corps des officiers présenté par le colonel Vallet

    A 10h 30, les fonctionnaires présentés par M. Besson, puis la Chambre de Commerce, les colons, les hauts fonctionnaires indigènes et leurs femmes. Après le déjeuner, mes sous-officiers sont venus prendre la café.

     A 3 heures, les confréries catholiques

     A 2 heures 30, les affranchis, anciens esclaves libérés, chants chœurs, cadeaux.

     A 3 heures, les notables protestants indigènes

     A 3 heures 30 le corps des sous-officiers de la garnison. A 4 heures, je montais avec mes officiers pour aller rendre officiellement ma visite au gouverneur de la province et au commandant d’armes.

     Enfin, à 5 heures, je rentrais chez moi et je me mettais en veston sans plus rien vouloir entendre ni dire.

     Cela faisait près de vingt-quatre heures sans interruption sur les jambes d’amabilités, de frais, d’allocutions. Ouf ! » (LSM/p, 52)

Commentaire : 

–       Le nombre d’Européens était très faible, et la Chambre de Commerce d’une importance minime.

–       Cette description montre bien l’omniprésence des missions à Fianarantsoa

–       Le public  de la réception n’atteste pas de la ségrégation qui existait à la même époque dans les colonies britanniques.

      A l’exemple de son « maître », le général Gallieni, le colonel Lyautey était toujours en mouvement, à la fois comme chef des opérations de pacification militaire et de pacification civile, c’est-à-dire de la mise en place d’une administration moderne, de la création de routes ou d’écoles, tout en contrôlant la mise en application des instructions données à ses subordonnés.

    Le 2 juillet 1901, il est à Fort Dauphin où il réunit la Chambre consultative, une institution tout nouvelle de représentation économique, mais dont l’assiette était alors tout à fait limitée.

    A ma sœur,

    4 juillet 1901, à Fort Dauphin,

     « …Le soir je donne un bal à la Résidence ; Charbonnel, Alglave, Grandidier, ont déménagé la maison qu’on arrive à bien orner. Conversat tient le buffet ; beaucoup de fleurs, l’éclatant bougainvillier domine ; on sort les dolmans, les bottines vernies et les gants blancs. Tout cela pour neuf dames, début froid, puis entrain croissant jusqu’à 2 heures du matin. C’est la première fois qu’on danse à Fort Dauphin. Le piano a été emprunté à la mission. … »

    5 juillet, Lyautey récidivait :

   «  Les contrastes continuent. Hier soir j’ai donné un bal. Buffets, souper, lanternes vénitiennes ; on a dansé jusqu’à 2 heures du matin. Bottines vernies, dolmans de grande tenue, gants blancs : sommes-nous bien les mêmes qui, il y a huit jours, en loques, gymnastiquions dans les rochers, attentifs aux embuscades et aux coups de sagaie ? Charme de cette vie ! Il faut, en Europe, évoquer les temps de Cyrano ou l’épopée impériale, pour retrouver cette combinaison constante du danger et de la fête, ce voisinage si proche de l’effort le plus rude et de la vie la plus policée.

    Je vous quitte pour aller faire un tennis avec de charmantes Fort-Dauphinoises. » (LSM/p131)

     Le 21 juillet, le général Gallieni arrivait à Tuléar sur un bateau de guerre, « l’Infernet », un beau croiseur de troisième classe, pour une des nombreuses inspections périodiques qu’il effectuait par la mer, tout autour de l’île.

      1er, 2, 3, 4, 5, et 6 août

      « Séjour du Général à Tuléar.

      Coup de feu, nuit de travail, secrétaires sur les dents. Toujours lui avec son activité électrisante. Re-Chambre consultative, la plupart des choses accordées, crédits ouverts.

Vin d’honneur, bal, dix dames. » (LSM/p,168)

    Bref commentaire : en dehors du travail, le bal traditionnel, mais avec un choix tout à fait réduit de danseuses.

     Il est évident que la vie mondaine des garnisons de cette époque était tout à fait limitée, de rares colons et commerçants, et avant tout des officiers et sous-officiers : une société coloniale lilliputienne.

    Est-il d’ailleurs possible de parler véritablement de vie mondaine et de société coloniale ?

Jean Pierre Renaud

Avertissement à mes lecteurs :

     Je publierai sur ce blog, avant le 14 juillet, une contribution des morceaux choisis de la série « Gallieni et Lyautey, ces inconnus », consacrée à la société coloniale féminine et en septembre, une dernière contribution consacrée aux relations métropole et colonies.

La conquête coloniale du Mali (anciennement le Soudan Français (1880-1900)

La conquête coloniale du Mali (anciennement le Soudan Français)

Années 1880-1900

La Conquête du Soudan : années 1880-1900

Avant propos

        En 2006, j’ai publié un livre intitulé « Le vent des mots, le vent des maux, le vent du large » consacré aux recherches historiques que j’avais effectuées sur la façon dont fonctionnait concrètement le processus des conquêtes coloniales à travers l’évolution de la communication des mots par télégraphe ou câble, et celle des moyens de communication.

       Il s’agissait en quelque sorte de tenter de déterminer qui donnait véritablement les ordres et qui les exécutait, c’est-à-dire de décrire le fonctionnement du système nerveux et du système sanguin de la conquête militaire.

    Cette analyse montrait le rôle que les technologies nouvelles ont eu sur la conquête, rôle majeur ou négligeable, dans sa dimension artisanale en Afrique, ou nulle à Fachoda, et industrielle au Tonkin, ou à Madagascar.

       L’historien Brunschwig avait noté à juste titre qu’en l’absence du télégraphe, il n’y aurait pas eu de conquête coloniale en Afrique.

     Mon ambition était de vérifier la thèse d’après laquelle les conquêtes coloniales auraient le plus souvent résulté du « fait accompli » des exécutants sur le terrain colonial.

    Cette analyse mettait en évidence l’importance du concept de « liberté de commandement » dans le fonctionnement de l’action militaire, un principe théorique et pratique permanent qu’il était d’autant plus difficile de mettre en œuvre dans un contexte colonial.

     Ces recherches ont montré que le « fait accompli » colonial se « logeait » le plus souvent dans les instances ministérielles.

      Ajoutons que mon analyse ne confirmait pas la thèse défendue par deux historiens, MM Person et Kanya Forstner , d’après laquelle la conquête en question aurait été le « fait accompli » d’une clique d’officiers, qualifiés le plus souvent de « traineurs de sabre ».

    Dans le livre de référence, la deuxième partie était intitulée « La conquête du Soudan : une conquête en cachette » Titre 1 : Les caractéristiques du Soudan (page 79 à 107) – Titre 2 : Cap sur le Niger (page 119 à 161) – Titre 3 : Cap sur Tombouctou (page 183 à 249)

      Nous proposons aux lecteurs le texte de la conclusion qui a été consacrée dans ce livre à la conquête coloniale du Soudan, en gros le Mali d’aujourd’hui.

Conclusion générale du rôle de la communication et des communications dans la conquête du Soudan, au cours des années 1880-1894 (page 305 à 310)

      « Quelles conclusions tirer de notre analyse ?

  Tout au long du XIXème siècle, avec une accélération vers la fin du siècle, le monde connut de grands bouleversements techniques, une révolution dans les transports terrestres et maritimes, avec la vapeur, dans les communications avec l’électricité, le télégraphe et le câble, et dans l’armement avec le fusil à répétition et les canons aux obus de plus en plus performants, mais aussi l’invention de la quinine.

               Une nouvelle puissance formidable était conférée aux pays capables de mettre en œuvre ces différentes technologies, et l’historien Headrick avait raison de souligner que « Technology is power ».

               Les techniques sûrement, mais aussi le management militaire des conquêtes, sorte de technologie que l’on passe trop souvent sous silence, car les officiers européens savaient parfaitement utiliser les nouveaux outils de leur puissance.

               En Afrique de l’ouest, l’armée d’Ahmadou ne fit jamais le poids en raison des insuffisances de son commandement et de son armement, ce qui ne fut pas le cas de Samory et de ses généraux, de Samory lui-même qui fut incontestablement un grand chef de guerre au témoignage de ses adversaires français les plus objectifs.

               La faiblesse des Etats de l’Afrique de l’ouest en faisait des proies faciles pour les nouveaux prédateurs, perpétuant ainsi à leur façon le mouvement du monde de la grandeur et de la décadence des civilisations.

               L’Afrique de l’ouest était mûre pour tomber entre les mains des puissances européennes, parce que l’Europe était devenue avide de terres nouvelles, qu’elle voulait considérer comme vierges, et de richesses supposées.

               Comment interpréter ces conquêtes, décidées ou entérinées le plus souvent par des gouvernements qui n’avaient ni connaissance, ni expérience des pays vers lesquels ils dirigeaient leurs bateaux et leurs troupes ?

               Les initiatives d’un Léopold II qui, par le biais d’une association créée de toutes pièces, lui fit attribuer un territoire gigantesque qu’il fit ensuite reconnaître comme un Etat indépendant, constitue le meilleur exemple de cette folie qui saisit alors les gouvernements d’Europe. Sauf à faire observer que le roi des Belges était alors un des rares chefs d’Etat qui avait une connaissance assez étendue de l’outre-mer !

              Mais revenons au cœur de notre sujet, le rôle qu’ont pu jouer la communication et les communications dans le cas concret de la conquête du Soudan.

        L’analyse a fait ressortir deux grandes périodes, la première période entre 1880-1888  et la deuxième période entre 1888 et 1894.

               Au cours de la première période qui correspond en gros à la construction des lignes de communication de tous ordres (des mots, des hommes, et de leurs approvisionnements) entre Kayes et Bamako, et à la consolidation des positions françaises sur le Niger, période qui s’acheva avec le deuxième commandement supérieur de Gallieni en 1888, la communication gouvernementale a été le plus souvent claire, même si elle connut quelques hésitations à partir de 1885, date à laquelle le commandement supérieur eut d’ailleurs la possibilité, à Bamako, de communiquer directement avec Saint Louis et Paris.

             Mais cette mise en relation directe ne changea pas sensiblement les conditions d’exercice du commandement et le fonctionnement de la chaîne de commandement ministre – gouverneur – commandant supérieur. Les instructions ministérielles étaient, pour l’essentiel, respectées, étant donné qu’on ne peut pas à partir des quelques cas particuliers, quelques opérations hors normes, telles que Goubanko, Kéniera, ou Niagassola, accuser les commandants supérieurs d’avoir outrepassé leurs instructions.

               Elle eut surtout pour effet de permettre au ministre de la Marine et des Colonies, et donc au gouvernement, d’être informé de ce qui se passait sur les rives du Sénégal et du Niger, et donc de pouvoir satisfaire la curiosité éventuelle des députés.

               L’observation est importante, étant donné que câble ou non, et télégraphe ou non, les colonnes du Soudan étaient inévitablement laissées à elles-mêmes, dans une logique décrite comme celle du coup parti, qui ouvrait en grand le champ possible des faits accomplis.

               Succès ou échec reposaient presque entièrement sur les épaules des officiers, chefs de colonnes, sur leur ligne de ravitaillement, leur logistique, l’armement dont ils disposaient, leur état de santé, et leur capacité de management sur des terres inconnues.

              L’ installation de lignes télégraphiques, et au moins autant, l’aménagement parallèle d’une ligne de transport entre Kayes et Bamako ont en revanche modifié les conditions du commandement sur le théâtre d’opérations local lui-même. Les combats de Niagassola, en 1885,  en ont fourni un exemple, une sorte de contre- exemple de l’épisode Rivière au Tonkin.

          Les autres technologies utilisées, celle de l’armement, de la santé, et du management, ont contribué au moins autant, sinon plus, au succès des colonnes françaises vers le Niger.

               La thèse d’après laquelle la conquête du Soudan aurait été le résultat de l’action d’une clique d’officiers, thèse défendue par les historiens Kanya Forstner et Person, nous semble donc excessive, en tout cas pour cette première période.

               La deuxième période allant de 1888 à 1894, date de la prise de Tombouctou, soulève des questions différentes, et elle correspond en gros au proconsulat d’Archinard.

               Alors que la France était à présent solidement installée sur les rives du Niger et qu’elle disposait des lignes de communication nécessaires à ses opérations, le constat a été fait d’un flottement incontestable de la communication gouvernementale et de la décision elle même. Le gouvernement donnait l’assurance au Parlement de sa volonté de mettre un terme à de nouvelles conquêtes territoriales, mais en même temps, il se contentait d’entériner les faits accomplis d’Archinard, après avoir fait mine de les désavouer.

        Signe du pouvoir d’un petit nombre d’hommes politiques qui occupèrent successivement un sous secrétariat d’Etat aux Colonies de plus en plus puissant et autonome, avec la montée en force progressive et parallèle d’un groupe de parlementaires acquis à l’expansion coloniale, et sans doute des affinités maçonnes entre les décideurs politiques.

        Ce flottement des décideurs, dans un contexte institutionnel complexe du commandement sur le terrain, fut à l’origine des initiatives indisciplinées des commandants des canonnières, dont les conditions d’exercice de leur commandement étaient très comparables à celles des chefs de colonnes terrestres, avant que n’existent les lignes télégraphiques, au cours de la période 1880-1885.

               En 1893, le télégraphe s’arrêtait à Ségou, et le commandant de la flottille inscrivait toute initiative dans la même logique du coup parti que ses prédécesseurs des colonnes terrestres, Borgnis Desbordes ou Combes.

               Force est de constater que les officiers de marine ont fait preuve de beaucoup plus d’indiscipline que les officiers de l’infanterie de marine, pour les raisons que nous avons décrites, que l’on pourrait ramener au facteur Archinard, mais sans doute au moins autant par la facilité que leur donnait leur commandement, l’assurance et l’autonomie que leur donnait la flottille dont ils disposaient, son armement, et surtout la tentation du grand fleuve, de la découverte, sinon de la conquête, puisqu’il suffisait de larguer les amarres et de se laisser porter par le courant du fleuve.

               Au cours de cette période de conquête, ce fut beaucoup plus la problématique du commandement et sa déontologie, que celle des communications qui fut en jeu.

               Problématique du commandement : les ministres ayant toujours entériné les faits accomplis d’Archinard, avaient pris la responsabilité d’un processus de décision vicié, et lorsque Delcassé convainquit le gouvernement de ne pas renouveler le mandat d’Archinard et de nommer un gouverneur civil, il ne se donna ni les moyens, ni le temps, de gérer la transition dans de bonnes conditions, d’où les désastres de Tombouctou, et de Toubacao. 

               Déontologie du commandement des Archinard,  Bonnier, Jaime, Hourst, et Boiteux, qui incontestablement interprétaient les instructions, exploitaient une situation floue pour prendre les initiatives qui leur convenaient.

        Dans de telles conditions, est-ce qu’il est possible d’adopter la thèse de l’impérialisme militaire du Soudan défendue par les deux historiens cités plus haut ? Rien n’est moins sûr, parce après tout, il fallait que les ministres disent non, révoquent les officiers insubordonnés, et Archinard lui-même défendait cette thèse dans la fameuse note que nous avons citée.

               A partir du moment où le ministre entérinait un fait accompli, il l’assumait complètement.

               A la séance de la Chambre du 4 mars 1895, le député Le Hérissé stigmatisait la façon de procéder du gouvernement et corroborait l’analyse d’Archinard :

               « Si nos gouvernants avaient eu alors l’intention de ne pas marcher sur Tombouctou, si le sous secrétariat d’Etat avait eu la volonté de dire aux militaires du Soudan : vous n’irez pas plus loin ; il aurait pu télégraphier au colonel Combes : arrêtez vous, n’allez pas au-delà de Djenné et de Ségou.

               Au lieu de cela, au lieu de donner des ordres nets et précis, que fait le Gouvernement ?

               Il envoie au colonel supérieur, le 7 août 1893, une dépêche conçue dans des termes les plus vagues et les plus insignifiants :

               Soyez très prudents, n’écoutez les ouvertures que si elles vous paraissent sérieuses ;

               Dans le langage habituel du ministère des Colonies, cela signifiait : allez faites ce que vous pourrez ; réussissez, nous serons avec vous ; et si vous ne réussissez pas, nous vous blâmerons et vous désavouerons. »

               Il est difficile d’interpréter les initiatives d’Archinard et de ses officiers en considérant qu’elles traduisaient une forme d’impérialisme secondaire,  du type de celui que décrivait Headrick dans le cas des Indes. L’empire anglais des Indes avait la richesse nécessaire pour armer une marine et une armée, ce qui n’était pas du tout le cas du Sénégal. Le groupe de pression des maisons de commerce de Saint Louis avait de tout petits moyens, et il n’avait jamais réussi à peser sur la politique de conquête, alors qu’il préférait aux colonnes la paix des traités avec les grands chefs africains.

               Il existait dans l’exercice du commandement de l’époque une grande inertie, liée aux conditions de transmission des ordres et des comptes rendus, aux conditions de transport des hommes et de leurs approvisionnements. Succès ou échecs dépendaient beaucoup de la clarté et de la pertinence de la communication politique et militaire d’engagement de la campagne. Une fois le coup parti, les ministres n’avaient plus qu’à former le vœu que tout se passe bien. Nous revenons aux propos auxquels nous avons fait allusion dans notre introduction, ceux de lord Swinton : une fois les ordres donnés, Moltke pouvait partir pêcher à la ligne. Pendant la guerre 1914-1918, et la deuxième guerre mondiale,  les commandements continuèrent à être confrontés à ce type de situation.

               Les ministres de la Marine et des Colonies pouvaient d’autant plus aller pêcher à la ligne que la conquête du Soudan s’effectuait en cachette du Parlement et de la presse, ce qui ne fut pas du tout le cas de la conquête du Tonkin et de Madagascar. Les désastres de Tombouctou se produisirent au moment où les journaux, et cette fois l’opinion publique, étaient mobilisés par l’expédition de Madagascar.

               La conquête du Soudan qui allait s’achever, en 1898, par la défaite de Samory, fut également une conquête à petit prix ? Entre 1879 et 1899, la France y dépensera de l’ordre de 433 millions d’euros, alors que la seule expédition du Tonkin, en 1885,  coûtera la bagatelle de 1 600 millions euros.

               Et tout cela, dans quel but ? Pour faire cocorico à Tombouctou ou pour trouver un « Eldorado » qui n’y existait pas. Paul Doumer posa plus tard la bonne question : pourquoi étions – nous allés à Tombouctou ? »

           ( A la Chambre des Députés, le 13 novembre 1894, Gaston Doumergue avait déclaré: « Nous sommes allés à Tombouctou sans que personne ne sût pourquoi »)

               Il n’est pas besoin de présenter Paul Doumer, qui fut un homme politique important de la Troisième République, ministre, Président du Sénat (1927), Président de la République (1931), et Gouverneur Général de l’Indochine entre 1896 et 1902.

Et en qui concerne le titre choisi pour le livre en question :

« Le vent des mots, le vent des maux, le vent du large » (2006)

Le titre un peu énigmatique de ce livre tire sa source dans une anecdote citée par Roland Dorgelès lors de son séjour chez les Moïs d’Indochine :

« le vent des mots », l’installation des lignes télégraphiques par les troupes coloniales les inclinait à penser que c’était le vent qui portait les mots du nouveau télégraphe.

« le vent des maux », étant donné que la colonisation n’a pas été un long fleuve tranquille.

« le vent du large », parce qu’en définitive cet épisode de l’histoire de la France n’a peut être servi qu’à lui donner un peu plus le goût du large.

Jean Pierre Renaud

PS : ce livre a fait l’objet d’un prix de l’Académie des Sciences d’Outre Mer –  editionsjpr.com – prix port compris en métropole : 27 euros