« Les empires coloniaux » sous la direction de M.Singaravélou- Lecture critique

« Les empires coloniaux »

« XIX°-XX°siècle »

Points

Sous la direction de Pierre Singaravélou

Lecture critique

         Comme je l’ai annoncé le   6 janvier 2015 sur ce blog, je me propose de publier successivement une série de textes d’analyse de ce  livre.

        Cet ouvrage comprend neuf chapitres dont l’ambition est de balayer le spectre des empires coloniaux des deux siècles passés à partir des thèmes ci-après :

       1 – Les appropriations territoriales et les résistances autochtones : Isabelle Surun

       2- Castes, races et classes : Armelle Enders

       3 – Des empires en mouvement : Pierre Singaravélou

      4 – Reconfigurations territoriales et histoires urbaines : Hélène Blais

      5 – L’Etat colonial : Sylvie Thénault

      6 – Un « Prométhée » colonial ? Claire Fredj et Marie-Albane de Suremain

      7 – Un bilan économique de la colonisation : Bouda Etemad

      8 – Cultures coloniales et impériales. Emmanuelle Sibeud

      9 – Conflits, réformes et décolonisation Frederick Cooper

L’introduction

          A elle seule, l’introduction, dans son questionnement de synthèse, propose un bon cadrage des analyses historiques de ce livre, des analyses qui sortent du débat anachronique et souvent idéologique dans lequel certaines écoles historiques tentent d’enfermer le lecteur.

          Cette introduction au contenu très riche pose dès le départ les limites historiques de ces analyses, compte tenu de leurs sources :

        « Situations coloniales et formations impériales : approches historiographiques » (page 8)

        Ma première remarque a trait au champ historique et géographique choisi : deux siècles d’empires sur cinq continents, avec l’ambition de proposer une synthèse de situations coloniales et de temps coloniaux qui ont été extrêmement variés, changeants, et difficilement comparables, s’agit-il d’une gageure raisonnable ? Sauf, s’il ne s’agit que « d’approches » comme annoncé.

     Seulement à la fin du dix-neuvième siècle, quoi de commun entre la Corée coloniale, la Mandchourie coloniale, les Philippines coloniales, l’Indochine coloniale, les Indes coloniales, le Congo Belge, et l’Afrique Occidentale Française …, pour ne pas parler des empires coloniaux de Russie ou de la Turquie ?

     Une deuxième remarque de méthode historique :

     Ligne historique directe ou indirecte ? Un postulat à démontrer : ces sources historiographiques sont-elles représentatives de la réalité historique des empires coloniaux ? Dans quelles limites ?

      Quelle valeur historique ajoutée ?

      Certains historiens ou historiennes paraissent en effet se consacrer plus à l’historiographie qu’à l’histoire, c’est-à-dire à la recherche des dates, des faits, des chiffres qui caractérisaient le fonctionnement concret des sociétés coloniales « visitées », une observation d’autant plus importante que tous les spécialistes savent qu’il est très difficile de procéder à des comparaisons historiques pertinentes entre territoires et empires, sans tenir compte des situations coloniales et des temps coloniaux.

      A l’évidence, ce type de source introduit un doute sur la crédibilité des analyses, car s’agissant de synthèses sur des synthèses, comment avoir l’assurance qu’elles correspondent à des situations coloniales et métropolitaines ayant réellement existé et susceptibles d’être comparées ?

      Pour avoir lu de nombreux témoignages d’explorateurs, d’officiers ou d’administrateurs, je me pose la question de savoir, à consulter les bibliographies souvent et d’ailleurs étrangères, si ce type de source historique a encore de la valeur pour les historiens postcoloniaux ?

     Ce livre fait donc preuve d’une certaine hardiesse en se lançant dans une  démarche historique de synthèse qui chevauche cinq continents et deux siècles, avec l’ambition de proposer aux lecteurs une valeur ajoutée historique à celle de l’abondante historiographie consultée.

     En ce qui me concerne, et à propos de la chronique que j’ai publiée sur le blog, sur la comparaison entre les deux empires anglais et français, une ambition plus limitée que celle proposée par ce livre, ma conclusion a été que ce type de comparaison n’était pas très pertinente.

      Troisième remarque de méthode intimement liée à la précédente, celle de l’identification géographique et culturelle des mêmes sources, afin de limiter le risque le plus souvent reproché à nos histoires coloniales métropolitaines d’être marquées du défaut de l’ethnocentrisme.

      Un des trois adages de cette introduction aurait mérité en effet de trouver complètement à la fois son emploi et sa démonstration :

     « Tant que les lions n’auront pas leurs propres historiens, les histoires de chasse ne pourront chanter que la gloire du chasseur »

         Proverbe nigérian

      Ne serait-il pas judicieux, afin que les discours tenus sur l’importance nouvelle du « subalterne », du « périphérique », du « global », ou du « connecté », ne soit pas suspectés de ce défaut, c’est-à-dire d’une nouvelle forme d’ethnocentrisme qui ne dit pas son nom, d’afficher les origines géographiques et culturelles des sources de l’historiographie citées, en distinguant celles qui ont pour origine, des chercheurs issus des empires examinés qui ont analysé les sources de leur pays, écrites ou orales, celles en Afrique, dites de la « tradition », et celles qui sont issues des travaux de chercheurs issus des métropoles.

        A titre d’exemple, les livres de Person sur « Samori », avec un très large appel aux sources de la « tradition », ou d’ A.Hampâté Bâ et J.Daget sur « L’Empire Peul du Macina » (1818-1853), un ouvrage dont le contenu était tiré entièrement de la tradition orale, fournissent des indications précises sur l’origine des sources.

       Autre difficulté de méthode : au-delà ou en deçà de l’histoire des idées, celle des chiffres, des grandeurs statistiques trop souvent négligées dans l’histoire coloniale ou postcoloniale française, hors les travaux de Jacques Marseille sur l’empire français,  de Daniel Lefeuvre sur l’Algérie, ou plus récents dans quelques-unes des contributions du livre « L’esprit économique impérial ».

        Le chapitre consacré aux empires en mouvement a le mérite de mettre en valeur ce facteur historique trop souvent ignoré, l’importance des mouvements migratoires de l’époque analysée, une analyse des chiffres qui relativise la perception historique que l’on peut avoir du mouvement des empires.

        A l’inverse, la contribution consacrée au bilan économique de la colonisation du chapitre 7 souffre d’une grande indigence de statistiques, surprenante étant donné que son auteur ferait partie d’une institution dénommée « The Paul Bairoch Institute of Economy History » de l’Université de Genève, donc sous le patronage d’un économiste historien qui s’est illustré dans l’analyse de statistiques financières et économiques de longue durée, d’autant  plus dérangeantes qu’elles mettaient par terre de nombreuses théories sur les rapports supposés et existant entre les économies développées et le monde des colonies.

      Autre question difficile à traiter, l’usage et le sens des concepts d’analyse choisis, sauf à rechercher dans la consultation des sources écrites ou dans les « traditions » locales, ce à quoi ils pouvaient correspondre, afin d’éviter un risque d’affublement ethnocentrique !

    Races, ethnies, classes : de quoi s’agit-il selon les époques ou les lieux ?

     En 1900 par exemple, sur les rives des fleuves d’Asie, d’Afrique, ou d’Europe, les ethnies, les races, ou les castes n’existaient pas ? Au témoignage même des grands lettrés des époques et territoires considérés ? En Asie, en Europe, comme en Afrique ?

     En Afrique, et dans le récit « Amkoullel, l’enfant peul », le grand écrivain Hampâté Bâ raconte qu’en arrivant pour la première fois dans sa classe, à Bandiagara, en 1912, son réflexe naturel fut de laisser sa place, l’avant-dernière, à Madani, qui occupait le dernière, alors qu’il était fils du chef :

     « Qui  vous a permis de changer de place ? s’écria le maître en bambara… »

     « Madani est mon prince, monsieur. Je ne peux pas me mettre devant lui. » (p331) 

     C’est donc sur l’intervention de l’instituteur, que l’égalité de rang entre élèves fut rétablie.

     Etat ? Il est difficile sur un tel sujet d’échapper à la projection conceptuelle de l’Etat tel que les Occidentaux  le concevaient, ou le conçoivent encore aujourd’hui avec les innombrables variantes géographiques ou temporelles que l’Europe a connues tout au long des 19ème et 20ème siècles.

      Quoi de commun entre la monarchie anglaise, la république française, l’empire allemand à  laquelle a rapidement succédé le nazisme ?

      Quoi de commun entre les empires d’El Hadj Omar, d’Ahmadou ou de Samory entre eux, ou comparés à l’émiettement des « Etats » de la forêt ?

      Quoi de commun entre le « Raj » indien des Anglais et l’Empire d’Annam ou de Chine ?

      Quoi de commun entre les différentes formes d’états existant dans le monde, qu’il s’agisse d’empires ou non à une  époque déterminée ?

     Nous verrons plus loin ce qu’un ancien gouverneur colonial, M.Delavignette écrivait à ce sujet, fort de son expérience africaine, sauf à contester un regard qui n’aurait pas été assez « subaltern », alors que dans le cas d’espèce il s’agit bien du témoignage d’un homme de terrain.

      L’introduction marque bien la complexité et la relativité des concepts et des analyses, en posant tout d’abord la question : « De quoi l’empire est-il le nom ?, et en enchainant sur une deuxième question : « La domination coloniale en question »

     Après avoir souligné : « L’empire est désormais partout » (p,9), l’auteur écrit : « les empires coloniaux se distinguent toutefois des autres empires par au moins deux caractères déterminants, leur dimension ultramarine

       Et par la présence « des sociétés coloniales constituées par des groupes sociaux en situation de contacts contraints et asymétriques : une minorité étrangère « racialement et culturellement différente » impose sa domination à une majorité autochtone » (p,15)

      L’auteur remarque toutefois, et à juste titre à mon avis : « Il serait utile de poursuivre ce travail de comparaison entre expansionnisme continental et colonisation ultramarine »

     Quid par exemple des américains et de leur conquête de l’ouest sur les Indiens ou des russes et de leur conquête du sud sur les Tartares ?

     Pour ne pas citer le cas des Chinois vers le nord, le sud, et l’ouest.

     Pour cette définition, l’auteur appelle en garantie les critères de souveraineté et de dépendance, avec en arrière- plan les concepts d’empire formel et informel.

     L’introduction  trace les limites des thèses historiques d’après lesquelles les métropoles auraient été coloniales en mettant en question « Cette vision d’un empire colonial omniprésent en métropole… » (p,20) proposée entre autres par le livre « La république coloniale ».

     Sur le sujet, je renverrais volontiers le lecteur vers le livre que j’ai publié  intitulé « Supercherie coloniale », lequel démontre qu’effectivement la propagande coloniale et la culture coloniale des Français n’ont eu ni l’ampleur, ni les effets  avancés par les auteurs de cette thèse.

     L’introduction évoque ensuite le thème des « circulations transcoloniales » (p,23), un thème difficile, plus difficile que celui de l’existence de « sous-impérialismes », tels celui de l’empire des Indes, ou ceux d’une nature tout différente, issus de la Première Guerre mondiale et de la SDN, c’est-à-dire les mandats.

     « Circulations transcoloniales » : qu’est-ce à dire ?

       Le deuxième point : « La domination coloniale en question »

      Les analyses font apparaître la grande difficulté qu’il y a à faire la synthèse des problématiques impériales rencontrées, et l’auteur note dès le départ que le rôle d’Edward Said dans l’énoncé d’un orientalisme occidental qui aurait donné sa marque au colonialisme a sans doute dépassé son objectif, en proposant en définitive une vision historique entachée du même défaut que l’ethnocentrisme, reproché aux « colonialistes », c’est-à-dire une forme d’ethnocentrisme inversé, celui des « colonisés ».

        Les lectures critiques des œuvres de Said que nous avons publiées sur ce blog avaient l’ambition à la fois de montrer la richesse des analyses d’Edward Said, et d’en montrer leurs limites.

      Cette partie de l’introduction met en lumière, de façon novatrice à mes yeux,  la multiplicité des problématiques que l’on pouvait rencontrer dans les sociétés coloniales, les types de résistances ou de collaborations indigènes, des sociétés indigènes qui « échappent aux  normalisations », « le fondement non-européen de l’impérialisme », l’instrumentalisation de la colonisation :

       « La domination coloniale n’est pas seulement imposée par les colonisateurs mais également instrumentalisée par des groupes autochtones qui confortent ainsi leurs positions sociale et politique, et coproduisent avec les colonisateurs un consensus idéologique et politique. » (p31).

       « Ces différentes pratiques de coopération, de résistance et de contournement, loin de s’exclure, constituent un répertoire d’actions mobilisables en fonction des rapports de force interne et externe » (p,32)

      Rappelons que l’ouvrage publié sous les auspices de l’Unesco sur l’histoire de l’Afrique, que nous avons commentée sur ce blog  dans l’analyse comparée des empires anglais et français en Afrique fournit maints exemples de la problématique de synthèse proposée.

      Dans les textes que nous avons publiés sur ce blog sur le thème des sociétés coloniales, nous avons souligné l’importance capitale du truchement colonial des acculturés et des lettrés.

     Trois remarques enfin sur trois constats proposés par l’introduction :

     Désaccord sur l’appréciation :

     «L’histoire de l’Inde britannique, comme celle des empires coloniaux, est jalonnée de guerres, d’insurrections et de mouvements sociaux qui font de la paix impériale un mythe. » (p,32)

      Il s’agit d’un raccourci temporel et géographique qui ne parait pas représentatif de la réalité et l’histoire des composantes des empires.

      Accord sur le constat du peu d’influence des administrations centrales :

     « Dans ce domaine, l’empire n’est bien souvent qu’une fiction » (p,34)

      Désaccord aussi sur les appréciations faites dans le domaine des grands programmes de scolarisation et de santé qui n’ont jamais été grands, sauf exception à noter.

Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés

La thèse Huillery et ses embrouilles sur l’histoire coloniale de l’AOF!

La thèse Huillery et ses embrouilles sur l’histoire coloniale de l’ancienne Afrique Occidentale Française !

 La forme modernisée et sophistiquée de la nouvelle propagande postcoloniale

Lire les conclusions de l’analyse de cette thèse sur le blog du 4 décembre 2014 sous le titre :

« Les embrouilles de la mathématique postcoloniale »

L’ancienne Afrique Occidentale Française: « Les embrouilles de la mathématique postcoloniale » -thèse Huillery

LES EMBROUILLES DE LA MATHEMATIQUE POSTCOLONIALE 

« HISTOIRE COLONIALE, DEVELOPPEMENT ET INEGALITES DANS L’ANCIENNE AFRIQUE OCCIDENTALE FRANCAISE »

Thèse de Mme Elise Huillery

Sous la direction de Denis Cogneau et de Thomas Piketty

Autres membres du jury : MM Esther Duflo, MM Jean Marie Baland, Gilles Postel-Vinay,  et Pierre Jacquet

27 novembre 2008

Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales

Rappel de publication des notes précédentes : annonce de publication, le 10 juillet 2014 – avant- propos, le 27 septembre 2014 – Chapitre 1, les 10 et 11 octobre 2014 – Chapitre 3, le 5 novembre 2014 – Chapitre 4, le 6 novembre 2014

Chapitre 2, les 2 et 3  décembre 2014

Notes de lecture critique

VII

Les Embrouilles de la mathématique postcoloniale

Conclusions générales  

S’agit-il d’histoire coloniale économique et financière ?

Une double occasion manquée ! ou triple peut être !

            La thèse de Mme Huillery a été examinée en 2008 par un jury qui comprenait notamment deux économistes de grande notoriété,  Mme Duflo et  M.Piketty.

            Cette thèse avait l’ambition de dire la vérité historique sur la nature des relations économiques et financières entretenues entre la France et l’AOF pendant la période coloniale 1898- 1957, avec les deux conclusions principales ci-après :

–       La France a très faiblement contribué financièrement au développement de l’AOF, le colonisateur blanc ayant été le fardeau de l’AOF, « le fardeau de l’homme noir », et non l’inverse.

–       la politique coloniale des investissements effectués dans les districts (les cercles), entre 1910 et 1928, est la cause des inégalités de développement constatées  en 1995.

          Dans le journal Libération du 2 décembre 2008, Mme Duflo, avait donné le « la » de cette thèse, en déclarant notamment, sous le titre :

              « Le fardeau de l’homme blanc ? »

           « Personne (y compris l’historien qui fait autorité sur la question, Jacques Marseille, dont la thèse avait popularisé l’idée que la colonisation avait été « une mauvaise affaire pour la France) n’avait pris la peine d’éplucher en détail les budgets locaux « 

          Dans le journal Le Monde du 27 mai 2014, et à l’occasion de la remise prestigieuse du Prix du meilleur jeune économiste 2014, Mme Huillery s’est exprimée sous le titre :

            « La France  a été le fardeau de l’homme noir et non l’inverse »

            Et dans le corps des « Propos recueillis par A. De Tricornot. », Mme Huillery vise notamment le cas de l’AOF.

              Cette phrase claque au vent comme un slogan, d’autant plus qu’elle s’inscrit, pour les initiés, dans l’héritage d’un des hérauts du « colonialisme » anglais, Rudyard Kipling, et de tous les autres « hérauts » du grand combat de la « civilisation », telle qu’ils l’imaginaient.

       Comme je l’ai déjà indiqué, les lectures et recherches que j’ai effectuées depuis une dizaine d’années sur l’histoire coloniale et postcoloniale m’ont fait maintes fois regretter que les chercheurs de cette branche de l’histoire n’attachent pas une importance suffisante aux outils statistiques, économiques et financiers  nécessaires à l’évaluation historique des faits ou événements décrits, et à leur cadrage.

      L’histoire coloniale et postcoloniale française souffre d’une sorte de carence des recherches relatives à son histoire économique et financière, alors qu’en tant que telle, et de toute façon, elle n’a jamais occupé une bien grande place dans les universités françaises.

          J’ai donc abordé la lecture et  l’analyse de cette thèse avec beaucoup d’intérêt et de curiosité, mais après l’avoir décortiquée, la démonstration Huillery ne m’a pas convaincu, et je m’en suis expliqué longuement dans les notes de lecture critique que j’ai publiées sur ce blog.

Résumons mes conclusions générales :

        Alors que cette thèse est le résultat d’un important travail de collecte de données analysées avec une grande sophistication des outils utilisés, et en dépit d’une rédaction trop souvent polémique, pourquoi la démonstration proposée ne parait-elle pas pertinente ?

        Chapitre 1 : Où sont passés les comptes extérieurs de l’AOF ?

       Le chapitre 1 brosse le portrait, un brin polémique, de la « littérature » qui existerait sur le bilan économique de la colonisation, une littérature qu’elle juge très insuffisante, fusse celle de l’historien Jacques Marseille !

      La critique principale qui mérite d’être faite sur le contenu de ce chapitre est celle d’une absence d’analyse des comptes extérieurs de l’AOF, une analyse qui aurait pu nous convaincre que dans le cas précisément de l’AOF la thèse Marseille n’était ni fondée, ni vérifiée.

       La consultation de quelques sources historiques d’information nous laisse à penser que le raisonnement historique de Jacques Marseille sur la couverture des comptes extérieurs de l’AOF par des fonds métropolitains publics ou privés pourrait être vérifié également dans le cas de l’AOF.

       Il s’agit là d’une impasse historique d’autant plus surprenante que les données statistiques du commerce extérieur de l’AOF étaient plus facilement accessibles que beaucoup d’autres données recherchées dans des documents de l’époque, notamment ceux tirés des cent-vingt cercles de l’AOF, entre les années 1910-1928, des cercles qui n’avaient généralement pas de base « bureaucratique » stable, encore moins au- delà des côtes africaines.

         Les chercheurs qui ont eu l’occasion de fréquenter l’histoire factuelle des cercles de l’hinterland ont pu le vérifier.

     Chapitres 3 et 4 : des corrélations calculées sur des bases fragiles et avec de grands « trous noirs » (1928 à 1995) !

        Les chapitres 3 et 4, dont l’ambition est de vérifier

      I – qu’il existe bien, pour le chapitre 3,  une corrélation statistique entre les investissements « inégaux » effectués entre 1910 et 1928 dans les cent-vingt cercles de l’AOF, dans la santé, l’éducation, et les travaux publics recensés dans les mêmes cercles et les résultats de modernité recensés dans les mêmes cercles en 1995, parait d’autant moins pertinente, qu’outre la fragilité des sources que constituent ces bases, les calculs de corrélation font l’impasse sur le trou noir relevé par le directeur de cette thèse, entre 1960 et 1995, mais tout autant sur l’autre trou noir de la période 1928-1960.

         II – que le même type de corrélation peut fonctionner entre la base du settlment européen recensé au début du vingtième siècle et le développement des « current performances de tel ou tel cercle, plus de soixante ans après :

       « My central finding is that European settlment remains a positive determinant of current performances » (p,182)

       Au titre des facteurs de cette corrélation, l’auteure fait apparaître le facteur hostility mesurée dans les cercles sur la période 1910-1960, un concept flou et très difficile à définir et à saisir, tout au long d’une période qui va de 1910 à 1960, donc une sorte d’exploit statistique, encore plus dans ce type de territoire.

       Comment expliquer par ailleurs les impasses qui sont faites sur le Sénégal et sur le Bénin, l’ancien Dahomey ?

     Nous avons exprimé un grand scepticisme sur ce type de corrélation pour un ensemble de raisons que nous avons exposées, ne serait-ce que le très faible poids démographique des Européens au cours de la période étudiée.

        Une des questions centrales que  pose ce type d’analyse touche à la définition du capitalisme colonial, tel qu’il a fonctionné en AOF, un capitalisme qui, nécessairement ne pouvait que rayonner à partir des côtes et des nouvelles voies de communication créées, et qui par nature ne pouvait qu’être inégal dans son résultat.

      Le chapitre 2 a fait l’objet de toute notre attention, étant donné que son objectif était de mesurer l’effort financier que la France avait consenti pour l’équipement et le développement de l’AOF, et qu’au résultat, cette thèse concluait au montant négligeable de l’aide financière publique, celle du « contribuable », accordée à l’AOF, et à l’inversion de la formule sur le fardeau de l’homme blanc, ce dernier ayant été en définitive, et après calcul, le fardeau de l’homme noir.

     Ce chapitre a fait l’objet de nombreuses critiques, questions, ou objections, la principale ayant un double caractère, une analyse à la fois en dehors de l’histoire et dans un champ anachronique.

      En dehors de l’histoire ? Il n’est pas pertinent d’analyser le cours et le contenu des relations économiques et financières entre la métropole et l’AOF en faisant l’impasse sur les ruptures des deux guerres mondiales et sur la rupture institutionnelle qu’a constitué la création, en 1946, du FIDES, mettant un terme au principe de la loi du 13 avril 1900, d’après lequel les colonies avaient l’obligation de financer elles-mêmes leur fonctionnement et équipement.

     Dans un champ anachronique ? Nous avons vu par quel tour de passe- passe historique cette analyse avait fait passer l’aide financière de la France de plus de 700 millions de francs 1914 à moins de 50 millions de francs 1914, sans d’ailleurs que la totalité des données chiffrées soit vérifiée.

      La justification qu’en donne l’auteure mérite d’être citée in extenso :

     « En effet en général, un prêt ou une avance ne sont pas considérés comme de l’aide publique, sauf s’ils comportent certaines conditions financières avantageuses mesurant son degré de « concessionnalité » : le concept de « concessionnalité » a été initialement introduit en 1969 par le Comité d’aide au développement (CAD) de l’OCDE. Il impliquait un « élément don » minimum de 25 pourcent. L’élément don est égal à la part de don incluse dans le prêt exprimée en pourcentage de sa valeur faciale, le don étant la différence entre la valeur faciale d’un prêt, calculée sur la base d’un taux d’actualisation constant de 10 pourcent, et sa valeur actuelle nette, calculée sur la base d’un taux concessionnel accordé en réalité par le prêteur. Cette définition est toujours utilisée par les institutions internationales pour calculer l’aide publique au développement. Pour calculer l’aide effectivement apportée par la France, nous allons donc utiliser cette définition, bien qu’elle soit postérieure à la période coloniale. «  (page 91)

       Il est évident que cette méthode de calcul est tout à fait anachronique, outre le fait, comme nous l’avons vu, qu’elle est fondée sur une analyse de concepts financiers non pertinents, un contresens en matière d’emprunt pour la période 1898-1939, une interprétation ambiguë des avances du FIDES, postérieure à 1945, et sur une impasse des données postérieures à 1957, pour la période encore coloniale des années 1957-1960.

     En résumé, je ne suis pas convaincu que le luxe de cette mathématique postcoloniale permette de bien mesurer le « poids » du fardeau de l’homme blanc ou noir.

      Cette thèse fait par ailleurs une autre sorte d’impasse sur un certain nombre d’acquis que la colonisation a tout de même apporté à l’AOF :

     – une paix civile qui se substitua très souvent aux guerres traditionnelles qui troublaient la vie de ces territoires,

   – l’introduction d’une nouvelle forme d’Etat moderne, un système juridique et judiciaire cohérent, quoiqu’on puisse en dire, et même s’il fut à la fois égalitaire et discriminatoire avec le Code de l’Indigénat, avec beaucoup de jalons de vie commune et de conscience collective, au niveau de chacune des colonies devenues des Etats indépendants en 1960,

     – l’introduction d’un système monétaire et financier moderne articulé sur une organisation internationale, un instrument monétaire d’échange commun dans toute la Fédération qui eut d’ailleurs du mal à s’imposer, face à celui traditionnel des cauris ou de la monnaie anglaise,

      – l’introduction d’une langue de communication régionale qui n’existait pas, et enfin sur l’évolution de la démographie tout au long de la colonisation, évidemment plus favorable dans les zones des pôles de développement, c’est à dire sur les côtes à présent ouvertes sur le grand large.

&

Pourquoi ce regret d’une double occasion manquée, pour l’exemple ?

     Une première occasion manquée pour l’exemple pédagogique, celle de voir la jeune et nouvelle Ecole d’Economie de Paris, promouvoir une lecture quantitative modernisée de notre histoire coloniale, des relations économiques et financières ayant existé entre la métropole et les colonies, tout au long de la période coloniale, ce qui n’a pas été le cas !

     Une deuxième occasion manquée sur le terrain même des thèses de doctorat portant sur l’histoire coloniale ou postcoloniale, et de leur « intérêt scientifique », réel, supposé et vérifié par le jury de thèse. Il aurait été très intéressant d’avoir accès au rapport ou aux rapports qui ont pu être communiqués au jury, à l’avis lui-même de ce jury, afin de savoir si le jury, dans son ensemble, avait entériné le contenu de cette thèse, en tout ou en partie. (Arrêtés des années 1992 et 2006)

     Je me suis déjà exprimé sur ce sujet sensible à plusieurs reprises, en arguant de l’argument principal d’après lequel la soutenance publique était un vain mot, étant donné qu’il n’en restait aucune trace publique, susceptible d’éclairer la position qu’avait prise un jury sur telle ou telle thèse.

      Sur ce blog, et le 11 janvier 2010, j’ai déjà traité ces questions et fait référence, dans un post-scriptum, à la thèse Huillery,  que je venais de lire une première fois.

    Avec une troisième occasion manquée sur le bilinguisme de cette thèse rédigée moitié dans la langue « colonialiste » française et moitié dans la langue « colonialiste » anglaise !

     Je ne sais pas si la législation des thèses de doctorat soutenues dans l’Université Française, autorise le bilinguisme, mais dans le cas d’espèce, et compte tenu d’un des objectifs de cette thèse, convaincre les Africains de l’Ouest que la colonisation française a été le fardeau de l’homme noir et non l’inverse, je cite le texte de la page 120 :

      « Nombreux sont encore les habitants des Etats de l’ancienne Afrique Occidentale Française qui pensent devoir à la France leurs écoles et leurs routes, leurs hôpitaux et leurs chemins de fer. Puisse ce travail leur permettre de réaliser que ce sont leurs propres ressources, financières et humaines, qui ont permis la réalisation de la quasi-totalité de ces équipements. Puissent-ils également réaliser que la colonisation leur a fait supporter le coût d’un personnel français aux salaires disproportionnés et de services publics chers et mal adaptés . Le bilan économique de la colonisation pour les anciennes colonies est impossible à établir par manque de contrefactuel, mais il ne fait pas beaucoup de doute qu’il soit négatif étant donné la nullité de ses gains. »

      Pourquoi ne pas avoir opté pour une autre rédaction bilingue, le français « colonialiste », et au choix, une des langues de cette région d’Afrique, le fula, le wolof, le malinke, le bambara, pour ne pas citer toutes les autres chères aux anthropologues africains ou européens, férus en sciences ethniques ou non ethniques, une rédaction bilingue qui aurait au moins permis à une partie d’entre eux d’avoir accès à ces « Embrouilles de la mathématique postcoloniale » ?

        Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés

Histoire coloniale, développement et inégalités dans l’ancienne Afrique Occidentale Française » Mme Huillery, MM Cogneau, Piketty – Chapitre 2 suite et fin

« HISTOIRE COLONIALE, DEVELOPPEMENT ET INEGALITES DANS L’ANCIENNE AFRIQUE OCCIDENTALE FRANCAISE »

Thèse de Mme Elise Huillery

Sous la direction de Denis Cogneau et de Thomas Piketty

27 novembre 2008

Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales

Thèse Huillery

Rappel de publication des notes précédentes : annonce de publication, le 10 juillet 2014 – avant- propos, le 27 septembre 2014 – Chapitre 1, les 10 et 11 octobre 2014 – Chapitre 3, le 5 novembre 2014 – Chapitre 4, le 6 novembre 2014

Chapitre 2, première partie, le 2 décembre 2014

Notes de lecture critique

VI

Chapitre 2

Deuxième partie : suite et fin

« LE COÛT DE LA COLONISATION POUR LES CONTRIBUABLES FRANÇAIS ET LES INVESTISSEMENTS PUBLICS EN AFRIQUE OCCIDENTALE FRANCAISE » (p,71)

Le 10 juillet 2014, nous avons annoncé la publication de nos notes de lecture critique en concluant ainsi :

« Avec deux énigmes historiques à résoudre :

La première : Avec ou sans « concession » ?

La deuxième : Avec quelles « corrélations » ? »

  1. I.     Réalité des investissements publics en Afrique Occidentale Française (page 107)

          L’auteure introduit à nouveau son analyse, un tantinet polémique, en considérant comme acquise la thèse qu’elle défend, à savoir :

         «  Pour l’AOF, ce sont les populations locales elles-mêmes qui se sont financé elles-mêmes presque la totalité de leurs propres équipements, comme nous venons de le voir….

          Même s’il est maintenant acquis que ce sont les contribuables africains qui ont financé les écoles, les dispensaires et les routes d’Afrique Occidentale Française, il reste que c’est l’administration coloniale qui a décidé et organisé les investissements publics. «  (p,107)

          L’auteure fait donc le constat suivant :

      « Toujours est-il que la colonisation a bel et bien été à l’origine, non pas financièrement mais institutionnellement, de la construction d’écoles publiques, d’hôpitaux, de dispensaires et d’infrastructures à l’occidentale ; «  (p,108)

          De quoi parlons-nous ? De quels investissements ? De ceux de la Fédération de l’AOF ou de ceux des colonies la composant ?

Questions

         Le texte ci-dessus joue à nouveau sur la fausse continuité historique qui aurait existé tout au long de la colonisation de l’AOF, alors qu’à plusieurs reprises, l’auteure avait relevé qu’il existait bien, jusqu’en 1945, un principe d’autofinancement des colonies par elles-mêmes (la loi de 1900).

     Paradoxalement, et comme je l’ai écrit dans mes analyses sur les sociétés coloniales, le propos de l’auteure sur l’ensemble de la période coloniale se trouverait confirmé, mais sur un plan plus large, par le fait que sans le truchement  des « évolués » des colonies, il n’y aurait pas eu de colonisation.

        Jusqu’en 1945, la puissance coloniale s’était en effet bien gardée de subventionner le développement des territoires coloniaux, et sans le concours des populations africaines et l’impulsion des « colonialistes », publics ou  privés, et des « évolués »,  l’Afrique Occidentale Française aurait fait peut-être fait du sur place.

      Par ailleurs en effet, est-ce que, dans l’équation financière et économique, pour ne pas dire humaine, de la relation France AOF, l’investissement immatériel ne devait pas se voir reconnaître un prix ?

       Une fois, l’auteure reconnait le rôle important des administrateurs coloniaux  et une autre fois elle en souligne le coût exorbitant !

        Un concept  d’investissement immatériel que l’auteure analyse plutôt succinctement plus loin.

  1. A.   Quel a été le volume des investissements publics coloniaux ?

        De quels investissements parlons-nous ?

      Dans les quatre domaines de l’éducation, de la santé, des infrastructures et de l’aide à la production ?

       En matière d’éducation, et en fournissant des chiffres, l’auteure reconnait que des efforts ont été faits, mais que : « La France n’a pas réellement entrepris d’accomplir ce que les idéologies appelaient sa « mission civilisatrice » dans le territoire de l’AOF, ou ne s’est tout au moins pas donné les moyens. » (p,109)

        Le graphique 12 montre au moins que les années 1940-1950 marquent une rupture dans la progression des effectifs d’enseignants, tout en étant surpris qu’il n’ait pas été possible de trouver le chiffre du parc des écoles existantes après 1939.

        L’auteure fait le même type de remarque pour la santé, tout en fournissant des chiffres qui montrent à nouveau une rupture, logique, avec le FIDES, après 1945, en écrivant : « Mais cela ne représente toujours pas grand-chose par rapport aux besoins et aux revendications humanistes affichées en France. » (p,110)

     Question : est-ce que les efforts effectués dans le domaine de la santé n’ont pas eu une influence à la fois sur la santé, les épidémies notamment, qui ravageaient souvent ces territoires, et sur la démographie de l’AOF ?

      Les « colonialistes » sont-ils encore responsables des épidémies qui ravagent de nos jours certains territoires africains ?

        Il n’est qu’à lire les rapports que les Gouverneurs Généraux de l’AOF présentaient à leurs Conseils de Gouvernement en fin d’exercice budgétaire, pour  être convaincus de l’efficacité des mesures sanitaires de cette époque coloniale.

      En ce qui concerne les travaux publics, le tableau 4 cite un montant total d’investissements publics de 227 millions de francs 1914, dont plus de la moitié (52,4%) aurait été effectuée entre 1941 et 1956

        Ces chiffres sont véritablement surprenants, sauf à penser qu’ils ne concernent que les investissements laissés à l’initiative des colonies, et cela laisse à penser que la définition des investissements selon la catégorie choisie, fédéraux ou territoriaux, serait flottante.

        Les chiffres antérieurs à 1941 seraient en effet inférieurs au montant des deux premiers emprunts de l’AOF, le premier de 60 millions de francs en 1903, et le deuxième de 100 millions de francs en 1910 !

       L’analyse des comptes rendus d’exécution des budgets faits par les Gouverneurs Généraux de l’AOF entre les années 1920 et 1930 donnent des chiffres bien supérieurs.

         Il convient de noter que le graphique  13 montre une fois de plus, avec la rupture de ligne des années 1945, que les relations coloniales France AOF avaient basculé dans un autre monde.

         L’auteure conclut : « La composition des dépenses budgétaires est l’illustration du type d’économie mis en place par les autorités françaises : une économie de traite. » (p ;112)

      Une conclusion qui parait être par trop caricaturale, compte tenu des imprécisions qui paraissent affecter les évaluations des investissements publics, outre le fait que les autorités françaises auraient eu le choix de mettre en place tel ou tel type d’économie, comme dans les systèmes totalitaires de l’époque, tel par exemple le système soviétique ou nazi.

  1. B.   Quels ont été les transferts de capital humain de la France vers l’AOF ?

     Vaste sujet !

     Ce type de transfert est  très difficile à évaluer :

     – comment chiffrer ce transfert dans la création et le fonctionnement d’un pôle de développement, selon la définition de François Perroux ?

         –  l’auteure s’intéresse au poids respectif des africains et des européens dans les effectifs du personnel de l’éducation et de la santé, et observe :

         « Outre que les enseignants et les médecins étaient fort peu nombreux, les transferts de capital humain dans leur ensemble n’ont donc pas été déterminants pour le développement de l’économie locale. » (p,114)

        Une remarque qui parait manquer de cohérence avec le résultat des travaux de corrélation dont elle fait état dans le même ouvrage.

        – comment chiffrer la valeur ajoutée de la construction d’Etats qui n’existaient pas, de la mise à disposition d’une langue de communication commune qui n’existait pas dans le patchwork linguistique de l’Afrique occidentale précoloniale ?

            L’historien indien Panikkar a écrit des choses tout à fait intéressantes à ce sujet pour l’Inde  impériale anglaise, alors qu’ « âge égal », l’ouest africain ne soutenait absolument pas la comparaison avec le continent indien.

  1. Le coût des investissements publics coloniaux : à l’origine de leur rareté ?

       Les quelques pages d’analyse sommaire du sujet proposé ne convainquent pas, étant donné, que pour l’auteure, les « investissements publics coloniaux » sont constitués par les personnels français, les administrateurs coloniaux, les médecins, les enseignants, et sur le même plan les investissements laissés à l’initiative des administrateurs coloniaux

         L’auteure note «  Le paradoxe des budgets territoriaux était le suivant : alimentés par des ressources locales prélevées dans une économie à faible revenu, ils supportaient les charges d’une administration française dont les salaires et le mode de vie s’alignaient sur ceux d’une économie à haut revenu. … Par exemple, la solde d’un administrateur de cercle de 1ère classe au début des années 1910 était de 14 000 Francs par anplus les indemnités d’éloignement, indemnités de résidence, frais d’abonnement et frais de déplacement qui élevaient leur revenu à environ 18 000 Francs par an. » (p,114)

         Et l’auteure croit pouvoir affirmer : « Mais comme nous l’avons vu, l’aide publique française versée à l’AOF, loin d’avoir compensé les charges que le personnel français a fait peser sur les finances publiques territoriales, n’a même pas couvert les charges de bureaux des huit gouvernements locaux. Il est donc certain que la somme des salaires versés aux fonctionnaires français par les contribuables de l’AOF est sans commune mesure avec l’aide publique versée par la France à l’AOF. » (p,117)

        Rien de moins ! Alors que nous avons tout au long de notre lecture critique fait peser un doute sérieux sur les concepts manipulés, sur les calculs effectués, sur les cohérences d’analyse, et sur la validité historique de la thèse centrale qui est défendue.

        La colonisation française avait le grand défaut d’être trop bureaucratique, et les Lyautey et Gallieni s’en plaignaient déjà au début de la période coloniale, en Indochine et à Madagascar, mais dans une Afrique noire fractionnée à outrance, manquant de relais de commandement pour la modernisation, la France a commis des excès de bureaucratie centrale à Dakar et dans les colonies, sur le modèle centralisé métropolitain.

      L’exemple de l’administrateur de 1ère classe est caricatural.

      Au début des années 1910, je ne suis pas sûr que l’auteure ait été candidate pour servir dans une des brousses de l’AOF, même dans les nouvelles capitales administratives de l’hinterland, qu’il s’agisse de Niamey ou de Bamako, compte tenu des conditions de vie et de santé qui étaient celles d’alors, outre celles du climat

       Il est tout de même difficile de dénoncer le coût excessif de l’administration à partir de cet exemple, en considérant qu’un Européen expatrié ne pouvait avoir cette rémunération.

     J’ai déjà cité les propos de l’ancien gouverneur Delavignette sur la longévité tout relative  des administrateurs, et seuls les ignorants peuvent considérer que les Français de l’époque coloniale, en tout cas jusque dans les années 1940, avaient des conditions de séjour que connaissent de nos jours les touristes de l’outre-mer, ou encore les collaborateurs ou collaboratrices des ONG.

      A peu près aux mêmes dates, et en 1906, un député avait droit à une rémunération annuelle de 15 000 francs : est-ce que l’auteure croit qu’il fut possible de recruter des administrateurs coloniaux en les sous-payant, alors que leurs salaires ne tenaient pas compte de leur durée de vie plus courte ?

       Une appréciation sans doute plus justifiée aurait été celle qui aurait critiqué, en l’analysant le poids comparatif des bureaucraties centrales de la fédération et des colonies, écrasantes par rapport aux administrations légères de la brousse.

        Pourquoi et pour une fois, ne pas résister à la mode anachronique à laquelle semble céder l’auteure, en l’invitant à se documenter sur les rémunérations et compléments de rémunération accordés de nos jours aux fonctionnaires en service dans les DOM-TOM ?

     IV. Conclusion

    « L’AOF n’a pas été un tonneau des Danaïdes pour l’Etat français qui lui a prêté une très petite part de ses ressources publiques et ne lui a quasiment rien donné. La France n’a pas été pour l’AOF le pilier sans lequel elle aurait sombré dans la misère puisque les prêts français n’ont représenté qu’une petite partie de ses ressources, et les dons quasiment rien. Par contre, la France a été un poids financier conséquent pour l’AOF, le personnel français installé sur son territoire ayant absorbé une part importante des ressources locales.

       La colonisation en AOF n’a donc pas été pour la France une si mauvaise affaire : outre que l’AOF a offert de nouveaux débouchés à certains biens de consommation, une source d’approvisionnement protégée en matières agricoles, et des occasions de placement de capitaux intéressants notamment dans les secteurs bancaire et commercial, l’AOF n’a presque rien coûté aux contribuables et a financé les salaires de plusieurs milliers de fonctionnaires venus de métropole…(p,119)

        En dehors de la dernière période de colonisation (1945-1956) car :

« Tout le reste du temps, la rentabilité économique de la colonisation française en AOF ne semble pas faire de doute étant donné la nullité de son coût. «  (p119 et 120)

       Cette affirmation contient beaucoup  d’outrecuidance, compte tenu de toutes les incertitudes qui ont été relevées, en ce qui concerne le fonctionnement du système, le sens des concepts financiers et économiques manipulés, le postulat d’une continuité historique qui n’a pas existé, l’absence d’analyse du commerce extérieur, etc….

        L’auteure d’expliquer enfin :

       «  Pourquoi les travaux précédents n’aboutissaient pas aux mêmes conclusions ? (page 120)

       Première raison : les travaux antérieurs ne portaient que sur des « périodes restreintes » et ne pouvaient donc donner de conclusion globale.

        Deuxième raison : l’absence de prise en compte des transferts publics de l’AOF vers la France.

       Troisième raison : «  La troisième raison est qu’aucun des travaux existants ne différencie les prêts et dons versés par la France à ses colonies, assimilant les prêts et les avances à de l’aide publique alors même qu’ils ne contenaient pas d’éléments de concessionnalité. »

      Quatrième raison : Jacques Marseille et Daniel Lefeuvre se sont focalisés sur l’Algérie

      Cinquième raison qui concerne les travaux de Jacques Marseille « est que les déficits commerciaux des colonies vis-à-vis de la France sont uniformément assimilés à des transferts de capitaux, principalement publics, de la France, vers les colonies. Dans le cas de l’AOF, ceci est faux. Notre travail a donc permis d’éclaircir la question du financement global de la colonisation en AOF, résultat partiel qui demanderait à être complété par les autres territoires de l’ancien empire français. (p,120

        L’auteure écrit donc : « Nombreux sont encore les habitants des Etats de l’ancienne Afrique Occidentale Française qui pensent devoir à la France leurs écoles et leurs routes… Puisse ce travail leur permettre de réaliser que ce sont leurs propres ressources, financières et humaines, qui ont permis la réalisation de la quasi-totalité de ces équipements. Puissent-ils également réaliser que la colonisation leur a fait supporter le coût d’un personnel français aux salaires disproportionnés et de services chers et mal adaptés. Le bilan économique de la colonisation pour les anciennes colonies est impossible à établir par manque de contrefactuel, mais il ne fait pas beaucoup de doute qu’il soit négatif étant donné la nullité de ses gains. »   (p,120)

     Questions et conclusions:

    La première concerne un « bilan économique … impossible à établir » ? Comment faire un tel constat, alors que l’auteure s’est bien gardée de chiffrer l’évolution du commerce extérieur, des budgets, des infrastructures …? De proposer des évaluations en distinguant entre la période de la loi de 1900 et celle du FIDES ? De situer les ordres de grandeur économique et financière respectifs entre la métropole et l’AOF au cours de la période coloniale ? etc…

     La deuxième  porte sur la fragilité, l’ambiguïté, pour ne pas dire le manque d’appropriation des concepts d’analyse utilisés dans le domaine économique et financier, l’absence de définition des flux d’argent public examinés : il ne s’agissait pas de prêts publics, donc de charges ou réelles pour les contribuables français ; en ce qui concerne les avances, il aurait fallu dire quelle était leur fonction et leur fonctionnement ; en ce qui concerne les caisses de réserve, il aurait fallu expliquer ce à quoi elles servaient, etc… .

        La troisième met en cause la cohérence entre certains des chiffres cités et ceux qui figurent dans l’ouvrage de « La Zone Franc », avec des écarts qu’il conviendrait de justifier et confirmer.

      La quatrième porte sur l’historicité de cette thèse : elle a un caractère anachronique à un double titre, en ne distinguant pas les périodes examinées et surtout en imposant un mode de calcul d’une « concessionnalité » datant de 1969 à l’ensemble des flux décrits dont le terme était celui de l’année 1957.

       Cette thèse ne s’inscrit donc pas dans l’histoire financière et économique des relations entre la France et l’AOF, ce qui signifie qu’elle souffre d’un anachronisme de base.

       La cinquième porte sur l’arrogance d’un discours qui est censé s’inscrire sur un plan scientifique, et sur le ton politique et polémique trop souvent utilisé, un discours qui entend donner une leçon d’histoire, à la fois aux héritiers français ou africains de l’ouest de l’histoire des relations coloniales entre la France et l’AOF, une leçon on ne peut plus fragile, qui confine avec une propagande postcoloniale à la mode.

&

          Je terminerai en disant, tout cela est bien dommage !

         Que de travail et de compétence mis au service d’une cause historique qui ne l’est pas, alors que cette thèse pouvait être l’occasion d’une contribution utile à une meilleure connaissance de l’histoire économique coloniale, qui souffre traditionnellement d’un manque d’intérêt pour un tel sujet.

Jean Pierre Renaud

Demain 4 décembre 2014, mes conclusions générales

Histoire coloniale, développement et inégalités dans l’ancienne Afrique Occidentale Française » Mme Huillery, MM Cogneau, Piketty – Chapitre 2 « Le coût de la colonisation pour les contribuables fr

« HISTOIRE COLONIALE, DEVELOPPEMENT ET INEGALITES DANS L’ANCIENNE AFRIQUE OCCIDENTALE FRANCAISE »

Thèse de Mme Elise Huillery

Sous la direction de Denis Cogneau et de Thomas Piketty

27 novembre 2008

Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales

Thèse Huillery

Rappel de publication des notes précédentes : annonce de publication, le 10 juillet 2014 – avant- propos, le 27 septembre 2014 – Chapitre 1, les 10 et 11 octobre 2014 – Chapitre 3, le 5 novembre 2014 – Chapitre 4, le 6 novembre 2014

Notes de lecture critique

VI

Chapitre 2

« LE COÛT DE LA COLONISATION POUR LES CONTRIBUABLES FRANÇAIS ET LES INVESTISSEMENTS PUBLICS EN AFRIQUE OCCIDENTALE FRANCAISE » (p,71)

Le 10 juillet 2014, nous avons annoncé la publication de nos notes de lecture critique en concluant ainsi :

« Avec deux énigmes historiques à résoudre :

La première : Avec ou sans « concession » ?

La deuxième : Avec quelles « corrélations » ? »

En ce qui concerne ce chapitre 2, et comme nous tenterons de le démontrer, il serait tentant de dire, effectivement, et sans discussion, sans « concession » !

            Un résumé (abstract) annonce le contenu du chapitre :

            « Cet article s’appuie sur l’extraction des données budgétaires de l’Afrique Occidentale Française sur toute la période coloniale pour étudier le coût que la colonisation a fait peser sur le budget de l’Etat français, et l’ampleur des bénéfices qu’en aurait retirés les pays de l’ancienne AOF en termes de ressources publiques et d’investissements en écoles, enseignants, médecins, et infrastructures. Il s’avère que les transferts de fonds publics de la France vers l’AOF, subventions et prêts confondus, n’ont représenté en moyenne que 0,1% des dépenses de l’Etat français ; seuls 0,007% des dépenses de l’Etat sont de plus imputables à de l’aide publique…Les populations de l’AOF ont donc non seulement subvenu presque totalement à leurs besoins, mais aussi supporté de lourdes dépenses liées à la présence française. » (p,72)

&

 Avant d’aller dans le texte lui-même, quelques remarques sur les termes et concepts utilisés :

         1) s’agissant du domaine de l’histoire, les dates retenues par les différentes analyses effectuées ne sont pas toujours les mêmes, et nous verrons que dans ce type d’analyse, le respect de la chronologie est capital

         2) il convient de retenir que l’analyse annoncée porte sur les flux de capitaux publics, et non sur les flux de capitaux privés,

          3) on peut regretter qu’avant toute réflexion historique, l’auteur n’ait pas donné les ordres de grandeur respectifs des budgets de la France et de l’AOF, ainsi que du commerce extérieur,  au moment de la création d’une AOF créée de toute pièce, c’est à dire en 1895, et en ce qui concerne les années ultérieures, afin d’éclairer la portée des deux pourcentages donnés plus haut.

          Nous verrons par ailleurs que les démonstrations techniques de l’auteur n’accréditent pas nécessairement les deux pourcentages cités plus haut, 0,1% ou 0,007%.

            Nous nous sommes déjà interrogés sur le sens qu’il convenait d’accorder à ce type d’évaluation comparative qui ne tient pas compte de l’effet marginal d’un franc AOF de même valeur que le franc métropolitain jusqu’en 1945, puis convertible au taux fixe avec le franc métropolitain, de 1,7, puis de 2 francs CFA.

 Dans son introduction, l’auteure regrette qu’en ce qui concerne le bilan de la colonisation, c’est-à-dire des coûts et bénéfices de la colonisation « les historiens se fondent sur des données anecdotiques et sur des hypothèses très approximatives » (p,74).

 L’auteure note tout d’abord que «Le besoin se fait donc sentir d’en revenir aux fondamentaux de l’histoire coloniale et d’interroger directement les comptes publics coloniaux. », tout en faisant remarquer que « on a souvent le sentiment au niveau médiatique, tout du moins, que la colonisation française est assimilée à la colonisation de l’Algérie. » (p,75)

 Tout à fait ! J’ajouterais volontiers, mais en respectant l’histoire coloniale des comptes publics

            L’auteur écrit  qu’ : « Il est donc plus pertinent de concentrer  son attention sur les territoires séparément les uns des autres, et nous proposons ici de le faire pour l’Afrique de l’ouest. » (,76)

  1. I.             Présentation des données
  2.            A   L’organisation financière

              Pour que le lecteur puisse bien apprécier le contenu de l’objet de cette thèse, un objet avant tout budgétaire et financier, il aurait fallu que l’organisation financière décrite soit la plus claire et la plus complète possible. II aurait été utile de définir très exactement le système monétaire et financier dans lequel se trouvait l’AOF, les concepts d’emprunt et d’avance utilisés, leur mécanisme, les relations juridiques et techniques qui existaient en la matière entre la France et l’AOF, qui furent différentes au cours de la période étudiée, qui va de 1898 à 1960, notamment entre l’avant et l’après 1945, et enfin de fournir le calendrier historique des emprunts et de leurs montants, ainsi que des avances.

             En 1901, la Banque de l’Afrique Occidentale bénéficia du privilège d’émission du franc AOF, en parité avec le franc or de l’époque, et il aurait été utile d’expliquer comment fonctionnait le système colonial du franc, les relations existant entre le Trésor métropolitain et le Trésor d’AOF, qui lui était très étroitement rattaché, sur toute la période coloniale, avec la rupture historique de la deuxième guerre mondiale.

       L’analyse ne parait en effet pas correspondre  au contenu des relations financières existant historiquement, ainsi qu’à celui des concepts étudiés.

         L’auteure écrit  au sujet des différents budgets :

        «  Les budgets des fonds d’emprunt géraient, comme leur nom l’indique,  les fonds d’emprunts publics émis par le gouvernement général de l’AOF à l’égard du Trésor public français » (p,78) 

      La nature de ces emprunts demanderait à être précisée et donc confirmée : s’agissait-il bien de cela ? Emprunts auprès du Trésor, sur fonds budgétaires de l’Etat, c’est-à-dire du contribuable, – le « contribuable » du titre ? – ou emprunts souscrits auprès de de l’épargne des particuliers, avec la garantie de l’Etat, par la voie du Trésor ?

        Il ne s’agissait pas en effet d’emprunts effectués auprès du Trésor Public français, mais d’emprunts émis par des syndicats bancaires avec la garantie du Trésor, en cas de défaillance : le contraire m’étonnerait beaucoup, d’autant plus, et comme le relève l’auteur, fut appliqué jusqu’en 1945, le « principe fondamental du financement de la colonisation énoncé par la loi du 13 avril 1900, dite « Loi d’autonomie financière des colonies. » (p,79)

       L’Etat « a surtout concédé d’importants emprunts aux territoires » (p,79) :

     Questions :

   1) La même question : L’Etat a-t-il « concédé », ou l’Etat n’a-t-il donné que sa garantie ? Ce n’est pas tout à fait la même chose !

     A ce stade de la démonstration,  l’analyse historique ne pouvait pas ne pas tenir compte de la loi de 1900, capitale pour tout examen. L’Empire britannique appliqua le même principe du « self-suffering ».

     A plusieurs reprises, l’auteure fait référence à ce principe, mais ne parait pas en avoir tiré toutes les conséquences historiques.

    2) Comment analyser en effet les flux publics de capitaux sans distinguer entre les deux périodes de financement public des colonies, sans distinguer entre l’avant 1945, avec la loi de 1900, et l’après 1945, avec l’institution du FIDES, et sa comptabilité en termes de programme de développement, distinguant entre autorisations de programme et crédits de paiement, et en décrivant à la fois le système des subventions et des avances, des quasi-subventions mises en place par la loi du FIDES, complètement différentes de celles du régime financier fixé par le décret de 1912 ?

      3) Les emprunts – rappel du texte de base : article 87 du décret de 1912 :

     « Les colonies non groupées ou les groupes de colonies constitués en Gouvernements généraux peuvent recourir à des emprunts…. Les emprunts doivent être approuvés par des décrets en Conseil d’Etat ou par une loi si la garantie de l’Etat est demandée…. Ces emprunts peuvent être réalisés, soit avec publicité et concurrence, soit de gré à gré, soit par souscription publique avec faculté d’émettre des obligations négociables soit directement auprès de la Caisse des dépôts et consignations, ou de la Caisse nationale des retraites pour la vieillesse, par extension de l’article 22 de la loi du 20 juillet 1886, aux conditions de ces établissements. »

      Avant 1914, l’AOF a contracté quatre emprunts autorisés par une loi et bénéficiant de la garantie de l’Etat : loi du 05/07/1903 = 65 millions de francs – loi du 22/01/1907 = 100 millions – loi du 11/02/1910 = 14 millions – loi du 28/12/1913 = 167 millions, soit un total de 346 millions francs courants or, soit 374 millions de francs 1914.

     A titre anecdotique, indiquons que l’AOF ne mit pas en jeu la garantie de l’Etat, alors que dans le cas de l’AEF, faute de sécurité financière, l’Etat prenait le soin d’inscrire dans son propre budget le montant des annuités de remboursement, au cas où ?…

  1. B.   Sélection des données

        L’auteure écrit : « Pour établir le bilan économique de la colonisation française en Afrique Occidentale Française… » (p,80)

       Question s’agit-il d’un bilan financier ou d’un bilan économique ?

  1. II.           Le financement public de la colonisation française en AOF

         L’auteure dit se démarquer de l’analyse de Jacques Marseille :

     «  Mais nous avons montré dans la partie I que la thèse de Jacques Marseille reposait uniquement sur des hypothèses faites à partir de la balance commerciale entre la France et ses colonies. » (p,85)

     Question : comme nous l’avons déjà indiqué, pourquoi l’auteure n’a pas analysé  historiquement la balance commerciale et la balance des paiements de l’AOF, afin de vérifier le bien-fondé des calculs de Jacques Marseille, précisément dans l’objet étudié, c’est-à-dire l’AOF ?

       La consultation des rapports budgétaires présentés par les Gouverneurs Généraux de l’AOF à leurs Conseils de Gouvernement font en effet apparaître des  déficits de balance qu’il a bien fallu couvrir, comment ?

        Il est donc difficile de barrer d’un trait de plume à la fois les travaux de cet historien, sans en avoir apporté la démonstration contraire avec le cas de l’AOF, et les travaux décrits par François Bloch Lainé dans le livre « La Zone Franc » qui contient un ensemble de chiffres qui corroborent leur analyse.

  1. Combien l’Etat français a versé à l’AOF ?

      L’auteure distingue trois formes de transferts publics, les emprunts, les avances et les subventions, mais sans définir précisément le régime juridique et financier de ces trois catégories de transfert, ce que nous avons déjà souligné.

       Le montant total des avances retenu dans cette thèse parait en effet surprenant, sauf à les imputer sur la période 1946-1958.

      Réserve est également faite à nouveau sur la nature des flux observés et analysés : « les décaissements accordés par le Trésor Public français à l’AOF… Les décaissements des prêts accordés à l’AOF étaient versés au budget des fonds d’emprunts, spécialement dédié à la gestion des fonds prêtés par le Trésor Français à toute la fédération puisque les emprunts étaient contractés au niveau fédéral par le gouvernement général de l’AOF. «  (p,85)

      Comme nous l’avons déjà indiqué, il ne s’agissait pas du Trésor français, et donc pas de « décaissements accordés par le Trésor Public français ».

      Le cadrage historique :

      Le Tableau I « Transferts publics de l’Etat français vers l’AOF entre 1898 et 1957 » (page 86) fixe des bornes historiques qui vont de 1898 à 1957, alors que dans l’introduction, la période historique examinée devait s’échelonner sur 40 ans : en millions de francs 1914,

Prêts : 509,7 + Avances : 547,2 + Subventions : 247,3 = Total : 1.304 millions francs 1914

      Questions :  1 – L’analyse proposée n’est pas pertinente historiquement, étant donné qu’elle fait comme si la loi de 1900 et la création du FIDES, après 1945, n’avaient pas existé, et qu’il puisse être possible de proposer une analyse en flux financier continu et cohérent sur le plan conceptuel, en additionnant ou en soustrayant des sommes non cohérentes.

       Historiquement, le système de relations avait changé, et il n’est pas pertinent de faire comme s’il y avait eu une continuité dans le système des relations entre la métropole et l’AOF.

     2 – Sans mettre obligatoirement en cause les calculs effectués, sauf à les comparer plus loin à ceux cités par François Bloch-Lainé, quant à leur montant, celui des avances parait tout à fait surprenant, compte tenu du régime juridique des avances qui fut la règle du jeu budgétaire de l’AOF jusqu’en 1945, celle que fixa, à l’origine, le décret du 30 décembre 1912.

       D’après le texte de la page 91, les avances furent effectivement celles accordées au titre du FIDES :

       « Les avances accordées par le Trésor Public au budget général de l’AOF à partir de 1946 pour l’alimentation du programme du FIDES étaient assorties d’un taux variant entre 3 et 4 pourcent. Leur échéance très courte, de l’ordre de quelques années seulement, ne permet pas à l’élément don de dépasser 10%. Concernant les six prêts contractés par l’AOF vis-à-vis du Trésor français, leur taux variant d’une tranche à l’autre entre 5 et 6,5 pourcent. L’échéance de ces prêts variait quant à elle de 30 à 50 ans. Aucun de ces prêts n’a un élément de don supérieur à 25 pourcent, le plus élevé étant celui de 1903 dont l’élément don, selon les définitions internationales adoptées depuis 1969, aux subventions nettes de la France vers l’AOF… » (p,91,92)

      Critique de l’analyse :

     Cette analyse suscite plusieurs critiques :

       & Les avances de type FIDES furent effectivement versées par le Trésor français, mais les emprunts ne furent pas contractés vis-à-vis du Trésor, comme déjà indiqué : il aurait fallu donner les dates et le montant des « six prêts contractés par l’AOF ».

     & Les deux tableaux 1 (p,86) (1898-1957)  et 2 (p,88) (1907-1957), ont des dates de référence différentes, pourquoi ?

      & Le propos financier et historique manque de clarté, en ne précisant pas si un régime juridique d’avances existait ou non avant 1946, ou si elles avaient une nature différente, c’est-à-dire laquelle, ce que l’auteur a enfin précisé à la page 91.

       L’article 49 du décret du 30 décembre 1912 avait fixé un régime des « avances à régulariser » qui étaient alors autorisées, différentes de celles instituées par la loi du FIDES :

     « Les dépenses à effectuer aux colonies pour le compte de l’Etat, autres que les dépenses énumérées aux chapitres II et III du présent décret, et pour lesquelles existent des crédits au budget du département ministériel intéressé, sont acquittées soit sur ordonnances de payement émises par le Ministre compétent, soit à titre d’avances à régulariser en vertu d’ordres de payement délivrés par l’un des ordonnateurs de la colonie suivant la nature de la dépense et conformément aux instructions du Ministre des Finances. »

     Le graphique 1 de la page 87 fait apparaître qu’effectivement les avances furent celles des années 1946-1957, mais il pose en même temps la question de la raison pour laquelle le même graphique  ne fait pas apparaître clairement le mouvement des emprunts pour la période 1907-1945.

      & La loi du 30 avril 1946 créant le FIDES a en effet réglementé un autre régime d’avances, tout à fait différent, assimilable progressivement à un régime de subventions, et dont les caractéristiques ne sont pas celles décrites dans le paragraphe cité plus-haut :

      « Article 3  Le financement de ces plans est assuré par un fonds d’investissement pour le développement économique et social des territoires d’outre-mer (FIDES) qui sera alimenté en recettes :

  a) Par une dotation de la métropole qui sera fixée chaque année par la loi de finances

   b) Par des contributions des territoires intéressés… soit enfin d’avances à long terme que ces territoires pourront demander à la Caisse centrale de la France d’outre-mer dans la limite des sommes nécessaires à l’exécution des programmes approuvés. »

   « Article 4 – La Caisse centrale de la France d’outre-mer est autorisée par la présente loi :

    A accorder les avances précitées au taux d’intérêt de 1% l’an et avec des délais de remboursement suffisants pour ne pas gêner l’exécution des programmes ;

   A constituer directement la part revenant à la puissance publique dans le capital des entreprises prévues…

   A assurer ou garantir aux collectivités ou aux entreprises concourant à l’exécution des programmes, directement ou par l’intermédiaire d’établissements publics, toutes opérations financières autorisées par la loi et destinées à faciliter cette exécution. »

    & Les taux d’intérêt ainsi que les échéances de ces avances ne furent pas celles décrites dans le paragraphe en question.

    Comme l’écrit François Bloch Lainé (p,133), les avances en question, largement accordées, entre autres à l’AOF, se transformèrent rapidement en subventions, dont le taux passa de 55% à 90%, 10% restant à souscrire au titre des avances :

        « Elles ont été, d’ailleurs, été encouragées (les autorités territoriales) dans cette attitude, par les conditions relativement peu onéreuses auxquelles sont consenties les avances, malgré le léger relèvement des taux et la réduction de la période d’amortissement différé intervenus à partir du 1°juillet 1950. Le taux d’intérêt des avances que la Caisse Centrale consent aux territoires d’outre-mer est, depuis cette date, de 2,20% contre 2% précédemment. Quant à l’amortissement, il est calculé sur 20 annuités, avec une période d’amortissement différé, qui, après avoir été de cinq ans, a été, à la même date, ramené à deux ans. »

     Les conditions de financement du FIDES ont évolué en faveur des territoires d’outre-mer, en subvention, le rapport entre la part respective de la métropole et celle des territoires passa de  55%-45% à 75%-25% à partir du 1° juillet 1953, et à 90%-10% à partir du 1° janvier 1956.

      Autant dire que la part d’autofinancement des territoires confinait alors avec un taux voisin de zéro, étant donné qu’ils continuaient à bénéficier des avances décrites.

    François Bloch-Lainé calculait qu’au terme de l’exécution du premier plan FIDES (30/04/1946 à 30/06/1953), les territoires d’outre-mer n’avaient financé sur leurs ressources propres, pas plus de 3 % du budget total, soit 3.640 millions (23,7 millions de francs 1914) sur 113.309 millions de francs (737 millions de francs 1914). (p,132)

Sur ce total, la note 2 (p,132) indique que l’AOF n’a financé sur ses ressources propres qu’un montant de 2.370 millions de francs, soit 15,4 millions de francs 1914 .

      Nous verrons plus loin que les chiffres qui figurent dans le livre « La Zone Franc » soulèvent des difficultés de cohérence avec ceux cités notamment à la page 86, outre le fait que cette analyse ne nous dit pas comment ont évolué les subventions et les avances après le 30 juin 1953, jusqu’en 1957, la date butoir choisi par l’auteure.

    Quid encore pour la période 1957-1960 ?

  & Enfin, ce paragraphe introduit un mode de raisonnement de calcul financier purement et simplement anachronique fondé sur un concept de don qui appellera un commentaire ultérieur.

      Les chiffres :

      Le Tableau 1 fait état d’un montant total des emprunts garantis et non « consentis » par la puissance publique, de 509,7 millions de francs 1914 : prend-t-il en compte la totalité des emprunts contractés par l’AOF, au cours de la période examinée ? Avant 1914, la Fédération avait déjà contracté 374 millions d’emprunt (374 par rapport à 509,7), et à lire les rapports de présentation des budgets par les gouverneurs généraux, d’autres emprunts ont été contractés après 1918.

      Dans son rapport de novembre 1932, le Gouverneur Général de l’AOF (rapport Brévié page 13) fait état par exemple d’un emprunt de 1.570 millions de francs autorisé par la loi du 22 février 1931, soit  318, 5 millions de francs 1914.

     Comment expliquer l’écart entre les deux chiffres de 509,7 millions francs 1914 et de 692,5 millions francs 1914, (374 millions francs 1914  + 318,5 millions francs 1914) ? Pour autant que tous les emprunts garantis par le Trésor Public aient été recensés.

     Dans quelle catégorie de financement classer  une convention de remboursement passée le 29/7/1927 entre le Gouverneur Général de l’AOF et le Ministre des Finances, d’un montant de 22 millions de marks or  (de l’ordre de 25 millions de francs 1914 ?, page 47, rapport Carde 1927), au titre des réparations allemandes ?

   A plusieurs reprises, notamment à la page 90, l’auteure marque bien le changement  important qui a affecté les relations économiques et financières après 1945, mais elle ne parait pas en tenir toujours compte dans ses calculs.

      Retenons pour l’instant, et sous réserve que les chiffres cités soient exhaustifs pour la période 1898 – 1957 :

      « Au total, retenons que la France a versé à l’AOF 1 304 millions de Francs 1914, dont 697 (53%) après 1946 et 1 057 (81%) sous forme de prêts ou d’avances à rembourser par le budget général de l’AOF. » (p,87)

     A ce stade de l’analyse et des questions posées, il n’est pas inutile de se reporter aux chiffres cités dans le livre « La Zone Franc » (p,136).

Programme FIDES  1946-1953, en millions de francs :

AOF : Total des subventions    Total des avances   Total général

              71.107  millions             76. 342  millions            147.449 millions

Soit en francs 1914 :

                   463 millions                     496 millions             959 millions

      Ces chiffres posent d’ores et déjà un problème de cohérence avec ceux des chiffres du tableau 1, d’autant plus que les années 1954-1957 ne sont pas prises en compte dans les statistiques Bloch-Lainé.

      Comment expliquer la différence entre le chiffre affiché à la page 86,  en millions de francs 1914, 247,1 millions au lieu des 463 millions pour la seule période 1946-1953 ?     Hors les années 1953-1957 ?

    Comment interpréter, sur un autre plan, les chiffres assez proches des avances sans rien dire du sort qui leur a été réservé après 1957, remboursées ou effacées ?

    Je laisse donc le soin aux historiens de métier d’aller plus loin dans cette récapitulation conceptuellement difficile, et de confirmer ou non les chiffres cités dans cette analyse.

  1. A.   Combien l’AOF a versé à l’Etat français ?

     Le Tableau 2 récapitule le montant des transferts publics de l’AOF vers l’Etat français entre 1907 et 1957 (donc 50 ans), et non plus entre 1898 et 1957, comme dans le Tableau 1, dont le total est de 571,9 millions Francs 1914.

    Par catégorie de remboursement : emprunts = 228,5 millions, avances = 145,1 millions, subventions = 198,3 millions.

     Questions :

   En considérant que les chiffres précédents puissent être confirmés, la comparaison des Tableaux 1 et 2 fait donc apparaître entre les transferts publics de la France et l’AOF et leur « remboursement », un écart positif de 732,1 millions Francs 1914, un écart de financement qui n’est pas négligeable.

    Les montants cités pour les prêts, 509,7 millions de francs 1914 contre 228,5 millions de francs 1914 remboursés, soit un écart favorable pour l’AOF de 509,7 – 228,5, soit 281, 2 millions de francs 1914, correspondent-ils à la perte ou à la contribution des épargnants français au développement de l’AOF, c’est-à-dire pour l’essentiel des emprunts souscrits avant la première guerre mondiale pour la réalisation de grandes infrastructures de la Fédération (voies de chemin de fer et ports)  ?

     A titre documentaire, rappelons que les porteurs d’obligations libellées en francs, ceux communément appelés les rentiers, ont perdu plus du tiers de la valeur de leur portefeuille après la guerre 1914-1918.

  1. C.   Quel est le solde des transferts publics entre la France et l’AOF ?

       L’auteure rappelle à juste titre l’existence de « la loi de 1900 qui prônait l’autonomie financière des colonies », mais elle fait aussitôt intervenir dans son raisonnement  de calcul financier du « fardeau » le concept de « concessionnalité » (p,91)

      «  Le concept de « concessionnalité  a été introduit initialement en 1969 par le Comité d’aide au développement (CAD) de l’OCDE » – selon lequel  – « tout prêt contient un pourcentage de don »… Pour calculer l’aide effectivement apportée par la France à l’AOF, nous allons utiliser cette définition, bien qu’elle soit postérieure à la période coloniale » (p,91)

  Question : la phrase en caractères gras est capitale pour comprendre le raisonnement « historique » sur lequel repose le fondement « scientifique » de la thèse Huillery.

      Ne s’agit-il pas d’un beau tour de passe-passe anachronique, dont le résultat recherché est évidemment de diminuer le montant des transferts de la France vers l’AOF !

     « L’aide apportée par la France à l’AOF se réduit donc, selon les définitions internationales adoptées depuis 1969 aux subventions nettes de la France vers l’AOF. » (p,92)

    Et le tour est joué !

    « Au total, le solde net des subventions de la France à l’AOF est positif, mais ne s’élève qu’à 48,8 millions de francs 1914 », même en calculant les flux engendrés par la création du FIDES :

     « La logique d’autonomie financière des colonies  a donc été largement poursuivie avec l’AOF après la seconde guerre mondiale, les subventions de la métropole à l’AOF n’ayant pas été tellement plus élevées que les subventions de l’AOF à la métropole. » (p,92)

     Soit 48,8 millions de francs 1914, au lieu donc du chiffre cité plus haut de 732,1 millions de francs 1914, qui mériterait sans aucun doute d’être confirmé, compte tenu de toutes les incertitudes qui pèsent sur certains chiffres, et à la condition de bien chiffrer l’avant 1945 et l’après 1945, soit de l’ordre de 2,5 milliards d’euros.

  1. L’aide publique française a-t-elle pesé lourd pour le contribuable français ?

      L’auteure conteste à nouveau les analyses de Jacques Marseille, et écrit :

     « L’aide publique de la France vers l’AOF, c’est-à-dire uniquement les subventions nettes, a représenté 0,007% du total des dépenses de l’Etat de 1898 à 1957. » (p,94)

   Questions : comment est-il possible de baser un calcul anachronique d’une aide publique mal définie, sur un trend historique supposé continu, alors qu’au moins deux grandes ruptures historiques l’ont affecté ?

     Il aurait été, de toute façon nécessaire, de fournir les chiffres concernant les budgets de l’Etat, année par année et au total, car il s’agit d’une sommation difficile à effectuer, pour ne pas dire impossible, même pour des spécialistes, sur une aussi longue période.

  1. E.   L’aide publique a-t-elle été une ressource importante pour l’AOF ?

 J’ai envie de dire tout de go, à l’évidence, en tout cas, au moment de sa création, et en comparant des choses comparables, étant donné l’écart gigantesque qui existait  alors entre les ordres de grandeur comparés des budgets de la France et de l’AOF : en 1900, le budget de la France était de 3,592 milliards de francs 1914, alors que le total du premier budget de l’AOF, en 1907, n’était que de 44 millions de francs 1914, alors même que l’AOF avait bénéficié d’un premier prêt de 60 millions de francs 1914 en 1903.

    « Si les transferts métropolitains vers l’AOF n’ont pas pesé lourd pour le contribuable français, ont-ils été précieux pour le bon fonctionnement des pouvoirs publics ouest-africains et l’équipement du territoire ? » (p, 94)

     Question : à nouveau, la même question lancinanteau risque de la reditepoids pour le contribuable ou pour l’épargnant français selon le découpage historique de l’avant et de l’après 1946 ?

     Nous avons déjà relevé qu’il n’est techniquement pas possible d’additionner les trois flux, prêts, avances, et subventions, en partant du postulat qu’il s’agit de charges des contribuables.

    L’auteure analyse les recettes du budget général (la fédération) et des budgets locaux (les colonies) et fait le constat que dans le cas de la fédération, ce sont les contributions indirectes qui constituent l’essentiel des ressources, alors que dans le cas des budgets locaux, ce sont les contributions directes (les impôts de capitation) qui ont constitué l’essentiel de la ressource budgétaire, ce qui correspondait à la conception budgétaire de la répartition des compétences entre fédération et colonies.

      L’auteure en tire la conclusion :

     « Contrairement au type de fiscalité qui nous est familier aujourd’hui, l les couches les plus pauvres de la population ont donc produit un effort incommensurablement plus important que les élites pour alimenter les finances publiques durant la période coloniale. » (p,97)

     Arrêtons- nous un instant sur la comparaison des deux graphiques 6 et 7, le premier portant sur la « décomposition du total des recettes du budget général de l’AOF (en millions de francs 1914), entre 1907 et 1958, le deuxième portant sur l’ « Importance des contributions directes dans le total des recettes des budgets locaux en millions de francs 1914 » toujours entre les années 1907 et 1958 :

    Les échelles retenues ne sont pas les mêmes, un centimètre le million de francs dans le graphique 6 et un centimètre et demi pour le même million dans le graphique 7.

     Si nous prenons à titre d’exemple l’année 1928, pour tenter de nous représenter la structure des recettes entre le fédéral et le local,  nous aurons pour le fédéral, de l’ordre de 50 millions de recettes, dont 40 en contributions indirectes, et pour le local, de l’ordre de 66 millions de recettes, dont 53 millions en contributions directes.

     La consultation des rapports présentés au Conseil de Gouvernement par les Gouverneurs Généraux de l’AOF pour la présentation des budgets aux sessions de décembre permet d’éclairer la composition des recettes du budget fédéral et des budgets locaux.

      Le constat que fait l’auteure sur la place des contributions directes mériterait un débat approfondi que je laisse le soin aux spécialistes d’ouvrir, si cela n’a déjà été fait, mais le graphique 8 de la page 98 en pose les jalons, étant donné qu’au fur et à mesure d’un certain développement de l’AOF, ce sont les recettes indirectes, les droits de douane notamment, qui expliquent la croissance du budget de l’AOF.

       En appliquant sa méthode de calcul, l’auteure écrit : « En moyenne, sur l’ensemble de la période, les transferts nets de la France vers l’AOF ont représenté 5,7% du total des ressources du territoire. » (p,99) (entre 1907 et 1957)

     « Pour connaître la part d’aide publique française sur le total des ressources publiques de l’AOF, nous devons considérer uniquement les subventions de la France vers l’AOF –nettes des subventions de l’AOF vers la France, puisque nous avons vu que l’élément don des prêts et avances de la France vers l’AOF ne permettait pas de considérer ces derniers comme relevant de l’aide publique. »  (p,100)

      En application de cette méthode de calcul anachronique, l’auteur écrit :

     «  En moyenne sur l’ensemble de la période, l’aide publique française a représenté à peine 0,4% du total des ressources publiques. » (p,100)

     « Le financement public de la colonisation a donc finalement été presque entièrement supporté par les contribuables locaux, mis à part les 0,4% de ressources publiques locales donnés par les contribuables français. » (p,101)

    Une fois de plus la confusion conceptuelle et historique est entretenue entre le contribuable et l’épargnant, c’est-à-dire à la fois dans la chronologie et les concepts financiers !

    Pourquoi ne pas s’interroger enfin sur le progrès que pouvait constituer la levée d’un impôt égalitaire par tête et par colonie, par rapport à toutes les charges ou contributions variées, qui pesaient sur les Africains de l’ouest, captifs ou anciens captifs,, sujets ou nobles, dans telle ou telle chefferie ou royaume à l’époque précoloniale ?

  1. F.    Qui a donc payé les déséquilibres commerciaux de l’AOF vis-avis-de la France ?

     Chaque page ajoute une question à une autre, quant aux périodes examinées,  quant au sens des concepts, quant au contenu des antithèses proposées face aux thèses de Jacques Marseille, de Catherine Coquery-Vidrovitch, ou de Daniel Lefeuvre, comme c’est à nouveau le cas pour la réponse proposée à la question ci-dessus posée.

    L’auteure s’appuie, pour sa démonstration (p,104), sur le chiffre cité par Jacques Marseille de 2 309,1 millions de francs 1914 de déficits commerciaux pour la période 1907-1957, en indiquant qu’il n’était pas besoin du concours financier extérieur de la métropole pour couvrir les déficits commerciaux, étant donné l’existence  des excédents budgétaires considérés comme une épargne publique d’un montant total de 941,6 millions de francs 1914. (p,104), lesquels étaient insuffisants, sans avancer une explication crédible de l’écart qu’il fallait en définitive bien couvrir.

       Pourquoi l’auteure n’a – t- elle pas porté son attention sur l’analyse des balances extérieures de l’AOF, afin de démontrer que les calculs et le raisonnement de Jacques Marseille n’étaient pas fondés dans le cas de l’AOF ?

.       « Nous ne pouvons clore ce débat du financement public de la colonisation française en AOF sans revenir sur les croyances que les historiens avaient véhiculées auparavant concernant le coût des colonies pour l’Etat français

      «  Il est vrai que Jacques Marseille n’est pas le seul ni le premier à avoir employé des expressions trompeuses pour qualifier les transferts de capitaux français qui compensaient les déficits commerciaux de l’outre-mer, François Bloch-lainé écrit lui aussi :

    « Tout se passe comme si la France fournissait les francs métropolitains qui permettent à ses correspondants d’avoir une balance profondément déséquilibrée : ainsi s’opère aux frais de la métropole, le développement économique de tous les pays d’outre-mer sans exception » (p,102)…

      A partir d’une confusion entretenuesur la nature des capitaux français venus outre-mer, on en vient donc à assimiler déficits commerciaux et aide au développement. » (p,103)..

        L’auteure propose une deuxième explication comptable : « Mais cet équilibre comptable, qui veut que le déficit de la balance commerciale courante soit compensé par un excédent de la balance financière, ne se traduit pas nécessairement par une égalité entre déficit commercial et réception de capitaux extérieurs. » (p103)

      L’auteure avance des solutions surprenantes pour qui a une connaissance minimum du fonctionnement de la zone monétaire qu’était la zone franc, une compensation de mouvements par voie liquide «  une partie des importations sont en effet payées en liquide » en faisant intervenir l’épargne publique, et même privée.

     Je laisse le soin aux spécialistes des comptes extérieurs d’examiner le bien- fondé technique de cette solution qui, par définition, semble-t-il, échapperait, à une comptabilité publique des échanges extérieurs.

     Question : – Comment est couvert en définitive le déficit commercial de 2 309,1 milliards moins 941,6 milliards de Francs 1914, soit la somme de 1 367,5 milliards de Francs 1914 ?

     Il est difficile d’être convaincu que la « confusion » prêtée à Jacques Marseille ne soit pas en réalité dans le camp opposé, sauf à aller  au cœur de l’analyse de la balance commerciale et de la balance des paiements de l’AOF, ce qui n’a pas été fait.

L’auteure n’a en effet pas proposé la démonstration chiffrée de son propos.

  1. G.   Conclusion

        «  Le financement public de la colonisation en AOF a donc été entièrement supporté par les contribuables locaux. L’aide publique française n’a représenté que 0,4 % des ressources publiques locales. Le poids de la colonisation de l’AOF pour les contribuables français a été totalement négligeable, puisque seuls 0, 006 % des dépenses annuelles de l’Etat français ont été en moyenne, consacrés à l’aide publique en AOF. Même en incluant les prêts et les avances, les transferts publics de la France vers l’AOF n’ont représenté, en moyenne, que 0,09 % des dépenses annuelles. » (p,105)…

       « Les 48,8 millions de Francs 1914 de dons versés entre 1898 et 1957 ne sont pas le signe d’un grand laxisme de la part de la France vis-à-vis de ‘l’AOF. » (p,106)

      Question : en conclusion provisoire, je serais tenté de dire que ce type d’analyse économique et financière soulève une montagne de questions, sinon d’objections,  tenant au fonctionnement économique et financier de la zone Franc au cours de la période coloniale,  au sens des concepts « manipulés », les emprunts, les avances, les subventions, aux périodes historiquement examinées avec au minimum deux critiques de fond, l’une portant sur le postulat d’une continuité historique qui n’existait pas, alors que la thèse tient le discours contraire d’une loi de 1900 qui existait bien et d’un FIDES qui a lui aussi bien existé, l’autre n’hésitant pas à réécrire l’histoire des relations entre la France et l’AOF en utilisant le fameux concept de « concessionnalité ».

        Je laisse à d’autres chercheurs plus compétents et plus jeunes le soin d’aller plus loin dans cette analyse.       

       Pour qui a eu à un moment de sa vie professionnelle la charge de budgets publics,  ou de leur contrôle, la question se pose de savoir si l’ambition, pour ne pas dire les ambitions, techniques et politiques de son auteure, n’étaient pas démesurées.

 Jean Pierre Renaud

Suite et fin le 3 décembre 2014

Histoire coloniale, développement et inégalités dans l’ancienne Afrique Occidentale Française Thèse Huillery avec MM Cogneau et Piketty – Chapitre 4

« HISTOIRE COLONIALE, DEVELOPPEMENT ET INEGALITES DANS L’ANCIENNE AFRIQUE OCCIDENTALE FRANCAISE »

Thèse de Mme Elise Huillery

Sous la direction de Denis Cogneau et de Thomas Piketty

27 novembre 2008

Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales

Thèse Huillery

Rappel de publication des notes précédentes : annonce de publication, le 10 juillet 2014 – avant- propos, le 27 septembre 2014 – Chapitre 1, les 10 et 11 octobre 2014 – Chapitre 3, le 5 novembre 2014

V

Chapitre 4

(page 179 à 267)

« The impact of European Settlement within French West Africa

Did pre-colonial prosperous areas fall behind? »

            Dans l’abstract de ce chapitre, l’auteure écrit :

           « … this paper gives evidence that Europeans tended to settle in more prosperous pre-colonial areas and that the European settlement had a strong positive impact on current outcomes, even in an extractive colonial context, resulting in a positive relationship between pre and post-colonial performances… Rich and hostile areas received less European settlers than they would have received had they not been so hostile, resulting in lower current performances partly due to low colonial investments. Despite, the absence of a “reversal of fortune” within former French West Africa, some of the most prosperous pre-colonial areas lost their advantage because of their hostility; other areas caught up and became the new leaders in the region. “ (p, 179)

            Dans son introduction, l’auteure poursuit :

       « My central finding is that European settlement remains a positive determinant of current performances… As a result, the discriminated prosperous pre-colonial areas lost their advantage in the long run and other areas, less hostile towards colonial power, became the new leaders in the region.” (p,182)

       Il est évident que ce propos surprend si l’on fait référence aux chiffres de la population européenne en face de celui de la population indigène, et encore des superficies en jeu.

      Un propos qui surprend d’autant plus l’amateur d’histoire coloniale et postcoloniale qui, au fur et à mesure de ses recherches et de ses réflexions, a acquis la conviction « scientifique ? » que la colonisation française en Afrique noire aurait eu peu de résultats à son bilan, sans le « truchement » de ceux qu’on a appelé les « évolués ».

      Rien à voir avec les colonies anglaises de peuplement blanc !

     The pre – colonial context

     L’auteure donne quelques chiffres de l’année 1900 qui concernent cinq villes côtières, mais n’en propose aucun pour les cités que l’auteur classe parmi les  cités de transit commercial avec le désert, qui font partie des « pre-colonial prosperous areas », pas plus qu’elle ne propose d’évaluation du trafic interne : « internal trade was still more important than trade with the world overseas, as it had been in the period of slave trade » (p,185)

Le texte fait état d’une remarque intéressante de l’historien Curtin, mais sans évaluation.

      Compte tenu de l’accent mis sur la variable population, notamment l’européenne, qui aurait été déterminante dans les performances enregistrées, il est nécessaire de donner une récapitulation sommaire de ses effectifs :

      En 1929, son effectif était de 18 069 personnes, comparé à une population africaine de l’ordre de 14,2 millions de personnes, pour un territoire de 4 852 000 km2.

     Le Niger comptait 513 européens pour 1,28 millions d’habitants, la Haute Volta, 644 européens pour 3,14 millions d’habitants, le Soudan, 1.819 européens pour 2,63 millions d’habitants.

     La ville de Dakar (4.787 européens), et le Sénégal (4.650 européens) représentaient à eux seuls, 52% de la population de l’AOF. (Labouret, p,39)

    Noter que dans la Table 6 (p,228), il n’est pas précisé si la population de Dakar et Saint Louis est comprise dans la base calculée par mille habitants.

     Delavignette propose une autre série de chiffres qui ne manquent  pas d’intérêt pour bien apprécier le rôle de la population européenne :

    En 1934,  les européens étaient concentrés dans les villes, 10.250 à Dakar,  999 à Saint Louis, 620 à Kaolack, et 810 à Thiès, et d’une façon générale dans les centres :

     Au Sénégal : 14.500 européens dans 14 centres, au Soudan : 1.400 dans 5 centres ; en Guinée : 1.750 dans 4 centres, en Côte d’Ivoire : 1.850 dans 5 centres, au Dahomey : 530 dans 2 centres, au Niger : 240 dans 2 centres.

    Total : 20.270 européens dans 32 centres comptant au moins 100 européens. (Delavignette, p, 51)

      Ces seuls chiffres montrent que le Sénégal, à lui seul comptait plus de la moitié des centres de plus 100 habitants et de la population européenne de l’AOF.

       Nous verrons plus loin le sort que l’analyse réserve au Sénégal.

Questions : l’investissement colonial inégal du chapitre 3,  ou la ville, facteur de changement ? Ou la population européenne elle-même ? Ou tel autre facteur de changement ? Est-il possible, compte tenu de la disproportion des chiffres entre eux de pouvoir considérer que la dite corrélation statistique puisse avoir une signification scientifique ?

       Noter par ailleurs que les pourcentages qui concernent les européens (page192) : « They represented on average 2% of districts populations in 1910, 3% en 1925… » ne paraissent pas exacts.

      Ou encore, pourquoi ne pas poser la question capitale de la localisation des districts par rapport aux côtes et aux voies de communication : les trois graphes 13, 14, 15  décrivant la corrélation existant entre la variable setllement,  et les trois variables, éducation, santé et infrastructure ne traduirait-elle pas une corrélation d’une géographie économique axée sur les côtes ?

      Plus loin, l’auteure propose une mesure de la prospérité du temps pré-colonial :

     « The question is how to measure the pre-colonial economic patterns. The main variable that I use to capture economic prosperity is the density of population” (p,186)

       L’auteure fait référence à des chiffres de l’année 1910, mais pour qui connait les difficultés que l’administration coloniale rencontrait pour “capturer” la population, il est possible de mettre en doute leur fiabilité, d’autant plus que les guerres coloniales contre Ahmadou, Samory, et Tieba avaient complètement bouleversé, à la fin du siècle, la démographie du bassin du Niger, de même que la pacification violente de la Côte d’Ivoire dans les années qui, précisément, ont précédé la première guerre mondiale.

       Il convient également de se poser la question de savoir si la densité de la population est un critère pertinent de prospérité :  quid du Fouta-Djalon par exemple ?

      Il conviendrait de toute façon d’affiner ce type de recherche car la carte 2 de la page 221 ne fait pas apparaître les districts qui auraient bénéficié d’une prospérité précoloniale, c’est-à-dire ceux situés sur les circuits d’échange avec le désert.

II   Colonial expérience et European settlement

    La thèse s’intéresse de près à la variable hostilité compte tenu de son importance supposée, d’attraction ou de répulsion pour la population européenne en exploitant les rapports annuels des administrateurs entre 1906 et 1960, un travail sophistiqué de classement par catégorie très ambitieux, compte tenu de la relativité des comptes rendus de ces administrateurs en fonction de leur personnalité ou de la difficulté à décrire le même phénomène supposé entre 1906 et 1960.

     Il est possible tout d’abord de douter de la fiabilité d’une corrélation qui aurait pu exister entre l’effectif de la population européenne et les résultats de la colonisation elle-même, comme nous l’avons déjà souligné.

    Nourrir l’ambition de vouloir corréler l’hostilité de la population africaine et la  population européenne nous parait donc superfétatoire.

    Il faut avoir connu la réalité de la rédaction d’un rapport d’activité pour manifester la plus grande suspicion à ce sujet, plus encore dans les conditions de travail des administrations coloniales des différentes époques situées entre 1906 et 1960.

   L’administration coloniale elle-même n’aurait sans doute pas été capable de dresser le tableau de la page 195.

    L’auteure écrit à la page 196 : « I test this expected correlation between European settlement, pre-colonial economic prosperity and hostility by running ordinary least squares regressions of the form”

      Pourquoi pas ? Tout en laissant aux spécialistes le soin de valider ce type de corrélation sur le plan technique, mais en m’interrogeant sur la validité des variables elles-mêmes, la variable hostility, ainsi que la variable pre-colonial economic prosperity, laquelle, sauf erreur n’a fait l’objet, ni d’un listing, ni d’une évaluation économique.

     Au surplus, et dans cet exercice très sophistiqué d’économie mathématique, l’auteure  fait une soustraction surprenante, et introduit donc un biais important :

     “Note that Dakar and Saint Louis are excluded from the sample because of the lack of data on political climate in these two specific districts.” (p,196)

    En 1934, Dakar représentait plus de la moitié de la population européenne, et la lecture de la petite presse locale aurait sans doute montré que ces districts étaient plutôt calmes.

     Il n’empêche que l’auteure en tire la conclusion suivante : « panel A show that the dissuasive impact of hostility was large and significative. “(p,197)

Question: la carte 3 (page 222) fait apparaître les districts plus ou moins marqués par leur hostilité au pouvoir colonial, et cette carte ne ferait-elle pas ressortir la concordance existant entre districts ouverts ou fermés aux échanges atlantiques ?

   S’agissant des cas d’hostilité identifiés sur les côtes, en Casamance, en Côte d’Ivoire de l’ouest, ou au Dahomey, et dans ce dernier cas, la possibilité d’une alliance avec un roi local mieux disposé à l’égard de la France que son rival voisin, ce ne sont pas des cas, s’il s’agit de ceux-là, qui accréditent la démonstration de l’auteure.

      Est-ce que les calculs du computer sur ce type de corrélations n’apporterait pas la confirmation, qu’au-delà du facteur hostility, que les districts favorables au settlement étaient précisément les districts dont il était possible, en tout état de cause, d’irriguer leurs échanges par les ports et les voies de communication nouvellement créées ?

III The impact of European settlement on current performances (p,199)

  1. A.   Data on districts current performances

     L’auteure fait tourner le computer entre les bases énoncées plus haut et ce qu’elle appelle les current performances :

     « Data on current performances from national household survey in Senegal, Benin, Mali, Niger, Guinea, Mauritania, Upper Volta and Ivory Coast. The total number of districts is 112 but I exclude Dakar and Saint Louis from the sample since there is no data on political climate in these two particular districts…. This enabled me to compute statistics on districts current performances. “ (p,199)

   “Table 5, panels A et B give evidence that European settlement had a very strong positive impact on current performances” (p,200)

 Questions:

    S’agit-il des performances des années 1995, après l’immense “trou noir” de la période 1925-1995 ?

    Ces calculs sont-ils fiables compte tenu de l’autre impasse faite sur Dakar et Saint Louis, alors que l’auteure note par ailleurs à la page 201 :

    « In 1925 for instance, half of districts have less than 23 european setllers “, une information qui confirme les chiffres que nous avons cités plus haut.

      L’auteure fait intervenir d’autres variables:

     « Facing the challenge to find a random source of variation of European settlement, it is least more cautious to use hostility over 1906-1920 than more classical instruments such as geographic features.” (p,204)

     « To conclude on the impact of European settlement on current performances, my estimates provide support to the fact that colonized areas that received more European settlers have better performances than colonized areas that received less Europeans settlers.” (p,204)

Question:

     Pour qui a une petite connaissance de l’histoire coloniale de l’AOF, du fait qu’elle fut longtemps une terre climatique et sanitaire hostile, qu’elle mit du temps à rompre son isolement géographique, il est évident que la population européenne se concentra longtemps dans les villes côtières, et que les statistiques qui auraient été produites sur les current performances auraient sans doute démontré qu’elles étaient effectivement plus élevées, à la fin des années coloniales, dans la proximité des districts urbains que dans les zones désertiques ou forestières.

            IV.  Why did European settlement play a positive role ? (p,205)

            Il est évident qu’à la différence de certains territoires de colonisation anglaise qui furent des colonies de peuplement, rien de tel n’était possible en Afrique occidentale. Les Britanniques y rencontrèrent le même type de difficulté.

            L’auteure pose la question du choix entre les facteurs qui furent à l’origine du current development, à savoir entre le settlement et les institutions, et note tout d’abord :

     « There is no measure of the quality of institutions at the infra-national district level. 

      Cette absence de mesure n’a pas empêché l’auteure d’attribuer un rôle important dans l’investment policy des districts aux administrateurs coloniaux.

     Elle écrit plus loin sur une possibilité d’arbitrage entre variables, c’est-à-dire entre institutions et settlement :

     « The question here is thus why European settlment had a positive impact on current development conditionally to their extractive strategy. We could be surprised that the impact of European settlement was positive given the bad nature of the institutions they implemented. “ (p,205)

     Nous avons souligné le jugement négatif.

Question : est-ce que ce ne sont pas au contraire les institutions, le système colonial mis en place avec le début de construction d’une certaine forme unitaire d’Etat dans les colonies et dans la fédération, plus que la population européenne, faible en nombre, surtout composée de bureaucrates, qui ont été à l’origine de l’« impact » ?

    Sans évoquer le rôle d’une nouvelle langue d’unification, c’est-à-dire le français !

    Est-ce que ce ne sont pas les « évolués » des colonies qui ont été le véritable facteur de développement  de leur pays, comme je l’ai exposé dans les chroniques que j’ai publiées sur ce blog.

    Sans « truchement indigène » pas d’impact !

     L’historien Henri Brunschwig avait dit «  Sans télégraphe, pas de colonisation ! »

B  The role of private and public investments (p,206)

    L’auteure note:

    “… the key of the positive impact of European settlement could be the investments themselves rather than the incentives to invest created by a more favorable institutional environment. “

       Pourquoi pas ? Mais les investissements privés n’ont fait l’objet d’aucune évaluation.

Plus loin, l’auteure répète son propos, en partant des graphs qu’elle a calculés :

      «  the purpose of this paper, which to explain why a higher of European setllers in 1925 are more developed today.” (p,207)

    Plus loin encore :

    « To conclude, I can only argue the positive influence of European settllement on current performances is partly explained by colonial public investments in education, health and infrastructures. This explanation leaves space to other additional channels that I am not able to measure, like variations in private investments (very likely) or de facto institutions. “ (p208)

     A prendre connaissance de toutes les interrogations que soulève la lecture de ce texte, on ne peut qu’être sceptique à la fois sur le « path » de recherche suivi, sur les variables examinées et retenues, et donc sur les conclusions.

VI  .Conclusion

     L’auteure écrit:

    “ The main result of the paper (1) European settlers preferred prosperous areas within West Africa, which is consistent with  Acemoglu, Johnson and Robinson (2002) premises since the general colonial policy was “extraction”. European thus tended ro reinforce pre-colonial inequalities by settling in prosperous areas (2) This preference towards prosperous areas was discouraged by hostility towards colonial power. Hostility actually dissuaded Europeans from settling and the consequence is that riche but hostile areas thus received less Europeans settlers than rich and not hostile areas. When hostility was really severe in a prosperous area, Europeans preferred to settle in a calm neighboring area even it was less prosperous (3)…. The impact of European settlement was thus positive even in an “extractive” colonization context, working partly through colonial public investments: the higher the number of European settlers, the higher the level of colonial investments in education, health and infrastructures. (4) The distribution of prosperity within former French West Africa did not reverse…. Differences in hostility towards colonial power thus explain why some changes in the prosperity distribution occurred within former French West Africa. It Throws light on the emergence of new dynamic areas like Cotonou, Niamey, Bassam, Abidjan, Dakar, Konakry, Port Etienne, Bamako, Thies or Kaolack, and the relative decline of some of the most pre-colonial dynamic areas like Porto-Novo, Abomey, Fuuta-Dhalo, Kankan, Agadez, Timbuku, Casamance, Waalo, Funta Toro, Macina or Hausa land. “ (p,211)

   Même en utilisant, avec beaucoup de talent et de hardiesse, une belle technique économétrique pour démontrer que la colonisation a été la cause des inégalités constatées plus de 30 ans après les indépendances, que le facteur du settlement, associé à l’investissement dans la santé , l’éducation, les infrastructures, a été principalement la cause de ces inégalités, un settlement qui, confronté au facteur important aussi d’une hostilité existant ou pas, cette démonstration ne  convainc pas.

   L’auteure a fait l’impasse sur le facteur majeur des infrastructures  financées par la Fédération de l’AOF, a fondé son analyse sur l’importance de la population européenne dont les effectifs n’avaient rien à voir avec ceux des colonies anglaises de peuplement, et dont la composition aurait sans doute mérité un peu d’attention.

    En 1925, le settler était avant tout un fonctionnaire ou un commerçant, ce qui voudrait dire que c’est plus le facteur urbain que le facteur européen, qui aurait pu constituer la bonne variable de démonstration.

    Et dans la brousse, le settler était le commerçant de traite syro-libanais.

    Enfin, pourquoi ne pas avoir livré les cartes géographiques que l’auteur a établies à partir des nombreuses caractéristiques des districts mises dans le computer, afin de voir si par hasard la carte des fameux districts qui envers et contre tout, avaient bénéficié des meilleurs performances, plus de 60 ans après, n’étaient pas les districts côtiers, ceux des ports, des grandes voies de communication, ou des nouvelles capitales administratives ?

     Pour reprendre la liste des citées énumérées à la page 211, celle des « new dynamic areas » les onze premières, 6 étaient des ports nouveaux, 2 des cités du Sénégal, et  2 de nouvelles capitales administratives.

     Parmi la liste des « most pre-colonial dynamic areas », les onze citées, plus de la moitié étaient d’anciennes capitales politiques, et les autres des cités de transit commercial avec le désert.

     Pour ne citer qu’un exemple, celui de Tombouctou, il n’est qu’à lire les récits de la découverte qu’en ont fait les premiers explorateurs pour juger de l’importance tout relative de cette cité au dix-neuvième siècle, ne serait-ce que celui de René Caillé (avril 1828)..

     Pour résumer ma pensée, et en laissant d’autres chercheurs aller plus loin dans l’analyse, je dirais qu’à mon avis, la vraie démonstration, plus historique que politique, montrerait sans doute que la distribution inégalitaire des districts s’inscrirait sans doute dans une géographie urbaine et une économie du développement assez conforme à la théorie des pôles de développement chère à  François Perroux, selon un modèle très inégalitaire jusqu’en 1945, et beaucoup moins après 1945, avec le FIDES.

Jean Pierre Renaud

Annonce de publication

 En décembre 2014, je publierai mon analyse du chapitre 2 intitulé  » Le coût de la colonisation pour les contribuables français et les investissements publics en Afrique Occidentale Française »

    ainsi que mes conclusions générales de lecture de cette thèse

Histoire coloniale, développement et inégalités dans l’ancienne Afrique Occidentale Française – Les corrélations du chapitre 3

« HISTOIRE COLONIALE, DEVELOPPEMENT ET INEGALITES DANS L’ANCIENNE AFRIQUE OCCIDENTALE FRANCAISE »

Thèse de Mme Elise Huillery

Sous la direction de Denis Cogneau et de Thomas Piketty

27 novembre 2008

Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales

Rappel de publication des notes précédentes : annonce de publication, le 10 juillet 2014 – avant- propos, le 27 septembre 2014 – Chapitre 1, les 10 et 11 octobre 2014

&

IV

Chapitre 3

“History matters : the long term impact of colonial public investments in French West Africa”

Chapitre 4

“The impact of European settlement within French West Africa

Did Pre-colonial prosperous areas fall behind ? “

&

 « Modèle colonial » ou modèle capitaliste ?

Essai d’astrophysique historique aux confins des « trous noirs » des planètes coloniales ?

Avant-propos

Le 10 juillet 2014, sur ce blog,  j’annonçais la publication de mes notes de lecture, en écrivant à la fin :

« Avec deux énigmes historiques à résoudre :

La première : avec ou sans « concession » ? 

La deuxième : avec quelles corrélations ? »

Nous allons examiner la deuxième énigme.

            Dans le premier chapitre, nous avons vu que l’auteure s’était fixé comme objectif, à partir de la « littérature » existante, d’évaluer le bilan de la colonisation française en général,  et celle de l’Afrique Occidentale Française en particulier.

            L’objectif non dissimulé de cette thèse était d’affirmer que les Africains de l’Ouest avaient financé eux-mêmes la colonisation française, sans toutefois faire le distinguo historique nécessaire entre l’avant 1945 et l’après 1945, date de la création du FIDES.

            Dans les deux derniers chapitres rédigés en anglais, l’auteure a eu pour objectif de démontrer que la source des inégalités constatées dans les années 1995, dans les mêmes territoires, est due essentiellement aux inégalités constatées dans les investissements publics coloniaux effectués au cours de la période 1910-1928, donc une source d’inégalité à responsabilité coloniale.

            Avant d’analyser le contenu de ces deux chapitres qui font la démonstration d’une très grande vélocité technique dans le maniement des outils économétriques et statistiques, avec force cartes, tableaux et graphiques, souvent en couleur, j’aimerais introduire ma lecture critique en soulevant la question de la représentativité des bases statistiques retenues pour la période de référence (1910-1928) au cours de laquelle les structures de la colonisation étaient encore fragiles et inégales selon les régions, et en posant l’autre question des « trous noirs » qui affectent ce type d’analyse historique.

            A titre d’exemple de base de corrélation, est-ce qu’il est possible de considérer comme une base statistique fiable, la densité de population qui aurait été celle de l’Afrique de l’Ouest en 1910, telle qu’elle est représentée dans la carte 2 de la page 221 ?

            Il est permis d’en douter pour de nombreuses raisons.

            Par ailleurs, il parait tout de même hardi de proposer un saut historique de quatre-vingt-cinq ans, de 1910 à 1995, en faisant l’impasse sur la période coloniale qui s’est terminée en 1960, et sur l’histoire quelquefois chaotique de quelques-uns des territoires concernés, sans oublier la démographie qui parait hors sujet.

            Il convient en effet de revenir brièvement sur la citation que j’ai faite d’un propos  tenu par le directeur de cette thèse,  M.Cogneau dans un article de M.Philippe Fort paru dans Look@sciences intitulée « Le lourd héritage colonial en Afrique de l’Ouest ».

     « Et si le modèle colonial français expliquait le retard des pays francophones d’Afrique de l’Ouest ? C’est à cette question que s’est intéressée Elise Huillery, enseignante et chercheuses à Sciences Po. L’origine des inégalités de développement observées au sein même de l’ancien « pré carré » français en Afrique résiderait, selon elle, pour une large part, dans les logiques de l’investissement public colonial…. 

      « En analysant les données des archives coloniales à l’échelon du district où étaient concentrés les pouvoirs effectifs, explique Elise Huillery, j’ai constaté l’existence de liens entre les investissements réalisés alors et des indicateurs de l’état de développement actuel : taux d’accès à l’école primaire, à l’eau potable, à l’électricité ou aux soins médicaux…

      Cette étude permet de sortir d’une impasse.

      « Il existe un trou noir sur les investissements publics entre l’indépendance dans les années 1960 et les années 1990 » constate Denis Cogneau, professeur associé à la Paris School of Economics et directeur de recherche à l’IRD. «  Cela rend extrêmement difficiles les comparaisons directes entre investissements pré et post coloniaux. » Le choix du district comme échelon de l’étude permet de surmonter cette difficulté. En effet, en offrant un vaste échantillon de données très précises, il rend possible l’analyse des politiques d’investissement de plusieurs zones de colonisation qui disposaient au départ, d’un potentiel similaire. Au terme de son analyse, l’héritage colonial est la seule explication des inégalités de développement observées au sein même de l’ancien « pré carré » français en Afrique. Elise Huillery l’affirme : « la colonisation a bouleversé la carte économique de l’Afrique de l’Ouest »…

        Dans le mode d’organisation colonial français, le choix des investissements est du ressort des administrateurs locaux…

     L’étude montre bien que le niveau de développement régional actuel dépend des investissements coloniaux initiaux. Elise Huillery cite notamment l’exemple du Bénin :        

« Le choix colonial français a été de privilégier Cotonou, aujourd’hui capitale administrative et économique du pays, au détriment de Porto Novo, hostile à la présence étrangère. Cotonou, après l’indépendance du Bénin, a ensuite continué à attirer la plupart des investissements et est aujourd’hui  largement plus développée. »

    En ce qui concerne le Bénin, sur les statistiques duquel l’auteur a fait, sauf erreur, l’impasse, il est évident que l’une ou l’autre des deux cités était située sur la côte, donc dans un pôle possible de développement.

    Déclarer que la colonisation française a bouleversé  la carte économique de l’Afrique de l’Ouest est une évidence, comparable à ce qui s’est passé ailleurs à l’époque des empires coloniaux.

    Les bases statistiques retenues, celles des années 1910-1928 mériteraient d’être, dans chaque cas de district, confrontées à leur histoire factuelle, compte tenu de tous les événements qui les ont affectés :

   1910- 1914 : dernières opérations de pacification ou de mise en place de l’administration coloniale,

   1914-1918 : conséquences de la première guerre mondiale, et dans certains districts, révoltes contre la conscription,

     1918-1928 : retour à une certaine stabilité politique,

    Faute de cette périodisation et d’une analyse classique des faits enregistrés dans chacun des districts mis dans le computer, il parait difficile de ne pas faire preuve d’une grande suspicion scientifique.

Chapitre 3

History matters : the long term impact of colonial public investments in French West Africa

L’analyse elle-même: ou la pertinence des “History matters”

   Dans son abstract, l’auteure écrit : « … this paper gives evidence that early colonial investments in education, health and public works had large and persistent effects on current outcomes… I show that a major channel for the long term effect of early investments is a strong persistence of investments: regions that got of a specific type of investment at early colonial times continued to get more of this particular type of investment.” (p,123)

      Introduction

En ce qui concerne the French West Africa, l’auteure écrit:

 “ This region exhibits a noticeable homogeneity  regarding to its geographical, anthropologic, cultural and historical characteristics. Moreover, it was colonised by France (which allows us to control for the coloniser’s identity), at the same period (from the last quarter of Nineteenth century to 1960.” (p,125)

      L’auteure a l’ambition de démontrer que  les investissements publics et inégaux faits dans les cent vingt districts de l’AOF, entre les années 1910 à 1928, importants ou non, selon les districts,  ont projeté les mêmes inégalités dans les années 1995.

    « Colonial times introduced important differences between districts of former France West Africa. Colonial investments in education, health and infrastructures were indeed very unequal among districts. “ (p,126)

     “Results show that colonial public investments have been a strong determinant of current districts’s development. Colonial investments in a certain type of public goods (education, health or infrastructures) between 1910 and 1928 explain about 30 % of the corresponding current performances.” (p,127)

       Il est tout à fait intéressant de constater que ce type de calcul tendrait à valoriser le raisonnement des économistes de l’utilité marginale ou du coût marginal, le raisonnement dont nous avons fait état au début de notre lecture, à une réserve près, celle d’un immense « trou noir » historique.

Questions:

     Les observations et premières conclusions de l’auteure soulèvent déjà quelques questions :

    Est-il possible de partir du postulat de la « noticeable homogeneity »  de l’AOF dans la première période de référence 1910-1928 ? A mon avis, non, alors et après, car ce postulat ne peut être démontré sur le plan géographique, religieux, politique, culturel, ou économique…

     Quoi de commun par exemple entre les districts animistes ou fétichistes, découpés dans la forêt de la nouvelle Côte d’Ivoire, et ceux dessinés dans les territoires qui firent partie de l’ancien Empire Islamique et Peul du Macina sur le Moyen Niger ?

     Est-il possible de considérer que la période 1910 -1928 est une bonne référence chronologique de base, en faisant l’impasse sur la première guerre mondiale, et sur la période des années 1910-1914, au cours de laquelle le pouvoir colonial était à peine installé ? Non

     A titre d’exemple, la France menait encore des opérations de pacification violente et systématique, avec la destruction de villages et leur regroupement, sous l’impulsion du gouverneur Angoulvant, dans la zone forestière d’une Côte d’Ivoire, à peine née,  dans les années qui ont précédé 1914.

     Autre exemple, au cours des années 1915 et 1916, les opérations de recrutement de troupes en AOF, menées sous la houlette du ministre Diagne, provoquèrent des révoltes en Haute Volta, dans l’est du Haut Sénégal, et sur le Niger : plus de cent villages cassés, des grosses pertes parmi les insurgés, à la suite de l’intervention d’une colonne militaire de plus de 2.000 hommes :

     « Ce fut, semble-t-il, la plus importante révolte qu’ait connue l’Afrique noire française durant la période coloniale, plus grave même que les troubles qui affectèrent le Constantinois pendant la guerre pour les mêmes raisons. » (p,362, Essai sur le colonisation positive, Marc Michel)

       Ajouterai-je que jusqu’à la fin du dix-neuvième siècle, toute la zone géographique au sud du Niger entre Bissandougou et Sikasso, jusqu’au nord de la Côte d’Ivoire, étendue sur plus de six cents kilomètres de long et de l’ordre de 300 kilomètres de large, fut ravagée à la fois par les guerres « fratricides » entre l’Almamy Samory de Bissandougou et  le Fama Tiéba de Sikasso, et par les opérations de conquête coloniale que la France menait contre Samory.

     Enfin, pourquoi ne pas mettre en doute, non pas le travail de l’auteure à ce sujet, mais le véritable exploit statistique qu’a pu constituer le recueil d’autant d’informations statistiques, considérées comme fiables, au niveau des districts, pour qui a une certaine connaissance du travail souvent aléatoire des administrateurs coloniaux sur le terrain ?

  1. I.              Historical background : French colonisation

      L’auteure décrit l’organisation de l’AOF en relevant le rôle important des « French administrators » :

     The administrative organization was thus officially centralized but effectively decentralized. French districts’s administrators could manage their local policy in almost independent way thanks to physical distances and lack of means of communication. Neighbour districts could therefore experiment different colonial policy.” (p,130)

     “Colonial administration invested in three public goods: education, health and infrastructures. Every year French administrator had to define precisely how many teachers, schools, doctors, hospitals they needed and how much money they wanted for public works so as to elaborate the annual budget… Finally, they decided how much financial resource they need to cover their infrastructures expenses; roads, wells, tracks, buildings, bridges’ reparations and constructions. A very precise “plan de campagne” was established annually to describe all the works to be performed in each locality.” (p,131)…

    The influence of administrators on investments policy was thus certainly very high. “ (p,131)

Questions

    La description faite parait presque irréelle, sauf à mettre en face des dates et des lieux,  et à définir exactement les pouvoirs que les commandants de cercle exerçaient réellement, lesquels n’avaient, dans beaucoup de cas, rien à voir avec cette description idyllique du monde administratif colonial, qui n’était pas celui des années 1910-1928, de toute façon.

       Encore conviendrait-il, à la base de ces postulats, donner les ordres de grandeur des budgets dont pouvaient disposer les commandants de cercle par rapport à ceux du budget de la colonie, maître d’ouvrage,  ou de la fédération !

  1. II.            Data and summary statistics

     L’auteure note :

    In 1995…”The inequalities between countries are thus consequent. But the greatest inequalities in former French West Africa do not arise at the state level but at the district level. District level data on current development used in this paper come from national household surveys implemented in the 1990’s.” (p,133)

    L’auteure s’intéresse à trois sortes d’investissement, les écoles, la santé et les infrastructures, et livre le calcul de ces trois indicateurs pour les années 1910-1928, sans tenir compte du Bénin (p,133), comme déjà indiqué, une des colonies alors les mieux dotées.

« Le trou noir » ? Un saut historique, et une impasse statistique !

     L’auteure fait tourner son computer de corrélation à partir des trois bases d’investissement retenues, entre les années 1910 -1928 et les années 1990 -1995, en faisant l’impasse sur la période 1960- 1995, comme le notait le directeur de thèse dans la deuxième citation du début de notre analyse.

    Cette thèse nous invite donc à effectuer un véritable « saut historique » entre la période 1910-1928 et la période 1995, en faisant l’impasse sur l’histoire des districts étudiés pendant plus de 60 ans, avant et après l’indépendance des colonies.

    Il aurait été intéressant de proposer le même type de corrélation avec les années 1955-1960 afin de tenir compte des effets de l’investissement colonial massif du  FIDES créé en 1945 dans les districts corrélés.

     Comment par ailleurs proposer des corrélations sans tenir compte des évolutions démographiques des territoires étudiés, pour ne pas dire des révolutions, ou des coups d’Etat ?

    .L’auteure a rencontré des difficultés pour saisir des chiffres convaincants dans le domaine des infrastructures :

    « Data on large-scale public works financed on federal resources are not included for two reasons: first, il would have required the collection of federal budgets data in addition to local ones, which represents an important additional effort, second, federal budgets do not decompose investments neither at the district level nor at state level, which would make any repartition between district very hypothetical. This exclusion produces actually an understatement of colonial investments inequalities : large scale public works financed on federal resources were mostly devoted to main towns ot main axes of each colony, those which already advantaged by local budgets. Actual colonial inequalities in infrastructures were thus probably larger than measured here.” (p,135)

Questions

  Il est dommage que l’auteure n’ait pas  donné le chiffre des investissements d’infrastructures réalisées par la fédération, comparé à celui réalisé par les colonies, car cette comparaison aurait sans doute montré que l’écart était considérable, et qu’il était de nature à affaiblir très sensiblement le raisonnement statistique proposé.

    Il n’aurait pas été choquant de calculer une moyenne de ce type d’investissement par colonie et donc par district, étant donné que ces infrastructures de ports, de chemins de fer, de routes, concernaient tout autant l’ensemble des districts, dans le cadre d’une politique de développement qui passait par l’ouverture d’une Afrique de l’ouest, jusque-là fermée, vers l’Atlantique,  avec une répartition des rôles entre fédération et colonie.

    Il s’agit d’une impasse d’autant plus surprenante que l’on sait que le budget fédéral a financé d’importants travaux d’infrastructures, notamment par emprunts, avant la deuxième guerre mondiale.

     Dans le cas du Bénin, mis hors- jeu, il est évident que la création d’un port et d’une ligne de chemin de fer allant vers le nord, concernait l’ensemble du territoire, mais avec des effets atténués dans l’hinterland, à supposer que les districts de référence y fussent situés.

     Avec pour conséquence logique:

: « It is clear that colonial investments policy were unbalanced : Upper-Volta and South-Est of Niger have been disadvantaged in terms of human capital investments, investments in infrastructures were more concentrated in coasts areas of Senegal, Guinea and Ivory Coast and that reflects the structure of French colonial economic system based on trade with European countries. In addition to regional discriminations, it is noticeable that many neighbour districts received very different colonial treatments.” (p,135)

     La méthodologie utilisée fait appel alors à un concept de neighbour districts, un concept qui pourrait être intéressant à condition de le définir et d’afficher les districts qui répondaient à cette définition : quels étaient les districts (les cercles) qui partageaient le même neighbourhoud,  des  données qui ne figurent pas, sauf erreur, dans le document lui-même.

     Dans le cas de figure cité plus haut, comment ne pas rappeler que les districts de la page 135 étaient coupés de toute communication extérieure moderne avant la création des grandes infrastructures de l’AOF, une ligne de chemin de fer et des routes dans la cas de la Haute Volta, et la création d’une autre ligne de chemin de fer au Dahomey, faute de pouvoir utiliser la grande voie fluviale du Niger dont les chutes interdisaient l’utilisation vers l’aval ou vers l’amont,  et négocier un droit de passage avec la Grande Bretagne ?

      Dans les années 30, le géographe Weulersse notait, à l’occasion de son passage à Kano, dans le nord de la Nigeria, que les coloniaux français  empruntaient la ligne de chemin de fer Ibadan Kano pour rejoindre leur poste au Niger ou au Tchad.

    L’auteure cite bien ce type de facteur, mais sans lui accorder une importance plus grande qu’à celle accordée aux trois investissements retenus, les écoles, la santé, et les infrastructures de district, avec la réserve capitale que nous avons faite sur leur interprétation.

     Afin d’apprécier la situation précoloniale des districts, l’auteure introduit dans ses calculs d’autres variables dont il est possible de discuter la pertinence :

     « initial population density » : des chiffres improbables, compte tenu des difficultés du recensement à l’époque considérée, des difficultés que l’administration coloniale rencontra pour le faire, quasiment jusqu’aux indépendances, pour la raison simple qu’ils commandaient l’assiette de l’impôt de capitation.

       « the existence d’un « centralised political power (« state societies ») as opposed to stateless societies. », une analyse qu’il était possible de faire de l’est à l’ouest et du nord au sud ? En 1928, il aurait été possible de classer l’ensemble des cercles selon ce type de critère ? En l’absence des connaissances anthropologiques et historiques utiles ?

     Autres variables : la résistance against French colonial power (Second), la variable « local chiefs indemnities as control (Third), et enfin la variable Early European setllment, des concepts statistiques difficiles à établir et à manipuler, tels qu’ils pouvaient exister concrètement dans cette Afrique de l’ouest en construction.

     Il convient de noter enfin que la variable de la population européenne, effectivement chiffrée, n’a sans doute pas été un facteur de changement très actif, compte tenu de son très faible effectif, mis à part le cas de Dakar et de Saint Louis, en tout cas pour la période de référence 1910-1928.

     Nous reviendrons sur le sujet à l’occasion du chapitre 4.

  1. III.          Basic correlations : OLS Estimates
    1. A.   Empirical Strategy

         « I compare districts development performances according to colonial investments they received between 1910 et 1928 by running ordinary squares of the form: …(p,139)

       Je laisse le soin aux économistes statisticiens de faire tourner modèles et machines, mais il est évident, indépendamment de la pertinence de la formule elle-même sur laquelle je n’ai pas la capacité de me prononcer, que la démonstration économétrique recherchée repose entièrement sur la pertinence des bases et variables historiques qui ont appelé maintes réserves de notre part.

      « I therefore prefer to drop out Dakar and Saint Louis from the sample » (p,140)

Impasse identique à celle du Bénin !

      Le raisonnement que tient l’auteure en ce qui concerne la situation de Dakar et de Saint Louis est tout à fait surprenant : la colonisation française de l’AOF ne pouvait avoir que des résultats inégaux, étant donné qu’elle l’était, dès l’origine, un « modèle » de développement inégal, le « sample » même d’un Dakar, pôle de développement principal de l’AOF avec son port, ses lignes de chemin de fer, et le rôle d’animation politique de la fédération..

      Sortir Dakar et Saint Louis du logiciel, compte tenu de leur poids dans le système colonial de l’AOF, revient donc à introduire un biais capital dans ce type d’analyse de l’histoire économique de l’AOF.

  1. B.   Results

     L’auteure écrit :

    « Table 2 et Table 3 report OLS estimates of the impact of 1910-1928 colonial investments on 1995 performances….” (p,140)

    “The general picture that emerges from these tables is that districts which received more investments over 1910-1928 have significantly better performances today. “

“We can finally notice that explanatory variables in this paper account for about 40 % of the variation in 1995 health performances, 50% of the variation in 1995 school attendance and 70% of the variation in 1995 access to infrastructures. More importantly, each specific colonial investment alone accounts for about 30% of the variation of the corresponding 1995 performance.” (p,141)

     Questioncomment ne pas admirer ce travail d’économie mathématique qui survole presqu’un siècle, qui fait l’impasse sur au moins deux « trous noirs » ceux des années 1928-1960 et des années 1960-1995, et qui, à partir de bases et de variables, dont la pertinence historique est mal assurée,  conclut à l’existence de corrélations historiques effectives entre des investissements coloniaux au niveau des 120 districts de l’AOF, dont la définition mériterait d’être vérifiée, et des « current performances » des années 1995 ?

  1. IV.           Ecometric issues : selection et causality
  2. A.   Historical Evidence on Selection during colonial times

      L’auteure poursuit la même ambition de prouver les corrélations existant entre les investissements coloniaux  locaux (c’est-à-dire dans les districts) avec les performances constatées en 1995, et dans ce but elle se propose : « First, using historic data and qualitative evidence from African historians…. Second I use a “ natural experiment approach that consists in comparing neighbour districts only. Results from matching strategy confirm the OLS estimates.” (p,143)

        Dans cette partie, l’auteure teste la validité des corrélations qui peuvent exister entre les « colonial investments » des années 1910-1928 et les « current performances » des années 1995, et des différentes variables pouvant affecter les résultats des calculs, la densité de population, l’existence de « societies politically well-structured », la « distance from coast », et à cet égard, l’auteure estime :

       « In particular, it is too weak to use distance from the coast as a valuable instrument for colonial investments. » (p144)

Questions :

       Est-ce que la méthodologie utilisée, à savoir ne retenir qu’une partie des investissements coloniaux, au niveau des districts, en écartant les grands investissements de la fédération ou des colonies, ne conduit pas inévitablement à faire biaiser le modèle ?

      Nous verrons plus loin la définition que donne l’auteur de ce  concept comparatif novateur de neighbour districts.

     La réponse à ces deux questions permettrait de valider l’évaluation faite du facteur distance de la côte.

     Les « top-down interventions » :

    Faute de pouvoir accorder une bonne causalité aux différents facteurs examinés, l’auteure propose de prendre en compte les « top-down interventions », c’est-à-dire le rôle des administrateurs coloniaux.

     « The specific personality of the administrators was therefore a strong determinant of the policy they implemented in particular at the beginning of colonial times (in the 1900s and 1910s) because administrators stayed long enough in specific districts to implement long term projects (after the World War I, they had relatively shorter tenures, typically 3 years.)”

     Remarque surprenante, alors qu’une des difficultés de l’administration coloniale fut précisément la trop grande mobilité des titulaires des commandements, au maximum trois ans, pas plus !

    Il convient de noter par ailleurs qu’après avoir privilégié comme facteur de changement l’investissement colonial au lieu des institutions,  l’auteure réintroduit par la fenêtre le facteur institutionnel, grâce aux « administrators ».

  1. B.   Matching estimates.

      “The strategy that I pursue is to use a matching approach that consist in comparing neighbour districts only…. In the case of French West Africa, there are good reasons to think that neighbor districts were very similar before colonial times… This lead me to assume that the neighbor districts shared similar unobservable characteristics. This assumption can be interpreted as the fact that unobservable characteristics are geographically distributed and that districts borders were sufficiently exogenous to make differences between neighbour districts unobservable characteristics not salient.” (p,145)

       A la page 146 et dans  Appendix 2 (p,177) , l’auteure tente de définir le fameux concept de neighbourhood :

       « I define a neighbourhood as a cluster of three districts that share a common border and assume that neighbourhood fixed effect is similar within but not between clusters. This leads to divide districts map in disjointed neighbourhoods which sets of three districts sharing a common border. Appendix 2 gives further details on matching procedure. (p,146)

Question :

       Dans les pages qui précèdent, nous avons soulevé un certain nombre de réserves sur la méthode utilisée, sur la définition et sur l’établissement des bases des corrélations proposées, sur le volume des investissements coloniaux réalisés dans les districts entre 1910-1928, ainsi que sur la pertinence de calculs de corrélation effectués entre 1910 et 1995, mais nous nous interrogeons cette fois sur la pertinence du concept volatil de neighbourhood.

      Est-ce qu’il ne s’agit pas d’une trop belle sophistication de méthode de recherche économétrique qui dépasse très largement la réalité historique des terrains coloniaux dont la nature et les caractéristiques ont changé au cours des âges, de 1910 à 1995 ?

     L’auteure consigne ce doute dans une sorte de conclusion provisoire :

    « In the end, we may think that the long term impact of early colonial investment is too large to be due uniquely to the early colonial investments themselves. Since these results do not take into account what happened later, they may reflect the relationship between early colonial investments and something caused by them. We therefore need to explore what happened in the interval.” (p,147)

    C’est décidément y perdre son latin!

    Précisons que je n’ai pas trouvé dans la thèse qui a été publiée la liste des clusters de districts avec leur localisation, une information qui permettrait de se faire une idée sur la pertinence géographique et historique de cette clé d’explication.

   Sans doute le directeur de cette thèse et les membres du jury en ont-ils eu communication !

  1. V.           Why do early colonial investments still  matter ?

    “Previous results establish large and robust differences in current performances due to differences in colonial public investments. Why are long term returns to investments so large? In this section, I want to give some potential answers to this question “ (p,149)

     Après avoir émis un doute sur les résultats publiés quant à la corrélation de base entre les investissements coloniaux des années 1910-1928 et les performances des années 1995, l’auteure propose une analyse sur ces fameuses performances, une comparaison historique « improbable », même dotée des outils économétriques les plus sophistiqués.

  1. VI.          Conclusion

      « This paper thus contributes to explicit the mechanism through which spatial inequalities arise and persist, and gives evidence that even in the long run inequalities do not vanish because there are increasing returns to the adoption of a practice and because both starting point and accidental events can have significant effects on the ultimate outcome. “(p,153)

   Notre propre conclusion :

   Récapitulons nos objections, ou questions au minimum:

    Nous ne reviendrons pas sur les objections que nous avons déjà formulé quant à la pertinence d’une analyse économique historique qui est établie à partir de bases historiques contestables établies à partir de trois critères, les médecins, les enseignants, les travaux publics dans les cercles (1910-1928), qui sont corrélés, plus de soixante ans après, avec des indicateurs qui ne tiennent aucun compte des situations historiques intermédiaires, en faisant l’impasse d’au moins deux « trous noirs » majeurs, la période 1928-1960 et la période affichée comme « noire » par le directeur de la thèse lui-même, celle postérieure à 1960, sauf à faire remarquer aussi que l’histoire politique et économique de l’Afrique Occidentale Française de la première période (post-bases) n’a pas été celle d’un fleuve tranquille et continu.

    Cette démonstration comporte beaucoup d’incertitudes de toute nature sur la nature des « public works » comparés à ceux de la fédération, sur le rôle des administrateurs coloniaux, sur le concept de districts «  neighbour » et son application géographique.

    Pourquoi ne pas avoir donné la localisation des fameux « clusters » de trois districts, afin de se faire une idée sur la signification de ce concept, et de pouvoir comparer cette localisation d’effets économiques avec celle issue du développement des pôles de changement de l’AOF, sur le modèle des pôles de François Perroux ?

     Enfin, pourquoi ne pas s’interroger sur le sens que l’auteure donne au concept d’investissement public ? Il s’agit moins de formation de capital fixe, ou d’investissement matériel, mis à part la catégorie des « public works », que d’investissements immatériels, ceux de l’école et de la santé, mais alors comment évaluer ceux de la construction d’un Etat colonial, et du coût des animateurs de ce nouvel Etat, c’est-à-dire les administrateurs coloniaux ?

    En définitive, toute la question est de savoir si les inégalités enregistrées dans les années 1990 en Afrique de l’ouest sont le résultat d’un modèle de développement colonial « inégal », parce que « colonial », au niveau des districts,  ou du modèle classique de pôle de développement, c’est-à-dire de type capitaliste,  à partir des ports, des routes et des lignes de chemins de fer, réorienté après 1945 avec l’intervention du FIDES .

    Si tel était le cas, les conclusions de l’auteur correspondraient à une sorte de lapalissade historique !

   Jean Pierre Renaud

   Avec une note d’humour !

     Je viens de revoir avec plaisir le film « Le dernier métro » de François Truffaut, avec une intrigue portant sur une pièce de théâtre intitulée « La disparue ».

      A l’occasion d’un dialogue amoureux entre Catherine Deneuve et Gérard Depardieu, alors jeunes acteurs, l’actrice déclare : « Ce n’était pas des mensonges, mais des trous noirs. »

Fin de citation ! 

Histoire coloniale, développement et inégalités dans l’ancienne Afrique Occidentale Française Thèse Huillery – Chapitre 1- Lecture critique – Deuxième partie

« Histoire coloniale, développement et inégalités dans l’ancienne Afrique Occidentale Française »

HESS – 2008 – Thèse de Mme Huillery

Notes de lecture critique

II

Chapitre 1 (p,19 à 71)

« Mythes et réalités du bilan économique de la colonisation française »

Deuxième Partie

II . Coûts et bénéfices de la colonisation pour les colonies

         Compte tenu du bouleversement complet qu’a provoqué la colonisation dans les colonies, l’auteure note dès le départ qu’il sera difficile d’établir ce type de comptabilité : « Mais nous sommes très conscients de l’impossibilité radicale qu’il y a à établir une évaluation quantitative des coûts et bénéfices de la colonisation pour les colonies. » (p,55)

        L’auteure botte donc en touche dès le départ du bilan en proposant un exercice dont le contenu ne parait plus appartenir au domaine conceptuel du bilan, une réserve surprenante, étant donné que les graphiques proposés montrent bien qu’en francs 14, l’AOF a vu ses moyens budgétaires augmenter sensiblement au cours de la période étudiée, et que les chiffres du commerce extérieur de l’AOF montrent également qu’il a beaucoup progressé.

       « Nous formulons donc un peu différemment les questions dans cette deuxième partie en se demandant en quoi la colonisation a été favorable ou défavorable au développement des colonies plutôt qu’en se demandant ce que la colonisation a coûté ou rapporté aux colonies. » (p,56)

A – En quoi la colonisation a-t-elle été favorable au développement des colonies ?

  1. Les investissements privés

      L’auteure propose dès le départ son constat : «  Les investissements privés dans les colonies ont-ils permis aux économies colonisées de se développer ? A notre connaissance, il n’est guère d’historiens qui le défendent »

      L’auteure renvoie vers les travaux de Philip Curtin qui concernent l’économie ouest-africaine, lequel rapporte « que le commerce interne de la région était au XIXème siècle beaucoup plus important que le commerce transatlantique », et pour cause, étant donné que tous les « initiés » savaient que l’ouest africain était, géographiquement parlant, ce que notait le géographe Richard-Molard, un continent clos, avant son ouverture aux échanges internationaux grâce aux ports et aux voies de communication qui n’existaient pas et qui y ont été construits (voir la citation Richard-Molard dans un de nos avant-propos).

      Il aurait été d’ailleurs intéressant que l’auteure nous donne les chiffres de ce commerce interne, qu’il s’agisse de textiles, de noix de kola, de sel, d’or…ou peut-être d’esclaves, dont le trafic interne fut important et persista longtemps.

     A titre d’exemple, à la fin du dix-neuvième siècle, l’Almamy Samory que la France combattait dans l’Ouassoulou, à l’ouest du bassin du Niger, à tort ou à raison, finançait encore des achats de fusils à tir rapide en Sierra Leone en vendant des esclaves.

    L’auteure écrit qu’une des premières causes du manque de développement a été l’insuffisance des investissements privés, associée au choix des investissements effectués, mais quid en AOF, terrain d’étude choisi par cette thèse ?

      L’analyse détaillée des statistiques douanières et des balances des paiements de l’AOF aurait pu apporter de la lumière sur ce constat, de même que sur la nature et la croissance des échanges entre la métropole et l’AOF, ainsi que sur le rôle des pôles de développement que constituèrent les nouveaux ports et les nouvelles voies de communication.

  1. Les investissements publics

      « Le bénéfice que les colonies ont retiré de la colonisation viendrait-il donc des investissements publics ? C’est ce que défendent les historiens du courant anti-repentance. » (p,59)

     L’auteure procède à un nouveau tour d’horizon de la « littérature » disponible qui fait le constat du faible niveau des investissements publics, mais sans proposer elle-même, à ce stade de la thèse, ses propres calculs pour l’AOF, en concluant :

     « Pour conclure sur les bénéfices que les colonies ont retirés de la colonisation, il s’avère donc que le bénéfice des investissements privés peut être considéré comme inexistant, du fait du manque de rationalité économique et de prise en compte des besoins locaux qui ont guidé le placement des capitaux privés. »(p,62)

        Un constat qui ne peut manquer de surprendre !

B. En quoi la la colonisation a-t-elle été défavorable au développement des colonies ?

      « La dernière question qui achève l’examen des composantes du bilan économique de la colonisation recensées dans la littérature, est sans aucun doute la plus difficile de toutes les questions que nous avons posées : en quoi la colonisation a-t-elle été défavorable au développement des colonies. » (p,62)

     Le lecteur aura noté que c’est à nouveau à partir de la « littérature » qu’un bilan économique de la colonisation lui a été proposé, et que la question est posée de façon a priori négative, « défavorable »..

a)    L’absence d’investissement productif

     L’auteure fait appel à Mme Coquery-Vidrovitch et à M. Moniot pour distinguer les trois phases qui auraient été celles du pillage, de l’économie de plantation, et de l’économie de traite, un classement qui a une certaine valeur, mais qui gagnerait à être plus rigoureux dans son analyse géographique et historique.

    Les investissements privés et publics auraient été inadaptés au développement des colonies, avec des infrastructures tournées vers l’extérieur, des réalisations pharaoniques telles que l’Office du Niger, la « charge que représentait l’administration coloniale pour des populations dont les ressources n’étaient pas en adéquation avec un degré d’organisation et de centralisation tel. Il faut rappeler bien entendu que les salaires des fonctionnaires coloniaux français servant dans les colonies, c’est-à-dire l’essentiel des coûts administratifs des budgets coloniaux, étaient à la charge des budgets locaux et que c’était en définitive les contribuables africains qui rémunéraient les administrateurs français, à des niveaux de rémunération sans commune mesure avec celles qui se pratiquaient dans les sociétés indigènes. Il y a donc comme une forme d’absurdité économique à appliquer aux colonies des structures budgétaires, économiques, et financières qui sont issues et adaptées à une économie telle que celle de la France » (p,66)

       Absurdité économique ou angélisme ? Il est effectivement souhaitable de creuser le sujet comme le propose l’auteur, avec trois éclairages, ceux de l’ancien gouverneur Delavignette et d’un ministre socialiste des colonies,  Marius Moutet, et enfin celui, anachronique, mais révélateur, du régime de rémunération des fonctionnaires français servant aujourd’hui outre- mer.

      Dans son livre « Service Africain », le gouverneur Delavignette relevait au sujet du fonctionnaire colonial :

     « Et d’abord, il peut compter sur les doigts de la main le provisoire de sa propre vie : dix séjours de deux ans, qui font vingt passages en mer, et voilà le dossier rayé, bon pour les archives. C’est un homme qui souffre un vieillissement constaté de dix- sept ans par rapport à la table de mortalité de la Caisse des retraites de la Métropole. «  (p,54)

    Autre citation, « Jusqu’en 1929, le Gouverneur général de l’AOF en Conseil de Gouvernement annonçait solennellement le nombre de journées d’hôpital des Européens. Pour cette année-là, sur 16 000 européens, 5.241 hospitalisés et 83.291 journées d’hôpital. » (p,55)

     Marius Moutet, le ministre des Colonies, notait dans une circulaire adressée à ses Gouverneurs Généraux, en 1936 :

     « …J’ai pu constater à la lecture de l’annuaire que l’Afrique occidentale française, avec ses 15 millions d’habitants, comptait près de 3 000 fonctionnaires européens, soit à peu près autant que l’Inde anglaise avec ses 400 millions d’habitants. C’est incontestablement trop… »

       Une dérive des effectifs sûrement, mais en raison d’une politique coloniale très différente de celle des Anglais qui avaient une préférence pour l’administration indirecte, laquelle, dans le cas de l’Inde, bénéficia souvent  de l’appui de gouvernances locales établies et riches  (les rajas), ce qui ne fut pas le cas en AOF.

         Ne s’agissait-il d’ailleurs pas d’une politique coloniale assumée par les gouvernements de la Troisième République ?

       Il est vrai qu’en Nigéria, donc en Afrique de l’ouest, mais au nord de cette colonie, les Anglais, appliquèrent ce que l’on a appelé la doctrine Lugard de l’indirect rule, en s’appuyant sur les deux sultanats musulmans puissants de Sokoto et de Kano, sans équivalent en Afrique française de l’ouest, mais que dans le sud animiste, les mêmes Anglais furent dans l’obligation d’imiter les Français, compte tenu du morcellement politique de cette région. 

     Enfin, la mise en place d’un Etat fédéral qui n’a pas survécu aux indépendances, et d’Etats locaux qui, eux ont survécu, en dépit des très nombreuses crises qui les ont affecté après les années 1960, n’aurait-elle pas été le coût contesté ou justifié des charges administratives des budgets locaux ? Avec une administration assez bien organisée et un système de gestion financière publique et privée sous contrôle.

      L’historien indien Panikkar reconnaissait au moins à la colonisation anglaise le mérite d’avoir mis en place un Etat moderne.

       De nos jours, le seul exemple du Mali montre bien les ravages que peut causer l’absence d’un Etat, plus de 50 ans après son indépendance.

     Et pourquoi ne pas s’interroger, de façon tout à fait anachronique, mais en même temps révélatrice, sur les régimes de rémunération et de retraite actuels des fonctionnaires français en service outre-mer ou originaires de l’outre-mer, alors que ces territoires accueillent, sans aucun problème de santé, de très nombreux touristes ? Au moins 40% de plus qu’en métropole, avec d’autres avantages.

      Au siècle du tout tourisme et du tout aérien dans les mêmes territoires !

 c) La dépendance à l’égard de l’extérieur

    L’auteure conclut : « La dépendance à l’égard de l’extérieur n’était donc peut-être pas en elle-même un facteur de blocage. Mais ajouté au manque d’investissements productifs et à l’irrationalité de certaines orientations de la production, cet état de dépendance vis-à-vis des marchés européens n’a pas été un facteur de développement des économies coloniales. » (p,66)

d)   Le laxisme budgétaire et financier

      L’auteure revient sur une des conclusions de Jacques .Marseille quant à la couverture des déficits commerciaux par l’Etat français, et note :

     « Sans s’attarder sur de pareilles affirmations, rappelons seulement que l’« immense » contribution française aux finances des colonies n’est pas établie et que c’est seulement oublier qu’au moins jusqu’en 1945, la plupart des budgets des colonies et des fédérations, au moins à n’en pas douter ceux de l’AOF que nous avons pu consulter, sont remarquablement équilibrés, la plupart du temps même largement excédentaires, sans intervention massive des subventions du Trésor français. » (p, 67)

       Et pour cause, étant donné le principe posé par la loi du 13 avril 1900, celui de l’autonomie financière des colonies, semblable au principe britannique du self-suffering, qui gouverna les relations coloniales dans l’Empire britannique !

       Après 1945, la création du FIDES changea complètement la donne.

      Est-il besoin de préciser qu’aucune des colonies françaises ne venait à la cheville du riche Empire des Indes !

     Quant à l’existence des excédents des budgets et au rôle des caisses de réserve, nous y reviendrons dans la lecture du chapitre 2, étant donné que le décret du 30 décembre 1912 et les textes subséquents avaient verrouillé complètement les conditions de l’équilibre des budgets coloniaux et que les caisses de réserve, verrouillées également dans leur plafond, avaient pour but à la fois de régulariser le cours pluriannuel des recettes et de faire face aux calamités naturelles des territoires.

    L’auteure ajoute une note de conclusion un brin polémique en écrivant :

    « Quoi qu’il en soit, il est très choquant, aux vues des structures mêmes de l’économie coloniale que nous avons développées plus haut, d’affirmer que l’héritage de laxisme budgétaire et financier soit le seul reproche que l’on puisse faire à la colonisation » (p,68)

     Le débat ouvert sur un laxisme qui aurait existé ou pas a un caractère surréaliste sur le plan historique, sauf à distinguer une fois de plus les deux grandes périodes de la colonisation, en indiquant qu’effectivement au fur et à mesure des années 1950, la métropole a été dans l’obligation d’augmenter la part de subvention qui avait été fixée à l’origine dans le financement du FIDES.

III. Conclusion (p,69)

    L’auteure écrit :

    « Nous avons passé en revue l’essentiel de ce que l’on trouve dans la littérature au sujet du bilan économique de la colonisation….

   Pour la France, le bilan s’avère plus positif que prévu…

   Pour les colonies, le bilan s’avère aussi peu positif que prévu…

   Si l’évaluation des pertes pour les économies coloniales est impossible du fait de la nature des transformations impliquées, il est encore possible, et il nous parait souhaitable, d’éclaircir la question des investissements en biens publics et leur financement.

            Ainsi, nous nous proposons d’utiliser la collecte des données budgétaires de l’Afrique Occidentale Française pour traiter à la fois le coût de la colonisation pour le contribuable français et la question du montant des investissements publics financé par la France dans cette région. » (p, 70)

&

Mon propre « abstract » :

     Première remarque : était-il véritablement utile, si le propos s’inscrivait dans une démarche scientifique de ranger les recherches de Jacques .Marseille ou de Catherine .Coquery-Vidrovitch, pour ne citer que ces deux noms, dans la catégorie de la « littérature », outre le fait que trop souvent le ton de ce chapitre est polémique ?

       Deuxième remarque : il s’agit en effet d’une revue inutilement polémique, étant donné que le résultat de la recherche portant sur le bilan économique qui nous est proposé tire pour l’essentiel son intérêt de la critique des recherches « scientifiques » qui ont pu être faites sur ce bilan, c’est-à-dire sur les « données empiriques » de l’historiographie.

       Un manque de valeur ajoutée d’autant plus surprenant que dans le cas de l’AOF, terrain des recherches privilégiées de l’auteur, cette dernière s’est bien gardée d’éclairer le lecteur sur le bilan économique des colonies concernées, ne serait-ce qu’en analysant la courbe et le contenu des séries statistiques douanières et financières les concernant, analyse qui aurait eu le mérite de vérifier pour la période post 1945, celle du FIDES, si le raisonnement tenu par Jacques Marseille sur l’équilibre des comptes extérieurs de l’AOF tenait ou non la route.

      Il n’était du reste pas le seul à défendre cette position. Dans le livre qu’a publié en 1957 J.Ehrhard, intitulé « Le destin du colonialisme », J.Ehrhard écrivait au sujet de l’aide de la France Chapitre II :

      « L’aide budgétaire apportée par la France à l’Outre-Mer a longtemps été assez modeste. Mais l’équipement a été dans une large mesure réalisé avant – guerre sur fonds d’emprunts placés en France que l’avilissement de la monnaie a pratiquement transformés en subventions, au détriment du prêteur métropolitain.. En francs actuels (1957) les sommes empruntées par l’ensemble des pays d’outre-mer représentent tout de même 210 milliards antérieurement à 1914, 577 de 1914 à 1939. » (p,25)

     Nous verrons à l’examen du chapitre 2 que cette citation pose la question de l’interprétation financière que Mme Huillery propose dans ses analyses du Chapitre 2 sur la nature des emprunts et des avances.

      Troisième remarque : beaucoup d’informations dans ce premier chapitre, mais avec des titres ambigus, un bilan, des coûts et des bénéfices, un développement ou non, sans que le lecteur puisse se faire une opinion dans le cas précisément de l’AOF, sauf à comprendre que cette thèse s’inscrit en faux par rapport à celle de Jacques Marseille.

      Un titre d’autant plus ambigu que dans la deuxième partie consacrée aux colonies, l’auteur passe du concept de bilan « coût et bénéfices » à celui indéterminé de « développement ».

    Quatrième remarque : l’analyse de ce chapitre ne s’inscrit pas dans l’histoire de l’AOF et de ses relations avec la France.

    Comment est-il possible de présenter les choses comme s’il y avait eu une continuité historique dans les relations coloniales, en ignorant les situations coloniales de chacune des périodes analysées, tout en feignant d’ignorer que le grand principe de la colonisation a été celui fixé par la loi de 1900, « aides toi financièrement toi-même ! », le même que le self-suffering britannique, à la seule différence près que les Britanniques avaient mis la main sur des territoires dont le potentiel de ressources n’avait rien à voir avec celui des Français.

     Après 1945, tout a changé, et la rigueur de l’analyse historique imposait d’en tenir compte.

    Cinquième remarque : s’agit-il de la démonstration crédible d’un bilan économique qui, à proprement parler, n’a pas été fait, mais qui s’inscrit souvent dans le débat politique et dans un champ géographique et historique flou ?

     A la lecture de ce chapitre, certains lecteurs se demanderont peut-être s’il n’est pas à ranger lui aussi dans la « littérature économique ».

    Une question ultime : pourquoi ne pas se demander les raisons pour lesquelles l’auteure de cette thèse, laquelle se présente volontiers comme un adversaire intellectuel de Jacques Marseille, n’a pas cru devoir, précisément dans le cas de l’AOF, vérifier que la démonstration principale de l’historien, c’est-à-dire la couverture des déficits des balances commerciales par des transferts de fonds publics, n’était historiquement pas fondée ?

     Il est bien dommage en effet que dans le cas de l’AOF, l’analyse de cette thèse n’ait pas porté sur l’équilibre de ses comptes extérieurs, publics, étant donné que l’objectif de ce chapitre était de sortir du terrain de la « littérature » de l’histoire économique coloniale, représentée, semble-t-il dans le cas d’espèce, par Jacques Marseille.

 Jean Pierre Renaud

Histoire coloniale, développement et inégalités dans l’ancienne Afrique Occidentale Française – Thèse Huillery 2008- Lecture critique

« Histoire coloniale, développement et inégalités dans l’ancienne Afrique Occidentale Française »

HESS – 2008 – Thèse de Mme Huillery

Notes de lecture critique

II

Chapitre 1 (p,19 à 71)

« Mythes et réalités du bilan économique de la colonisation française »

Lecture critique – Première partie

             Noter que le titre de ce chapitre est une démarque à la fois du titre d’un des nombreux ouvrages de l’historien Henri Brunschwig intitulé « Mythes et Réalités de l’Impérialisme colonial français »(1960), et d’un livre de Paul Bairoch intitulé «  Mythes et paradoxes de l’histoire économique » (1993).

            Noter que les mots ou phrases en caractères gras sont de ma responsabilité.

            L’auteure résume (Abstract)  tout d’abord son chapitre en écrivant :

            « Il passe en revue quarante ans d’écriture du bilan économique de la colonisation française et fait ressortir les acquis, les zones d’ombre et les zones d’oubli »… en indiquant que « Certains aspects du bilan économique ne sont d’ailleurs pas quantifiables et rendent impossible toute tentative de bilan comptable total des coûts et bénéfices de la colonisation. Mais d’autres aspects du bilan se prêtent davantage au dénombrement comme le poids des colonies dans le budget de l’Etat français, l’importance des apports métropolitains dans les dépenses de fonctionnement et d’équipement des colonies, ou encore l’ampleur des investissements publics, écoles, hôpitaux et infrastructures, dans les colonies. Ils n’ont pourtant pas fait l’objet, jusqu’à présent, que d’une quantification incomplète ou décevante. »

            Tel est donc l’objectif annoncé, modeste, étant donné la restriction faite au départ sur les difficultés de la quantification.

            L’auteure annonce qu’elle va passer «  en revue quarante années d’écriture du bilan économique de la colonisation française », mais à la lecture du chapitre 1, nous constaterons que les limites de cette période sont plutôt flottantes, ainsi que le contenu du concept de « bilan économique », tel qu’il est du reste annoncé plus haut.

          L’auteure développe sa réflexion dans une introduction au même chapitre.

         Référence est tout d’abord faite à la France-Afrique d’Houphouët-Boigny, en 1955, puis au discours de Dakar de Sarkozy, en 2007,  mais avant tout aux travaux de Jacques Marseille, lequel se demandait dans sa thèse parue en 1984 si : « Les colonies (avaient été) une bonne affaire pour la France, et concluait que non. »

         L’ambition déclarée de l’auteure est de lever la grande part d’ombre qui recouvre la réalité économique de la colonisation, notamment son financement, les investissements dans les territoires d’outre-mer et l’apport métropolitain dans ces investissements, un sujet qui a « représenté un secteur périphérique et marginal de la recherche historique », outre le fait que « l’histoire coloniale n’a tenu qu’une place marginale dans l’historiographie d’après 1960.

         L’auteure observe toutefois que « les travaux académiques dédiés à l’histoire coloniale depuis les indépendances se sont rapidement structurés autour de deux courants historiographiques de nature politique. Le premier courant, que l’on qualifiera d’ « anticolonial » insiste sur les méfaits que la colonisation a fait subir aux pays colonisés. « … face à ce premier courant s’est constitué un deuxième courant que l’on qualifiera d’« anti-repentance » et qui insiste pour sa part sur la générosité de la métropole à l’égard de ses colonies. »(p,22)

         L’auteure note : « L’argument récurrent utilisé par le courant anti-repentance concerne en effet l’investissement public effectué par l’Etat français dans les colonies sur recettes budgétaires métropolitaines, investissement qui représenterait un gain important pour les colonies et par symétrie une perte importante pour la métropole »… la colonisation aurait été, pour reprendre l’expression de Jacques Marseille, une « bonne affaire » pour les colonies plutôt que pour la métropole. Cette idée est reprise en force dans le dernier ouvrage de Daniel Lefeuvre… » (p,23)

         L’auteure observe que l’opposition entre les deux courants s’est radicalisée, « malheureusement au détriment de la rigueur historique et scientifique », alors qu’en même temps « la polémique au sujet du bilan colonial est sortie des sphères universitaires pour s’installer pleinement dans le débat public depuis le début des années 2000. » (p,24)

       « Face à cette politisation croissante du passé colonial de la France, nous proposons de revenir sur quarante ans d’écriture du bilan économique de la colonisation pour restituer l’état actuel des connaissances et en faire un inventaire critique. » (p26)… « Nous allons donc ici prendre connaissance des recherches effectuées et sonder le type de socle scientifique sur lequel elles étaient fondées. »

«  nous présenterons l’ensemble des connaissances que nous avons pu rassembler en deux catégories : 1) Coûts et bénéfices du point de vue de la France, 2) Coût et  bénéfices du point de vue des colonies » (p,26)

         Notons que dès les annonces de départ, il existe un certain flou sur le concept de bilan, et sur la définition d’un bilan du type « coûts et bénéfices ».

        L’auteure prend soin de préciser que sa revue historique ne se limitera pas à celle de l’Afrique Occidentale Française, alors que ses recherches ont porté sur cette ancienne Fédération coloniale.

      Le lecteur constatera par ailleurs dans les pages qui suivent,  que le titre de la deuxième partie aura changé et que la thèse sera passée du concept de bilan à celui du développement.

I – Coûts et bénéfices de la colonisation pour la France (p,29)

     A – Qu’est-ce que la France a gagné à la colonisation ?

     1)    De nouveaux débouchés commerciaux

     2)    Des approvisionnements de matières premières moins chères

     3)      Des placements de capitaux plus rentables

     « Examinons les preuves empiriques associées à chacun de ces trois arguments » (p,30)

      a)    Des débouchés commerciaux ?

     L’auteure valide l’analyse de Jacques Marseille sur le poids du commerce impérial dans le commerce extérieur de la France, avec la place importante de l’Algérie.

      b)    Un approvisionnement en matières premières à bas prix ?

     Pillage ou non des colonies en fonction d’un échange économique par définition inégal, ou paiement des matières premières au prix du marché mondial, ou même au-dessus, comme le soulignait Jacques Marseille ?

      L’auteure ne valide pas l’analyse Marseille et fait référence aux travaux en sens contraire de MM .Arghiri Emmanuel, Samir Amin, et André Vanhaeverberke, les travaux de ce dernier apportant un éclairage sur le cas du Sénégal.

      L’auteure conclut : « Les observations d’André Vanhaeverbeke sur l’évolution des termes de l’échange factoriels doubles entre le Sénégal et la France semblent plus solides, et un travail serait nécessaire à mener pour les généraliser à l’ensemble des produits importés par la France en provenance de ses colonies. » (p,34)

     Donc, à voir !

     c)       Des placements de capitaux rémunérateurs

    Trois sources sont citées : Catherine Coquery-Vidrovitch, Jacques Marseille, et la Cote Desfossés.

     L’auteure se réfère à nouveau à Jacques Marseille en indiquant que d’après son évaluation : « les capitaux privés auraient représenté ¼ de l’ensemble des capitaux français investis dans l’empire entre le début de la période coloniale et 1958, soit 6 384 millions sur un total de 25 743 millions de francs 1914. » (p,37), et en citant quelques chiffres de rentabilité capitalistique plutôt élevés, notamment en Afrique de l’Ouest en 1913.

       L’auteure conclut : «  Pour conclure sur les gains que la colonisation a permis à la France de réaliser, il ne semble donc pas, au vue de l’actif, que le bilan soit si négatif : les statistiques commerciales mettent en évidence l’apport d’indéniables débouchés commerciauxles termes de l’échange factoriels doubles montrent que l’approvisionnement en matières premières a vraisemblablement été payé moins cher que ne l’aurait permis un prix prenant en compte les quantités réelles de travail incorporé dans les produits échangés, et l’étude des sociétés inscrites à l’Annuaire Desfossés indique que les placements outre-mer bénéficiaient de rémunérations très élevées. Au moins jusque dans les années 1950, les données empiriques confirment les prédictions formulées habituellement sur les gains de la colonisation pour la France. Ce n’est que dans la dernière décennie que certaines modifications du contexte colonial et international viennent les remettre en cause. Il parait plutôt étonnant dans ces conditions que l’histoire actuelle tende à ne retenir que cette idée que la colonisation n’a pas été avantageuse pour la France. Myopie des historiens limitant leur regard aux dix dernières années de la période coloniale ou existence d’un passif tel que les gains évoqués ci-dessus s’en seraient trouvés largement annulés ? «  (p,39)

      Question : s’agissant d’une thèse économique, il parait tout de même difficile de se contenter de ce survol proposé par l’auteure et de raisonner comme si la colonisation avait été un long fleuve tranquille et continu, entre les années 1900 et 1960, alors que l’histoire coloniale a connu au moins cinq étapes, la conquête, le premier conflit mondial, un entre-deux guerres instable, le deuxième conflit mondial, et la décolonisation postérieure à 1945.

     B – Qu’est-ce que la colonisation a coûté à la France ?

     L’auteure s’intéresse à nouveau à Jacques Marseille en rappelant que l’intéressé distinguait deux types de coûts, un coût direct, les transferts de fonds vers les colonies, et un coût indirect, constitué des effets pervers du détournement des marchés concurrentiels.

      a)    Les effets pervers du détournement des marchés concurrentiels 

      Il s’agit de l’analyse des effets pervers du régime protectionniste qui a régné en métropole et dans les colonies,  « un boulet entravant le processus de modernisation du capitalisme français », un régime douanier qui a par ailleurs sclérosé les exportations de la France.

    L’auteure propose quelques exemples de situations économiques qui ne convainquent pas dans un sens ou dans l’autre, en faisant le constat suivant :

     «  S’il est impossible de quantifier la perte indirecte qu’aurait ainsi connue l’économie française, il apparait aux vues des analyses effectuées, que le maintien de certains secteurs déclinants au détriment de secteurs plus prometteurs  a effectivement été une conséquence néfaste des relations économiques privilégies qu’entretenait la France avec son empire…L’argument tient plus généralement à toute forme d’arrangement visant à exclure la France d’une situation de véritable concurrence. » (p,42)

    Question : est-ce qu’une étude plus précise des cas de prospérité ou de déclin des exportations françaises n’aurait pas apporté plus de lumière sur cet indirect obscur ? Je pense au cas de l’importation du riz d’Indochine, entre les deux guerres, qui posa un problème de concurrence avec la production des céréales de métropole, mais d’une façon plus générale, il conviendrait de cibler l’analyse sur les poids lourds des échanges, l’Algérie tout d’abord, et l’Indochine.

        Pourquoi, puisqu’il s’agissait de l’AOF ne pas avoir apporté des précisions sur le marché des oléagineux, notamment sur l’arachide du Sénégal  (la loi du 6 août 1933) ?

     b. Les transferts publics de la France vers les colonies

     Nous sommes au cœur du sujet de cette thèse, quand l’auteur écrit :

     « Dans toutes les études que l’on trouve sur le coût de la colonisation pour la métropole, l’importance des transferts publics effectués par la France vers ses colonies occupe la quasi-totalité de la place. Comme nous l’avons rappelé dans notre introduction, le courant anti-repentance a largement fondé son argumentaire sur la participation importante des contribuables français aux dépenses d’équipement et de développement dans les colonies.

      La question que nous devons avoir en tête désormais est de savoir si cette contribution a vraisemblablement dépassé les gains économiques que la France a retirés de la colonisation à travers les débouchés économiques, l’approvisionnement  à bas prix et le placement des capitaux. Il est donc nécessaire de se livrer à un exercice comptable pour évaluer le montant des capitaux publics français qui ont été apportés par la métropole pour subvenir aux besoins des colonies. » (p,42)

     J’ai souligné en gras les mots qui comptent à mes yeux, les contribuables français, les gains économiques, le montant des capitaux publics, tout en notant que les gains économiques n’ont pas encore été chiffrés, faute souvent d’une quantification difficile sinon impossible, comme l’a souligné l’auteur dans son introduction.

    L’auteure limite son analyse aux « capitaux publics » et met en cause l’absence des données actuelles en indiquant :

     « Pourquoi a-t-il été donc nécessaire dans le cadre de notre travail de refaire cet exercice de collecte de données à partir des comptes définitifs des budgets  coloniaux ? 

     Nous allons voir que les analyses qui ont été effectuées dans le cadre de ce programme de recherches des années 1970 n’ont pas permis de répondre totalement à la question du coût direct de la colonisation pour la France. » (p,42,43)

     L’auteure relève trois faiblesses, l’absence de chiffres postérieurs à 1940, le manque de différenciation de l’analyse entre flux de capitaux privés et publics, et entre territoires, et dans les capitaux publics, l’absence de différenciation entre emprunts publics et subventions.

    L’auteure précise plus loin  qu’il s’agit des comptes définitifs de l’AOF, mais elle s’appuie à nouveau sur le résultat des recherches de Jacques Marseille et de Catherine Coquery-Vidrovitch pour récapituler les données relatives aux flux de capitaux de l’empire, en précisant que ces travaux ne portaient que sur la période 1900-1940.

    L’auteure cite les travaux de François Bobrie et ceux de Catherine Coquery-Vidrovitch dont elle donne les résultats,  tout en les mettant en doute.

    D’après Mme Coquery-Vidrovitch « le total des équipements financés par les fonds publics métropolitains entre 1905 et 1938 est de 220 millions de francs 1914, soit 6 millions par an en moyenne. De l’avis de l’auteur, c’est en tout état de cause fort peu. Cette somme permet de chiffrer à 13% la part métropolitaine dans le total des équipements financés sur fonds publics entre 1905 et 1938 en AOF. »…. Ceci amène Catherine Coquery-Vidrovitch à conclure que l’AOF a très largement assuré elle-même le financement de son propre équipement. » (p,46)

    L’auteure note que cette analyse s’arrête malheureusement en 1938, et que les évaluations faites se révèlent encore optimistes par rapport à ses propres recherches :

     « En outre, nous pouvons déjà avouer que les données dont semble disposer Catherine Coquery-Vidrovitch ne correspondent pas bien avec celles que nous avons collectées nous-mêmes… », entre autres, parce que son étude « ne permet pas de distinguer entre les subventions et les prêts accordés par l’Etat français. » (p,47)

     L’auteure note à juste titre :

   « A partir de 1946, les transferts de fonds publics ne sont plus des prêts mais des subventions, qui selon Jacques Marseille couvraient une grande partie des dépenses d’équipement : 66% pour l’Algérie en 1954, 72% pour les territoires d’outre met à la même date… Toujours est-il que l’importance des sommes allouées par le budget métropolitain aux territoires entre 1946 et 1958 permettait, au niveau de la balance des paiements de l’outre- mer de compenser le déficit commercial vis-à-vis la métropole et des pays étrangers. Ceci avait été souligné par François Bloch Lainé examinant l’économie générale de la zone franc dans les années 1950. » (p,48)

     Tout à fait ! Le livre de l’intéressé « La Zone Franc » fournit tout un ensemble de démonstrations chiffrées de cette situation, et la phrase de l’auteur:

    « Au niveau comptable, les transferts publics de la métropole vers son empire dans les années 1950 étaient donc à peu près équivalents aux recettes que la France a engrangées grâce à ses excédents commerciaux avec son empire. » (p,48) mériterait d’être validée, afin de déterminer la nature des deux types de mouvements.

     Le fait que les colonies aient eu la possibilité d’acheter en métropole ou à l’étranger, au-delà de leur capacité financière, serait bien la preuve que le contribuable français payait en définitive l’addition, grâce aux transferts de fonds publics, c’est-à-dire les subventions du FIDES, comme nous le verrons à l’occasion de l’examen du chapitre 2.

     Ce type d’analyse montre bien qu’il est difficile en effet, sur le plan historique, d’additionner des chiffres dans une continuité de système qui n’a pas existé, et sans définir chaque fois le contenu des concepts utilisés.

     L’affirmation d’après laquelle :

     « Le coût net des colonies pour la métropole n’est donc pas calculé…La part de la France dans les dépenses publiques d’équipement des pays d’outre-mer reste donc essentiellement inconnue. » (p,49)

     ne parait pas couvrir la réalité historique.

     Questions 1 – Est-ce qu’il n’aurait pas été intéressant que l’auteur nous éclaire sur le contenu et l’évolution des deux balances du commerce et des paiements France-AOF, compte tenu de l’objectif principal de sa thèse, précisément le bilan économique France-AOF, en distinguant les grandes périodes de la chronologie coloniale, avant 1914, la guerre 14-18, l’entre-deux guerres de 1919 à 1939, la deuxième guerre mondiale, 1945- 1960, date des indépendances ?

        En ne prenant pas ce chemin, cette thèse souffre d’une première fragilité, d’autant plus qu’un des objectifs principaux de ce chapitre est précisément de contester, sur un plan général,  la thèse qui était celle de Jacques Marseille sur les conditions d’équilibre des balances coloniales.

       2 – Est-ce qu’il n’aurait pas été de bonne gouvernance scientifique de définir, tout en les récapitulant par période et par nature, les emprunts de l’AOFgarantis par l’Etat ou accordés par le Trésor ? Comme a l’air de le penser l’auteur, en indiquant pour chaque emprunt la valeur nominale et la valeur de remboursement ?

    A supposer que cette hypothèse soit la bonne, la dépréciation calculée correspondrait bien à une subvention déguisée de la métropole, non pas des contribuables mais des porteurs d’obligations. (voir page 47)

      Le même type de question technique est à poser en ce qui concerne les avances dont le contenu et le déroulé historique mériteraient d’être décortiqués, si cela n’a pas déjà été fait, mais nous reviendrons sur ce sujet dans l’examen du chapitre 2.

    3 – Il conviendrait tout de même de rappeler que la loi du 13 avril 1900 interdisait toute subvention publique aux colonies, et que parallèlement, en l’absence d’une Fédération d’AOF créée en 1895, intégrée dans la zone franc de l’époque, et sans la garantie de la métropole, aucun emprunt n’aurait pu être honoré.

        Il est évident que cette interdiction éclaire les calculs qu’a effectués Catherine Coquery-Vidrovitch.

    4 – Est-ce que l’introduction d’un système monétaire moderne et commun à toute l’AOF, avec la possibilité nouvelle d’emprunter des fonds sur le marché ne représentaient pas une aide indirecte dont le prix était difficilement mesurable ?

     En conclusion de l’examen de ce premier point, il est difficile de partager les appréciations de l’auteur lorsqu’elle écrit :

      « Nous voyons donc à l’issue de cette revue de littérature que le coût que la colonisation a fait peser sur les finances publiques françaises reste encore aujourd’hui indéterminé et en proie à une vaste entreprise de désinformation. »

     « Désinformation » ? Vraiment ?

        Il est loin d’être assuré que « la revue de littérature » en question ait permis d’y voir plus clair dans le bilan économique proposé : bilan ou littérature ?

Jean Pierre Renaud

Histoire coloniale: France et Afrique occidentale française, la thèse Huillery

« Histoire coloniale, développement et inégalités dans l’ancienne Afrique Occidentale Française »

HESS – 2008 – Thèse de Mme Huillery

Notes de lecture critique que nous allons publier successivement au cours du quatrième trimestre 2014

II

Les caractères gras sont de ma responsabilité

Avant-propos 1

 Sur ce blog, à la date du 10 juillet, j’ai fait part aux lecteurs de mon intention de publier, au cours de le l’automne prochain, mes notes de lecture critique de la thèse de Mme Huillery, intitulée « Histoire coloniale, développement et inégalités dans l’ancienne Afrique Occidentale Française ».

           Comme je l’ai indiqué, cette thèse vient de faire l’objet d’une certaine publicité, pour ne pas dire de propagande, parce qu’elle démontrerait, que l’homme blanc a été le fardeau de l’homme noir, et non l’inverse.

          Après sa soutenance, j’ai passé beaucoup de temps à analyser et à décortiquer ce document, compte tenu de l’intérêt du sujet sur le plan de l’histoire économique de la colonisation, incontestablement un  des points faibles de l’histoire coloniale et postcoloniale.

            Etant donné l’écho que ce travail vient de recevoir dans les médias, j’ai repris complètement mon travail de lecture critique et décidé d’en publier les résultats, pour la raison simple, que je ne partage pas la plupart des analyses de Mme Huillery.

         La lecture de cette thèse, qui a demandé beaucoup d’effort de la part d’une thésarde brillante, dotée d’un vrai savoir-faire économétrique, m’incite, à nouveau, à poser la question de la scientificité des thèses, alors que dans ce cas-là, comme dans d’autres, il ne reste aucune trace publique d’une soutenance que les textes officiels qualifient de « publique ».

         Il aurait été en effet intéressant d’avoir communication du ou des rapports présentés par le rapporteur ou tel ou tel membre du jury, des questions ou avis donnés par le jury, des résultats du vote, afin d’éclairer les lecteurs sur la pertinence scientifique des analyses proposées, sur le rôle d’un directeur de thèse, afin d’éviter sans doute les questions qui fâchent quant à la lecture de ce type de document.

         Les orientations données à ce travail, dont l’ambition était théoriquement historique, les résultats de cette recherche financière et économique importante, le ou les rapports présentés au jury, le débat qui a peut-être suivi, auraient peut-être conduit à éclairer les questions que cette thèse ne pouvait manquer de poser sur plusieurs plans : la description du système économique financier colonial, entre métropole et AOF, et entre Fédération de l’AOF et colonies rattachées, son historicité avant et après la Deuxième guerre mondiale, la signification  des concepts économiques et financiers utilisés, les chiffres eux-mêmes, la composition et l’évolution des balances commerciales et financières de l’AOF, la pertinence des bases des corrélations proposées, c’est-à-dire à la fois la représentativité des bases de début de siècle ou de fin de siècle, avec une projection inédite de calculs de valeurs portant sur presqu’un siècle…

Avant-propos 2

           Avant d’analyser le contenu de cette thèse qui démontre une très grande vélocité technique dans le maniement des outils économétriques et statistiques, avec force cartes, tableaux et graphiques, souvent en couleur, j’aimerais introduire ma lecture critique avec deux citations, celles du géographe Richard-Molard et du directeur de la thèse de Mme Huillery, et une interrogation sur les échelles des grandeurs en jeu entre la France et l’AOF :

–        Une première clé géographique : dans son livre « Afrique Occidentale Française » (1952), le géographe Richard-Molard écrivait :

         « Un autre contraste éclate entre l’Europe et l’AOF. Là, le Continent fait corps avec la mer. La voie maritime s’avance du sud, de l’ouest, du nord dans l’intimité des terres ; elle s’y prolonge par des fleuves navigables. Sans cela, l’Occident méditerranéen serait inintelligible. Les « peuples de la mer » font les civilisations. L’Afrique de l’ouest n’en possède aucun. Elle subit une anémiante continentalité ; et l’AOF la subit particulièrement pour trois raisons…. La « barre » en souligne la netteté ; en fait une barrière…L’Afrique occidentale tourne le dos à la mer… Contrairement au Pacifique et à l’Océan Indien, l’Atlantique n’a jamais été une mer de civilisation. ..Enfin l’AOF est particulièrement enfermée dans la continentalité pour des raisons purement historiques et politiques qui proviennent de la façon dont les Français l’ont acquise et dessinée… » (p,XII) ( C’est-à-dire à partir du Sénégal vers le Niger)

         « On trouverait difficilement, dans le monde, un aussi considérable bloc continental que la nature aurait avec autant de soin réussi à séparer des mers. » (p,39)

          « La géographie physique, les genres de vie et l’histoire ont enfermé ce monde noir dans l’un des blocs continentaux les plus étanches du monde, marginal dans un monde marginal. » (p,129)

        « Il en résulte que si  le monde des savanes tient la vedette dans le passé de l’Afrique occidentale, aujourd’hui il forme le « secteur intérieur », gravement handicapé par sa continentalité, au profit du « secteur extérieur » naguère ignoré, aujourd’hui seul ouvert. » (p,186)

          Une deuxième clé postcoloniale proposée par M.Cogneau, directeur de cette thèse, dans un article de M.Philippe Fort paru dans Look@sciences intitulée « Le lourd héritage colonial en Afrique de l’Ouest ».

        L’auteur introduit son sujet en écrivant :

        « Et si le modèle colonial français expliquait le retard des pays francophones d’Afrique de l’Ouest ? C’est à cette question que s’est intéressée Elise Huillery, enseignante et chercheuse à Sciences Po. L’origine des inégalités de développement observées au sein même de l’ancien « pré carré » français en Afrique résiderait, selon elle, pour une large part, dans les logiques de l’investissement public colonial…. 

       « En analysant les données des archives coloniales à l’échelon du district où étaient concentrés les pouvoirs effectifs, explique Elise Huillery, j’ai constaté l’existence de liens entre les investissements réalisés alors et des indicateurs de l’état de développement actuel : taux d’accès à l’école primaire, à l’eau potable, à l’électricité ou aux soins médicaux…

      Cette étude permet de sortir d’une impasse. « Il existe un trou noir sur les investissements publics entre l’indépendance dans les années 1960 et les années 1990 » constate Denis Cogneau, professeur associé à la Paris School of Economics et directeur de recherche à l’IRD. «  Cela rend extrêmement difficiles les comparaisons directes entre investissements pré et post coloniaux. » Le choix du district comme échelon de l’étude permet de surmonter cette difficulté. En effet, en offrant un vaste échantillon de données très précises, il rend possible l’analyse des politiques d’investissement de plusieurs zones de colonisation qui disposaient au départ, d’un potentiel similaire. Au terme de son analyse, l’héritage colonial est la seule explication des inégalités de développement observées au sein même de l’ancien « pré carré » français en Afrique. Elise Huillery l’affirme : « la colonisation a bouleversé la carte économique de l’Afrique de l’Ouest »…

        Dans le mode d’organisation colonial français, le choix des investissements est du ressort des administrateurs locaux…

     L’étude montre bien que le niveau de développement régional actuel dépend des investissements coloniaux initiaux. Elise Huillery cite notamment l’exemple du Bénin : « Le choix colonial français a été de privilégier Cotonou, aujourd’hui capitale administrative et économique du pays, au détriment de Porto Novo, hostile à la présence étrangère. Cotonou, après l’indépendance du Bénin, a ensuite continué à attirer la plupart des investissements et est aujourd’hui  largement plus développée. »

           Précisons que ces deux cités du Bénin actuel, proches l’une de l’autre, sont situées toutes les deux sur la côte du Golfe de Guinée, et non dans l’hinterland du massif de l’Atakora, à une distance de l’ordre d’une cinquantaine de kilomètres, l’une de l’autre.

        « Héritage colonial » ou « trou noir » statistique sur trente années?

       Ces quelques extraits permettent déjà de mettre le doigt sur tout un ensemble de questions qui n’appellent pas obligatoirement les réponses de Mme Huillery ou de M.Cogneau.

        Dans le cadre de quelles échelles de grandeurs entre la France et l’Afrique occidentale française ? Un rapport inégal quasiment constant.

        Tout au long de la période 1895- 1939, il n’y avait aucun rapport dans les ordres de grandeur, entre les budgets et le commerce extérieur de l’AOF et ceux de la France. Citons en quelques-uns en laissant aux chercheurs le soin d’aller plus loin dans ce type de comparaison statistique.

        En 1906, le budget de la Fédération de l’AOF était de 42 millions de francs (rapport Gouverneur Général décembre 1907) et celui de la France de 3,6 milliards.

         Le chiffre du commerce extérieur de l’AOF était alors de 144 millions de francs, dont 62 pour les exportations, et 82 pour les importations, soit un écart négatif de 20 millions

        En 1938, après la crise, le budget de l’AOF était de 51 millions F 14 (francs 14), et celui de la France de 3,4 milliards F14.

        En 1938, le chiffre du commerce extérieur de l’AOF était de 458 millions de F 14 (import = 245 millions et export = 213 millions, soit un écart négatif de 32 millions), à comparer, à deux années près,  au chiffre du commerce extérieur  « France Colonies » de la même année, de 2,7 milliards de F14, et à celui de la France, 8,742 milliards de F14, soit 5% environ. (Richard-Mollard, p,209)

     Ce rapport inégal dans les ordres de grandeur persista jusqu’aux indépendances des années 1960.

        Il est évident que toute analyse économique et financière du sujet AOF ne peut pas ne pas tenir compte de ce type de disproportion de valeurs entre les deux acteurs étudiés, et introduire des raisonnements de type marginaliste.

       L’AOF n’a représenté qu’un coût marginal pour la France, et une utilité marginale qui reste peut-être à démontrer, au moins jusqu’en 1939, alors que le même franc pouvait avoir une utilité marginale très élevée pour l’AOF, notamment à l’occasion des grands travaux d’infrastructure réalisés.

       L’auteur de cette thèse pourrait d’ailleurs accréditer ce type de raisonnement dans ses démonstrations de corrélations marginales calculées à partir des bases  retenues, si elles ne prêtaient pas à discussion.

        Enfin, et de nos jours, combien d’ONG agissant en Afrique ne font-elles pas leur publicité de collecte des fonds en usant d’un raisonnement de type marginal en disant à leurs donateurs, si vous donnez un euro, ou dix euros, vous sauvez de la famine x personnes ?

Avant-propos 3

            Dans ce type d’analyse portant sur l’histoire des relations économiques et financières entre la France et l’Afrique Occidentale Française, il est capital, dès le départ, de prendre au moins deux précautions de méthode, et donc de vérifier :

          1 – que cette analyse soit étroitement reliée à l’histoire classique des faits et des événements, celle qui a généralement la faveur de beaucoup d’historiens, et au fur et à mesure de nos observations et questions, nous verrons que ce n’est pas toujours le cas.

        2 –  que la même analyse s’inscrive rigoureusement dans l’histoire du système économique et financier qui était celui des relations coloniales, fixées juridiquement, entre la métropole et l’Afrique Occidentale Française.

        Les règles de fonctionnement de ce système furent très différentes après 1945, notamment en raison de la création du FIDES.

          Comme nous le verrons, cette histoire économique et financière s’inscrit dans un avant et un après 1945.

          Rappelons que l’objet que s’est fixé cette thèse s’inscrivait très étroitement dans un cadre juridique et historique fixant tout un ensemble de règles à appliquer sur le plan de la zone monétaire du franc, avec la création d’un institut d’émission propre à l’AOF, la Banque de l’Afrique Occidentale, la parité entre le franc AOF et le franc métropolitain, au moins jusqu’à la création du franc CFA, c’est-à-dire une relation monétaire, financière, et douanière, sous contrôle métropolitain.

         La métropole avait également fixé un cadre budgétaire tout à fait clair pour les deux types d’entités, la fédération et la colonie, un cadre également contrôlé par cette dernière, c’est-à-dire par ses Ministres des Finances ;

      Indiquons qu’après la loi du 13 avril 1900 arrêtant le principe de base qui laissait à la charge des colonies le financement de leur développement, deux textes de base, le décret du 30 décembre 1912 et la loi du 30 avril 1946 portant création du FIDES fixèrent les règles du jeu du système financier et économique colonial.

Le chemin de lecture critique proposée :

             Mes analyses ne suivront pas le cours normal des chapitres, c’est-à-dire de 1 à 4, mais un cours différent, le chapitre 1 en premier, un chapitre de revue de lecture de la « littérature coloniale » publiée sur le sujet, puis les deux chapitres 3 et 4 qui traitent des corrélations pouvant exister dans les 120 districts d’AOF entre investissements publics (infrastructures, personnel enseignant, personnel soignant), réalisés entre 1910 et 1928 et les « current performances » constatées dans les mêmes districts dans les années 1995, un des deux objectifs de cette thèse étant de démontrer que c’est la politique d’inégalité coloniale des investissements qui a été la cause des inégalités modernes constatées, et enfin le chapitre 2 qui me parait se situer au cœur du sujet traité, un sujet qui m’a conduit à raviver ma connaissance de ce sujet.

        L’ambition du chapitre 2 est en effet de démontrer que l’Afrique Occidentale Française a été une bonne affaire pour la France, ou en tout cas, qu’elle n’a pas coûté à ses contribuables.

          Ce chapitre est important parce qu’il pose beaucoup de questions capitales sur la connaissance du système financier colonial, sur son fonctionnement, et tout autant sur sa pertinence historique, questions que nous avons examinées à la fois à la lumière de l’histoire classique, du cadre juridique qui régentait ces questions, ainsi que de quelques éléments statistiques qu’il sera utile de confronter à ceux qui figurent dans le livre « La Zone Franc » de François Bloch-Lainé.

        Dans l’ordre donc :

             Chapitre 1 – Mythes et réalités du bilan économique de la colonisation française – p,19

         Chapitre 3 – History matters: the long term impact of colonial public investments in French West Africa – p,123

        Chapitre 4 – The impact of European Settlement within French West Africa – Did pre-colonial prosperous areas fall behind ? – p, 179

         Chapitre 2 –   Le coût de la colonisation pour les contribuables français et les investissements publics en Afrique Occidentale Française – p,71

Jean Pierre Renaud