« Français et Africains ? » frederick Cooper Epilogue

« Français et Africains ? »

Frederick Cooper

Epilogue

            Les lecteurs qui ont eu le courage de lire le livre très fouillé de Frederick Cooper, ou mon analyse critique de la thèse qu’il défend sur la décolonisation de l’Afrique noire, ont peut-être eu l’impression d’être submergés par un débat qu’on a plutôt l’habitude de trouver dans des enceintes universitaires, avec des enjeux de droit public, de droit constitutionnel, de droit international propres à nourrir de belles joutes politico-juridiques.

            A lire le texte Cooper, le lecteur a pu aussi en tirer la conclusion que les débats qui ont animé la décolonisation sont restés dans un monde d’abstractions, même si ces abstractions pouvaient trop souvent cacher des intérêts très concrets.Premier détour de pensée avec une interprétation stratégique de la décolonisation : une propension naturelle à la décolonisation

         Pourquoi tout d’abord ne pas passer cette thèse savante au crible des grands concepts de la stratégie, tels que la position, la disposition, la situation, la propension des choses, tels que définis par Sun Tzu ou par Clausewitz, en éclairant ce type d’analyse par la lecture moderne des livres du sinologue François Jullien sur le même type de sujet, notamment le « Traité de l’efficacité » ?

         Dans le cas de la décolonisation, en faisant appel à la fois à des concepts stratégiques ou à des concepts chinois tels que « Le cours spontané des choses » (p,116), ou « L’eau est ce qui se rapproche le plus de la voie » (p,201), tout incline à penser que l’évolution historique des relations entre la France et l’Afrique noire ne pouvait guère être différente de ce qu’elle a été.

        Il existait une propension des choses à la décolonisation telle qu’elle s’est déroulée.

        Cette interprétation a déjà été esquissée dans ma lecture critique.Deuxième détour avec le « cours des choses », ou la « voie » réelle

            Concrètement, ce type de débat ne pouvait traduire les réalités du moment, l’état des relations humaines existant, sur le terrain, à tel ou tel moment, entre les Français et les Africains, en résumé, les situations coloniales de l’Afrique de l’ouest et de la métropole, pour ne pas parler de l’Algérie, des protectorats et autres colonies.

            Il s’est agi de palabres interminables tenus dans les hautes sphères des pouvoirs, incompréhensibles, aussi bien en France qu’en Afrique noire, pour l’immense majorité de leurs habitants.

            Dans les années 1950, la Maison de la France d’Outre- Mer,  à la Cité Internationale universitaire du boulevard Jourdan, accueillait la fine fleur des nouvelles élites africaines venues faire leurs études à Paris.

            Nombreux ont été les témoins, pour ne pas dire les spectateurs, qui ont pu assister à des assemblées générales successives, interminables, et houleuses, très politisées, au cours desquelles des étudiants africains se livraient à des joutes oratoires effrénées et passionnées.

       A tour de rôle, les orateurs stigmatisaient le colonialisme et encensaient le marxisme-léninisme ou le maoïsme. On sait ce qu’il en est advenu dans la plupart des anciennes colonies, une fois venus au pouvoir la plupart de ces étudiants.

       Pour ne citer qu’un exemple de rédemption coloniale, l’histoire malgache a connu un amiral rouge qui a tenté de faire une expérience de développement maoïste à la chinoise, une entreprise sans aucun lendemain.

      Le même dirigeant « révolutionnaire » coule encore des jours heureux dans une grande ville de la vieille Europe.

       Pour reprendre une expression à mon avis malheureuse que semble affectionner Mme Coquery-Vidrovitch, « history from below » (p,17),  « histoire vue d’en bas » (p,35), « vue par le bas » (p, 41), pour ne citer que quelques-unes des expressions tirées de son petit livre sur « Les enjeux politiques de l’histoire coloniale », je dirais volontiers que le livre de Frederick Cooper est le fruit d’une histoire d’en haut, une histoire des idées des grands lettrés de l’époque, aussi bien pour les Français que pour les Africains, ce que l’intéressé ne nie d’ailleurs pas.

         Dans un livre très intéressant, « La fin des terroirs », Eugen Weber proposait le même type de critique historique à l’encontre de la plupart des historiens qui ont étudié la France de la fin du dix-neuvième siècle, plus tournés vers le monde des villes, pour ne pas dire d’abord Paris, celui des minorités lettrées, que vers celui des campagnes encore arriérées de France.

      Dans la préface de ce dernier livre, Mona Ozouf note : 

        « … comment par exemple, un livre aussi informé que celui d’Antoine Prost sur l’enseignement, se demande- t-il, a-t- il pu faire l’impasse sur les obstacles que les langues minoritaires opposaient, sous la III° République encore, à l’alphabétisation de la France. » (p,V)

        Ce n’est qu’à la fin du dix-neuvième siècle, notamment grâce à l’école publique, puis avec la première guerre mondiale, que la France vit naître une certaine unité nationale.

       Dans un de leurs livres, « Culture coloniale », les chercheurs de l’école Blanchard ont eu l’impudence scientifique d’intituler une partie de leur ouvrage, tout approximatif : « 1 Imprégnation d’une culture (1871-1914) », un titre que leurs auteurs seraient bien en peine de justifier par une exploitation sérieuse des sources historiques de l’époque.

            En deçà ou au-delà, de ces très savantes palabres, comment parler des belles histoires de relations humaines qui ont existé entre Africains et Français tout au long de la période coloniale, car comme l’écrivait Hampâté Bâ, tout ne fut pas que blanc ou que noir dans cette histoire commune ?

            De belles histoires humaines dans les villes ou dans la brousse, très souvent, dans les commandements des cercles (les préfectures), dans l’armée, dans les écoles, dans les missions, dans les entreprises, dans les hôpitaux, les dispensaires, aussi bien dans la brousse que dans les nouvelles cités, etc …,

            Il faut avoir lu beaucoup de récits d’officiers, d’administrateurs de la première phase de l’exploration et de la conquête, ceux par exemple de Binger juché sur son bœuf pour traverser une Afrique occidentale encore à peine ouverte sur le monde extérieur, de Péroz sur le Niger dans l’empire de Samory ou dans le delta du Tonkin au contact de ses habitants, de Baratier lors de son expédition vers Fachoda, pour comprendre ce que fut cette histoire à hauteur d’homme et la qualité des relations humaines qui furent alors nouées.

            Au cours de la période de colonisation elle-même, les exemples de ces relations humaines furent innombrables.

            Pour reprendre un des mots préférés de Frederick Cooper, il existait à la base, de très multiples « connexions » humaines, de vraies relations d’affection entre êtres humains, et aussi, pourquoi ne pas le dire, de belles histoires d’amour.

            Je conclurais volontiers en écrivant que c’est l’existence de ce tissu très dense de bonnes relations humaines qui explique plus que tout le dénouement pacifique de ces relations coloniales avec l’Afrique de l’ouest, à l’exception du Cameroun, et de Madagascar, si on rattache cette grande île à l’Afrique.

            Comment expliquer autrement que les affreux commandants de cercle et chefs de subdivision, tous également colonialistes, bien sûr, aient pu survivre dans la brousse, même la nuit, dans des résidences grandes ouvertes, seulement protégés,  à quelque distance,  par un gendarme ou quelques gardes-cercles ?

            En ultime conclusion, il est effectivement possible de se poser une des questions que Frederick Cooper soulève dans son avant-propos :

       « Les lecteurs constateront peut-être également un certain « sénégalo-centrisme » (p,11), j’ajouterais, effectivement et sûrement, en même temps qu’un vrai penchant pour une histoire d’en haut, comme l’auteur en fait mention dans son avant-propos, à la page 10 :

      « Ce livre est une étude des élites politiques, des acteurs français et africains se confrontant mutuellement et tentant de mobiliser des partisans dans un contexte où les travailleurs, les agriculteurs et les étudiants, hommes et femmes votaient en nombres sans cesse croissants écrivaient des articles dans la presse africaine, et organisaient des meetings et des manifestations qui contestaient la nature du pouvoir politique. »

       Nous avons proposé aux lecteurs toute une panoplie de sources historiques qui relativisent beaucoup le propos.

       Dans quelle catégorie d’histoire classer le livre de Frederick Cooper ?

       L’auteur écrivait dans son avant-propos :

      « Ceci est un livre sur la politique, en un double sens. Premièrement, c’est un livre sur la politique en tant qu’art des individus et des organisations à amener les gens à faire des choses qu’ils ne voulaient pas, un livre qui montre comment l’entrée de gens différents dans le débat politique changea le cadre dans lequel la politique se déroulait. » (p,9)

          A lire cet ouvrage, il parait difficile d’y voir des gens « faire des choses qu’ils ne voulaient pas » et changer « le cadre dans lequel la politique se déroulait », alors que les situations coloniales, leurs acteurs de l’époque, et que le scénario de la décolonisation suivait imperturbablement son « cours ».

        Une lecture des faits et des idées ? Un essai historique d’interprétation des diplomaties constitutionnelles ? Une interprétation, ou même une exégèse, d’une histoire des relations internationales qui aurait pu tourner autrement ? En faisant l’impasse sur le contexte historique de l’époque, « d’en haut », et d’ « en  bas » ? Avec en plus, cet aveu de « sénagalocentrisme »

       Sommes-nous encore dans l’histoire ? Ou dans l’exégèse politique ?Troisième détour par les « voies » postcoloniales

       Pourquoi ne pas saisir en effet cette occasion pour s’interroger sur la pertinence scientifique et historique de certains discours postcoloniaux ?

      En ma qualité de chercheur historien, libre de toute allégeance, en tout cas, je m’y efforce, j’éprouve presque plus que de la réserve à l’endroit d’une certaine histoire postcoloniale tout à la fois idéologique, anachronique, et  donc non pertinente.

        Que les lecteurs ne se méprennent pas sur le sens de ma lecture critique ! Il ne s’agit pas de ranger la thèse très étoffée et très documentée de Frederick Cooper dans la catégorie de quelques-uns des livres qui sont proposés dans l’histoire postcoloniale, lesquels souffrent soit d’insuffisance ou même d’absence de sources solides, soit d’anachronisme, soit de préjugé idéologique, soit enfin de pertinence scientifique, par défaut d’évaluation des faits analysés, de leurs effets sur l’opinion  publique, ou encore des grandeurs financières ou économiques analysées.

         Donc, ni clés marxistes à découvrir dans ce type de thèse, ni clés d’idéologie humanitariste, d’autoflagellation nationale, laquelle aurait pris la place du marxisme !

        Comment qualifier autrement que d’histoire postcoloniale approximative, celle de l’équipe Blanchard and Co, à partir du moment où les recherches affichées n’accréditent pas un discours effectivement fondé sur des sources statistiques éprouvées ? Comme le savent les sémiologues, il est possible de faire tout dire aux images, et encore plus les historiens, quand elles sont sorties de leur contexte historique, et en ignorant leurs effets sur l’opinion.

       Pourquoi ne pas citer aussi une histoire théoriquement solide, scientifiquement prouvée par un luxe de corrélations et d’outils mathématiques, telle que celle racontée par Mme Huillery, mais avec un manque de pertinence scientifique de certains de ces outils de corrélation, mâtiné d’un fort soupçon de recherche idéologique ? Un soupçon d’autant plus fort que sa thèse enjambe un « trou noir » statistique d’une trentaine d’années,  en gros entre les années 1960 et 1990.

          Il n’est pas vrai en effet, comme l’écrit l’auteure, que la France ait été le fardeau de l’Afrique Occidentale Française, pour reprendre une de ses expressions de langage idéologique, car tel était son but, pourquoi ne pas l’écrire ?

       L’historien d’origine indienne,  Sanjay Subrahmanyam, notait dans son dernier livre « Leçons indiennes » que les maisons d’édition américaines recherchaient des produits qui plaisent au marché, et il est possible de se demander s’il n’en est pas de même dans notre pays.

       Comment ne pas citer certains « produits » d’édition riches en images coloniales, souvent mal interprétées, mal cadrées historiquement, et à leur diffusion et à leurs effets jamais évalués aux époques de leur diffusion?

       Je m’en suis expliqué longuement dans le livre « Supercherie coloniale ».

       Citons un seul exemple tiré du numéro de la revue « l’Histoire » intitulée « La fin des Empires coloniaux » (octobre décembre 2010), dans un article signé Jean Frémigaci et intitulé «  Madagascar : la grande révolte de 1947 » (pages 64 à 67). 

      Cette revue reproduit une photo intitulée «  Le travail forcé » (page 67)

      Avec pour commentaire : « La chaise à porteurs, instrument et symbole de la domination coloniale. Le travail forcé fut généralisé dans l’île entre 1916 et 1924 puis à nouveau pendant la Seconde Guerre mondiale (carte postale vers 1910). »

      On y voit coiffé du casque colonial blanc, un administrateur ou un officier  tout de blanc vêtu,  juché sur un filanzana, la chaise à quatre porteurs malgache qu’empruntait l’aristocratie de ce pays pour se déplacer, bien avant l’arrivée des Français, en signalant  qu’à l’époque de la conquête (1895- 1896), et encore longtemps plus tard, il n’existait dans la Grande Ile, ni pistes, ni routes, et encore moins de lignes de chemin de fer.

      Comment ne pas noter enfin pour apprécier toute la valeur de ce type de manipulation historique, qu’à la même époque, la  chaise à porteur ne faisait pas le déshonneur de l’Asie, pas plus d’ailleurs que les pousse-pousse que les responsables de cette revue ont d’ailleurs pu admirer ces dernières années sur la plus belle avenue du monde, nos Champs Elysées, ne font aujourd’hui le déshonneur de la France ?

       Le vent du large des historiens : pour conclure sur un mode détendu, une certaine pertinence historique nous viendrait, peut-être de nos jours de l’étranger, des rives du grand Ouest, ou de celles du continent indien, libre de toute attache liée aujourd’hui à un passé colonial ignoré de la grande majorité des Français et des anciens peuples colonisés, donc loin des explications franco-françaises fondées sur un « inconscient collectif », jamais sondé, (Coquery-Vidrovitch), ou sur une « mémoire collective », jamais mesurée, (Stora), des explications hypothéquées, soit par la guerre d’Algérie, soit par l’esprit de repentance .

Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés

« Les empires coloniaux » Lecture 5 « Cultures coloniales et impériales- Emmanuelle Sibeud

Le livre « Les empires coloniaux »

Sous la direction de Pierre Singaravélou

Lecture critique 5

Chapitre 8 « Cultures coloniales et impériales » Emmanuelle Sibeud

         Il s’agit d’un autre chapitre dont la matière est riche, mais dont la lecture soulève beaucoup de questions, je dirais presque une série infinie de questions, compte tenu de son ambition.

            Ce chapitre comprend trois parties intitulées :

           1-    De la propagande coloniale aux transactions culturelles du quotidien

           2-    Politiques culturelles et usages politiques de la culture

           3     – Voix et voies de l’acculturation

          Il n’est pas toujours facile de savoir ce qui ressort du domaine de l’analyse dans les métropoles ou du domaine des territoires coloniaux, même si un effort méritoire de clarification de l’objet d’étude est fait, compte tenu de sa complexité, du champ chronologique et géographique immense  que l’auteure a l’ambition de couvrir : la synthèse des analyses qui concernent autant de « situations coloniales » et de « moments coloniaux » est un véritable défi.

            Dans les pages que j’ai consacrées aux sociétés coloniales sur ce blog, je me suis déjà longuement expliqué sur le sujet.

           Il s’agit donc du pari qui est fait dans le plan choisi, un plan qui soulève beaucoup de questions, sinon d’objections :

           En ce qui concerne la première partie, il parait tout de même hardi de rapprocher les concepts et les réalités « relatives » des propagandes coloniales organisées dans les métropoles des effets concrets tout aussi « relatifs » de ces propagandes dans les colonies, sous les vocables « Appropriations et transactions culturelles au quotidien ».

      Le même type de question de base se pose en ce qui concerne l’intitulé et l’objet des    deux autres parties : des politiques culturelles ont- elles véritablement existé ?    

       Les métropoles s’en seraient donné les moyens ? Alors qu’elles avaient décidé, dès le départ, de laisser le soin aux colonies de financer leur propre vie nouvelle ?

      La troisième partie  semble beaucoup mieux restituer la problématique clé de l’acculturation, sans laquelle les empires n’auraient pu vivre, avec l’avantage de mieux cibler l’objet, précisément dans les empires eux-mêmes.

       Avant d’aller plus loin dans le détail du texte, et outre le problème déjà évoqué que soulève cet exercice de synthèse d’une ambition à la fois multiséculaire et planétaire, ces réflexions soulèvent deux questions de principe :

      1 – Quel est le « sens » de l’expression « Cultures coloniales et impériales » ?

         S’il s’agit de la culture définie par Herriot « ce qui reste quand on a tout oublié », comment définir le reste, et comment le mesurer ?

          S’il s’agit des cultures des mondes métropolitains et coloniaux, comment les définir, tant ils étaient à la fois innombrables et variés ?

        Quelle définition ou quelles définitions, l’auteure propose-t-elle ?

       2 –  Comment par ailleurs proposer une synthèse sans proposer de « mesure » des faits ou évolutions constatées ?

       Un seul exemple au sujet de la  « culture coloniale ou impériale », et de la propagande qui lui est associée, comment prétendre démontrer qu’il existait en France une propagande coloniale qui formatait la culture des Français sans procéder à une exploitation statistique sérieuse de la presse parisienne et provinciale de l’époque coloniale, exercice auquel, à ma connaissance, aucune école historique n’a procédé jusqu’à présent.

        Les travaux de l’équipe Blanchard sont loin d’être pertinents à ce sujet, faute de mesure sérieuse à la fois des outils et des effets de cette propagande supposée.

       J’ajouterai que la propagande anticoloniale actuelle, souvent initiée par les mêmes écoles de  chercheurs, est incontestablement plus efficace que celle qui fut difficilement à l’œuvre sous la Troisième République.

        Je renvoie le lecteur à ce sujet sur le travail de recherche et d’analyse que j’ai effectué et publié dans le livre « Supercherie coloniale »

      Sens des mots, situations coloniales et moments coloniaux, mesure des phénomènes coloniaux en métropole ou dans les territoires coloniaux, tels sont les concepts d’analyse auxquels il parait difficile d’échapper.

        Dans son introduction, l’auteur fait appel au porte-drapeau que fut, et qu’est encore, Edward Said,  dans ses analyses sur la culture et l’impérialisme, et je renvoie le lecteur vers mes propres analyses que j’ai publiées sur ce blog.

       Pour résumer ma pensée, je dirais que son interprétation brillante des évolutions historiques qu’il analyse à la lumière du couple conceptuel de la culture et de l’impérialisme parait souffrir de trois sortes de faiblesse : un champ géographique limité, une carence de la mesure des effets qu’il analyse, et enfin une sorte d’ethnocentrisme inversé qui ne dit pas son nom.

         En ce qui concerne la première partie, l’article cite au sujet du paragraphe « De la culture impériale aux « cultures d’empire » » les analyses de plusieurs auteurs, M.John M.MacKenzie, Mme Catherine Hall, M.Bernard Porter, qui mettent en doute l’existence même du sujet, mais sans rien dire sur la pertinence statistique de leurs constats.

         Dans le livre que j’ai publié sur le même sujet, il me semble avoir démontré que les thèses défendues par certains chercheurs sur l’existence d’une culture coloniale ou impériale française ne reposaient pas sur une analyse statistique sérieuse, ce que j’ai tenté de faire dans les différents domaines analysés par ces chercheurs,  la presse, les affiches, la propagande, ou le cinéma.

.        L’auteure évoque de façon un peu anecdotique les efforts qu’ont fait les « colonialistes » pour mettre en valeur les cultures locales, et créer des outils susceptibles de les sortir de l’oubli ou de les mettre en valeur, des efforts sans doute insuffisants compte tenu des moyens accordés.

       Sans vouloir alourdir le propos, comment ne pas citer à ce sujet le rôle de l’Ecole Française d’Extrême Orient fondée en 1898, de l’Académie.de Madagascar fondée en 1902, et  de l’Institut Fondamental d’Afrique noire en 1936 ?

        L’auteure conclut cette partie de l’analyse en écrivant :

     « L’hypothèse d’une colonisation des consciences donnant imparablement naissance à une culture du colonialisme doit donc être révisée : il faut non seulement employer le pluriel, mais aussi se demander comment et jusqu’à quel point les cultures nouvelles qui se formaient dans le cadre des empires étaient des cultures d’empire. Ce qui invite à examiner de plus près les politiques culturelles déployées par les pouvoirs coloniaux et leurs résultats. » (page 350)

       J’ai envie de dire à ce sujet qu’une telle hypothèse souffrait d’au moins trois défauts : idéologique en premier lieu, coupée des réalités coloniales en deuxième lieu, et ethnocentrique en troisième lieu… comme si les puissances coloniales avaient disposé de ministères de la culture, ou même de la propagande !

       Des appareils de propagande comparables à ceux des régimes soviétique, nazi, ou fasciste, à des époques comparables ?

       Comme je l’ai montré dans mes analyses, la propagande coloniale de la Troisième République avait à la fois un caractère artisanal et épisodique.

     « Des politiques de la différence » (p,351) sûrement, mais elles s’inscrivaient dans des dimensions qui n’étaient pas obligatoirement culturelles,  sauf à dire que le formatage était avant tout celui du droit, ou de l’urbanisation.

         Quant au « Culturalisme et invention coloniale des traditions » (p,354), il s’agit d’un raccourci qui ne me parait pas traduire les réalités coloniales et les chercheurs actuels devraient se féliciter d’avoir à leur disposition, comme je l’ai déjà noté précédemment, dans toute l’Afrique de tradition orale, les traditions qui ont pu être transcrites par écrit, recueillies souvent par des ethnologues « amateurs » ou rares, et que les mêmes chercheurs peuvent aujourd’hui confronter à celles transmises par les griots, si elles existent encore.

       L’auteure reconnait toutefois que : «  Instrument cardinal de ce culturalisme (colonial) », « L’invention de la tradition » s’avérait un exercice particulièrement délicat en situation coloniale. »,  en raisonnant sur un autre type de tradition que l’histoire culturelle.

       Plus haut, l’auteure écrit : « L’ethnologie culturelle était en somme, la science organique du colonialisme, même si en pratique, les ethnologues s’avéraient des adjoints contestataires et souvent écartés sans ménagement. » (p,355)

         Je souhaite que dans un prochain livre l’auteure nous fasse un petit résumé de l’histoire de l’ethnologie coloniale dans ses différentes phases, avant 1914, avant 1939, et à l’époque dite moderne, et qu’elle nous dise les noms et dates de ces « adjoints contestataires ».

      La troisième partie « Voix et voies de l’acculturation » est sans doute la plus intéressante, même s’il est possible de s’interroger sur les critères qui sont proposés pour caractériser les « situations coloniales » de l’acculturation au quotidien.

        Quelques exemples : « Les clubs ou les cercles racialement et socialement exclusifs devenaient les hauts lieux d’une sociabilité ostensiblement ségrégative dans les sociétés coloniales, puis à la faveur de la Première guerre mondiale, dans les métropoles. » (p,363)

       « Ostensiblement ségrégative » pour quel public, les populations de la brousse ou les « évolués » ou « acculturés » des centres urbains ? Avec un bémol entre le ségrégatif anglais et  le ségrégatif français?

       Comment expliquer que jusqu’au retour de la colonie de Hong Kong à la Chine, à la fin du vingtième siècle, une ségrégation stricte régnait encore dans les clubs anglais ?

      L’auteure note que « Senghor et Césaire incarnaient l’acculturation telle que la concevaient les autorités coloniales françaises » (p, 365), mais il est évident que ce type d’acculturation ne touchait qu’un petite partie de la population, et l’observation qui est faite sur la faible scolarisation réalisée, renvoie aux limites financières qui, dès le départ, avaient été fixées par les métropoles : financez-vous vous-mêmes !

       Plus de cinquante ans après la décolonisation, le même type de critique pourrait sans doute être faite aux autorités politiques de la plupart des anciennes colonies sur les taux de scolarisation réalisés dans leur pays.

         Quant au travail des missions « chrétiennes », il faut le souligner, dont l’objectif était de « coloniser les consciences », reconnaissons qu’elles avaient fort à faire, en tout cas en Afrique, face aux deux défis de l’Islam conquérant et de croyances animistes et fétichistes puissantes.

         Pourquoi ne pas écrire aussi que dans les « connexions » qui ont la faveur de Frédérick Cooper, il aurait été intéressant qu’il développe le sujet, car les connexions religieuses jouèrent un rôle important dans les sociétés coloniales, de même que dans les administrations coloniales, la franc-maçonnerie.

       Certains observateurs relèveraient sans doute qu’au-delà de l’héritage de la langue et de la structure étatique, le troisième héritage concernerait en effet la religion.

Il est tout de même difficile de mettre sur le même plan des observations faites dans des pays différents et à des dates aussi très différentes, telles que celles citées dans les pages 372, 373, et 374 : la Gold-Coast en 1912 (p,372), l’Inde en 1927 (p,373), et l’Indonésie en 1953 (p,374).

       Le texte de « Conclusion : des empires invisibles » (p,374) signe à mes yeux une sorte d’échec relatif d’une analyse et d’une synthèse dont les objectifs étaient très ambitieux.

         Invisibilité de l’empire anglais ?

       « L’hypothèse d’une invisibilité relative des empires sur le plan culturel a néanmoins la grande vertu de rompre avec la fausse symétrie suggérée par le titre de  ce chapitre. »…

      « Raisonner en termes de cultures impériales relève, avant tout, de l’illusion rétrospective ? »

      Ce qui veut dire, si je comprends bien le français une histoire anachronique, pour ne pas dire quelquefois idéologique, ou historiographique, ou sophiste, ou pour ne pas dire subtilement ethnocentrique, contrairement aux discours affichés par certains chercheurs.

Jean Pierre Renaud  –  Tous droits réservés

Culture Coloniale ou Supercherie Coloniale (3)

 Pourquoi critiquer sur le fond, et sur la méthode, le discours de ce collectif de chercheurs ?

            Ce n’est pas leur choix des supports d’une culture coloniale ou impériale supposée, que nous contestons, mais leur analyse fondamentale.

            Il n’est pas possible, sur le plan de l’honnêteté intellectuelle, de tirer des conclusions à partir du moment où l’on se refuse à tenter de mesurer le poids de chaque support, par exemple, le tirage des journaux aux différentes époques, la place qu’ils réservaient aux colonies, l’écho que les journaux parisiens ou provinciaux donnaient à tel fait colonial. Or rien de cela n’a été fait par ce collectif, et la thèse Blanchard n’apporte d’informations à ce sujet , que tout à fait relatives, avec un choix restrictif des titres,  pour une période de temps limitée et un champ géographique également limité.

            Absence d’analyse quantitative (colonnes, superficie, année par année…) et qualitative : est-ce que les journaux disaient du bien ou du mal des colonies, ou étaient-ils simplement indifférents, comme l’ont déclaré un certain nombre de spécialistes.

            Donc analyse, sans doute après échantillonnage statistique, garanti, du poids du support d’information et de culture, analyse du poids relatif de l’article ou des articles, de l’image ou des images consacrés à la chose coloniale, et analyse qualitative des contenus positifs, négatifs ou neutres.

            Peut-être aurait-il été nécessaire de mesurer les effets positifs, négatifs, ou neutres, d’un événement colonial sur l’opinion publique, en choisissant ceux qui ont pu l’agiter et ceux qui auraient du l’agiter, par exemple la guerre du Rif au Maroc, dans les années 1925-1926, ou la révolte de Yen Bay, en 1930, en Indochine, si tel a été le cas.

            Nous avons donné plusieurs exemples concrets de ce type de méthode statistique de lecture et d’interprétation dans le chapitre Presse, dont celui du journal Ouest Eclair, dans les années qui ont précédé la deuxième guerre mondiale.

            Le lecteur aura pu prendre la mesure de ces insuffisances et imprécisions dans presque tous les cas de figure, et notamment dans le domaine des livres scolaires, domaine dans lequel les travaux connus contredisent le discours mémoriel. D’autant plus que les pages consacrées aux colonies figuraient en fin de livre, c’est-à-dire à la fin du programme scolaire: qui peut assurer qu’elles ont été effectivement lues ou commentées par les enseignants, juste avant les grandes vacances?

            Mais les mêmes insuffisances et approximations existent pour les cartes postales, les affiches, le cinéma, ou la propagande elle-même.

            Chiffres changeants, incertains, dont il conviendrait de démontrer la consistance et l’origine, alors que les contributions elles-mêmes du Colloque ou du livre Images et Colonies portent sur des séries généralement réduites ou flottantes, ce qui n’empêche pas nos chercheurs d’en tirer des conclusions mirobolantes.

             Le colloque a examiné environ six cents images (C/141), mais l’introduction du livre Images et Colonies fait état d’un recensement du groupe de recherche de l’Achac qui porterait sur plus d’un million d’images qui auraient été analysées au sein de son séminaire, et présentées au cours d’un colloque international organisé par l’Achac à la Bibliothèque nationale en janvier 1993,  suivi de la publication des actes. (IC/8) Il s’agit du même colloque et le chiffre du million parait surprenant, compte tenu des propos qui ont été précisément tenus à ce colloque.

            L’analyse que nous avons effectuée sur les différents supports a démontré qu’il manquait une évaluation quantitative et qualitative des supports d’information et de culture et de la place qu’ils accordaient à la chose coloniale, ainsi que de leurs effets sur l’opinion, pour pouvoir prétendre énoncer telle ou telle conclusion sur leur rôle respectif dans la formation d’une culture coloniale, posée comme postulat.

            La démonstration historique reste donc à faire pour savoir si la presse a été ou non coloniale, si l’école, les cartes postales, le cinéma, les affiches, les expositions, ont joué le rôle que lui prête ce collectif de chercheurs. Textes ou images, les enjeux ne sont pas du tout les mêmes, et il est difficile d’admettre que l’interprétation des images, en tant que telles, et dans leur champ spécifique des signes, soit laissée à la seule initiative des historiens.

            L’effet de loupe-          Le discours de la méthode du Colloque de 1993 mettait en garde ses participants sur les dangers de l’effet de loupe, et nous avons vu, avec l’exemple du grain de riz de l’Indochine présenté comme le symbole d’une propagande coloniale tonitruante, à quelles conclusions erronées pouvait conduire ce type de déformation visuelle, mais d’abord intellectuelle.

            Encore conviendrait-il de remarquer que le mot propagande pour le bon socialiste qu’était Marius Moutet n’avait pas du tout le même sens que pour les fascistes, les communistes ou les nazis. Et d’ajouter qu’elle n’avait rien à voir avec celle de Tchakhotine et de son Viol des Foules.

            Effet de loupe sur l’objet même de l’étude à partir du moment où jamais n’est mis en comparaison l’imaginaire colonial, pour autant qu’il ait existé et qu’il existe encore, avec d’autres imaginaires puissants qui ont pu exister dans les différentes étapes de la chronologie historique : la saignée de la première guerre mondiale, la crise des années 30, la montée de la menace nazie et fasciste, la lutte fratricide franco-française pendant l’occupation allemande, puis le rêve américain et la guerre froide.

            Même effet de loupe pour le Petit Lavisse, les zoos  humains, les indigènes nues, Mauresques de préférence, Banania, ou Tintin au Congo ! Bled, Pépé le Moko, ou l’Atlantide ? Oublierait-on que Banania fut avant tout une publicité pour le petit déjeuner des enfants.

            Effet de loupe qui occupe plusieurs étages, les sous-sols de l’inconscient qui disputent la place des étages supérieurs, où se situent des imaginaires dominants ou dominés, en conflit, imaginaires qu’il conviendrait de définir et de délimiter aux différentes époques historiques. Le collectif de chercheurs n’a proposé à ce sujet aucune méthodologie, et naturellement aucun résultat.

            Donc, un puissant effet de loupe, ce qui veut dire sophisme du raisonnement historique, puisque l’effet de loupe procède d’un raisonnement sophistique.

            Nous avons vu en effet, au fil des chapitres, que nos chercheurs n’hésitaient pas à généraliser une observation, un fait, une image, sans se préoccuper de la question de leur représentativité dans un corpus déterminé. Selon le bon exemple du Français qui débarque sur les quais de la Tamise, voit une anglaise rousse, et en conclut que toutes les anglaises sont rousses.

            Car il nous faut revenir à présent sur les Actes du Colloque et sur le livre Images et Colonies pour apprécier leur discours par rapport au découpage chronologique de ces deux sources.

            Le Colloque n’avait pas, d’après les actes, d’ambition chronologique et historique, et n’avait pas encadré sa réflexion dans un calendrier historique précis. Il s’agissait plus de la part de ses participants d’un premier défrichage intellectuel du sujet, que d’un travail d’approfondissement de travaux déjà largement engagés.

            Il est d’ailleurs important de noter que l’objet du colloque était le suivant : Quelles représentations de l’Afrique ont aujourd’hui, les Français et les Européens ?

 Il  ne s’agissait donc pas d’un travail historique collectif proprement dit.

            Le livre Images et Colonies proposait lui un ensemble de contributions très variées, souvent de bonne qualité, qui s’inscrivaient dans une chronologie acceptable, 1880-1913, 1914-1918, 1919-1939, 1940-1944, 1945-1962. La prise en compte séparée des deux périodes de guerre était tout à fait justifiée, car on ne peut pas mettre sur le même plan la situation de l’opinion publique, en temps de paix et en temps de guerre. C’est à peu de choses près, le découpage chronologique qu’avait proposé M.Gervereau au Colloque de 1993. (C/56)

            A chacune des périodes examinées, la facture de ces contributions était quelquefois historique, quelquefois artistique, ou simplement intellectuelle, et leurs auteurs n’avaient pas toujours l’ambition ou l’intention d’en faire un aliment pour une guerre des mémoires à venir.

            Alors que l’objet même du Colloque de 1993, l’évaluation des représentations que les Français et les Européens d’aujourd’hui ont de l’Afrique, le Colloque n’a pas suggéré de procéder à un sondage en vraie grandeur, à l’initiative  de la puissance publique, qui aurait pu mettre au clair cette question, question à laquelle le sondage de Toulouse n’a pas apporté de réponse.

            Les Actes de ce Colloque n’ont malheureusement pas débouché, en tout cas, à notre connaissance sur la mise au point de méthodes d’évaluation historique des textes et images de notre histoire coloniale moderne.

            Et, comme nous l’avons souligné plus haut, faute de preuves, des historiens distingués ont ouvert à cette occasion la porte du ça colonialde l’inconscient collectif, indéfini et indéfinissable, qui appelle à des interventions historiques ou mémorielles, liées à la psychanalyse, et qui sait à la sorcellerie.