Le livre « Les empires coloniaux » Chapitre 9 « Conflits, réformes et décolonisation » de Frederick Cooper – Epilogue

Le livre « Les empires coloniaux »

Sous la direction de Pierre Singaravélou

Lecture critique 6

 Suite et fin

Chapitre 9

« Conflits, réformes et décolonisation »

La situation impériale mise en cause

Frederick Cooper

En épilogue

       Comme je l’ai déjà signalé sur ce blog, j’ai l’intention de publier une analyse critique du livre que le même historien vient de publier sous le titre «  Français et Africains ? ».

       En « appetizer » historique, et pour oser l’expression, j’écrirais volontiers que dès son prologue et son introduction, l’auteur propose quelques-unes des clés qui permettent de situer les ambitions d’un ouvrage très fouillé sur l’histoire constitutionnelle et politique de la décolonisation française en Afrique noire, car il s’agit d’abord des relations politiques entre la France et  l’Afrique noire, souvent réduite d’ailleurs à l’expression géographique et politique du Sénégal et de l’Afrique Occidentale Française (AOF

      L’auteur note dès le départ d’une riche et longue analyse : « Ceci est un livre sur la politique » (p,9) en distinguant l’aspect interactif, conflictuel, ou de compromis, et l’aspect conceptuel des mots citoyenneté, nation, empire, Etat, souveraineté, un sens qui soulève incontestablement de redoutables problèmes d’acception, pour ne pas dire de compréhension, ou tout simplement d’application concrète, selon les moments coloniaux et les sociétés coloniales en question.

          Dans sa conclusion, l’’auteur pose la question centrale qui fonde la thèse politique ou historique qu’il défend à savoir :

« Comment expliquer que les dirigeants ambitieux et intelligents de la France européenne et de la France africaine se soient retrouvés en 1960 avec une forme d’organisation politique –l’Etat-nation territorial – que peu d’entre eux avaient recherchée et que tous, sauf la Guinée avaient rejetée en 1958 ? …

Si l’on croit dès le départ au grand récit de la transition globale à long terme, de l’Empire vers l’Etat-nation, on peut aussi bien passer à côté de la question (cidessus) qui ouvre ce paragraphe. » (p,446)

        Est-ce qu’il pouvait en être autrement entre la France et ses anciennes colonies, alors que les dirigeants africains d’une partie seulement de l’ancien empire, demandaient à la France de résoudre la quadrature du cercle coloniale ?

         La France regardait ailleurs, de Gaulle y compris.

         Est-ce qu’il existait un autre choix, ou les jeux étaient-ils déjà faits depuis longtemps ?

Nous verrons ce qu’il convient de penser de ce type de thèse dans l’exercice de lecture critique que nous publierons après l’été 2015, mais nous proposerons avant juillet une première réaction d’écriture sur l’article tout à fait élogieux qu’a publiée sur ce livre Catherine Simon dans le journal Le Monde des 25 et 26    décembre 2014.

Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés

Le livre « Les empires coloniaux » Chapitre 9 « Conflits, réformes et décolonisation » de Frederick Cooper

Le livre « Les empires coloniaux »

Sous la direction de Pierre Singaravélou

Lecture critique 6

 Suite et fin

Chapitre 9

« Conflits, réformes et décolonisation »

La situation impériale mise en cause

Frederick Cooper

Avant-propos

            Au risque de la redite, l’objet de ce chapitre est très ambitieux, et pour avoir publié sur ce blog une longue étude du contenu du livre de l’auteur « Le colonialisme en question », ma surprise a été grande de ne pas voir le même auteur  reprendre ses analyses centrées sur les concepts d’identité, de modernité, de globalisation, et de ne pas rappeler sa mise en garde centrale en ce qui concerne la dialectique permanente qu’introduit le couple de la politique et de l’histoire.

            D’après l’auteur, et si j’ai bien compris une analyse complexe, l’histoire du colonialisme s’inscrivait dans celle historiquement, beaucoup plus large et plus longue des empires, et il faisait donc le constat que les empires avaient toujours existé et qu’ils avaient disparu, ce qui est beaucoup moins sûr. (p,273)

            Comme je l’ai indiqué dans ma lecture critique, l’historien appâtait le lecteur en avançant l’existence de concepts d’analyse novateurs, tels que « limitations », « connexions à grande distance », « trajectoires », « niches », « leviers de transformation », sans leur donner un véritable contenu historique.

            Un simple exemple : le Sahara fut un lieu de « connexions  à grande distance », mais il parait difficile d’appeler en témoignage historique cette situation de longue durée, sans évaluer son importance par rapport aux courants d’échanges maritimes qui existaient aux mêmes moments le long des côtes africaines.

            Dernière remarque au sujet de ce livre, est-ce qu’une historiographie abondante, et avant tout anglo-saxonne, illustrée par une étude de cas de la période moderne, le syndicalisme  sénégalais, centré sur celui des chemins de fer,  au cours des années postérieures à l’année 1940, est susceptible de fournir un point d’appui historique suffisant pour proposer une interprétation encyclopédique du phénomène impérial ?

            Dans le même type de perspective analytique et synthétique, le chapitre 9 a donc un objectif ambitieux, au risque de diluer les réalités coloniales ou impériales, c’est-à-dire toujours les situations coloniales et les moments coloniaux, dans des généralisations qui couvrent deux siècles et la planète tout entière.

           Le texte de l’avant-propos situe clairement les enjeux du débat, tout en énonçant des constats que certains considéreront comme des lieux communs :

         « …  S’il est difficile d’analyser la nature contestée du régime colonial, c’est à cause de notre tendance à écrire l’histoire à partir du temps présent, c’est-à-dire depuis le monde d’Etats-nations indépendants apparu dans les années 1960… (p,377)»

               Une formulation qui surprend un peu : l’histoire en général a toujours dû faire face à la tentation de l’anachronisme, très répandu, quelles que soient les époques, et toujours dénoncé.

               Le choix du titre du livre « Le colonialisme en question » s’inscrit d’ailleurs tout à fait dans ce type d’ambiguïté, car le terme même n’a été entendu ou lu dans le sens de l’auteur qu’à l’époque moderne, après la première guerre mondiale, et dans certains milieux socialistes.

            Les Etats-nations ? L’observation relative au monde des Etats-nations demanderait à être explicitée, étant donné que ce sont précisément quelques Etats-nations, dont la nature pourrait d’ailleurs être discutée, la France, le Royaume Uni (un Etat-nation ?), l’Allemagne (enfantée par la Prusse ?), l’Italie (née de l’Unité Italienne), le Japon (impérial), la Russie (impériale, puis révolutionnaire)… qui ont donné naissance à des empires coloniaux.

           Le contenu et la réalité historique des soi-disant Etats-nations mériteraient donc plus d’un commentaire.

           Est-ce que le concept d’Etat-nation est un concept d’analyse historique appropriée dans le cas de l’Afrique noire ?

       Est-ce que, d’une façon générale, beaucoup des colonies devenues des Etats indépendants avaient les caractéristiques d’un Etat-nation ?

            Afin d’éclairer ce type d’affirmation sur les colonies devenues des Etats-Nations, le constat que faisait Robert Cornevin dans son « Histoire du Togo » sur la situation de l’ancien mandat du Togo, devenu indépendant en 1960 :

        « Le gouvernement a encore un travail considérable à accomplir pour donner aux peuples divers vivant sur son sol une véritable conscience nationale. Chacun des peuples Akposso, Bassari, Evhé, Kabré, Moba, Ten, etc…vit encore dans son ethnie d’origine ; seuls les habitants des villes commencent à avoir une conscience nationale togolaise. » (p,399)

Alors que par comparaison aux autres colonies, le Togo avait bénéficié d’un plus grand effort d’acculturation, notamment par le biais des écoles publiques ou privées, et grâce aussi à la supervision de la SDN, puis de l’ONU.

       L’auteur note d’ailleurs que « les politiques suivies dans et contre les empires ne correspondent pas toutes au récit nationaliste. »

        » Or les Etats coloniaux ont eux-mêmes été des cibles mouvantes, où le pouvoir s’est exercé de diverses façons et qui ont été capables de s’adapter à l’évolution des circonstances. Quant aux populations colonisées, elles ont su développer tout un répertoire de résistance, de détournement. »

            Six points y sont successivement traités : 1 – Des contextes changeants ; 2 – La conquête, la résistance et l’arrangement contingent ; 3 – Les empires dans les guerres mondiales ; 4-  L’Asie du Sud et du Sud-Est après la guerre ; 5 – Du développement colonial à l’indépendance6 – La décolonisation dans l’histoire mondiale

&

          Pourquoi ne pas relever un certain nombre de phrases ou de mots qui ne paraissent pas traduire une réalité historique ?

         1-    Des contextes changeants

La phrase : « Mais que pouvaient bien penser de leur situation les populations soumises aux déclarations de ces bâtisseurs d’empires, » (p,384)

          Commentaire : un gros brin d’anachronisme incontestablement et une généralisation qui ne cadre pas avec le degré d’acculturation, en tout cas de l’Afrique noire, dont les colonies ne sont venues à l’acculturation que tardivement et partiellement, en priorité dans les villes et sur les côtes, le Sénégal étant en 1945 largement en pointe sur le sujet, pour tout un ensemble de facteurs historiques et géographiques.

       2-     La conquête, la résistance et l’arrangement contingent

      Ce chapitre a le grand mérite de montrer effectivement les limites du pouvoir colonial en mettant en valeur les arrangements contingents, c’est-à-dire la coopération, la collaboration, le rôle du truchement des autorités indigènes, des acculturés,  des évolués.

      Sur ce blog, et à l’occasion de mes publications sur le thème des sociétés coloniales, les lecteurs savent l’importance que j’ai aussi accordée à cet aspect capital du « colonialisme ».

       Dans le paragraphe ci-après :

       « Des révoltes éclatèrent dans les années 1920 et 1930 (où etlesquelles, en Indochine ?), mais, dans l’ensemble, les gouvernements coloniaux réussirent à faire rentrer le génie de la mobilisation dans la bouteille de l’administration « tribale »….(p,387)

        Une très jolie formule, mais qui rend mal compte de la variété des situations coloniales, et à cet égard, il parait difficile de comparer la situation de l’Inde à celle de l’Afrique noire, de l’Algérie, ou de l’Indochine, pour ne pas citer le cas des autres colonies anglaises.

            « La nation que les africains finiraient un jour par revendiquer, est née le plus souvent de régimes politiques, de communautés ou de réseaux sociaux qui n’existaient pas avant la conquête, mais qui reflétait l’adaptation des structures de pouvoir indigène aux réalités de l’administration et aux frontières que celle-ci avait imposées. » (p,387)

       « Les Indiens développèrent ainsi une  conception « nationale » selon laquelle certains étaient placés au cœur et d’autres en dehors, d’autres encore aux marges d’un régime politique limités dans l’espace. » (p,389)

             Notons qu’au début du vingtième siècle, l’Inde et l’Afrique noire étaient l’une par rapport à l’autre à des années lumières de modernité, et que dans les années 1960, cet écart n’avait été qu’en partie comblé.

         Pourquoi ne pas rappeler que Gandhi commença son action politique à la fin du siècle précédent ?

      « La nation que les africains finiraient par revendiquer un jour » ?

      Il conviendrait de les distinguer, car les revendications de l’Afrique noire, de ses dirigeants élus après 1945, ne portaient pas sur la nation, c’est d’ailleurs et en grande partie, ce qui ressort des analyses du livre « Français et Africains ?  Etre citoyen au temps de la décolonisation »

        Une « Conception « nationale » » aux Indes sans doute, mais pas uniquement, ou dans les colonies libérées à la suite d’une lutte armée, mais pas en Afrique noire, car les nouveaux Etats d’Afrique noire nés de l’Etat colonial ne pouvaient s’appuyer sur des nations qui n’avaient pas encore d’existence, pour autant qu’ils aient pu encore en construire une de nos jours.

      Le Mali est-il enfin une nation ?

        Enfin, un mot sur la phrase : « Du fait de la nature décentralisée du régime colonial en Afrique, il était difficile pour les militants politiques de transcender les idiomes et les réseaux locaux comme cela avait pu être fait en Inde. » (p,390)

       Commentaire : dans ses structures officielles, le régime colonial français n’était pas décentralisé, à la différence du régime colonial anglais, sauf à noter que les administrations de la brousse n’avaient pas les moyens de tout régenter, et donc faisaient appel à des truchements multiples de pouvoir.

      Les difficultés d’une « transcendance» des « idiomes » et des « réseaux locaux » étaient plus liées aux structures religieuses et ethniques multiples et diversifiées de ces peuples qu’à la « nature décentralisée du pouvoir colonial. »

     3     – Les empires dans les guerres mondiales

    La phrase : « La Seconde Guerre mondiale fut un tournant dans l’histoire du colonialisme, ce qui n’avait pas été le cas de la précédente. » (p,397)

      Commentaire : un raccourci historique, à la fois réducteur et inapproprié.

      Un, la première Guerre Mondiale, par les saignées qu’elle fit dans les nations coloniales est sans doute une des raisons du flottement ou du durcissement des politiques coloniales postérieures, outre la conséquence qu’elle eut sur une nouvelle génération de « sujets «  acculturés, les anciens tirailleurs de retour dans leur pays, dont l’influence ne fut pas du tout négligeable. Ces derniers avaient pu assister à la chute du mythe de la supériorité de l’homme blanc.

       Deux, la Seconde Guerre mondiale n’aurait pas été un « tournant » si elle n’avait pas été accompagnée de multiples autres facteurs, tels que la puissance des Etats Unis dont le discours extérieur était libérateur alors qu’à domicile, ils n’avaient toujours pas réussi à offrir l’égalité aux noirs, la nouvelle puissance de l’URSS avec la Guerre Froide (1947), et son rôle de soutien international à tous les mouvements révolutionnaires, marxistes ou non, qui s’opposaient à l’Occident colonial, l’émergence des nouvelles puissances issues de qu’on appelait le Tiers Monde, et qui s’étaient manifestées à la Conférence de Bandoeng, à l’affaiblissement des puissances coloniales appauvries par cette nouvelle guerre, etc.

      4– L’Asie du Sud et du Sud-Est après la guerre

      Une seule question, est-ce que cette analyse s’intègre bien dans l’analyse générale qui est proposée, compte tenu des problématiques comparées ?

      Ceci dit, une synthèse tout à fait intéressante.

      5 – Du développement colonial à l’indépendance

      L’analyse proposée est une fois de plus ambitieuse, car elle propose de faire une synthèse de toutes les situations coloniales rencontrées et des solutions mises en œuvre, tout en faisant un sort particulier à l’AOF, une sorte d’amorce du contenu du livre intitulé « Français et Africains ? », centré sur l’Afrique noire.

      L’auteur écrit : « Toutes ces possibilités étaient débattues en Afrique quand le gouvernement français réalisa qu’il était pris dans un piège, coincé entre la poursuite de la réforme et de l’accès à la « citoyenneté – qui était coûteuse – et un cycle de rébellions et de répressions. » (p,406)

        « Les Possibilités étaient débattues » par qui en Afrique noire ? Par une petite minorité d’évolués.

        « Le gouvernement français réalisa », un gouvernement aussi innocent que cela ? Alors que les trajectoires d’une décolonisation inévitable étaient fixées, quasiment dès l’origine ? Et que la France coloniale n’était jamais entrée dans la voie de l’assimilation, une voie impossible ?

       6 – La décolonisation dans l’histoire mondiale (p,417)

       Je vous avouerai ma perplexité en lisant certains passages de ce qui pourrait être une conclusion.

       Après avoir noté : « En 1850, les empires étaient un fait ordinaire des affaires      internationales. La plupart des peuples de l’histoire ont pratiquement toujours vécu dans des entités politiques qui n’étaient ni égalitaires ni homogènes…L’empire « colonial », en revanche, a peu à peu commencé à dévier de la norme, non parce que la conquête avait pris fin, mais parce que l’idée que  la souveraineté résidait dans le « peuple », et non plus dans un roi un empereur avait fini par prévaloir. Encore fallait-il savoir de quel « peuple » il était question, s’entendre sur sa définition »…. (p,417)

       Le « peuple » dans l’Allemagne du Kaiser, dans la Russie des Tsars, puis de la dictature du prolétariat, dans le Japon impérial… ?

      « Parmi toutes les causes pour lesquelles les peuples des empires coloniaux se sont battus – de meilleures conditions de travail, des prix alimentaires plus justes, le respect de la diversité culturelle, des retraites égales pour les anciens combattants-, la seule qu’ils ont pu obtenir, ce fut la souveraineté. Nous vivons aujourd’hui dans un monde où les empires coloniaux ont disparu, un monde d’Etats-nations juridiquement équivalents. Mais un monde aussi où il subsiste encore des différences extrêmes de richesse, de pouvoir et de respect dans et entre les nations. » (p,419)

        Je vous avouerai que ces observations me laissent très perplexe pour les quelques raisons ci-après :

         Le concept de « peuple » aurait effectivement besoin d’être défini, car l’acception que nous lui donnons ne trouvait pas de véritables correspondances dans la plupart des anciennes colonies, même en gommant artificiellement leur histoire chronologique : le « peuple » de la Côte d’Ivoire avant et après 1914, et même après 1945 ? Le « peuple » du Togo, administré par la France sur mandat de l’ONU à la date de son indépendance ? Plutôt des coalitions de pouvoirs locaux de type traditionnel dans la brousse et de type syndical ou politique, dans les territoires côtiers, ce que l’auteur appellerait des « réseaux »  de pouvoir.

         Le concept de peuple a donc une coloration tout à fait anachronique, et relative en fonction des situations coloniales et des moments coloniaux de chacune des colonies,  et ce sont les pays qui ont lutté par les armes contre leur puissance coloniale, tels que ceux d’Indochine, d’Algérie, ou du Mozambique…dont la lutte armée a forgé et conditionné la naissance d’un peuple, voire d’une nation….

     Les deux concepts de peuples et de nations mériteraient d’être chaque fois définis, dans telle situation, et dans tel moment colonial, mais de toutes les façons, et en tout cas en Afrique noire, il parait difficile de penser que le concept de nation soit un concept historique opérationnel, étant donné qu’en 1960, il ne connaissait  quasiment pas d’application.

     Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés

       Demain, une courte suite de réflexion en épilogue

« Les difficiles sorties d’empire » de Bertrand Badie, La Croix du 16/03/15

« Les difficiles sorties d’empire » de Bertrand Badie, dans « Autrement dit » du journal la Croix, le 16 mars 2015

Une pertinence scientifique ?

          Je cite le début de ce texte :

              « L’histoire des relations internationales a été profondément marquée, notamment en Europe, par une difficile conversion des empires d’hier en Etats d’aujourd’hui. Le système « westphalien »  gage de notre modernité internationale, a fait des Etats nations souverains, sanglés dans leurs frontières, l’unité irréductible du puzzle mondial : il s’est imposé en réduisant l’Empire germanique. Les résurgences impériales et la persistance des vieux empires ont retardé cette carte parfaitement westphalienne qui semblait enfin consacrée en 1989, avec la fin de l’empire soviétique. Et pourtant, quand cet ordre allait pleinement gagner, il affichait encore son ambiguïté »

                 Autant le texte ci-dessus appelant en témoin historique le « système « westphalien » dont seuls les initiés connaissent la nature, la souveraineté externe et interne d’un Etat, conjuguée avec un équilibre des puissances qui n’a jamais véritablement existé, autant l’analyse qui suit sur les empires chinois, russe, ottoman, américain et sur les traces qu’ils ont laissé dans le présent international éclaire le débat actuel entre les nations, sinon d’empires qui ne disent par leur nom.

          Et pour évoquer ceux que dans nos pays, nous appelons volontiers les empires coloniaux, en faisant l’impasse sur tous les autres cités, l’auteur pose la question :

           «  La France n’a-t-elle pas les yeux et la mémoire d’un empire colonial défunt lorsqu’elle se penche sur ses anciennes possessions africaines en parlant pudiquement de ses « responsabilités particulières » et en intervenant avec une retenue modérée dans leurs affaires intérieures, Et que dire de l’éternel Empire russe ou du traditionnel « Empire américain » ?

         Est-ce que la comparaison des trois cas sur le même plan est pertinente ?

     Pourquoi l’’intervention de l’armée française au Mali a été interprétée par certains commentateurs comme l’ingérence de l’ancienne puissance coloniale dans les affaires du Mali, ou par d’autres, à voir les images de l’arrivée des troupes françaises comme une sorte de remake de l’arrivée des troupes américaines en France en 1944, dans des échelles tout à fait différentes, mais comparables en raison des différences d’échelles entre les moyens de la France et ceux du Mali ?

         D’autres diront que l’Internationale socialiste, sinon les liens de la franc-maçonnerie ont à nouveau fonctionné entre la France et l’Afrique, pour ne pas dire un volet de la Françafrique.

         Comment ne pas s’interroger sur le contenu de la question posée « La France n’a-t-elle pas les yeux et la mémoire d’un empire colonial défunt… » : qui en France a ces yeux et cette mémoire, sinon la petite minorité d’une élite politique qui rêve encore du passé de la France, et qui poursuit ses rêves d’une grandeur qu’elle n’a plus les moyens de soutenir ?

         S’agit-il seulement de l’opinion d’un éminent professeur ou de la conclusion d’une enquête de mémoire à laquelle il aurait été sérieusement procédé ?

          Je conclurai, en demandant une fois de plus, que cette « mémoire », qui a, mon avis, n’existe pas, sauf dans la tête de certains de nos dirigeants ou de chercheurs, fasse l’objet d’une évaluation statistique sérieuse.

Jean Pierre Renaud

« Les empires coloniaux » Chapitre 6 « Un Prométhée colonial » et chapitre 7 « Un bilan économique de la colonisation »

Le livre « Les empires coloniaux »

Sous la direction de Pierre Singaravélou

Lecture critique 4

Le 17 mars 2015, lecture 3

Chapitre 6 «  Un Prométhée colonial » Claire Fredj et Marie-Albane de Suremain

         Le sujet est difficile, et le titre choisi, un peu trop pompeux, appartient lui aussi plus au « mythe » qu’aux réalités du vécu colonial.

       Pensez-vous vraiment que les puissances coloniales aient eu cette ambition prométhéenne ? Qu’elles s’en soient donné les moyens ?

         Le sujet appelle en effet une première question capitale : qui avait en effet la volonté de financer les œuvres de ce Prométhée, alors que dans les deux métropoles anglaise et française, les gouvernements avaient pris soin d’annoncer que le développement, c’est-à-dire les œuvres de ce Prométhée, devaient être uniquement financées par les colonies elles-mêmes ?

      A l’exemple d’une l’Afrique noire française encore dans les limbes étatiques et budgétaires ? Alors qu’une fois les colonies établies dans leurs superstructures, elles ne disposaient pas des ressources nécessaires pour financer cet effort supposé prométhéen ?

      Le « Prométhée » anglais n’aurait d’ailleurs pas eu l’ambition du « Prométhée » français, étant donné que son objectif principal était le « business », et par surcroit, le souhait que les peuples colonisés imitent un genre de vie anglais qu’il estimait en tous points un modèle supérieur à tous les autres.

        Il ne s’agissait donc que d’utopies coloniales à l’ombre desquelles prospéraient  les intérêts européens ou indigènes des territoires qui disposaient de ressources nécessaires pour se développer.

       Les analyses qui sont proposées sur le rôle de l’école :

       « Quels que soient les empires, l’éducation des autochtones a moins pour objectif de les transformer en un ensemble de citoyens éduqués et émancipés que de leur assigner une certaine place au sein de la société coloniale ou d’en faire des auxiliaires de colonisation efficaces » (p,266)

        Ou sur le rôle de la santé :

        « Les équipements et la politique sanitaire constituent un moyen d’encadrement social… » (p,274)

          paraissent singulièrement « déconnectées » des réalités coloniales, de même que les observations sur la colonie « laboratoire » :

        « Si le colonialisme a bien introduit de nouvelles conditions de vie, de nouvelles normes comportementales, l’idée que les colonies seraient «  un laboratoire grandeur nature où expérimenter librement les formules de la modernité sociale » doit être considérablement nuancée. » (p,287)

        Une seule remarque au sujet des politiques de santé des colonisateurs, même si elles ne furent pas toujours à la mesure des besoins, il est tout de même difficile de nier que ces politiques ont eu au moins pour résultat de faire quasiment disparaître les grandes épidémies qui frappaient régulièrement ces territoires, et d’expliquer en partie leur expansion démographique.

      Cette analyse manque des démonstrations qui pourraient en accréditer le fondement, d’autant plus qu’elle s’inscrit hardiment dans la panoplie générale de situations coloniales qui appartiennent à tous les temps coloniaux qui vont de la conquête à la décolonisation.

Chapitre 7  « Un bilan économique de la colonisation » Bouda Etemad

         Ce chapitre a déjà fait l’objet de quelques remarques dans les pages que nous avons consacrées à l’introduction, mais pourquoi l’auteur ne s’est-il pas plus inspiré, si son intention était de rester sur le terrain historiographique, des analyses très documentées en chiffres et séries statistiques de l’historien économiste Bairoch, notamment dans le livre «  Mythes et paradoxes de l’histoire économique » ?

                  Rappelons l’intitulé des grands titres de cet ouvrage :

              «  I – Les grands mythes concernant le monde développé

             2 – Les grands mythes sur le rôle du tiers monde dans le développement occidental

               3 -Les grands mythes concernant le tiers monde

              4 – Mythes « secondaires » et tournants historiques inaperçus »

          Le livre en question proposait une lecture décapante de la colonisation, et pour l’illustrer, un seul extrait tiré des conclusions de l’auteur :

          « Le bilan économique du colonialisme est difficile à établir.

          « Au-delà des principaux mythes ayant trait aux grands problèmes des politiques commerciales que nous avons vu plus haut, il existe beaucoup d’autres mythes de plus ou moins grande portée parmi les plus importants, citons celui du rôle joué par la colonisation, ou plus généralement le tiers monde, dans le développement du monde occidental. S’il ne fait aucun doute que, grâce à son statut de fournisseur de matières premières et d’énergie à bon marché, le tiers monde contribua à la forte croissance des économies occidentales entre 1955 et 1973, la situation était très différente au XIX° siècle et pendant la première moitié du XX°, période au cours de laquelle le monde développé exportait même de l’énergie vers le tiers monde et était presque totalement autosuffisant en matières premières. Autres temps, autres situations.

             Les deux autres mythes importants dans ce domaine concernent la place du tiers monde en tant que débouché pour les industries du monde développé et le rôle de la colonisation dans le déclenchement de la révolution industrielle. Commençons par le second point. Comme nous l’avons vu au chapitre 7, il semble que ces événements majeurs ne soient pas liés. Non seulement la Grande Bretagne n’était pas une grande puissance coloniale avant la révolution industrielle ni pendant les premières phases de son développement, mais les marchés extérieurs à l’Europe jouèrent un rôle mineur au cours des premières décennies de la révolution industrielle. Si, effectivement, les marchés du tiers monde prirent de plus en plus d’importance au fil de l’histoire du développement moderne, cela ne signifie pas que ceux-ci aient été vitaux. Rappelons ici trois pourcentages tout à fait impressionnants. Pendant la période 1800-1938, seuls 17% de l’ensemble des exportations du monde développé furent dirigés vers le tiers monde et ces exportations représentaient moins de 2% du volume de production des pays développés. La part de la production industrielle exportée vers le tiers monde était plus grande, mais inférieure à 10%. » (p,235)

        Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés

Empires coloniaux France Grande Bretagne: réactions de lecteurs ou lectrices ?

Empires coloniaux France Grande Bretagne: les comparaisons historiques sur mon blog;

Qu’en pensent lecteurs ou lectrices,assez nombreux qui les ont consultées? Je n’en sais rien, car je n’ai enregistré aucune réaction positive ou négative.

J’avais fait le même constat en ce qui concerne mes chroniques consultées plus de deux mille fois sur les « sociétés coloniales »

De la part d’un chercheur « franc-tireur »

Empires coloniaux France Grande Bretagne: réactions de lecteurs ou lectrices Angleterre: réaction

Empires coloniaux France Grande Bretagne: les comparaisons historiques sur mon blog;

Qu’en pensent lecteurs ou lectrices,assez nombreux qui les ont consultées? Je n’en sais rien, car je n’ai enregistré aucune réaction positive ou négative.

J’avais fait le même constat en ce qui concerne mes chroniques consultées plus de deux mille fois sur les « sociétés coloniales »

De la part d’un chercheur « franc-tireur »

Le livre « Les empires coloniaux » – Lecture critique 3 « L’Etat colonial »

Le livre « Les empires coloniaux »

Sous la direction de Pierre Singaravélou

Lecture critique 3, suite

Chapitre 5 « L’Etat colonial » Sylvie Thénault

           Un chapitre qui suscite évidemment la curiosité d’un lecteur qui a eu une formation de droit public, qui a servi l’Etat, et qui enfin, a eu l’occasion professionnelle et privée de se faire une petite idée de l’Etat colonial et de son fonctionnement concret.

         Notons tout d’abord qu’il s’agit d’une synthèse fouillée, mais à partir d’une historiographie abondante exploitée peut-être avec un brin d’ethnocentrisme qui ne dit pas son nom.

        Les premières lignes de la réflexion formulent dès le départ une question légitime, car c’est bien là le cœur du sujet :

       « L’Etat colonial existe-t-il ? Pour provocante qu’elle soit la question est posée dans l’historiographie, et la réponse est parfois négative. Toute définition formaliste de l’Etat, relative à l’organisation des institutions, conduit ainsi à nier l’existence d’Etat aux colonies…. »

      Quelle définition donner à cet Etat dont les formes ont été effectivement et historiquement tellement variées selon la nationalité du colonisateur, la situation coloniale ou le moment colonial, sous des formes juridiques et institutionnelles de toute nature et en mouvement permanent ?

        Ceci dit, j’ai envie de dire dès le départ que l’Etat, en tant que forme d’institution politique de type unitaire, qu’il s’agisse de l’empire britannique ou de l’empire français, est peut-être le seul héritage de longue durée, avec la langue, qui ait survécu après la décolonisation.

       Quelles peuvent être les caractéristiques pertinentes d’une analyse comparative et critique ?

        « Une projection métropolitaine vers l’outre-mer » (p,228) ?

        A la condition qu’ait existé une volonté de projection politique de la forme d’Etat qui existait en métropole, comme ce fut en partie le cas en Afrique noire française après la seconde guerre mondiale, et qu’elle fut concrètement possible sur le plan financier ! 

      Projection d’une bureaucratie plutôt que d’un Etat, en tout cas un Etat bureaucratique dans le cas de la France ? Il n’est qu’à lire les opinions qu’émettaient à ce sujet Gallieni et Lyautey.

       Au cours de la première moitié du vingtième siècle, quoi de commun entre les émirats du nord de la Nigéria, du Sokoto et de Kano,  qui permirent à Lugard de défendre l’idée de « l’indirect rule » ou les chefferies des villages d’une forme d’Etat colonial d’une Côte d’Ivoire qui ne connut d’existence qu’en 1893 ?

       Quoi de commun entre ce type d’Etat éparpillé, sorte de poussière d’Etat de la forêt, avec l’Etat colonial unitaire de la Côte d’Ivoire qui lui a succédé, et enfin son héritier, l’Etat indépendant des années 1960 ?

     A la fin du dix-neuvième siècle, les Emirats du Sokoto et de Kano n’avaient pas d’équivalent dans le bassin du Niger, qu’il s’agisse de ceux des Almamy Ahmadou ou  Samory.

       Au « moment colonial » des conquêtes, en Indochine, Lyautey défendit  l’idée de la préservation de la monarchie de l’Annam, alors qu’à Madagascar, le gouverneur général Gallieni, dont il admirait l’action, mit par terre une monarchie merina, bien moins structurée que celle d’Annam, qui commençait à placer la grande île sur une trajectoire de modernité.

        Au résultat, en Indochine comme à Madagascar, la France mit en place des administrations bureaucratiques directes, mais qui auraient été inefficaces sans l’appui de truchements indigènes très divers, ne serait-ce que le recours le plus souvent indispensable à des interprètes.

         On savait grosso modo à quoi correspondait un régime monarchique d’Europe, mais outre-mer, que savait-on des formes d’organisations en place, de leur fonctionnement, de leur inspiration souvent religieuse, sinon magique, à la base ?

        Etat moderne ou non ? Dans son livre sur « La domination occidentale en Asie », M.Panikkar relevait qu’elle lui avait légué « l’idée de l’Etat moderne » (page 428)

     « L’Etat colonial au concret (p,231-chapitre 5)

     2-1 Un Etat sous-administré » : l’analyse souligne bien le rôle des peuples coloniaux :        « C’est dans ces conditions que le sujets coloniaux furent massivement impliqués dans l’Etat colonial »

      Pourquoi ne pas dire que, sans les sujets coloniaux, il n’y aurait pas eu d’Etat, et donc que sa    nature leur était très largement due ?

     2-2 « et coercitif » effectivement, mais avec de telles variantes qu’il parait difficile de se contenter de cette seule notation, moins encore en y ajoutant l’existence d’un « réseau coercitif », à quel moment et où ?

      Pensez-vous qu’entre 1918 et  1960 les administrateurs effectuaient leurs tournées en utilisant la chicote ?

     La réflexion sur l’ethnographie coloniale laisse  rêveur :

     «  C’est dans ces conditions que les administrateurs coloniaux participèrent largement à l’élaboration d’une ethnographie propre à servir la domination, en étudiant les langues, la religion, les pratiques culturelles ou encore l’organisation sociale de leurs administrés : ces connaissances étaient considérées comme nécessaires à leur gouvernement quotidien et, en particulier, au recrutement d’intermédiaires servant de relais à l’autorité coloniale. »  (p,239)

      Questions à l’auteure : à son avis, combien d’administrateurs dont les affectations changeaient souvent, parlaient un dialecte local ? Alors qu’ils étaient le plus souvent entre les « mains » de leurs interprètes ou des chefs de village !

       Pourquoi à votre avis, un parti comme le RDA, celui de M. Houphouët-Boigny a pu aussi facilement dans sa Côte d’Ivoire natale en faire rapidement une administration parallèle, et une véritable machine de guerre politique ?

     C’est par ailleurs faire injure, à mon humble avis, aux administrateurs peu nombreux qui ont apporté leur pierre à la connaissance de ces peuples nombreux dont on ignorait même l’existence.

      Qui exerçait donc et réellement le pouvoir colonial ?

      S’agissait-il, sauf exception de l’ethnographie des administrateurs ou de celle des traditions écrites qui existaient dans les états musulmans, ou des  traditions orales qu’on leur rapportait au sein des peuples sans écrit, avec la collaboration des griots ?

Pourquoi ne pas remarquer aussi que le regard historique occidental a beaucoup de peine à échapper au filtre de ses lunettes de jugement, alors que toute une partie de l’analyse et donc de la comparaison relevait d’un monde « invisible », qui échappait de multiples façons, souvent magiques, à l’Etat colonial ?

     Ce concept, tel que nous avons l’habitude de le comprendre ou de l’utiliser, parait tout à la fois trop maniable et trop ambigu : que voulait dire l’Etat sur le Niger, sur le Fleuve Rouge, sur la Betsiboka dans les années 1900 ? A Madagascar, chez les Merinas des plateaux ou chez les Baras ou les Antandroy du sud ?

      Quelle forme pouvait revêtir un « Etat » dans une société animiste ou dans une société déjà marquée par l’Islam ? Dans un territoire fractionné de la forêt ou dans un espace dégagé du Sahel ? Dans un territoire de petits chefs coutumiers ou dans un territoire doté déjà d’une armature d’Etat, telle par exemple celle des émirs du Sokoto ou de Kano, en Nigéria, des cours impériale ou royale d’Hué ou de Tananarive?

    Jusque dans les années 1950-60, et au nord du Togo, quelle perception les populations locales qui, pour certaines d’entre vivaient encore à l’état nu, pouvaient-elles avoir de l’Etat ? Lorsqu’elles venaient au marché du chef-lieu,  à Sansanné-Mango, les images de quelques cases de type européen, quelques écoles, une petite mosquée, et dans le cours des jours, selon les années, les recensements,  et chaque année la levée de l’impôt de capitation à payer. Peut-être la conscience que l’existence d’une route les reliant à la côte et d’autres pistes constituaient le véritable changement, c’est-à-dire celui de l’Etat colonial, ou encore, les tournées de l’administrateur de la France d’Outre-Mer, le Commandant de Cercle, ou de celles, aussi rares, des infirmiers ou des agents de quelques services  techniques.

        Dans le nord Togo des années 1950, quels pouvaient bien être les signes de cet Etat colonial pour les populations Tamberma des montagnes de l’Atakora qui vivaient encore dans leurs habitations forteresses à l’état nu, à l’écart des étrangers ?

     Pourquoi donc ne pas mettre en doute les capacités qu’aurait eues le pouvoir colonial de mettre en place une forme d’Etat nouveau et moderne, sinon une superstructure d’Etat, sur une période historique relativement courte, de l’ordre de cinquante ou soixante ans  en Afrique noire ?

      L’auteure a tout à fait conscience de la difficulté de la tâche en intitulant une de ses parties

      «  3. Un Etat qui fait polémique » (page 246)

       « Intériorisation subjective de ses acteurs » : lesquels ? A voir ! (p,249)

       « les limites de la domination » : sûrement ! (p,250)

         Quant à « l’invention de la tradition » présentée comme un des outils de l’autorité coloniale, je dirais simplement que l’histoire actuelle dite « subalterne » devrait se féliciter de disposer de ce type de documentation bien ou mal collectée, dans toutes les régions d’Afrique de civilisation orale qui confiaient à leurs griots le soin de conserver et de transmettre l’histoire de leur peuple. Comment ne pas trouver que cette interprétation souffre par trop de parti pris, pour ne pas dire d’ignorance ?

         Le débat engagé dans les pages qui suivent sur la coercition dans le passage intitulé «  Un sujet épineux entre tous : la transmission de l’Etat colonial » est à mes yeux largement « déconnectée » des réalités de l’administration coloniale, et je dirais volontiers des histoires « connectées » qui, à travers de multiples récits, ne proposent pas un récit historique linéaire ou standard,  quelles que fussent les régions et les époques.

      Ce chapitre a donc  le mérite de proposer une lecture historique du « fait » Etat qui met en lumière, sans toujours le définir, et pouvoir le définir, le rôle trop souvent ignoré ou minimisé des élites locales de lettrés, des  truchements indigènes, dans le fonctionnement de « L’Etat colonial », qui en définitive ne l’était pas vraiment, sauf dans des superstructures bureaucratiques boursoufflées, telles celles de l’administration coloniale française, et dans certains outils de gouvernance.

       Les capitales des fédérations coloniales souffraient effectivement de boursouflure bureaucratique,  à Dakar, Tananarive, ou Hanoï.

       L’appréciation qu’un haut fonctionnaire colonial portait sur ce type d’organisation religieuse, politique, ou sociale me parait bien refléter la prudence dont il faut faire preuve dans la manipulation de nos concepts européens, pour ne pas dire ethnocentriques.

      M.Delavignette, ancien gouverneur colonial, fort de son expérience d’administrateur colonial en Afrique, et de ses observations du terrain écrivait en effet :

      « Il y a autre chose. Pour bien entendre le fait bourgeois dans la société coloniale, il faut voir que la colonie, loin d’être une aventure anarchiste, constitue avant tout une chose d’Etat.

La nature même des pays indigènes exigeait que la colonie fût chose d’Etat. Il n’y a jamais eu en Afrique tropicale de bons sauvages, de naturels vertueux qui vécussent dans une anarchie heureuse. Les peuplades que nous appelons primitives possédaient un Etat qui réglait, avec une stricte minutie, les rapports entre les individus et le Pouvoir. Rien de moins favorable à l’individualisme que la vie en tribu. La colonie n’a été que la substitution d’un Etat à un autre. Elle n’a pu s’imposer aux pays qu’à la condition de leur apporter un autre Etat à la place de l’ancien. Et sous sa forme coloniale l’Etat apparaît aux pays africains comme il est apparu jadis aux provinces françaises d’Europe. Il rassemble les terres, centralise l’administration et cherche l’unité.

    Par la colonie, des pays africains sont tirés vers la notion d’Etat moderne…Dans aucune colonie du Tropique africain, l’Etat ne se borne au rôle de gendarme ; partout il s’essaie à celui de Providence …» (Service Africain 1946, page 45).

     En résumé, je serais tenté de dire qu’il est difficile d’analyser ce sujet avec pertinence, sans tenter de faire apparaître des similitudes et des différences entre les multiples formes de l’Etat colonial, sans oublier la dimension souvent religieuse de tous ces Etats, embryonnaires ou pas, qui ont meublé les empires, allant des sociétés animistes et magiques de la forêt tropicale aux grandes constructions théocratiques du Sahel, de l’Annam, ou de Madagascar, et dans le cas français, la cristallisation des Etats coloniaux dans les villes ou dans les territoires les plus accessibles et les plus acculturés.

       J’ajouterai que ce type d’analyse comparative historique ne peut faire l’impasse des temps coloniaux.

      Je ne suis pas sûr que l’historiographie actuelle propose un compte rendu représentatif des réalités coloniales des différentes époques et des différents territoires, et dans le cas de l’Afrique noire, il est possible de dire que la métropole a effectivement projeté une superstructure  bureaucratique très visible dans les villes côtières, et coûteuse, mais que la brousse a très longtemps échappé à cette emprise.

      Il y a eu effectivement transmission de ce type de superstructure coloniale aux nouveaux Etats indépendants, et les gouvernements issus des indépendances ont renforcé  le poids bureaucratique de ces superstructures favorables au maintien ou au développement du clientélisme.

       Comment ne pas noter en conclusion, qu’avant même l’indépendance de son pays, Modibo Keita, leader politique du Mali, avait déjà institué le parti unique, et préfiguré une dictature qui se coula très facilement dans les anciennes superstructures unitaires de l’Etat colonial, une des rares garanties du pouvoir qu’il était en mesure d’exercer, notamment en raison de la reconnaissance internationale de ce type d’Etat ?

       Senghor, au Sénégal, Sékou Touré en Guinée, et Houphouët- Boigny  en Côte d’Ivoire, firent de même.

       Dernière remarque : pour rendre compte de l’histoire de la décolonisation, certains chercheurs utilisent le double concept d’un Etat-Nation qui aurait émergé de ce processus.

       Il me parait difficile de recourir à ce double concept, dans le cas de l’Afrique noire française, en tout cas, parce qu’il ne reposait pas sur la réalité des sociétés coloniales visées.

Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés

« Les empires coloniaux » sous la direction de Pierre Singaravélou – Lecture 3

Le livre « Les empires coloniaux »

Sous la direction de Pierre Singaravélou

Lecture critique 3

Lectures critiques 1 et 2, les 12/02/2015 et 27/02/2015

Chapitre 3 «  Des empires en mouvement ? » Pierre Singaravélou

         C’est à mes yeux un des chapitres les plus novateurs, car la description des migrations internationales qui ont eu lieu entre 1840 et  1940 (p,125) relativisent, tout en cadrant le sujet, le phénomène impérial :

          « Ainsi, entre 1840 et 1940, il faut ajouter aux 56 millions d’européens qui ont quitté le Vieux Continent de nombreux migrants asiatiques, 30 millions d’Indiens et 51 millions de Chinois. Il n’y a jamais eu autant de migrants sur une telle période dans l’histoire du monde. »

          Des migrations blanches vers les dominions ou de couleur en Asie du Sud-Est et dans l’Océan Indien, des migrations forcées et des migrations libres, des migrations civiles ou militaires, avec toutes sortes de motifs divers, mais qui ont correspondu dans un certain nombre de cas cités par l’auteur à une forme de sous-impérialisme :

            « Le triomphe de l’émigration libre des travailleurs asiatiques : une forme de sous-impérialisme ? «  (p,152)

             Des migrations anglo-saxonnes aussi, sans commune mesure avec celles de la France !

Chapitre 4 « Reconfigurations et histoires urbaines» Hélène Blais

          Ce chapitre aborde un sujet également novateur, trop souvent négligé par l’histoire, et il en montre le rôle capital, mais pourquoi ne pas avoir distingué entre les territoires à ancienne et forte civilisation urbaine tels que l’Inde et la Chine, comparés à ceux d’Afrique noire où, sauf exception, les cités n’avaient pas atteint le même stade de développement ?

         Au-delà des prédations coloniales foncières décrites dans ce chapitre, n’a-t-on pas sous-estimé dans beaucoup d’analyses le rôle des pouvoirs impériaux dans la reconfiguration de la propriété des terres, passant d’un statut de propriété collective à celui de la propriété privée, notamment dans les zones touchées par la modernité urbaine ou économique ? Une propriété privée devenue un atout de développement, en même temps qu’une nouvelle source d’inégalité ?

       Les villes coloniales bâties à l’européenne ont constitué par ailleurs un des truchements les plus efficaces du passage d’un type de société indigène, close à celle d’une société d’échange, ouverte sur le monde extérieur, avec des effets ambigus de ségrégation comme de mimétisme, car dans la plupart des cas les quartiers européens étaient juxtaposés aux quartiers indigènes, beaucoup plus dans les colonies britanniques que dans les colonies françaises.

        Quant à la présence des femmes, l’auteure propose le constat suivant :

        « Les femmes colonisées comme les femmes européennes sont très minoritaires en ville et sont restées pour cette raison, longtemps invisibles pour les historiens du fait urbain. Elles ont pourtant joué un rôle significatif, en investissant des lieux spécifiques comme la rue, le marché, les fêtes ou les associations d’entraide. » (p,210)

          Dans l’empire tropical, peu nombreuses furent les femmes européennes qui prirent le risque d’y séjourner, avant que n’intervienne la révolution de l’hygiène publique et des communications, mais effectivement, et en tout cas, en Afrique noire les femmes colonisées jouèrent un rôle majeur d’animation commerciale, et sur certaines côtes, elles contrôlaient une partie des échanges commerciaux, un rôle évidemment très visible.

         Je serais tenté d’écrire que la ville de type européen a peut-être été, dans ces régions d’Afrique noire, le truchement numéro un de la modernité coloniale.

Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés

Suite du 3, demain ou après-demain : « L’Etat colonial » de Sylvie Thenault

Le livre « Les empires coloniaux » – Lecture critique 2

Le livre  « Les empires coloniaux »

Sous la direction de Pierre Singaravélou

Lecture critique 2 (page 77 à 124)

          Nous allons à présent examiner d’un peu plus près le contenu des chapitres de ce livre.

 Chapitre 1 « Appropriations territoriales et résistances autochtones »  Isabelle Surun

       Ce chapitre est un bon résumé des analyses qui ont trait à la période des conquêtes et des résistances souvent minimisées par l’histoire coloniale traditionnelle. Il aurait toutefois été utile de tenter une typologie des opérations de conquête et des résistances et collaborations rencontrées.

         Il aurait été intéressant, à partir de quelques exemples tirés de la même période, et sur des théâtres d’opérations comparables, en milieu tropical ou tempéré, en forces égales ou inégales, en affrontements directs ou indirects (guérilla), de  comparer les récits qu’en ont fait, soit les acteurs, c’est-à-dire dans les deux camps, récits ou traditions orales, soit les chercheurs issus des deux camps du monde impérial.

      Il aurait été tout aussi intéressant de tenter de classer les types de résistances armées ou non, courtes ou longues, artisanales ou sophistiquées, de même que les types de coopération possibles selon les organisations religieuses, ou politiques rencontrées : quoi de commun par exemple entre les résistances rencontrées et les truchements disponibles avant 1939, en Afrique de l’ouest ou en Indochine, où il existait déjà une administration  impériale ?

Chapitre 2  « Castes », « races », et « classes »  Armelle Enders

      Un chapitre qui mérite à lui seul un long commentaire.

   Il s’agit d’une synthèse comparative hardie et, ambitieuse, compte tenu de la multiplicité des contraintes historiques rencontrées, dues tout à la fois au sens des concepts analysés à la fois en Europe et dans les territoires des empires, selon les époques et selon les territoires, à leur relativité, et au risque constant d’interprétation idéologique qui pèse sur ce champ historique.

    Je serais tenté de dire que, par définition, il s’agit d’une entreprise historique impossible, sauf à analyser, au cas par cas, et époque par époque, le contenu de ces mots et l’existence même des perceptions que les différents peuples en avaient, si tant est que la chose soit possible.

       La contribution proposée soulève un certain nombre d’autres questions de ma part.

     Est-ce qu’il est possible d’écrire « L’esclavage, l’institution structurante » (p,83) ? Où et pour qui ?

       En France même, alors que, hors une petite élite politique de la Cour, seule la périphérie atlantique des ports en a eu connaissance, sinon l’expérience, et pendant une période de temps limitée ?

       La France est restée très longtemps un pays de villages.

Le monde des îles Caraïbes aurait été à ce point capable d’irradier en France et en Europe ? Une thèse qui parait donc frappée d’un brin d’exagération, pour ne pas dire plus.

      L’esclavage n’aurait-il pas été plus structurant en Afrique noire, avec à l’ouest le double mouvement de l’esclavage atlantique et de l’esclavage domestique qui a duré longtemps, et qui dure encore en Mauritanie par exemple, et avec, à l’est, le double mouvement de l’esclavage arabe et de l’esclavage domestique qui a duré également longtemps, s’il n’existe pas encore.

      A Madagascar, où l’esclavage a été supprimé à la fin du dix-neuvième siècle, n’aurait-il pas eu une fonction beaucoup plus structurante qu’en France, avec des effets qui se poursuivent encore de nos jours ?

      Pour ne pas évoquer les dégâts causés dans les peuples côtiers par les négriers de l’Océan Indien !

     A la page  85, une des sources citées est celle d’une publication de Frederick Cooper intitulée «  Plantation Slavery on the East Coast of Africa ».

    L’analyse de l’esclavage que fait le même auteur dans « Le colonialisme en question » mérite d’être citée :

     « C’est ici que s’interpénètrent des histoires que l’on ne peut simplement comparer. Aux XVII° et XVIII° siècles, l’économie britannique était prête pour utiliser ses connexions ultramarines  de manière plus dynamique que ne l’avaient fait les impérialistes ibériques à une époque antérieure. Les rois africains étaient vulnérables chez eux et puisaient leur pouvoir dans leurs liens avec l’extérieur. Le commerce des esclaves ne signifiait pas la même chose pour les différents partenaires : pour le roi africain, il signifiait l’acquisition de ressources (de fusils, de métaux, de vêtements et autres produits ayant un potentiel redistributif) en s’emparant des biens humains d’autrui et en s’évitant ainsi de devoir subordonner sa propre population. Razzier un autre territoire et vendre à un acheteur étranger les esclaves récupérés externalisaient non seulement le problème du recrutement mais aussi celui de la surveillance. Avec le temps, le marché extérieur eut un impact croissant sur les politiques et les économies de certaines régions d’Afrique occidentale et d’Afrique centrale, impact que n’avaient pas prévu les premiers rois africains qui se trouvèrent impliqués dans ce système transatlantique. Il favorisa les Etats militarisés et accrut l’efficacité des mécanismes de la traite des Noirs. Du point de vue des participants africains à ce processus, cette militarisation fut une conséquence non voulue de cette fatale interpénétration : les débouchés pour les captifs de guerre créèrent une logique nouvelle et insidieuse qui commença d’alimenter tout le système de la prise et du commerce d’esclaves. » (p,140,141)

     J’ai surligné en gras les mots qui suffisaient à mes yeux pour caractériser une description historique tout à fait étrange, sauf à dire qu’elle valait pour l’Empire anglais, ce qui est loin d’être sûr.

      L’auteur américain de ce texte est celui du chapitre 9, intitulé « Conflits, réformes et décolonisation ». (p,377) 

    La traite des esclaves fut effectivement une institution de structuration ou de déstructuration en Afrique noire, compte tenu des dégâts en tout genre causés aux sociétés africaines par la traite des Noirs de l’est ou de l’ouest.

     Le passage consacré aux « savoirs coloniaux et à l’ingénierie sociale » soulève à nouveau la question polémique du « pouvoir » qu’auraient eu les colonisateurs de créer de toutes pièces les « ethnies » africaines, puisqu’il s’agit d’elles.

     « Ingénierie sociale » du colonisateur ? N’est-ce pas lui prêter beaucoup de savoir-faire ? Ingénierie sociale au service de l’ethnie ? (p,110, 111)

       J’ai relu et analysé les articles rédigés par MM Amselle, Dozon, et Bazin, parus dans le petit livre « Au cœur de l’ethnie », sur les Bété de Côte d’Ivoire, et les Bambara du bassin du Niger, et les questions de fond que leurs thèses posent sont celles de savoir :

    – s’ils n’ont pas mis plus de contenu  dans la description qu’ils font du sujet que les premiers explorateurs ou administrateurs qui sont entrés en contact avec ces populations dont les villages étaient dispersés dans la forêt ou dans le bassin du Niger, et dont le seul lien apparent le plus souvent était un langage commun, et que dans la discussion ouverte sur l’ethnie, la cible visée n’ait pas été plutôt la race : pas d’ethnie, donc pas de race !

    La préface de la deuxième édition montre clairement que l’objectif visé est la stigmatisation de tout recensement de type ethnique en métropole, de crainte d’y réveiller les « fantômes » de la race et d’y importer le modèle qui aurait existé dans les colonies, pour autant que ces fantômes aient existé.

      – s’ils n’ont pas mis plus de contenus aussi que ceux de la tradition écrite quand elle existait, ou orale quand elle fut recueillie, cédant à la tentation du blanc qui, mieux que le noir, dit la vérité de l’ethnie d’Afrique ou d’ailleurs, le sachant blanc prenant la place du sachant noir.

      –  si leur analyse est représentative des réalités ethniques du monde, car leur regard, à part le cas du Rwanda, est principalement centré sur l’Afrique de l’ouest.

       Afin de ne pas trop allonger mon commentaire, j’envisage, si j’en ai le courage, de publier   ultérieurement un plus long commentaire à ce sujet sur mon blog, mais je vous avouerai que ce type de discussion frise à mon avis avec celle du sexe des anges, compte tenu de toutes les ambiguïtés qui pèsent sur ce débat, alors que dans les médias, beaucoup de journalistes sans doute « racistes » n’hésitent pas à emprunter de nos jours le mot « ethnie » pour décrire les situations qu’ils rencontrent sur le terrain et dans leur domaine.

      Et que penser des appellations de minorités ethniques qui sont celles de la Chine ou du Vietnam ?

     J’ai relu les récits de M.Nebout et de M.Thomann qui furent parmi les premiers administrateurs des premiers cercles créés en Côte d’ivoire.

       En 1894, à Tiassalé, chez les Baoulé, Nebout  « apprend », si je puis dire, cette Afrique de la forêt des Baoulé où il est chargé de créer de toutes pièces une administration coloniale dans le cadre d’un cercle de commandement découpé à l’emporte- pièce dans un cadre géographique inconnu, au sein d’une Afrique locale tropicale constituée avant tout de villages isolés, tentant d’interpréter, comme il le pouvait, les signes d’un ensemble collectif vivant et présent, le langage en étant le plus évident.

    Il convient d’ailleurs de noter que M.Nebout épousa officiellement une femme d’origine Baoulé.

     M.Thomann faisait le même type d’expérience, et tous les deux utilisaient beaucoup d’appellations différentes pour dénommer les situations humaines qu’ils découvraient, royaumes, pays, tribus, peuples, peuplades, villages…

      Les récits retiennent les vocables d’indigènes, de chefs de villages, de pays, mais pas d’ethnie.

    En 1894, il n’y avait en Côte d’Ivoire, colonie créée de toutes pièces en 1893, que deux postes administratifs dans l’intérieur, Bettié sur la Comoë, et Tiassalé sur la Bandama.

    L’auteure du chapitre 2 écrit :

    « En Côte d’Ivoire, l’ethnie des Bétés, l’un des groupes les plus emblématiques de ce pays, ne correspond pas à une entité précoloniale : elle s’est constituée à partir de la conquête française. » (p,111)

     Outre le fait qu’une telle assertion mérite d’être discutée, il est tout de même difficile de partir de cet exemple historique pour en tirer une théorie générale sur le sens et le fondement des ethnies en Afrique ou ailleurs.

     « Un des groupes les plus emblématiques de ce pays » ? A quelle époque ?

     Il est évident qu’au fur et à mesure de la colonisation et de la mise en place d’une administration coloniale dispersée et fragile, dans l’ignorance généralisée de ces nouveaux territoires, les découpages du commandement ont opté le plus souvent pour la voie la plus simple, fut-elle arbitraire, ne serait-ce que géographique !

     Il n’en reste pas moins que le concept d’ethnies a bien eu un contenu variable en cohérence et en force collective dans un certain nombre de cas, et l’historien Ki Zerbo dans ses analyses approfondies de l’histoire de l’Afrique fait constamment appel à ce terme, à titre d’exemple : « un certain nombre d’ethnies du Fouta et de Sénégambie » (p,137)

     La thèse défendue par M.Amselle n’est d’ailleurs pas dénuée d’une certaine contradiction quand il écrit :

     « La cause parait donc entendue : il n’existait rien qui ressemblât à une ethnie pendant la période précoloniale. «  (p,23)

      Et plus loin :

     « Dans certains cas, comme nous l’avons vu, « l’ethnie » est donc une création précoloniale, en ce sens qu’elle est un mode de regroupement idéologique d’un certain nombre d’agents et cela en parfaite continuité avec les unités sociales plus petites que sont les « clans » et les «  lignages ». (p38)

     Le même anthropologue impute la responsabilité de la définition du terme à l’ethnocentrisme :

      « On voit combien la définition de ce terme est entachée d’ethnocentrisme et combien elle est tributaire de l’Etat-nation, telle qu’elle a pu être élaborée en Europe. »  (p,19)

      Ne s’agit-il pas plutôt du contraire ?

     A lire la bibliographie de ce chapitre, il est légitime de se poser la question : regard « ethnocentrique » ou regard « périphérique » de ceux qui ont témoigné dans chaque territoire sur le type de relations humaines y existant ?

     Le chiffre très faible des travaux consacrés par exemple par l’Université de Dakar à l’esclavage domestique ne serait-il pas une indication intéressante sur la prudence que les historiens des « périphéries » manifestent sur le même type de sujet ?

     Pour citer à nouveau le roman « Amkoullel, l’enfant peul », le titre même plaide déjà pour l’existence d’un groupement humain de type peul, et tout au long des pages le lecteur découvre la variété des ethnies locales, peuls, bambaras, songhaï, ou dogon, ainsi que l’existence de castes de naissance, ainsi que de la persistance d’un esclavage domestique, les captifs de case.

     Et pourquoi ne pas ajouter que ces sociétés « indigènes » n’étaient pas exemptes de ce que l’Europe moderne a qualifié de racisme ?

     Les ethnies, quelles qu’elles soient, avaient le plus souvent un nom qu’elles se donnaient elles-mêmes ou que les autres lui donnaient, et ces appellations étaient changeantes selon les époques et les lieux, plus changeantes dans les zones d’échanges que dans les zones reculées de l’Afrique.

    Pourquoi ne pas appeler en témoins, dans chaque cas, les descendants vrais ou supposés de ces peuples qualifiés d’ethnies ?

     Sauf à dénier le témoignage d’un grand témoin de cette Afrique qui semble parfaitement s’inscrire dans les revendications d’une histoire postcoloniale qui découvrirait toute l’importance des histoires de la périphérie ou d’en-bas, un terme bien malheureux, citons un passage du livre  « OUI MON COMMANDANT » d’Amadou Hampâté Bâ :

     « Sous l’effet de la colonisation, la population de l’Afrique occidentale française s‘était divisée automatiquement en deux grands groupes, eux-mêmes subdivisés en six classes qui vinrent se superposer aux classes ethniques  naturelles. Le premier était celui des citoyens de la République Française, le second, celui des simples sujets.

Le premier groupe était divisé en trois classes : les citoyens français pur-sang, nés en France ou Européens naturalisés français ; les citoyens des « quatre communes de plein exercice » du Sénégal (Gorée, Saint louis, Dakar et Rufisque) ; enfin les Africains naturalisés citoyens français. Tous jouissaient des mêmes droits (en principe) et relevaient des tribunaux français.

     Le second groupe, celui des sujetscomprenait à son tour trois classes : au sommet de la hiérarchie venait les sujets français du Sénégal, qui jouissaient d’une situation privilégiées par rapport à ceux des autres pays et auxquels on évitait de se frotter, par peur des répercussions judiciaires ou politiques ; puis venaient, dans les autres territoires, les sujets français « lettrés » (c’est-à-dire scolarisés ou connaissant le français) et les sujets français « illettrés » uniquement du point de vue français, cela va de soi.)

     A côté de cette division officielle de la société, l’humour populaire en avait créé une autre, qui se réduisait à quatre classes : celle des blancs-blancs (ou toubabs) qui comprenait tous les Européens d’origine ; celle des blancs-noirs qui comprenait tous les indigènes petits fonctionnaires et agents de commerce lettrés en français, travaillant dans les bureaux et les factoreries des blancs-blancs qu’ils avaient d’ailleurs tendance à imiter ; celle des nègres des blancs qui comprenait tous les indigènes illettrés mais employés à un titre quelconque par les blancs-blancs ou les blancs-noirs (domestiques, boys, cuisiniers, etc…) ; enfin, celle des noirs-noirs, c’est-à-dire les Africains restés pleinement eux-mêmes et constituant la majorité de la population. C’était le groupe supportant patiemment le joug du colonisateur, partout où il y avait joug à porter.

       Du point de vue de la division « officielle » des classes, j’étais un sujet français lettré, né au Soudan, donc juste au- dessus de la dernière catégorie. Mais selon la hiérarchie indigène, j’étais incontestablement un blanc-noir, ce qui, on l’a vu, nous valait quelques privilèges – à cette réserve près qu’à l’époque le dernier des Blancs venait toujours avant le premier des Noirs. » (pages 186,187, Acte Sud) 

      A la lecture de l’analyse du livre de Frederick Cooper, intitulé « Français et Africains ? »que je publierai sur ce blog, le lecteur se rappellera le contenu du paragraphe ci-dessus  « le second groupe, celui des sujets… » et la place qui occupaient les sujets français du Sénégal.

     Les témoignages de deux administrateurs coloniaux, Labouret et Delavignette,  que certains classeraient volontiers dans la catégorie nouvelle des « colonialistes » en apprennent beaucoup plus sur le vécu des paysans et des villages à l’époque coloniale que certaines historiographies.

       Un seul échantillon, pour conclure sur ce chapitre : Labouret,

    « Avec les castes, les classes, les corporations de métier, nous avons considéré un autre aspect de la vie paysanne, qui parait si simple à l’observateur superficiel et si complexe à qui s’inquiète de sa complexité. La société rurale est avant tout hiérarchisée, avec ses nobles, ses hommes libres, ses esclaves, ses spécialistes, tous divisés et subdivisés en catégories superposées et antagonistes. L’analyse qui précède, bien que très incomplète, nous permet cependant de comprendre comment fonctionne cette société et d’indiquer les types particuliers qui l’animent. » (page 131, Paysans d’Afrique Occidentale, Gallimard 1941)

Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés

Frederick Cooper versus Elise Huillery ? Le fardeau de l’homme blanc ou noir en Afrique Occidentale Française ?

Frederick Cooper versus Elise Huillery ?

Ou les contradictions de l’histoire postcoloniale sur le colonialisme et l’anticolonialisme !

&

 La France a – t- elle été oui ou non « le fardeau de l’homme noir » dans l’ancienne Afrique occidentale française ?

&

Selon la déclaration de Mme Huillery dans le journal Le Monde du 27 mai 2014 :

« La France a été le fardeau de l’homme noir et non l’inverse »

Et corrélativement, et si on lit bien le dernier livre de Frederick Cooper intitulé « Français et Africains ? », les dirigeants africains de l’Afrique noire des années 1945-1960 auraient été masochistes à ce point qu’ils auraient demandé à continuer à porter le fardeau de l’homme blanc, même après la deuxième guerre mondiale ?

En ce qui concerne le premier point, l’analyse critique de la thèse Huillery, que nous avons publiée au cours des derniers mois, démontre qu’elle n’est pas bien fondée.

En ce qui concerne le deuxième point, le livre de Frederick Cooper, nous verrons avec nos lecteurs ce qu’il faut en penser.

Notons simplement pour l’instant que l’auteur fait l’impasse sur le volet économique et financier des relations existant à l’époque ente la France et l’Afrique Occidentale Française, l’objet central de la thèse Huillery.

Jean Pierre Renaud