Chypre et la décolonisation anglaise 1953-1956- Chypre et Algérie -« Citrons acides » Laurence Durrell

Chypre et la décolonisation anglaise

En Méditerranée, une situation coloniale des années 1953-1956

Chypre et Algérie

Avec Lawrence Durrell et son livre « Citrons acides »

Petit prologue de méthode sur les comparaisons historiques pertinentes

            Si j’ai bien compris les leçons de méthode historique qui sont préconisées dans l’univers postcolonial sérieux, il conviendrait de se garder du péché ethnocentrique, de ne pas oublier les leçons de l’histoire « méthodique », de ne pas hésiter à faire appel aux sources « d’en bas », d’ouvrir les champs historiques vers les « aires culturelles », etc…

           Mon propos sera moins ambitieux et concernera la question du champ des comparaisons historiques, pertinentes ou non, au cours de la période de décolonisation qui s’est déroulée en gros entre 1945 et 1960.

         J’ai déjà eu l’occasion de m’exprimer à ce sujet sur ce blog, notamment sur les comparaisons qui étaient faites par certains chercheurs entre des situations coloniales très différentes, dans le cas des comparaisons faites entre la Corée coloniale et l’Algérie coloniale.

        J’en rappellerai simplement les dates et les titres :

  • Le 20/08/2015 : « Petit exercice de critique historique » avec la Revue Cipango (Numéro 18-2011)  « Critiquer le colonialisme dans le Japon d’avant 1945 » de Pierre François Souyri, ou la « contextualisation » trompeuse du fait colonial.
  • Les 12/02 et 20/04/2016 : « Japon-Corée, France-Algérie –Réflexions sur deux situations coloniales et postcoloniales » de Lionel Babicz, avec la Revue Cipango (Numéro 19-2012)

          Est-ce qu’une comparaison entre les deux situations coloniales de Chypre et d’Algérie, dans le monde méditerranéen, à la même époque ne recèle pas une pertinence historique supérieure ? Loin de la mer de Chine ?

&

            Pourquoi ne pas ouvrir cette petite chronique en indiquant qu’il y a plusieurs dizaines d’années, j’avais dégusté les livres de cet auteur anglais très original, en m’immergeant avec lui dans le monde méditerranéen, dans les îles grecques, ou à Alexandrie, dans la beauté poétique de ses paysages et la richesse de ses cultures, de ses traditions, et de ses milieux humains ?

            En relisant ces livres, alors que je me suis à nouveau intéressé à ce passé colonial, après plus de trente années  de jeûne intellectuel colonial, en prenant notamment connaissance de certaines thèses historiques, mémorielles, ou idéologiques, d’une nature étrange, je n’ai évidemment pas manqué de me poser au moins deux questions :

            La première a trait au classement qu’un historien des idées de talent  comme Edward Saïd aurait attribué à Laurence Durrell, orientaliste ou non ? Notamment dans ses descriptions du monde d’Alexandrie (Le Quatuor), ou du monde grec ?

         La deuxième, ci-dessus évoquée dans un petit prologue, est relative à la pertinence historique de travaux historiques insuffisamment comparatifs, à situations coloniales précisément comparables dans le même temps chronologique, dans le cas présent entre Chypre et l’Algérie dite française dans les années 1953-1956.   

            J’ai repris la lecture de son œuvre au cours des derniers mois.

         J’ai relu le roman « Citrons acides », dont l’intrigue se déroule à Chypre au moment où les ambitions de la Grèce, avec la revendication de son rattachement au continent, l’ENOSIS, et la progression d’un processus d’insurrection animé par l’EOKA,  de plus en plus violent, que l’auteur décrit fort bien dans ce livre.

            Les lecteurs de ce blog connaissent l’importance que j’attache à la lecture d’œuvres littéraires relatant des épisodes de la vie coloniale, des sources historiques souvent plus authentiques et plus éclairantes sur les « situations » coloniales que celles exploitées par certains chercheurs professionnels.

            Je me pose d’ailleurs le même type de question, quant au contenu des romans historiques et sur la rigueur comparée entre romans et récits historiques professionnels, lesquels ne font pas toujours  preuve de la même rigueur dans le respect des sources.

            En  tout début de son récit, après avoir jeté l’ancre dans l’île, pour s’y installer et acheter une maison, l’auteur rapporte une conversation tout à fait symbolique :

      « Nous prîmes encore une rasade d’ouzo et fîmes un sort au poulpe.

      « Ami, dit-il en utilisant de façon fort imprévue la, et quelque peu solennelle, du vocatif, ce n’est pas nous qui vous apprendrons ce qu’est la liberté… c’est vous  qui l’avez apportée en Grèce, dans les Sept Iles. Est-ce qu’on ne vous appelle pas les Phileftheri – les Amoureux de la Liberté ? Au cœur de chaque Grec… » 

      Tous ceux qui ont visité la Grèce ont eu mille fois l’occasion d’entendre de semblables tirades. Elles trahissent une inquiétude profonde, mais elles  n’en sont pas moins profondément sincères. Ici, à Chypre, j’étais doublement heureux, doublement rassuré d’avoir à les subir encore – car elles prouvent que le vieil attachement sentimental était toujours vivace, qu’il n’avait pas été tué par une administration bornée et par les mauvaises habitudes de nos compatriotes. Tant que ce lien tiendrait, si fragile, si sentimental soit-il, Chypre ne deviendrait jamais un théâtre sanglant…du moins je le pensais. » (p,26)

        Noter que l’auteur pouvait s’exprimer en langue grecque.

       Située sur les confins orientaux de la mer Méditerranée, l’histoire de Chypre est à la fois extrêmement riche et compliquée, une île disputée entre puissances séculaires ou éphémères, à dominante occidentale ou orientale, de religion chrétienne ou musulmane, avec une cristallisation de relations plus ou moins conflictuelles, anciennes ou récentes entre l’ancienne puissance ottomane, la Turquie, et la Grèce, dans les entrelacs des rivalités internationales de la guerre froide.

       La situation actuelle de l’île coupée en deux morceaux en est encore le témoin vivant, le résultat des violences qui ont ensanglanté Chypre au cours de la période racontée par Laurence Durrell, et à nouveau dans les années 1974.

      Enfin, un facteur clé a pesé sur la « solution » anglaise, la préservation à tout prix de la ligne de communication maritime et aérienne, stratégique et sacro-sainte, vers le Moyen Orient et l’Orient, celle  du pétrole et de l’ancienne route de l’Empire des Indes et de Hong Kong.

Chypre était administrée par un gouverneur anglais, au même titre que d’autres colonies anglaises africaines ayant alors accédé à l’indépendance.

      Laurence Durrell était bien placé pour apprécier la situation :

       « La vérité est que le monde britannique et le monde cypriote offraient un inépuisable champ d’observation pour un homme, qui, comme moi, n’appartenait ni à l’un, ni à l’autre. Le Dôme Hôtel, par exemple offre la plus invraisemblable variété d’êtres humains que l’on puisse voir ; comme si toutes les anciennes pensions victoriennes entre Folkestone et Scarborough avaient envoyé un représentant pour assister à une conférence internationale sur la longévité… Hélas ! les Cypriotes ne réalisent pas comme ils sont comiques ! Ils étaient seulement médusés par leur grand âge et les raffinements désuets dont ils s’entouraient.

      Et réciproquement, les Anglais ne voyaient que des silhouettes sans épaisseur ; ils ne soupçonnaient pas à quel point le paysage était peuplé de types humains aussi riches et divers que les habitants d’une petite ville de province qui font les délices de l’Anglais en vacances… «  (p,41)

     L’auteur avait acheté une maison dans un village  pour la restaurer et l’habiter, à proximité de l’ancienne abbaye de Bellepaix, et  cette opération, ainsi que sa facilité à parler grec, lui avaient permis de plonger dans la vie de cette île, encore préservée des tensions entre Cypriotes et Anglais, et entre Cypriotes grecs et Cypriotes turcs, d’y nouer tout un réseau d’amitiés.

      Au début de son séjour, l’auteur était encore optimiste et ne croyait pas au soulèvement que connut l’île plus tard.

     « L’absence de toute vie politique dans l’île était une grande faiblesse, et la scène politique environnante se divisait en deux portions : la droite et la gauche. Il était significatif, très significatif même , que même le puissant parti communiste n’osait ne pas tenir compte du sentiment populaire sur la question ethnique, et était forcé d’utiliser l’ENOSIS comme tremplin. Ce qui confinait presque à la folie si l’on songe que le gouvernement d’Athènes aurait dû faire alliance avec le parti si l’ENOSIS se réalisait. L’appel aux sentiments nationaux était-il donc un collecteur de votes si puissant que même les marxistes devaient le respecter, sous peine de voir s’effondrer leur parti ? Il le semblait bien. » (p,179)

      « … Personne à Chypre ne songeait encore à recourir à la violence ; l’archevêque était un homme de paix, et tout s’arrangerait pacifiquement. En réponse à la question : « Que ferez-vous si l’O.N.U refuse son arbitrage ? Il n’y avait alors qu’une réponse : « Nous recommencerons. Nous organiserons des manifestations pacifiques et des grèves. Nous mobiliserons l’opinion  mondiale. » Personne ne répondait jamais : «  nous nous battrons » ; et si quelqu’un suggérait une telle éventualité, le plus farouche nationaliste répondait en baissant la voix : « Nous battre ? Contre les Anglais que nous aimons ? Jamais ! » Malgré la tension croissante les porte- parole du mouvement ne cessèrent jamais de souligner que : « L’Enosis n’est pas dirigé contre les Anglais. Nous les aimons et nous voulons qu’ils restent en amis. Mais nous voulons être maîtres chez nous. » Mais il y avait aussi des avertissements qui nous pressaient de nous hâter si nous voulions maintenir cet état d’esprit dans le peuple et profiter de ces bonnes dispositions. «  (p,181)

      L’auteur notait que son village d’adoption était « un laboratoire idéal pour étudier le sentiment national à son stade embryonnaire » (p,183)

     A l’occasion des cours qu’il donnait dans un lycée de l’île, Durrell entretenait des relations de confiance avec ses élèves de plus en plus troublés par l’évolution inquiétante de leur île.

      Lors de ses conversations avec des adultes ou des lycéens :

      Question d’un élève :

     «  Un jour, il resta après le départ de ses camarades, préoccupé et mal à l’aise.

     « Puis-je vous poser une question, monsieur ?

  • Mais oui
  • Cela ne vous ennuie pas ?
  • Bien sûr que non
  • Il prit une profonde inspiration, s’assit à son pupitre, croisa ses longues mains nerveuses et dit :
  • « Est-ce que l’Angleterre nous forcera à nous battre pour notre liberté  ici ? » (p,193)

     Autre conversation :

    « En remontant avec moi la rue sombre, un soir Andreas me dit :

   « Dites-moi, monsieur, l’Angleterre va bientôt régler tout cela et nous vivrons en paix, n’est-ce pas ? Je commence à m’inquiéter pour les garçons ; à l’école, on dirait qu’ils passent leur temps à chanter des chants nationalistes et à participer à des manifestations. Cela va bientôt finir,  n’est-ce pas ? »

     Il poussa un soupir et je soupirai avec lui.

     « Je suis sûr que nous finirons par nous entendre dis-je. Je ne dis pas que vous obtiendrez l’ENOSIS à cause de nos responsabilités au Moyen Orient, mais je suis sûr que nous nous arrangerons. »

      Andréas réfléchit un moment.

     « Mais puisque nous avons offert toutes les facilités pour les bases, est-ce que cela ne suffit pas à l’Angleterre ? Est-il nécessaire qu’elle maintienne sa souveraineté sur Chypre ? (p,203)

      La presse mondiale se mit de la partie, alors que l’état de sécurité empirait chaque jour, grèves, manifestations, attentats, importations clandestines d’armes, fébrilité de plus en plus grande de la Turquie inquiète pour la communauté turque de Chypre.

    Laurence Durrell fut enrôlé par le gouvernement comme attaché de presse, mais il se rendit compte rapidement que le dossier était complètement enlisé.

     « Il y avait tant à faire que je n’avais pas le temps d’être de mauvaise humeur, bien qu’il m’arrivât parfois d’être énervé de fatigue. Le problème numéro un était de convaincre l’administration que la situation pourrait aisément devenir critique ; ce n’était pas le moment de se laisser aller à son bonhomme de chemin. Mais en cela, j’échouai complètement. Je me trouvais emprisonné dans les formules sclérosées du ministre des Colonies. Avec la meilleure volonté du monde (et il n’en manquait pas de gens prêtes à secouer la routine et à prendre de rapides décisions personnelles), il était impossible d’avancer dans cet océan de paperasses qui nous submergeaient tous, le gouverneur en premier. » (p,226)

       Panos, ami grec de l’auteur déclarait :

     « Ce qui me déroute, poursuivit-il, c’est le journal anglais : tout ce qu’on peut y lire prouve que le gouvernement n’a pas encore saisi le facteur le plus élémentaire du problème. Il parle toujours d’une petite bande de fanatiques excités par quelques prêtres intéressés, mais si Makarios était vraiment intéressé, ne serait-il pas plutôt partisan du statu quo, lui le chef d’une Eglise autocéphale ? Après le rattachement à la Grèce, il ne serait plus personne, et sur le même pied que l’archevêque de Crète par exemple. Non, quoi que vous pensiez de nous, vous comprenez sûrement que l’ENOSIS nous ruinerait financièrement ? Croyez-vous que c’est après le gain que nous courons ? »  (p,256)

        Il est évident qu’à cette époque, les Cypriotes comparaient leur situation à celles d’autres colonies devenues indépendantes, telles que l’Inde ou le Soudan.

       « La folie se déchaîne

     Le choix du 1er avril fut-il un hasard ? Je n’en sais rien … » (p,267)

        Toujours est-il que l’insurrection fut déclenchée, avec attentats, bombes, grenades, et participation des collégiens à ce festival de la violence.

     Laurence Durrell fut consulté par le gouvernement britannique, mais il s’agissait d’un dossier sans solution aux yeux des Anglais.

« Pour Whitehall aussi, le point de vue changeait car ici, à Londres, Chypre n’était pas seulement Chypre : elle était un maillon de la fragile chaîne de centres de télécommunications et de ports, la colonne vertébrale d’un  Empire qui s’efforçait de résister à l’usurpation du temps. Si l’on abandonnait Chypre, que deviendraient Hong Kong, Malte, Gibraltar, les îles Falkland, Aden… autant de rocs ébranlés mais encore fermes dans le dessein général. La Palestine et Suez avaient été des problèmes de souveraineté étrangère. D’un point de vue géographique et politique, Chypre faisait partie de cette colonne vertébrale de l’Empire. Ne fallait-il pas, dans ces conditions, la garder à tout prix ? » (p,288)

      Sir John le nouveau gouverneur affrontait donc un véritable état de guerre, et le terrorisme s’amplifiait.

      « Nous avions été les victimes de la politique à courte vue menée par Londres, et maintenant le militaire prenait le pas sur la politique. (Par exemple, la déportation de l’archevêque, si elle se justifiait aux yeux du militaire, était un non-sens politique – car il était non seulement le seul représentant de la communauté grecque qui fût irremplaçable, mais son absence laissait le champ libre aux extrémistes. Bien que sa complicité avec l’E.O.K.A fut évidente, il était pourtant la seule personne capable de réfréner le terrorisme. » (p,363)

     Et en définitive, l’auteur décida de quitter l’île.

     Précisons que l’auteur eut une vie d’aventures, et qu’il fit partie des services secrets britanniques en Égypte pendant la deuxième guerre mondiale.

Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés

« Le choc des décolonisations » Pierre Vermeren – Synthèse critique

« Le choc des décolonisations »

« De la guerre d’Algérie aux printemps arabes »

Pierre Vermeren

Synthèse critique

            J’ai lu ce livre avec beaucoup d’intérêt, un livre vivant, riche d’ouvertures historiques, d’appréciations souvent convaincantes, quelquefois aussi d’éclairages de vérités dérangeantes.

        L’intitulé des trois parties parait justifié, sauf à dire qu’il manque peut-être une partie consacrée à la France coloniale de métropole, ses animateurs, ses outils de propagande, ses effets sur l’opinion publique, notamment à travers une presse qui n’a jamais fait l’objet, sauf erreur, d’une évaluation de l’écho qu’elle donnait aux affaires dites « coloniales ».

       Mes lecteurs savent qu’il s’agit de la critique fondamentale que j’ai formulée, avec démonstration à l’appui, à l’encontre du travail d’un collectif de chercheurs qui ont prétendu que la France avait « baigné » dans une culture coloniale, puis impériale.

         La France coloniale a toujours eu les yeux plus gros que le ventre, et la France postcoloniale au moins autant, à voir le nombre de ses interventions internationales tous azimuts.

        Les analyses de la troisième partie militent en ce sens. Je ne citerai qu’une phrase de la conclusion à ce sujet : « L’empire colonial a été une affaire d’élites. » (p322)

          L’auteur intitule sa première partie « Le fiasco des décolonisations » et je partage ce jugement, mais pouvait-il en être autrement de l’avis de ceux qui ont la chance d’avoir une petite culture historique sur l’histoire coloniale elle-même, sur les situations coloniales des années 1960, de la situation internationale elle-même avec la guerre froide, la propagande de l’URSS, de celle des Etats-Unis en faveur du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, et du tiers-mondisme ?

          Pouvait-il en être autrement compte tenu du cours des choses en Afrique du Nord ou en Afrique noire, les deux cas de l’Indochine et de l’Algérie étant tout à fait particuliers ?

           Le risque de « balkanisation », alors dénoncé par Senghor, montrait bien que l’intéressé connaissait bien le sujet, une sorte de balkanisation ethnique et culturelle encore très prégnante, avec le constat que le découpage géographique et administratif effectué une soixantaine d’années auparavant entre les différentes colonies n’était pas de nature à donner naissance à ce qu’on appelait alors, et qu’on appelle encore de nos jours, des Etats-nations.

        De l’avis des bons connaisseurs de ces territoires, la décolonisation était inscrite dans l’histoire de ces pays, mais le processus de décolonisation ne pouvait qu’être difficile pour tout un ensemble de facteurs internes liés aux croyances de ces territoires, à leurs cultures, leurs mœurs, leurs coutumes, le nombre de leurs langues et de leurs peuples, pour ne pas dire ethnies, de leur manière d’être gouvernés avec l’importance du patriarcat que souligne l’auteur (p,147,148).

        Ajoutons à cette difficulté celle d’une recherche de modes de coopération avec un  islam très divers dans toutes les régions, au moins dans celles où cette religion bénéficiait d’une certaine cohésion religieuse.

        Dans son livre « La France en terre d’islam », le même historien décrit la situation de l’Algérie coloniale, en notant que le peuple algérien continuait à vivre dans une sorte de monde très largement musulman, parallèle à celui de l’Algérie française : « Une contre-société coupée de l’Algérie française ». (p,218)

      Dans les années 1959-1960, j’ai fait l’expérience concrète du parallélisme ainsi décrit en Petite Kabylie, plus d’un siècle après la conquête.

          Ce n’est pas tout à fait par hasard que la colonisation française, faute de pouvoir faire autrement, en tout cas en Afrique, faisait en sorte de respecter des statuts personnels très variés, avec le cas tout à fait particulier d’un l’islam qui y avait gagné beaucoup d’adeptes jusqu’à la décolonisation, un islam encore modéré.

         Les caractéristiques du statut personnel des musulmans rendaient difficiles sa compatibilité avec le statut personnel des français et des françaises, notamment après la grande loi sur la laïcité de 1905 ?

         Ce n’est pas par hasard, que de nos jours, notre pays rencontre des difficultés pour que l’islam de France joue le jeu de nos institutions fondée sur la laïcité et l’égalité entre les deux sexes ?

         La deuxième partie intitulée « Les anciens colonisés sous l’empire de leurs élites » (p,105 à 223) fait appel au terme d’élites, mais il aurait souvent été difficile de définir les élites auxquelles on avait à faire : les nouveaux citoyens, anciens ou nouveaux acculturés, les élites traditionnelles encore influentes dans leur ethnie d’origine ou leurs villages, les élites récemment formées dans nos universités, souvent formatées par le marxisme ? Des élites qui en tout état de cause étaient peu nombreuses et qui ne partageaient pas un consensus « national ».

          Pour citer deux exemples d’élites africaines du milieu « parisien » formatées par un marxisme international encore en vogue, à Paris et à Antananarivo : le premier celui des assemblées générales successives de la Maison de la France d’Outre-Mer qui accueillit beaucoup des jeunes élites de l’outre- mer dans les années 1950, au cours desquelles on pouvait entendre des discours interminables, jusqu’à point d’heure, sur la révolution prolétarienne, le marxisme international, l’anticolonialisme, l’exploitation des peuples d’Afrique, de jeunes élites qui arrivées au pouvoir s’adonnèrent rapidement aux dérives qui sont bien décrites dans l’ouvrage.

        Le deuxième, à Antananarivo, celui de l’amiral rouge Ratsiraka, lequel coule encore des jours paisibles en France, sorti de Navale, lancé dans une révolution populaire sur le modèle chinois, un mouvement sans lendemain « qui chante ». La grande île paye encore de nos jours les fruits de cette démagogie marxiste.

      Presque tous ces territoires ne disposaient donc pas des facteurs d’agrégation nationale suffisants pour que la décolonisation ne tourne pas au fiasco.

      La troisième partie intitulée « La France, les Français et leurs anciennes colonies « (p,223 à 321)

     Je ne suis pas sûr que beaucoup de Français soient capables encore de donner la liste de ces anciennes colonies, tout autant que les Français des années des indépendances aient été capables de faire mieux, et c’est toute l’ambiguïté qui pèse sur ce débat des histoires coloniales et postcoloniales.

     Il me semble que l’historien Ageron a montré dans une de ses études les limites de cette « culture métropolitaine », après la deuxième guerre mondiale.

     C’est la raison pour laquelle je pense qu’il aurait été intéressant de faire un bref rappel de la connaissance des mondes coloniaux qu’avaient les Français avant 1939 et entre 1945 et 1960, avec les premiers sondages que l’historien Ageron a cité dans une de ses études.

          Les analyses de l’’auteur font une large part au Maghreb, à l’Algérie, au Maroc qu’il connait bien, peut-être trop, sauf à dire, et c’est toute la question, que les années qui ont succédé aux indépendances, à celle de l’Algérie, a donné un  rôle central aux intellectuels sortis de la matrice algérienne, car c’est clairement ce qui en ressort.

         Avant la publication de cette  critique, les lecteurs ont pu consulter le texte que j’ai consacré à l’historien engagé politiquement Stora à travers l’ensemble des citations et prises de position qui ont  jalonné la période examinée, une sorte de fil « rouge » de lecture et d’interprétation de cette période qui a vu cet intellectuel occuper de multiples espaces médiatiques pour tenter de convaincre ses lecteurs et auditeurs que l’histoire de l’Algérie, et la guerre d’Algérie, constituent l’alpha et l’oméga de notre histoire coloniale et postcoloniale.

          Je ne crois pas que la propagande coloniale n’ait jamais disposé, dans le cadre historique qui fut le sien, d’un tel acteur et animateur.

         Les chapitres XIV « Les élites postcoloniales en métropole : entre revanche sociale, utopie et corruption » (p,239à256) et XVIII et le chapitre XVII « Mirages médiatiques » (p,289 à 303) ouvrent des perspectives fort intéressantes sur la composition et le rôle de ces élites et sur les manipulations de l’information, pour ne pas dire la propagande.

Révélations, analyses pertinentes ou éclairages intéressants :

     Le rôle des médias : cette question sensible est évoquée à de multiples reprises, et comme je l’ai dit, il est dommage que l’auteur n’en ait rien dit dans son ouvrage sur la période coloniale elle-même.

      Le livre donne quelques exemples de leurs manipulations qu’elles procèdent de l’Etat, des groupes de pression métropolitains ou africains, la guerre du Biafra ou le génocide du Cambodge, et son propos est plus précis sur la période récente :

     « Si la décolonisation crée une coupure entre la métropole et l’ancien monde colonial, les médias conditionnent et assurent le maintien de leurs rapports. Dans les années 1960 et 1970, coopérants et fonctionnaires européens font encore circuler connaissances et informations. Mais ce canal se tarit dans les années 1980. Le relai est ensuite pris par les entreprises, industrielles, financières ou de tourisme qui ne sont toutefois pas des médiateurs culturels : leur communication d’entreprise est déséquilibrée, car leur objectif n’est pas d’informer mais de communiquer. La médiation est aussi assurée par l’immigration postcoloniale qui s’intensifie dans les années 1980 avec le regroupement familial. Mais ce phénomène concerne surtout la société d’accueil, et peu sur celle d’origine. Les médias, la presse en particulier, jouent donc un grand rôle d’interface et d’interconnaissance des sociétés. Un petit groupe d’experts et de journalistes, informant le grand nombre, circule de part et d’autre. » (p,289)

        Au fil des pages, l’auteur constate que la presse est « aux mains des grands industriels » (p,291),  que les pays dépendants, souvent des dictatures, contrôlent et verrouillent les circuits d’information, comme on le voit bien dans les exemples fournis, le silence complet de l’Algérie sur la deuxième guerre civile des années 1990-2000, le contrôle qu’exerçait Ben Ali, ou de façon plus subtile, celui du Maroc, avec la collaboration de quelques journalistes de métropole patentés :

        « Faut-il ajouter que l’affaire Coleman leaks, un Wikileaks à la marocaine qui éclate au cours de l’automne 2014, tardivement dévoilée par la presse française avec une prudence homéopathique, révèle que de grands journalistes en charge des affaires internationales et du Maroc, ont  bénéficié de solides rémunérations marocaines en échange d’articles endossant la position du royaume sur le Sahara. » (p302)

      Le néocolonialisme – L’auteur en décrit maints aspects, la Françafrique, l’hypocrisie de la Conférence de La Baule, avec Mitterrand en 1990, le rôle tout à fait étrange du ministère de la Coopération chargé de distribuer des allocations à certains chefs d’Etat africains. (p,162)

      La deuxième guerre civile algérienne des années 1990, décrite notamment à la page 168, et à l’occasion d’autres analyses, nous donne quelques informations sur cette guerre dont les méthodes et les victimes font encore l’objet d’un black-out complet de la part de l’Algérie.

        Il serait évidemment très intéressant que les intellectuels sortis de la matrice algérienne mettent leur talent  au service de l’histoire postcoloniale de l’Algérie, comme ils ont su le faire pour la seule guerre d’Algérie qui a duré moins de 10 ans, de 1954 à 1962.

     En ce qui concerne notre pays, il aurait été intéressant de connaître le nombre d’Algériens et d’Algériennes qui sont venus se réfugier chez nous, car le même sujet fait l’objet du même black-out.

     L’auteur fait un sort particulier au Sénégal, un cas particulier : « L’exception sénégalaise, un allié modéré dans la guerre froide » (p,75), et au fil des pages, l’auteur revient sur cette situation particulière.

        Il convient de noter que le contexte de la guerre froide a beaucoup  pesé sur la décolonisation, et a été un des facteurs internationaux de ce choc, mais j’ajouterais que la situation coloniale du Sénégal n’a jamais été comparable à celles des autres colonies, pour au moins trois raisons, géographique en bordure de mer, historique avec une présence ancienne de la France sur ses côtes, religieuse et culturelle, évoquée d’ailleurs à la page 147, avec l’existence d’un islam modéré couvert par la grande confrérie mouride.

      Islam et choc des décolonisations

      Il s’agit d’un thème d’analyse et de réflexion qui court au fil des pages, notamment dans le chapitre XII (p,214,215,216,217), et c’est un sujet sensible que l’auteur connait bien, notamment en ce qui concerne l’islam du Maghreb.

      Le lecteur a la possibilité de mieux comprendre la fausse interprétation que nos gouvernements firent des « printemps arabes », notamment grâce à la manipulation des médias :

       « Les Français n’ont appris qu’en 2011 que la Tunisie de Ben Ali était une dictature policière, humiliant et pillant sa population… Amitié avec la France et ses dirigeants oblige. » (p297)

     J’ai évoqué ce sujet sur mon blog.

     On se souvient de l’épisode qui mit en cause Mme Alliot-Marie, alors ministre de l’Intérieur.

     L’immigration

     L’auteur consacre le chapitre XVIII (p,305) à la question « immigration » et propose tout un ensemble d’éclairages et de données chiffrées sur les flux de l’immigration et leur évolution.

     L’historien note : « La guerre d’Algérie et l’intensification paradoxale de l’immigration impériale » (p,308), un mouvement effectivement très paradoxal, compte tenu des raisons qui avaient incité de Gaulle à larguer l’Algérie, alors que l’immigration d’origine algérienne a effectivement augmenté au cours des années qui ont suivi la guerre d’Algérie, et jusqu’à nos jours.

     Cette situation mériterait incontestablement plus d’explications.

      Quant à l’augmentation de l’immigration impériale en général, elle soulève également beaucoup de questions, notamment sur la nature de ces flux, compte tenu notamment :

      « Peu de statistiques existent sur le regroupement familial, car les pouvoirs publics communiquent peu sur la question. Entre 1975 et 1985, 147 938 femmes et enfants marocains se sont installés en France. Et depuis 1976, les Français d’origine étrangère par filiation directe ont beaucoup augmenté (6,7 millions en 2008, d’après l’Insee).

    .…En établissant que les immigrés représentent toujours 10% de la population, au lieu de reconnaître que l’immigration s’est accrue, et a changé de nature, l’Etat a causé de graves conséquences : un débat tabou et biaisé sur l’immigration, un ressentiment d’enfants d’immigrés comme dans les autres classes populaires françaises. L’actualité en porte quotidiennement les traces. » (p,314)

      « Avec 12 millions d’immigrés et leurs enfants (sans parler de la troisième génération), la population française des années 2000 est donc très différente de celle des années 1930 (ou cinquante ?), ce que la classe politique (droite et gauche confondues) peine à formuler. » (p,317)

      Le plus surprenant dans toute cette évolution est le rôle que les intellectuels « algériens » y ont joué :

       « Fin de l’assimilation et apologie de la diversité, le rôle des intellectuels « algériens ». (p,318,319)

      L’Algérie, toujours l’Algérie ! Historiquement, un slogan fit une fortune très relative, « L’Algérie, c’est la France ! », mais de nos jours, certains pourraient commencer à dire : « La France, c’est l’Algérie !

     Comment expliquer une évolution tout à fait paradoxale, partant d’une France qui n’a jamais été à proprement parler une France coloniale jusqu’aux indépendances, une France qui n’a jamais peuplé ses colonies, à la seule exception de l’Algérie (avec le concours des immigrations italiennes et espagnoles), laquelle, après « Le choc des décolonisations » se retrouve progressivement colonisée par des populations venues de l’outre-mer ?

     Je conclurai cette lecture en indiquant que ce livre permet de mieux comprendre pourquoi la question algérienne, avec son courant d’intellectuels issus de la matrice algérienne continue à occuper une place idéologique, politique, et médiatique qui correspond de moins en moins avec notre histoire coloniale et postcoloniale.

     Je regretterai toutefois que l’auteur n’ait pas accordé un peu de place à l’histoire quantitative, celle des ordres de grandeur, des échelles, des rapports de force existant entre tous les acteurs du fiasco décrit.

       Pourquoi ? Parce qu’il s’agit là, et à mon avis, d’une des grandes carences de l’histoire postcoloniale, l’oubli de l’histoire quantitative.

Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés

« Le choc des décolonisations » Pierre Vermeren Troisième Partie « La France, les Français et leurs anciennes colonies » p,221 à 234)

« Le choc des décolonisations »

« De la guerre d’Algérie aux printemps arabes »

Pierre Vermeren

Lecture critique

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Troisième Partie

« La France, les Français et leurs anciennes colonies » (p,221 à 324)

        Après avoir décrit le fiasco des décolonisations (I), puis la situation des décolonisés sous l’empire de leurs élites (II), l’historien analyse la situation de la France, des Français, et des anciennes colonies. (III)

      Comme je l’ai indiqué la décolonisation était inscrite dans l’histoire qui s’est effectivement déroulée, celle du « cours des choses » que beaucoup de membres de l’élite coloniale avaient prédit, ne serait-ce déjà que l’africaniste connu des spécialistes, Delafosse, et des bons connaisseurs de l’Afrique, lesquels proposaient l’association au lieu de l’assimilation.

        Il n’était pas facile pour les officiers de la conquête de manifester leur scepticisme sur ses buts, mais il en fut qui l’osèrent, je pense au colonel Frey qui exprima plus que de l’hésitation sur le bien- fondé de la conquête du Soudan, de nos jours le Mali, dans les années 1886-1888, une conquête dont il fut un des acteurs, je pense aussi au capitaine Toutée à l’occasion de sa mission politique et géographique vers le Niger, dans les années 1894-1895..

       Plutôt que d’aller à Madagascar, Lyautey, en ce qui le concerne, aurait préféré que la France s’attache à l’Indochine, le « joyau », respecte les institutions séculaires de l’Annam, de son Empereur, fils du ciel, plutôt que de les chambouler en remplaçant les mandarins par des résidents coloniaux.

       Un « cours des choses » qui toucha tous les empires » coloniaux, et qui se conclut généralement par un fiasco, même pour l’Empire des Indes, la Chine, ou l’Afrique du Sud pour ne citer que quelques-unes des terres coloniales les mieux loties.

        En ce qui concerne l’Afrique noire, je crois avoir démontré que les analyses de Frédéric Cooper sont trop décalées, historiquement, par rapport aux situations coloniales concrètes de l’après deuxième guerre mondiale en Afrique noire.

        En ce qui concerne la deuxième partie (II), son contenu illustre bien la difficulté qu’il y avait, compte tenu des caractéristiques de ces mêmes situations coloniales, en tout cas en Afrique noire, en termes de géographie physique, humaine, politique, économique, religieuse, culturelle, ethnique.

      La description qu’en fit le géographe Richard-Molard après la deuxième guerre mondiale suffisait à en montrer la très grande complexité.

    L’historien décrit toutes les dérives qui ont suivi les décolonisations, lesquelles découlaient largement de ces situations coloniales et de leur héritage, en termes d’Etat, de populations et d’élites.

       Je choisirais volontiers comme symbole de l’échec d’une certaine élite, Senghor, sorti de Normale Sup, un catholique d’exception élu grâce au soutien de la Confrérie musulmane des Mourides.

        Il se convertit à la solution du parti unique, une sorte de symbole de l’écart gigantesque qui existait entre des peuples qui n’étaient pas des nations et leurs petites élites, ou celui d’Houphouët-Boigny qui réussit à réaliser une certaine coagulation ivoirienne fondée sur un réseau de planteurs de cacao, mais surtout sur l’ethnie puissante que constituait le peuple Baoulé, en surfant sur une idéologie marxiste alors à la mode en métropole.

     Ai-je besoin d’ajouter que Mitterrand joua un rôle important dans la  « récupération » de ce leader, alors qu’il fut un des artisans de l’échec meurtrier de la décolonisation en Algérie.

      La troisième partie contient des analyses tout à fait intéressantes, d’autant plus qu’elles n’hésitent pas à mettre le doigt sur des incongruités historiques trop souvent méconnues.

        Le chapitre XIII ouvre le bal, mais à mes yeux, son titre même « Amnésie coloniale, mauvaise conscience, et beaux discours » souffre d’un biais courant et ambigu dans ce type d’analyse, c’est-à-dire qu’elle parait fondée sur un postulat, celui d’une « culture coloniale » des Français qui n’a jamais existé, et qui n’a jamais été mesurée, ne serait-ce que dans la presse, et qu’en même temps pour avoir existé, elle aurait été l’objet d’une « amnésie ».

     « Amnésie » pour qui ? Pour quelle amnésie ? Sur quel terrain colonial ? L’Algérie ?

     Les pages que l’auteur consacre aux politiques et surtout aux milieux intellectuels, montrent bien que c’est essentiellement l’Algérie qui leur a servi de toile de fond, leur rôle très actif dans le réveil d’une mémoire française qui aurait été coloniale.

       L’historien Stora en est, me semble-t-il un bon représentant, et c’est d’ailleurs son évocation qui ouvre ce chapitre (p,223), avec la référence de son livre « La gangrène et l’oubli » (1991), mais l’auteur souligne plus loin :

      « Cependant, il faut cesser de penser qu’il y alors en France ni débat ni réflexion sur cette guerre coloniale… » et plus loin, en titre de paragraphe « L’histoire coloniale engloutie par la guerre d’Algérie ».(p,224)

      Tout à fait !

     Il s’agit de l’objection la plus importante qui peut être faite au travail médiatique de Stora, finir par faire croire aux jeunes Français, et cela n’a pas l’air de bien marcher de nos jours, que l’Algérie fut l’alpha et l’oméga de la colonisation française, et lorsque j’écris « l’Algérie », il conviendrait de lire la « guerre d’Algérie ».

        Plus loin, l’historien cite le nom d’un autre intellectuel qui fit partie de cette nouvelle vague de propagande, lequel nous a entraînés récemment dans la désastreuse guerre de Libye:

     « La France passe en quelques années du mythe de la France résistante, installé par de Gaulle, à celui de la France collaborationniste porté par la jeune génération d’intellectuels, comme Bernard Henry-Lévy. C’est sur fond de retournement idéologique lié à l’irruption sur la scène publique de la génération nées après la guerre (Celle de 68 ?), que la mémoire coloniale» qui continue de « saigner », selon les mots de Benjamin Stora, refait surface. Bernard Henry-Lévy et lui-même appartiennent d’ailleurs à la génération d’intellectuels issus d’Algérie. » (p,232)

    Si mes informations sont exactes, l’intéressé ou sa famille auraient encore des intérêts en Afrique du Nord.

       Question : mémoire « coloniale » ou mémoire « algérienne » ? Que personne n’a d’ailleurs eu le courage de tenter de mesurer.

          Une mémoire qui « saigne » ? Diable ! Celle de Stora ?

         L’auteur note « La France des années 1960 ne veut plus entendre parler des colonies, inconnues des nouvelles générations. » (p,231)

         Je ne suis pas sûr que les anciennes générations aient plus entendu    « parler des colonies » avant les années 1939-1945, ce qui n’est pas démontré, sauf à quelques grandes occasions qui ont fait la une des actualités de l’époque, Fachoda ou guerre 14-18, la grande Exposition Coloniale de 1931, s’étant inscrite beaucoup plus dans le cycle des Grandes Expositions alors à la mode en Europe.

         Ainsi que je l’ai déjà écrit, les histoires coloniales et postcoloniales, avant tout, souffrent d’une  grande carence d’analyse de la presse, seul grand vecteur de mesure de l’opinion publique de l’époque.

     Ce livre nous donne à maintes reprises l’occasion de constater le rôle important que la mouvance des intellectuels issus de la matrice algérienne a joué dans ce que j’appellerais volontiers une  propagande coloniale inversée, beaucoup plus importante et plus efficace que ne fut la propagande du « temps des colonies », celle « adorée » par le collectif Blanchard end Co.

Jean Pierre Renaud

« Le choc des décolonisations » Pierre Vemeren Troisième partie – Suite

« Le choc des décolonisations »

« De la guerre d’Algérie aux printemps arabes »

Pierre Vermeren

Lecture critique

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Troisième Partie

« La France, les Français et leurs anciennes colonies » (p,221 à 324)

Suite

       A mes yeux, la mise en lumière de ce courant de pensée très influent, trop influent, pour ne pas dire de propagande repentante et auto-flagellante, de nature idéologique, le plus souvent amarrée à la gauche, une gauche héritière de la gauche des conquêtes coloniales et de l’échec meurtrier de la guerre d’Algérie.

      « La nouvelle guerre des mémoires après 2000 » (p,233)

       L’auteur donne à nouveau la parole à M.Stora, mais c’est l’évocation de la deuxième guerre civile d’Algérie, celle des années 1990, « Cette terrible guerre sans visage, qui fait 200 000 morts, réactive, dix ans après la guerre civile libanaise (1975-1990), la mémoire des violences et des clivages idéologiques du temps colonial », une guerre encore plus « sans nom » que la première, et cette fois complètement masquée, qui est éclairante, sans partager l’avis de M.Stora sur les élections présidentielles de 2002, avec la surprise Le Pen : « Sans aller jusqu’à estimer, comme Benjamin Stora, que cette situation emprunte directement à la guerre d’Algérie, on ne peut faire l’économie de cette réflexion. » (p,234)

       Une réflexion du mémorialiste Stora que je ne partage pas du tout, car une fois de plus, l’historien en question ne fait état d’aucune enquête sérieuse d’opinion sur la question.

      L’auteur souligne à nouveau le rôle des intellectuels issus de la « matrice » algérienne : « Les intellectuels anticolonialistes venus d’Algérie sont très en pointe sur ces débats, notamment au sein des colonnes du Monde. Des activistes comme les Indigènes de la République vont même jusqu’à abolir la distance historique entre la période coloniale et l’actualité française du début du XXIème siècle…. La nouvelle guerre des mémoires est inséparable d’une histoire coloniale dans laquelle les héritiers, voire les témoins  de l’Algérie française, sont les principaux acteurs. » (p,235)

       Toujours le même constat, la quintessence historique de l’Algérie en lieu et place de toutes les autres colonies !

        L’auteur note à juste titre « Des formations politiques durablement marquées, oui, mais toujours par la guerre d’Algérie » (p,235) :

        « Pour les socialistes français, la guerre d’Algérie est le naufrage  qui a emporté la vieille SFIO…avec la réapparition de Mitterrand :

       Le paradoxe est qu’il est porté au pouvoir par la génération d’après-guerre, qui, ignorant son passé, soutient un ancien partisan de l’Algérie Française. La responsabilité de la guerre est pourtant imputable à la classe politique de la IVème République dont il est issu. » (p,236)

       J’ajouterai, dont il a été un des acteurs les plus remuants et les plus influents dans les changements fréquents de gouvernement.

      J’élargirai mon propos en indiquant que ce fut la gauche républicaine qui se lança dans les grandes conquêtes coloniales des années 1880-1900, que la gauche du Front Populaire dans les années 1935-1936 a été incapable d’orienter une politique de décolonisation pourtant nécessaire, et qu’elle récidiva dans son action  « réactionnaire » avec la guerre d’Indochine, la répression de Madagascar (1947, avec Moutet), et enfin avec le désastre de la guerre d’Algérie.

    La gauche du Programme Commun (1981-1995) nous a laissé en héritage une Françafrique pour le moins ambigüe, le néocolonialisme, et une histoire de France de la repentance et de l’autoflagellation nationale.

     Le chapitre XIV « Les élites postcoloniales en métropole : entre revanche sociale, utopie et corruption » (p,239)

     L’auteur a tout à fait raison d’appeler notre attention sur le rôle des élites rapatriées dans la vie nationale, et cette évocation est très éclairante sur l’évolution française :

     « La réussite et l’influence des élites rapatriées sont rarement abordées, comme si elles étaient un non-objet d’histoire…. Mais rien n’a presque été écrit sur la réussite et la réinsertion des élites pieds noirs et coloniales en métropole. Faut-il parler d’élites postcoloniales, d’héritiers ou de descendants des colonisateurs, et comment délimiter cette population ? Le risque d’arbitraire existe. Il revient à l’historien de proposer des termes justes.

    On peut chiffrer les personnes de retour de l’empire, les classer, définir des groupes de pieds noirs, fonctionnaires, militaires… Faut-il incorporer leurs descendants ? En 1991, (toujours Stora !) Benjamin Stora estime que 7 millions de métropolitains vivants ont été personnellement touchés par la guerre d’Algérie (2 millions de militaires, 2 millions de pieds noirs et leurs enfants, 3 millions d’algériens immigrés et harkis) un chiffre repris par l’ambassadeur de France à Alger…

     Quelle est l’influence de ce groupe sur « l’idéologie française », au sens où Bernard Henry-Lévy l’a définie ? Ce groupe a-t-il pesé sur la scène politique et intellectuelle, sur les milieux d’affaires, sur la représentation du monde des Français métropolitains ? » (p,240)

      L’auteur montre bien l’influence de ce groupe de pression, mais une fois de plus, il s’agissait plus de la matrice algérienne que de l’impériale au sens large, comme l’indique d’ailleurs la liste des membres de ce groupe qui figure dans la paragraphe : « Dispersion et importance de la scène artistique-médiatique » (p,245)

          Mais plus intéressantes sont encore les pages consacrées à :

     « Les trois temps d’une prise du pouvoir idéologique et intellectuel en France » (p,246)

      Le passage de ce livre éclaire tout à fait cette « prise de pouvoir idéologique et intellectuel en France », une situation le plus souvent ou trop souvent ignorée.

      Comment ne pas attribuer à ce nouveau « pouvoir », non issu du suffrage universel, une grande partie des dérives de victimisation, de repentance, ou d’auto-flagellation de notre histoire de la France ?

     Les pages 246,247, et 248 en donnent la liste.

     L’auteur cite d’abord Camus : « Figure tutélaire des intellectuels antitotalitaires et libertaires avant la lettre, il subit le magistère anticolonialiste de Jean Paul Sartre qui exerce avec brutalité son ascendant sur la gauche marxiste et indépendantiste…. Lors de la remise de son prix Nobel à Stockholm, il a prévenu : « Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde ne se défasse. » Savait-il que la déconstruction était à l’œuvre ?

Les intellectuels nés, passés par, ou venus d’Algérie, occupent des positions clés dans les années 1960 et 1970 au sein de l’intelligentsia française et de ses grandes institutions. » (p,246)   

Jean Pierre Renaud

« Le choc des décolonisations » Pierre Vermeren Lecture critique Troisième Partie – suite d

« Le choc des décolonisations »

« De la guerre d’Algérie aux printemps arabes »

Pierre Vermeren

Lecture critique

Troisième partie

Suite (d)

« La France, les Français et leurs anciennes colonies » (p,221 à 324)

         Chapitre XV « L’effet générationnel : rejet colonial, ignorance de l’Afrique et illusions tiers-mondistes » (p,257)

        Arrêtons-nous un instant sur le titre et sur les mots « effet générationnel », « rejet colonial », « ignorance de l’Afrique » :

      « ignorance de l’Afrique » certainement, mais aujourd’hui comme au soi-disant beau « temps des colonies » ! « L’effet générationnel » n’est pas lié à une nostalgie des colonies, mais aux effets de la désastreuse guerre d’Algérie qui a conditionné le mental de la plupart des acteurs idéologiques et médiatiques de la période en question, avec cette mauvaise conscience qu’ils ont diffusé, instillé, sur fond de marxisme encore en vogue, de maoïsme révolutionnaire, ou de tiers-mondisme partagé.

       Régis Debray en fut un des héros, et il devrait éprouver au moins la satisfaction de voir que certains bureaux de tabac vendent des briquets à l’effigie de son ancien ami Che Guevara que personne ne connait aujourd’hui.

        Le propos de Philippe Bernard, journaliste du Monde est intéressant à citer :

       « Un quart de siècle après, relire « Le sanglot de l’homme blanc » (Seuil, 1983) est une expérience fascinante. A quelques pages près, ce traité de la culpabilité occidentale se parcourt à la fois comme une œuvre prémonitoire et comme un livre d’actualité. Droit à la différence contre égalité, autodénigrement postcolonial contre refus de la repentance, et bien sûr, Sanglot de l’homme blanc contre responsabilisation des pays du Sud : les principaux débats qui agitent la société française, et singulièrement la gauche, depuis vingt-cinq ans sont non seulement annoncés, mais décortiqués et tranchés. » (Le Monde du 14 août 2008) (p,265)

      « Rejet colonial » ? Oui, et toujours si l’on admet que l’Algérie coloniale renferme toute l’histoire coloniale, ce qui n’est évidemment pas le cas.

     L’auteur n’échappe pas toujours au mirage algérien, en écrivant :

     « Dans les années 1960, pieds noirs et rapatriés ont plongé dans le silence de la société française. A de rares exceptions près, leur expérience sociale et économique de l’empire se dissout, ne profitant pas à une société longtemps indifférente, ni aux élites. 1962 est une coupure générationnelle…. La mondialisation qui se poursuit…. Dans ce nouveau monde, l’Afrique et le sud de la Méditerranée devient des objets d’engagement, de déploration, mais aussi de sensationnalisme. » (p,258)

        J’ai souligné quelques-uns des mots utilisés, car ils sont de nature à entretenir une confusion dans les interprétations historiques : 1) il y eut peu de rapatriés, en dehors de ceux d’Algérie, 2) l’empire, quand, pour qui, et où ? 3) Afrique, sud de la Méditerranée ou Algérie ?

        Le chapitre raconte rapidement les aventures des pieds rouges, celles des Français ou des Françaises qui sont venus à l’aide du nouveau régime algérien, celui du FLN, de brèves aventures :

      « La plupart de ces pieds rouges quittent en silence ce pays rétif. Soumis à la surveillance des autorités, parfois traqués, voire battus ou expulsés, ces gêneurs déplorent un chauvinisme arabe, le communautarisme musulman qui les rejette. Puis à partir de l’été 1965, ils assistent au retour de la torture à grande échelle, exercée par la Sécurité militaire. Cela révolte les pieds rouges encore présents, même si certains y voient une phase robespierriste. Nombreux sont ceux qui retrouvent sans joie leur pays. Ils avaient cru le quitter sans retour, ils y reviennent  dans l’indifférence et l’incompréhension générales. Eux aussi ne sortent du silence qu’à partir des années 1990. » (p,261)

         L’auteur avait noté auparavant : « Ils veulent néanmoins y croire. Coupés de l’opinion française et portés par une gauche pro-algérienne, ils doivent réprimer leurs doutes, même si des voix s’élèvent… » (p,259)

        « Critique idéologique du tiers-mondisme » (p,264), « critique économique de l’aide au développement » (p,266), « La désillusion vis-à-vis de l’aide publique et des ONG »(p,268), « L’Afrique vue  de loin, entre mauvaise conscience, misérabilisme et sensationnalisme » (p,270), « Comment la France a perdu l’Afrique ? »(p,273)

         J’hésiterais une fois de plus à conclure ce type d’analyse par l’appellation « Afrique »,  parce que l’expression « perte » de l’Afrique,  précisément à lire l’ensemble des analyses qui ont été faites, et en dehors de l’Algérie, et de la guerre d’Algérie, n’a jamais concerné qu’une toute petite élite, et mériterait, à elle seule,  plus d’un commentaire.

         Rien à voir entre l’ancienne Afrique noire française et le Congo Belge,  et encore moins avec l’Empire des Indes !

Chapitre XVI « Illusion économique et mirage touristique » (p,273)

     « Quel est le regard que les Français portent sur l’économie de leurs anciennes colonies ? »

     Cette première phrase est surprenante pour un Français qui pense et continue à penser que les Français n’ont jamais eu l’esprit colonial, et qu’une toute petite élite de spécialistes, politiques ou économiques, pour ne pas écrire capitalistes, savaient à peu près ce en quoi consistait cette économie.

       Leur demander aujourd’hui ce qu’ils pensent du sujet a donc peu de sens : de quels Français s’agit-il ?

          La question est encore plus surprenante pour un lecteur qui a une certaine culture historique et économique des colonies : je renverrai simplement à la lecture du gros livre de plus de 800 pages, intitulé « L’esprit économique impérial », sous la direction de Hubert Bonin, Catherine Hodeir et Jean François Klein, (2008 – SFHOM), un livre que j’ai commenté.

         Cet ouvrage est une démonstration, s’il en était besoin, du poids marginal que l’économie coloniale eut dans l’économie française, sans évoquer les effets négatifs de certaines niches métropolitaines protégées en dehors de toute évolution nécessaire.

         « « Du « repli sur l’empire » des années 1930, décennie noire pour l’économie française (avec un commerce extérieur marginal pour la France), à la création par étapes d’une zone franc en Afrique, entre 1939 et 1972, (elle n’existait pas alors ?), l’héritage d’un isolat économique est manifeste. L’Indochine a été une colonie d’exploitation économique (notamment pour l’opium et le caoutchouc), Madagascar et l’Afrique ont été très peu investies économiquement (hormis quelques huileries et sucreries) Dans ces territoires, la population européenne était infime. L’Algérie était un cas à part. (ce futeffectivement tout le problème). La population européenne nombreuse et plus aisée que les « indigènes » y possède un niveau de vie inférieur à la métropole. Seuls le Maroc, qui bénéficie du régime de la porte ouverte depuis 1906, et secondairement la Tunisie et le Liban (ancienne colonie ?), sont livrés à des intérêts financiers et capitalistes. Mais les effets d’entrainement et de développement restent concentrés dans le temps et l’espace (à Casablanca, Tunis et Beyrouth). »

         L’auteur rappelle les travaux de Jacques Marseille d’après lequel les colonies « n’ont pas fait l’objet de gros investissements métropolitains avant les années 1950… », lequel estimait que « le déficit global de la colonisation en Afrique est estimé à 70 milliards de francs or (franc courant 1913) pour la France, soit trois fois le montant de l’aide Marshall qu’elle a reçue. D’où le titre de son ouvrage : le « divorce » entre capitalisme français et empire colonial… » (p,273,274)

        J’ai expliqué ailleurs que dès les années 1900, le principe de financement de l’équipement des colonies était celui de l’emprunt (identique au régime anglais), garanti éventuellement par le Trésor français, et que ce fut la création du FIDES qui, grâce à des fonds publics, et non privés, (avec la contrepartie Marshall) qui permit de financer l’équipement de l’Afrique noire.

        Comment ne pas reconnaître toutefois que les richesses et les capacités de développement de ces territoires n’étaient pas comparables avec celles de la Gold Coast (Ghana), de la Nigéria, ou du Congo Belge, pour ne pas parler des Indes anglaises ?

         L’auteur note à juste titre qu’il s’agissait d’un capitalisme de niche, de « coups et de rente », en tout cas pour la période postérieure à 1945.

       Triste bilan donc !

       « Aucun pays développé »

       « Au début du XXIème, le bilan économique des pays autrefois colonisés par la France est médiocre… Enfin, parmi les 25 derniers pays du monde, qui possèdent un produit intérieur brut à parité de pouvoir d’achat inférieur à 1 301 dollars en 2009, on compte 9 anciennes colonies françaises d’Afrique… Sur les 25 pays les plus pauvres du monde, une majorité de13 sont francophones. » (p,282)

        J’ai envie de dire : cherchez l’erreur ou relisez l’ouvrage du géographe  Richard-Molard sur l’Afrique Occidentale, ou encore le livre d’un autre géographe Weulersse consacré à son voyage en Afrique de l’ouest au centre, et du centre au sud, afin de comparer la situation coloniale et internationale de l’Afrique noire des années 1930.

         Ajoutez à ces ingrédients structurels l’explosion démographique des cinquante dernières années, qu’évoque d’ailleurs l’auteur, et vous aurez quelques éléments de compréhension de l’évolution décrite.

Jean Pierre Renaud

« Le choc des décolonisations » Pierre Vermeren – Lecture critique : deuxième partie

« Le choc des décolonisations »

« De la guerre d’Algérie aux printemps arabes »

Pierre Vermeren

Lecture critique

II

Deuxième partie (pages 103 à 223)

« Les anciens colonisés sous l’empire de leurs élites » (p,103)

« Des violences de la décolonisation à un tiers-mondisme sans scrupule. »

            Une partie très riche en contenu, peut-être trop riche.

        L’auteur a déjà abordé le sujet, mais est-ce que les mots utilisés, les appréciations,  pour décrire les situations coloniales des années 1960, les mots « élites », le titre du chapitre VI « Désintégration des espérances du « décolonisé (p,11), les « illusions perdues » (p,113) la tonalité générale de ce chapitre, traduisent bien les situations concrètes de ces territoires, compte tenu de tout un ensemble religieux, culturel, et politique qui structurait alors ces territoires, avec des élites plutôt maigres et des « citoyens » qui dans leur immense majorité ne savaient pas ce qu’était un Etat national ou une démocratie.

        Après cinquante ans d’indépendance, une première conclusion est proposée par l’auteur :

        « Un demi-siècle d’indépendance ne suffit pas à réaliser quatre objectifs concomitants : une scolarisation généralisée ; le maintien d’un niveau d’enseignement suffisant ; la formation efficace et en nombre d’une élite de cadres ; la formation professionnelle de techniciens et d’ouvriers spécialisés. La crise de l’enseignement et le chômage des diplômés, devenu depuis les années 1980 un véritable drame social au Maghreb, occulte le fait que les secteurs intermédiaires de la formation sont encore plus mal lotis que les filières supérieures. » (p,119)

       L’auteur en tire la conclusion concrète :

     « Du nationalisme à l’émigration ou comment « voter avec ses pieds » (p,119)

       Il serait intéressant de connaître les nouveaux Etats qui se fixèrent ces quatre objectifs.

        Le chapitre VII montre la complexité de toute analyse avec un « Etat bien patrimonial », la corruption, que Jean-François Bayart analyse en termes d’allégeance et de soumission, lequel « va jusqu’à affirmer qu’il n’y a pas de « corruption », puisqu’elle fait partie du système d’allégeance et de rétribution privative. Cette analyse est tout aussi pertinente au nord de l’Afrique. » (p123)

      L’auteur intitule son chapitre VIII : « Permanence et domination des sujétions personnelles » (p,137)

      Ce chapitre donne un bon exemple de l’immense écart, sauf sur la côte et dans leurs nouvelles cités, entre ces nouvelles élites et leurs peuples, celles que l’auteur appelle « les nouveaux colons ».

       Le chapitre est introduit par l’évocation du rôle de Fanon, mais il serait intéressant de pouvoir mesurer quelle fut alors son audience, aussi bien en France qu’en Afrique, laquelle fut, à mon avis, plutôt limitée.

      Combien a-t-il vendu de livres avant les indépendances ? Quelle place a-t-il occupé dans la presse française ?

     La description qui est faite du monde africain après les indépendances en relève à la fois les particularités et les difficultés rencontrées pour entrer dans ce que nous appelons le monde moderne : « confusion latente entre les figures de l’autorité religieuse, paternelle, étatique et policière », les « figures anciennes de la soumission », « le patriarcat », « la suspicion de clanisme, voire d’ethnicisme en politique est forte » (p, 148), etc…

        Dans le chapitre IX « Des indépendances aux « nouveaux colons », les pièges de l’acculturation » (p,153), l’auteur donne quelques exemples de la griserie qui saisit ces élites une fois au pouvoir, pris dans les turbulences, les lumières, et les ombres d’une nouvelle société internationale qu’ils découvraient, entre autres, la jetset.

        « Chausser les habits et investir le palais du colonisateur » (p,158), « Frayer avec les fonctionnaires et les élites gouvernementales internationales » (p,161), « La tentation de la jetset de Paris à Marbella »

         J’ai retenu évidemment la citation qui est faite de la relation Bouteflika- Jean Seberg… (p,163), l’attraction du monde de Marrakech avec le tandem Bergé-Saint Laurent…mais plus intéressante me semble être l’évocation du rôle du Ministère de la Coopération dans cette évolution :

       « Pour les Africains, les capitales et les modes de vie occidentaux représentent un saut qualitatif et culturel encore plus grand que pour les Méditerranéens. Mais en période de guerre froide, les représentants du tiers monde sont choyés par leurs alliés. La rue Monsieur, siège du ministère de la Coopération, installe un  système de clientélisme avéré. De mauvaises habitudes se prennent, à tel point que sous Giscard ou Mitterrand, nombre d’ambassadeurs de pays africains pauvres se font payer des extras, voire leur salaire et leur train de vie par la coopération ou le gouvernement français. » (p,162)

       L’auteur conclut ce chapitre en posant la question : « Une seconde indépendance, le tournant arabiste des années 1970 ? » et vingt années plus tard en écrivant :

      « La guerre civile algérienne des années 1990, djihadistes contre « nouveaux colons » (p168)

      La « décennie noire »… une guerre à huis clos. Les images de cette guerre de 200.000 morts publiées dans les médias internationaux sont rares…. Les journalistes étrangers étaient interdits d’accès au pays. (p,168)

       Un seul commentaire sur le black-out complet de cette deuxième guerre civile, sans comparaison avec celle des années 1954-1962, que certains auteurs ont appelé la guerre sans nom.

       Il ne semble pas que le chiffre des algériens qui se réfugièrent en France ait jamais été publié, alors qu’il fut important.

      Jean Pierre Renaud

« Le choc des décolonisations » Pierre Vermeren – Lecture critique

« Le choc des décolonisations »

« De la guerre d’Algérie aux printemps arabes »

Pierre Vermeren

Lecture critique

Comme annoncé, je me propose de publier successivement cette lecture, en fonction des capacités techniques du site. (Tous droits réservés)

&

            Il s’agit d’un livre fort intéressant pour le lecteur curieux de mieux connaître le processus de la décolonisation française et de ses résultats.

            Cette lecture avait à mes yeux d’autant plus d’intérêt que dans les années 1950, j’avais vu fonctionner le Togo « colonial », que je fus un des acteurs de terrain de la guerre d’Algérie, une guerre dite de décolonisation, et qu’en 1961, il m’avait été donné de voir fonctionner un Madagascar devenu indépendant.

            A mes yeux, ces trois territoires n’étaient pas la France.

            L’ouvrage, riche en analyses et en éclairages sur une période qui va de 1960 aux années 2000, soulève de multiples questions sur les problématiques décrites et les constats historiques proposés par l’auteur.

            Avant d’aller plus loin, attardons-nous quelques instants sur l’introduction et sur une des questions capitales, à savoir le rôle que les élites ont joué dans les processus décrits, qu’elles soient du Nord ou du Sud, je cite en soulignant les quelques mots clés qui éclairent ce type d’analyse:

        « les élites du Nord n’ont jamais regardé en face les sociétés du Sud, leurs impasses et les mensonges sur la décolonisation sans les peuples…. La culpabilité postcoloniale a aggravé la situation du Sud.

            Pendant que des millions, et bientôt des milliards d’hommes vivaient sous le joug des dictatures du Sud, les élites du Nord, consciemment ou  inconsciemment, ont masqué à leurs opinions publiques la situation des décolonisés, comme elles l’avaient fait à l’époque coloniale. La colonisation avait été l’affaire des chefs politiques, économiques et militaires, pour laquelle les peuples d’Europe étaient tenus d’acquiescer, voire de s’enthousiasmer. Sans transition, la décolonisation et le néocolonialisme, par le truchement des élites amies du Sud, a emprunté une voie analogue. Les sociétés du Sud et du Nord ont poursuivi leurs trajectoires parallèles …, jusqu’à cet improbable « printemps arabe » de 2012, qui a permis d’entendre pour une fois, la voix du Sud. Attachons-nous à suivre les méandres et la mécanique de ces événements. » (p,12,13)

            Afin d’éclairer ma première remarque, je continuerai à citer : Chapitre IV « Sous le couvercle de la guerre froide » « Sans que l’opinion française ne le réalise vraiment, les conflits de décolonisation sont devenus des conflits de guerre froide. »  (p,63)

            Enfin une dernière citation complémentaire à la fin du livre :               « Conclusion Le legs singulier de la France coloniale » « L’échec des décolonisations françaises est-il singulier ? Faut-il le comparer à la destinée des colonies anglaises. Sans doute. Il n’y a pas d’équivalent de l’Inde, même sur une étendue moindre… « (p,321)… L’empire colonial  a été une affaire d’élites. Les élites françaises, royales, impériales, puis républicaines, ont agi à destination des élites colonisées. De sorte que les Français, en tant que peuple, n’ont été concernés qu’à trois reprises par leur empire (troupes coloniales en 1914-1918 et 1939-1945, guerre d’Algérie, et migrations) … la question n’ayant d’ailleurs jamais été débattue. Mais de l’empire et de ses sociétés, ils n’ont toujours su que ce que les élites, leur gouvernement et les médias voulaient bien leur en dire. » (p,323)

Je partage ces conclusions, et je continue à penser que les livres qu’une certaine « histoire postcoloniale » a publiés sur la soi-disant culture coloniale ou impériale de la France manquent complètement de pertinence scientifique, comme je l’ai démontré dans le livre « Supercherie coloniale » : il s’agit d’une des formes les plus insidieuses d’une nouvelle propagande postcoloniale.

Je ne suis pas sûr qu’il soit possible de mettre sur le même plan les élites des régimes politiques qui se sont succédé dans notre pays, de même qu’il soit possible de mettre sur le même plan  les processus de décolonisation anglais et français, compte tenu de leurs situations coloniales respectives, sur tous les plans, mais je partage l’appréciation que porte l’auteur sur le rôle des élites, des gouvernements, de l’opinion publique, aussi bien dans la colonisation que dans la décolonisation : j’ai écrit ailleurs à de multiples reprises que la France, c’est-à-dire le peuple français n’a jamais été colonial, n’avait eu la fibre coloniale, et que ce fut à l’occasion de la guerre d’Algérie, et de la mobilisation du contingent, que le peuple fut confronté aux réalités coloniales, le constat que fait l’auteur à la page 323.

            En France, il s’agissait plus d’un groupe de pression colonial, un lobby colonial, avec plusieurs composantes politiques, militaires, économiques, et religieuses, que de l’élite métropolitaine à proprement parler.

        A plusieurs reprises, et par ailleurs, l’auteur relève que l’opinion  publique n’a jamais été vraiment concernée par la question coloniale :

      « Vus de métropole, les événements qui se déroulent dans les colonies parviennent de manière atténuée, la censure le disputant au désintérêt. » (p23)

      Comment ne pas dire à nouveau, que l’histoire postcoloniale supposée non « servile » n’a jamais à ma connaissance pris la peine de « mesurer » en espace et en contenu la presse de l’époque coloniale pour nous dire ce qu’il en était véritablement de la culture coloniale des Français.

      Les trois sujets d’histoire coloniale évoqués, les élites, la presse, l’opinion publique souffrent à mon avis d’une grande carence de recherche historique pertinente, une carence qui encourage toutes les manipulations, souvent idéologiques, de certains chercheurs postcoloniaux.

            Avant d’aller plus loin, et après avoir lu ce livre et d’autres livres sur le sujet est-ce que la vraie question que posait la décolonisation, en tout cas en Afrique noire française, parce qu’il en était différemment en Asie, n’était pas, que compte tenu des structures physiques et humaines de tous ces territoires, religieuses, culturelles, et linguistiques, le patchwork humain qu’ils présentaient face à un niveau des ressources faibles ou difficiles à mettre en œuvre, le challenge d’une décolonisation heureuse était chose impossible.

            Le lecteur constatera à la fin de mon exercice pourquoi je ne partage pas toutes les analyses du dossier des décolonisations.

            L’ouvrage comprend trois parties :

  1. Le fiasco des décolonisations (p,1 à 105)
  2. Les anciens colonisés sous l’empire de leurs élites (p, 105 à 223)
  3. La France, les Français et leurs anciennes colonies (p,223 à 321)

Jean Pierre Renaud

« Le choc des décolonisations » – « Le fiasco des décolonisations » -Pierre Vermeren Première Partie

Le choc des décolonisations

Première Partie

I « Le fiasco des décolonisations » (p,15)

          L’auteur brosse l’évolution historique de la décolonisation des anciennes colonies françaises et conclut au fiasco, pourquoi pas ?

          Mais pouvait-il en être autrement en Afrique noire, compte tenu de l’état de l’ensemble de ses structures en 1960, comme évoqué plus haut ?

       Tout tourne en effet autour du diagnostic qu’il était alors possible de porter sur la situation de ces pays, leurs situations coloniales, sujet sur lequel j’ai publié quelques chroniques.

        Il m’est arrivé de citer les analyses du géographe Richard-Molard sur une  Afrique de l’Ouest qu’il connaissait, son immensité, sa diversité, son éparpillement humain, une sorte d’anarchie qui ne disait pas son nom.

     La France mit en place une sorte de superstructure bureaucratique, artificielle, un Etat colonial, qui ne tenait pas bien compte des réalités ethniques, et qui ne pouvait en tenir compte, mais était-il possible de faire autrement ?

     D’où « La balkanisation de l’Afrique française » (p,48) et ses dérives à partir des années 1960 :

     « La colonisation a vécu, discrètement poussée par une France qui veut tourner la page, et se débarrasser de la question coloniale à l’ONU. Mais ses dirigeants comptent bien garder une marge de manœuvre et de puissance au sein de chaque territoire. En Afrique, les utopies fédéralistes se sont évaporées face aux séductions de l’Etat-nation et des privilèges qu’il confère (gouvernement, palais et ministères, limousines et indemnités, capitale, représentations diplomatiques et onusienne, aide internationale…) Partout, l’heure est à la construction de l’Etat et de sa bureaucratie militaro-administrative. » (p,49)

         Il est évident que, faute pour ce type d’Etat de pouvoir s’adosser à une structure de cohésion religieuse, idéologique, ou monarchique, à un vécu collectif fait de croyances et de mythes communs, le potentiel de dérives autoritaires ou dictatoriales, favorisé par la mosaïque de ses peuples, était élevé.

       L’auteur montre bien comment ce type d’adossement a  pu fonctionner au Maroc, et je continue à penser qu’il aurait pu en être aussi ainsi avec la monarchie malgache et l’empire d’Annam, faute pour la France d’avoir, toujours et partout, voulu répéter son modèle centralisé de gouvernance.

      Rappelons par ailleurs que jusqu’en 1945, la politique coloniale de l’avant FIDES était fondée sur le principe de l’autofinancement colonial, comme celle des Anglais, et qu’en 1960, le nombre des acculturés, c’est-à-dire celui des élites locales, était très faible.

      Les Etats coloniaux ne constituaient pas ce qu’on appelait des Etats-nations, compte tenu de la faiblesse des facteurs de cohésion religieuse et culturelle, économique et  sociale, pour autant d’ailleurs que l’Europe, l’Asie, les Amériques ou l’Union Soviétique puissent exhiber de leur côté ce type d’Etat.

      Comparativement, est-il possible de donner la date à laquelle la France elle-même devint un véritable Etat Nation ?

     « L’armée, pilier de l’Etat postcolonial » (p, 58)

      Le « modèle colonial » ?

     « Car au-delà de l’aspect institutionnel, le modèle colonial s’impose dans les têtes et dans les corps. L’armée incarne l’autorité et la souveraineté dont se réclame le nouvel Etat indépendant…. L’aspect mimétique est majeur dans cet avènement, car l’adoption du modèle militaire se fait toujours sur le mode l’armée coloniale (formation, uniforme, grade, commandement, armement…. L’«interopérabilité » reste la norme avec l’ancienne armée coloniale. » (p,59)

« …le modèle colonial s’impose dans les têtes et dans les corps » ? C’est peut-être beaucoup dire ! Faute d’autre chose !

       Peu de temps après les indépendances, les élites de ces nouveaux Etats mirent leurs pays sous le régime du parti unique, même au Sénégal, avec Senghor, un catholique, alors que le Sénégal vivait sous l’ombrelle de cohésion religieuse de la Confrérie des Mourides. L’auteur écrit : « Chef d’un régime présidentiel à poigne, nous verrons que Senghor demeure un chef d’Etat atypique » : j’ajouterais dans une situation postcoloniale et ancienne situation coloniale également atypique, l’ancienneté de la colonisation, l’existence des quatre communes de plein exercice, une bureaucratie puissante, celle de l’ancienne AOF, un Etat relié au monde extérieur, etc… (p,55)

      L’auteur note plus loin ; « L’exception sénégalaise, un allié modéré dans la guerre froide… un cas unique dans le pré carré » (p,75)

       Le Sénégal n’est pas représentatif des autres Etats d’Afrique noire.

      Les partis uniques s’adossèrent d’abord aux syndicats qui constituaient, lors de l’indépendance, une des rares structures socio-écomico-politiques de niveau national.

       L’auteur évoque des situations coloniales différentes de celles de l’Afrique noire, celles du Maghreb, hors Algérie, où l’évolution put s’appuyer sur d’autres points d’appui que les syndicats ou l’armée, notamment au Maroc, que l’auteur connait bien.

       Face à ces partis uniques d’abord à base syndicale, l’armée constituait le seul contre-pouvoir, et ce sont les élites militaires qui s’emparèrent rapidement du pouvoir, dans un contexte de guerre froide (Chapitre IV « Sous le couvercle de la guerre froide » (p,63) , de la Françafrique (« Naissance de la France-Afrique ou Françafrique » (p, 68)…le bras armé d’Elf Aquitaine (arrosant les partis politiques), d’un clientélisme socio-culturel très prégnant en Afrique, le tout débouchant avec Mitterrand sur les mirages de la Conférence de la Baule (1990). (Chapitre V Depuis La Baule, liberté des élites, silence et violence pour les peuples. (p,83) « Est-ce un faux semblant ou un tournant ? (p,84)… « Un quart de siècle après La Baule, la marche forcée vers la démocratie n’a pas eu lieu. » (p,84)

     L’auteur note à propos des dérives de la Françafrique : « Cet aspect financier est essentiel dans le discrédit de la Françafrique depuis la fin de la guerre. » (p,72)… le Gabon « pivot des intérêts mafieux » (p,73)

     Un de mes vieux camarades de promotion, bon connaisseur des relations entretenues à cette époque entre la France et ses anciennes colonies, me faisait récemment remarquer qu’il y a eu, historiquement, plusieurs formes de Françafrique.

    A la page 63, l’auteur écrit :

     « Sans que l’opinion française ne le réalise vraiment, les conflits de décolonisation de la France sont devenu des conflits de guerre froide…. Puis l’Algérie devient à son tour un conflit secondaire de guerre froide, surtout après Suez en 1956, même si les choses sont indirectes… Pour les officiers français de retour d’Indochine après Diên Biên Phu, le FLN est une organisation « communiste. » (p,63,64)

     L’auteur cite le rôle de la stratégie contre-insurrectionnelle alors mise en œuvre, et souligne le rôle de l’officier David Galula dans la définition de ce type de stratégie. Comme je l’ai écrit ailleurs sur ce blog, 1) le capitaine Galula n’a jamais servi en Indochine, mais il fréquenta le continent chinois pendant plusieurs années, les premières années de la révolution communiste, 2) Galula n’a pas été un des concepteurs les plus importants de cette doctrine, et le mérite qui lui est attribué est sans doute dû au fait que son épouse fut une journaliste américaine bien  introduite.

      « Jusqu’en 1989, l’ancien empire colonial est un des champs clos de la guerre froide » (p,64)

       « La France devient le premier acteur de la guerre froide en Afrique ».(p,66)

        La description de cette évolution aurait été encore plus intéressante avec une comparaison avec la décolonisation britannique, ou d’autres, qu’il serait difficile de qualifier de décolonisation heureuse, voir la guerre de Malaisie, le désastre de la séparation de l’Inde musulmane de l’Inde hindouiste, l’apartheid de l’Afrique du Sud…

      L’auteur consacre de bonnes pages aux suites de la guerre d’Algérie : « Le brutal désengagement de la France en Algérie » (le chaos) p,40,41), « Règlements de compte et chasse aux harkis » (p, 42), « Le temps des colonels » (p,43)

       Sont également intéressantes les pages consacrées à la deuxième guerre civile de l’Algérie dans les années 1992-2000, (page 89), , 96,97) « La « décennie noire » d’Algérie plante un nouveau décor au sud de la Méditerranée » (p, 96,97) avec ses 200.000 morts.

    Une information intéressante, car la même chape de plomb du FLN règne sur cet épisode aussi dramatique que sur la guerre d’Algérie, une première guerre civile qui ne disait pas son nom non plus.

     « La lutte contre l’islamisme, nouvelle martingale de l’autoritarisme dans le monde arabe » (p,87)

       Enfin, et pour couronner le tout, l’auteur décrit les effets négatifs de la mondialisation libérale sur ces nouveaux Etats. (p,90) : « Après quinze ans de mondialisation marchande (1995-2005), les dégâts humains en Afrique et au Moyen Orient ont été parfois dramatiques  au sortir de la guerre froide, et les populations restent loin de la classe moyenne mondiale. » (p,95)                                 

        L’auteur conclut son tour d’horizon par le « génocide rwandais » et les « guerres du Congo » (6 millions de morts et 4 millions de personnes déplacées (1994-2003) (p, 101), qui durent encore.

Jean Pierre Renaud

Histoire ou mémoires ou subversion? Benjamin Stora

Histoire, mémoire, roman, propagande, subversion ?

Plus d’un demi-siècle plus tard !

Avec les « raisins verts » ?

         Quatre chroniques sur la guerre d’Algérie et les accords d’Evian

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Troisième épisode

Histoire ou mémoires ?

Benjamin Stora

Qu’est-ce qui fait courir Monsieur Stora ?

Ses talents d’historien engagé ? Ses positions d’intellectuel à la mode, ou sa condition d’enfant d’Algérie rapatrié en 1962 ?

Ou tout simplement son goût des médias, une sorte d’omniprésence dans beaucoup de médias ?

Les « raisins verts » des intellectuels issus de la matrice algérienne ? En concurrence avec les fils Joxe et Jeanneney ?

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Entre guerre et paix ?

« Benjamin Stora, la paix des mémoires »

Un gros titre noir dans  La Croix des 12 et 13 novembre 2016, avec deux pages de portrait et d’interview (pages 10 et 11) et une grande photo de l’historien engagé.

      A la page 10, une grande photo de l’historien engagé qui occupe presque la moitié de la page, – figure de prêtre, d’apôtre, pour quelle religion dans un journal chrétien ? – une grande photo d’un Stora ouvrant tout grand les bras, avec en sous-titre :

     « L’historien Benjamin  Stora a toujours cherché à briser les enfermements, à connaître  les autres »

« La paix des mémoires » au lieu de « la guerre des mémoires » ? Monsieur Stora s’inscrirait donc aujourd’hui dans un autre registre de la mémoire, la paix des mémoires au lieu de la guerre des mémoires du petit livre qu’il publia en 2007. (voir ma critique sur ce blog)

            L’historien raconte dans cette chronique : « J’avais 42 ans quand je suis passé pour la première fois sur un plateau de télévision » (page 11, La Croix)

            Reconnaissons que depuis cette date, l’intéressé s’est bien rattrapé dans de très nombreux studios, colloques, ou tribunes, au point que de mauvais esprits pourraient se demander quand ce « bosseur » trouve le temps de « bosser ».

            Le journal note d’ailleurs : « De nombreux téléspectateurs identifient Benjamin Stora à ses épais sourcils et à sa mine austère qui confortent le sérieux d’émissions comme « La grande librairie » ou « Bibliothèque Médicis ».

            J’ai souligné le sérieux de ce commentaire louangeur.

            Les deux pages fournissent maintes informations sur le curriculum vitae de l’intéressé, mais sans rien dire de son passé trotskiste – le vrai « fil rouge ? » –  et de ses autres engagements politiques, qui éclaireraient sans doute son parcours, alors qu’il parle paradoxalement de sa « solitude politique » (p,11)

            Le plus surprenant à mes yeux, et pour moi qui fut un grand lecteur  et admirateur de Camus au cours de mes études, et encore après, fut d’apprendre que l’intéressé n’avait vraiment découvert Camus qu’en 1994, alors qu’il avait déjà 44 ans.

            Etait-ce un titre suffisant pour justifier une coprésidence, avec Monsieur Onfray, d’une exposition consacrée à Camus, à Aix en Provence, dont le projet fut d’ailleurs abandonné ?

         Benjamin Stora en captage d’héritage intellectuel, philosophique, et moral de Camus ?

         Illustration de cette découverte-conversion :

      Dans le journal Le Monde du 20 août 2014 « L’Eté en séries » (page18)

        16 avril 1994Benjamin Stora quitte Sartre pour Camus

      « LE MONDE » ET MOI

       L’historien Benjamin Stora, spécialiste de l’Algérie coloniale et ancien militant trotskiste, s’est longtemps senti plus d’affinités avec la pensée de Jean-Paul Sartre qu’avec celle de Camus. Jusqu’à ce qu’il tombe, le 16 avril 1994, sur un article du « Monde » (1) saluant le roman inédit de Camus, « Le Premier Homme » :

… Cette lecture a totalement bouleversé l’image que j’avais de Camus et de la littérature… Et soudain, c’est de Camus dont je me sentais proche… Camus répétait-on était un auteur colonial. Le Premier Homme que je n’aurais pas découvert si vite sans cet article, a confirmé mes intuitions : travailler sur la mémoire, celle des personnes, des individus, est une tâche essentielle. Y compris pour les historiens. » Propos recueillis par Catherine Simon (1)

    (1) Article de Florence Noiville  intitulé « L’enfance inguérissable  d’Albert Camus »

            Depuis de très nombreuses années, Monsieur Stora inscrit son travail historique dans le champ médiatique, et je ne suis pas sûr que ce type de registre, tel qu’il en use, soit de nature à donner une autorité suffisante à un discours mémoriel ou historique, au choix, pour plusieurs raisons :

  Guerre des mémoires ou paix des mémoires ?

       L’historien a semé le trouble en lançant dans les médias et dans l’opinion publique l’expression « guerre des mémoires », une expression mémorielle qu’il n’a jamais eu le courage de faire mesurer.

     Tout un courant intellectuel et médiatique se gorge de discours pseudo-historiques ou pseudo-mémoriels sur la guerre d’Algérie, sur l’histoire coloniale, le « déni » des Français à leur endroit, en tentant de nous persuader que l’histoire coloniale a constitué une pièce importante de notre histoire, alors que cela n’a pas été le cas, hors l’Algérie : beaucoup de Français n’en ont appris, ou connu l’existence, en plus de l’expérience, qu’à l’occasion de l’envoi des soldats  du contingent.

        Un discours mémoriel qui, non seulement laisse accroire que la mémoire de la guerre d’Algérie se confond avec celle de la décolonisation en général, mais aussi, que l’histoire de l’Algérie coïnciderait avec celle de la colonisation française dans son ensemble, alors que c’est le seul territoire qui a fait l’objet d’une longue tentative de colonisation humaine, en définitive modeste par rapport à certaines expériences et réussites anglaises.

        Je suis loin d’être convaincu que les Français originaires d’Algérie, pas plus que les intellectuels issus de la « matrice « algérienne, soient les mieux placés pour nous raconter notre histoire, et nous convaincre que l’Algérie constitue l’alpha et l’oméga de notre « histoire du Sud ».

      Mesure des mémoires ? Je ne suis pas sûr que les Français issus de la deuxième ou troisième génération d’immigrés venus d’Algérie connaissent mieux leur histoire, et ce n’est sans doute pas avec le discours idéologique du FLN, toujours au pouvoir, qu’ils y réussiront.

     Hors Algérie, le peuple français n’a jamais été un peuple colonial, et ce sont les nouveaux flux d’immigration algérienne qui lui ont fait prendre conscience de ce pan de notre histoire, avec une autre sorte de colonisation, notamment l’algérienne en France.

     Le chroniqueur de La Croix écrivait : « Face au grand public rassemblé au  théâtre de La Criée dans le cadre des Rencontres d’Averroès – un rendez- vous annuel de débats et d’échanges qui se déroule depuis 1994 dans la Cité phocéenne -, il cherchera une nouvelle fois à jeter des ponts entre des histoires qui furent conflictuelles. A rapprocher les mémoires… » (p,11)

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Troisième épisode Histoire ou mémoire ou subversion Benjamin Stora

Troisième épisode (suite)

Histoire ou mémoires ?

Benjamin Stora

Qu’est-ce qui fait courir Monsieur Stora ?

« Les raisins verts »

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            Question ? « ponts » ou « guerre » ? Comment distinguer entre mémoire et histoire avec un discours aussi ambigu ? Alors que les histoires ont déjà bien du mal à se faire un chemin face au flot des mémoires ? Lesquelles se vendent bien !

         Comment s’y retrouver dans le méli-mélo actuel des mémoires auxquelles certains historiens semblent de nos jours accorder au moins autant de crédit qu’à l’histoire dont ils sont comptables sur le terrain des sciences humaines ?

       Médias, mémoire, histoire, ou politique ? Certains ont plus que l’impression que Monsieur Stora bénéficie d’un privilège d’accès auprès des médias encore imprégnés par un courant intellectuel issu de la matrice algérienne ou maghrébine, un courant fort bien décrit et identifié par l’historien Pierre Vermeren dans son ouvrage «Le choc des décolonisations».

            J’ai relevé un exemple récent à ce sujet : le journal le Monde a publié les 10 et 11 juillet 2016, une tribune intitulée « Les têtes des résistants algériens n’ont rien à faire au Musée de l’Homme », cosignée par Monsieur Stora, aux côtés de dix-huit intellectuels ou chercheurs.

         J’ai commenté cette prise de position sur mon blog, le 1er septembre 2016, en l’intitulant : « Histoire ou politique ? ». A cette date, en 1849, l’Algérie existait-elle ? La vraie question historique !

          Un discours mémoriel qui  alimente tout un courant de repentance et d’autoflagellation de notre histoire nationale, et dans la conjoncture politique passée et présente de notre pays, avec les menaces du djihad, ce type de discours n’est pas sans danger.

            Quelques-uns de ses jugements à l’emporte-pièce fleurent bon la psychanalyse « la perte de l’empire colonial a été une grande blessure narcissique du nationalisme français. – « refoulement de la question coloniale »- « une mémoire qui saigne ».

            Trois historiens ont publié en 2008 un petit livre intitulé « Les mots de lcolonisation », Sophie Dulucq, Jean-François Klein et Benjamin Stora.

            J’ai publié sur le blog Etudes coloniales mon analyse de l’ouvrage. Je viens de relire le texte consacré au mot « Violence », et je suis un peu surpris par une partie de son contenu, lorsqu’il est écrit :

     « Certes non, l’urgence pour l’historien n’est pas tant d’intervenir avec Daniel Lefeuvre dans le débat public « Pour en finir avec la repentance coloniale » (2006) que d’analyser sereinement avec Benjamin Stora et Thierry Leclère la guerre des mémoires (2007), qui fait rage en France quant à la relecture du passé colonial. Violente, la colonisation le fut incontestablement… Cette violence n’en reste pas moins une tache indélébile sur l’histoire nationale. » (p,120)

        Comment est-il possible d’écrire une guerre des mémoires  qui « fait rage » sans la mesurer ? A Aix en Provence peut être !

        Comment écrire également que Benjamin Stora contribue à une analyse sereine, alors qu’il est depuis longtemps un des acteurs médiatiques du sujet, précisément « dans le débat public » ? Une sorte d’agit-prop mémorielle ?

      Comment enfin ne pas voir la contradiction conceptuelle existant entre le déni de la repentance en même temps que la « tache indélébile sur notre histoire » ?

      Le discours mémoriel de Monsieur Stora n’a jamais fait l’objet d’une évaluation scientifique, alors que chaque jour tombent les résultats d’enquêtes ou de sondages sur toutes sortes de sujets.

       Ce type de discours mémoriel ressemble étrangement à celui qu’un collectif d’historiens croit pouvoir tenir sur la culture coloniale ou impériale de la France, sans en avoir fait la démonstration statistique, ne serait-ce qu’en décortiquant la presse des époques considérées, à peu près le seul vecteur dont les messages sont susceptibles d’être à la fois accessibles et mesurables.

            La question capitale que pose ce type de discours et de message est celle de savoir si le fait d’être un historien suffit à accréditer le pertinence scientifique de son discours mémoriel.

       Il n’est pas interdit d’en douter sur le plan intellectuel.

       Son ambition est peut-être celle de devenir un des nouveaux maîtres à penser de notre histoire de France, à voir le concours qu’il trouve auprès de certains chercheurs, et si tel est le cas, il y a lieu de s’en inquiéter.

            Ne s’agit-il pas en effet presque toujours de chercheurs qui peignent toujours en noir notre histoire nationale ? Leur travail consiste toujours à mettre le projecteur sur les saloperies, les exactions, sans toujours être honnête intellectuellement avec leur contexte historique ?

            Ils vont finir par nous faire croire que les membres du FLN étaient tous des petits saints et les soldats français de la soi-disant armée « coloniale » tous des brutes assoiffées de sang !

            Un exemple, celui de la torture pendant la guerre d’Algérie ! Pour en avoir été un des modestes acteurs de cette guerre, au service de la France et de l’Algérie, de la guerre et non de la torture, combien de soldats, de sous-officiers, ou d’officiers ont été témoins de la torture, ou ont eux-mêmes torturé ?

          Et en face d’eux, les rebelles du FLN étaient des anges ? Ils ne torturaient pas, ils n’égorgeaient pas ? Et pire encore après les accords d’Evian ? Et récemment encore dans les années 1990 ?

         La  France n’aurait jamais fait rien de bien dans son domaine colonial, même en Algérie, alors que  la situation de l’Algérie avait étonné le président Nasser, lors de sa visite de mai 1963.

            Pour conclure, pourquoi ne pas écrire ? Trop de médias ! Trop de mémoire ! Trop de politique !

            Au risque de donner du grain à moudre à tous ces couples de mot toxiques, tels que indépendance-assistance, culpabilité-réparation, péché- repentance… des couples de mot toxiques que certains peuples d’Afrique semblent bien aimer, à la différence des peuples d’Asie !

            N’y-a-t-il pas dans ces exercices de mémoire « coloniale » ou « postcoloniale » une forme d’usurpation d’une partie de notre histoire nationale, une sorte de contrefaçon historique ?

            N’y-aurait-il pas plutôt un transfert de mémoire qui ne dit pas son nom, une mémoire repentante de tous les intellectuels français issus de la matrice algérienne, une mémoire qui s’inscrit parfaitement dans l’héritage des Prophètes de la Bible, celle des « raisins verts des pères » :

            Le Prophète Jérémie 31-29

         « En ces jours-là, on ne dira plus :

            Les pères ont mangé des raisins verts,

            Et les dents des enfants en ont été agacées.

            Mais chacun mourra pour sa propre iniquité ;

           Tout homme qui mangera des raisins verts,

           Ses dents en seront agacées. »

            Le Prophète Ezechiel 18 :

            « Pourquoi dites-vous ce proverbe dans le pays d’Israël : Les pères ont mangé des raisins verts, et les dents des enfants en ont été agacées »

            Pourquoi donc tous les petits français du contingent auraient-ils les dents agacées alors que leurs pères n’ont pas mangé les raisins verts de l’Algérie française ?

                 Jean Pierre Renaud