Courbet, Péguy, et l’orientalisme intellectuel de l’époque. Mode superficielle ou vraie culture orientaliste?

2ème Partie

Courbet, Péguy, et l’orientalisme intellectuel de l’époque ? Mode superficielle ou vraie culture orientaliste ?

Un discours qui révèle une France profonde qui n’avait rien de coloniale.

Un Courbet bien loin des Ferry, Freycinet, Rouvier, Hanotaux, Lebon, ou Etienne !

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Et pourquoi ne pas vous avouer que j’éprouve une certaine faiblesse pour ce grand peintre de mon « pays » ?

            Dans l’œuvre « Clio », Péguy cite un épisode tout à fait intéressant de la vie de Courbet à l’occasion de la visite que lui rend un jeune peintre ravi de pouvoir lui montrer ses œuvres.

Courbet, peintre d’origine franc-comtoise, attaché à sa terre natale de la vallée d’Ornans, a alors 58 ans.

Péguy fait s’entretenir Clio et Courbet :

« Nous nous quitterons sur des mots, dit-elle. C’est plus court. Et c’est plus mélancolique, parce que c’est gai. Et rien n’est aussi profond que l’incision d’un mot.

Le premier mot, dit-elle, est un mot admirable de Courbet. Pas l’amiral, (qui fut un admirable homme de guerre), le peintre. Enfin, oui, celui d’Ornans, l’enterrement, la Commune, la colonne. Vous tenez ce mot de Vuillaume, qui vous le dit hier à déjeuner. Il ne faut pas le laisser refroidir à demain. Vuillaume avait bien raison d’y voir un grand mot. C’est un mot qui porte sur tout.

Courbet donc était déjà célèbre, un jeune homme vint le voir, un jeune homme qui faisait aussi de la peinture. Il lui montra ce qu’il avait fait. – C’est bien, disait Courbet, c’est bien.

Les maîtres trouvent toujours que c’est bien, ce que l’on fait. (Il n’y a qu’un maître en peinture qui dit la vérité, et ce n’est pas Courbet) Le maître regarde. Mais ce qu’il se demande, ce n’est pas si ce qu’on lui apporte est bon, si ce morceau qu’on lui montre c’est bon. Le maître regarde en dedans et se demande anxieusement si ce qu’il a en train, lui le maître ; si ce morceau qu’il veut faire aujourd’hui, lui le maître, sera bon. Et plus le maître est vieux et plus le maître est grand, plus il a derrière lui de chefs d’œuvres accumulés, plus il se demande avec anxiété si ce n’est pas aujourd’hui qu’il fera faillite. Ce matin même, tout à l’heure.

La cérémonie faite, l’autre rempliait ses papiers. Le vieux Courbet lui disait par politesse (quand je dis vieux, dit-elle, il n’avait toujours pas plus de cinquante- huit ans, puisque c’est à cinquante-huit ans que l’on dit qu’il est mort), le vieux lui demandait, comme on demande toujours : Eh bien, qu’est-ce que vous allez faire à présent ? L’autre lui répondit, comme on répond toujours : Eh bien j’ai un peu d’argent devant moi. J’ai fait des économies. J’ai un peu de temps. Je vais aller en Orient.

A ce mot d’Orient, le vieux peintre se réveille, tout d’un coup, on ne sait pas pourquoi. C’était une brute, vous le savez, un homme sans aucune culture, il ne savait rien de rien (On dit seulement qu’il savait peindre). A ce mot d’Orient tout à coup il se réveilla, il redevint présent. Il était là lui Courbet, oubliant la politesse, oubliant l’indifférence ; il vit ce petit jeune homme ; il ouvrit un œil tout rond, un  œil de peintre, et de son gros accent franc-comtois : Ah ! (dit-il comme revenant de très loin) Ah ! Vous allez dans les Orients, (il disait les Orients, il était tout peuple, il disait les Orients comme on disait les îles, les Indes ; il parlait comme dans Manon Lescaut, et il avait tellement raison de dire les Orients). – Ah, vous allez dans les Orients, dit-il. Vous n’avez donc pas de pays.

Il faut entendre ce mot, dit-elle, comme il a été dit. Nullement comme un mot. Il en était à cent lieues. Nullement pour avoir de la portée. Encore moins pour faire de l’effet. Il faut le prendre comme un mot innocent, dit-elle, et c’est ce qui lui donne une portée incalculable.

Nous tous, mes enfants, dit-elle, nous modernes ; nous tous nous allons dans les Orients ; et nous tous sommes ceux qui n’ont point de pays. Et doublement nous allons dans les Orients. Et doublement nous n’avons pas de pays. Car il n’y a pas seulement les pays locaux, il y aussi les pays temporels. Il n’y a pas seulement les pays géographiques, il y aussi les pays historiques. Et il y a peut- être même plus encore les pays historiques, les zones historiques, les climats historiques. Quand je vois ces jeunes gens partir vers les Orients de l’archéologie, je suis comme l’autre, j’ai toujours envie de leur dire, à présent : Vous n’avez donc pas de pays ?

C’est-à-dire vous n’avez donc pas un endroit dans le temps, (De quel endroit que tu es, disaient les anciens aux conscrits), un lieu dans le temps pour ainsi dire, un temps où vous situer, un temps où vous soyez homme, citoyen, soldat, père, électeur, contribuable, auteur, toutes les inévitables, toutes les irréparables, toutes les sacrées sottises. » (page 222)

Les caractères gras sont de ma responsabilité.

Jean Pierre Renaud

« L’histoire » ou « les histoires » selon Péguy – « Clio » I- L »histoire en fabrication

« L’histoire » ou « les histoires » selon Péguy

Morceaux choisis

« CLIO »

« Dialogue de l’histoire et de l’âme païenne »

(Gallimard 1932)

1ère partie : L’histoire en fabrication

2ème partie : Courbet contre l’orientalisme ?

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1ère partie

L’histoire en fabrication : après le manque de documents, l’abondance et la surabondance de documents, le règne des historiens historiographes.

Qui était Péguy (1873-1914)?

       Je ne suis pas sûr que la vie et les œuvres de Charles Péguy attirent encore de nos jours beaucoup de lecteurs.

            Et pourtant Péguy fut, en son temps, un homme de lettres talentueux, célèbre et célébré, fort attachant, fauché dans la fleur de l’âge, sur le front, en septembre 1914, tout au début de la première guerre mondiale 1914-1918.

            Grand lettré, Péguy fut également un homme de grandes convictions, anticlérical, mais tout autant catholique pratiquant, pacifiste, tout autant que grand patriote, d’où son engagement, en qualité de lieutenant de réserve, dans le premier conflit mondial, mais avant tout attaché au passé et aux valeurs de sa terre de France.

            Notre propos sera consacré aux réflexions, souvent dérangeantes, sur l’histoire, qui sont contenues dans le livre bien nommé « CLIO », des réflexions qui s’adressaient sans doute et d’abord à ses anciens condisciples de l’Ecole Normale Supérieure.

            La lecture de ce livre en vaut la peine, car elle nous aide à remettre les pendules à l’heure sur le métier d’historien, et je serais tenté de penser que les leçons de Péguy sont encore d’actualité.

            Une lecture un peu difficile, compte tenu du caractère répétitif et scandé de sa prose lyrique, du nombre des œuvres citées qui ne nous sont pas familières, et de la richesse de la pensée de l’auteur.

            Péguy met en cause la théorie du progrès :

« Elle est au centre du monde moderne, de la philosophie et de la politique et de la pédagogie du monde moderne. Elle est au centre de la situation faite au parti intellectuel dans le monde moderne ; elle est au centre de ma domination à moi, l’histoire, tant ils me connaissent mal, tant ils ignorent mon mal et mon creux et secrète faiblesse ; elle est au centre de la situation faite, de la domination faite à l’histoire et à la sociologie dans les temps, dans le monde moderne. C’est une théorie (parfaitement) logique, malheureusement, c’est une théorie (d’autant) (par conséquent ?) inorganique, non organique. Antéorganique … Car cette théorie du progrès revient essentiellement à  être une théorie de caisse d’épargne ; elle suppose, elle crée une petite caisse d’épargne intellectuelle particulière automatique pour chacun de nous, automatique en ce sens que nous y mettons toujours et que nous n’en retirons jamais… » (page 48)          

Péguy  s’interroge sur le sens du tribunal de l’histoire : 

« Aussi on m’en fait dire. Tout celui qui a perdu la bataille en appelle au tribunal de l’histoire, au jugement de l’histoire. C’est encore une laïcisation. D’autres peuples, d’autres hommes en appelaient au jugement de Dieu et nos anciens en appelaient quelquefois à la justice de Zeus. Aujourd’hui, ils en appellent au jugement de l’histoire. C’est l’appel moderne. C’est le jugement moderne. Pauvres amis. Pauvre tribunal, pauvre jugement. Ils me prennent pour un magistrat, et ne suis qu’un (petit) fonctionnaire. Ils me prennent pour le Juge, et je ne suis que la demoiselle de l’enregistrement. » (page 153):

Péguy éclaire les défis lancés à l’historien, entre histoire ancienne et histoire moderne :

« Sous mon nom de Clio, je n’ai jamais assez de fiches pour faire de l’histoire. Sous mon nom de l’histoire, je n’ai jamais assez peu de fiches pour faire de l’histoire. J’en ai toujours de trop. Quand il s’agit d’histoire ancienne, on ne peut pas faire d’histoire, parce qu’on manque de références. Quand il s’agit d’histoire moderne on ne peut pas faire d’histoire parce qu’on regorge de références. Voilà ils m’ont mis, avec leur méthode de l’épuisement indéfini du détail, et leur idée de faire un infini, à force de prendre un sac, et d’y bourrer de l’indéfini. » (page 194)

« Au sens qu’ils ont donné à ce mot de science quand ils veulent que je sois une science, au sens où ils entendent ce mot et comme ils veulent, et alors je ne peux pas même commencer le commencement de mon commencement, ou bien je trahis, fût-ce d’un atome, d’être une science, une science leur, et comme ils m’ont rendue incapable d’être un art, je ne suis plus rien du tout. Melpomène, Erato, je ne sais qui, Terpsichore même passe avant moi. Je suis toujours prise dans des dilemmes. Clio, je manque de fiches, histoire, j’en ai trop. Tant qu’il s’agit des peuples anciens, je manque de documents. Dès qu’il s’agit des peuples modernes, j’en ai trop» (page 195)

« Pour le monde antique je manque de fiches. Pour le monde antique, je ne puis jamais rassembler mon monde… Mais pour le monde moderne vous voyez que nous allons être forcés de nous séparer avant d’avoir commencé. Avant le rassemblement. Pour le monde antique l’histoire se fait parce qu’on n’a pas de document. Pour le monde moderne, elle ne se fait pas, parce qu’on en a. » ( page 197)

« Voyons Péguy, vous savez très bien  comment ça se passait à l’Ecole Normale et comment on y formait un bon historien du monde antique, je veux dire un bon historien de l’Antiquité. Enfin vous vous rappelez Bloch. Ou Block. On l’appelait le gros Bloch. Il était gros en effet, mais à une condition. C’est que son histoire ne fût pas grosse. Eh bien rappelez-vous le gros Bloch. On profitait de ce qu’on n’avait pas de documents. On profitait de ce qu’on manquait de documents pour faire l’histoire. » (page 197)

Et au sujet de la mémoire et de l’histoire :

« La mémoire et l’histoire forment un angle droit.

L’histoire est parallèle à l’événement, la mémoire lui est centrale et axiale.

L’histoire glisse pour ainsi dire sur une rainure longitudinale le long de l’événement ; l’histoire glisse parallèle à l’événement. La mémoire est perpendiculaire. La mémoire s’enfonce et plonge et sonde l’événement.

L’histoire c’est ce général brillamment chamarré, légèrement impotent, qui passe en revue des troupes en grande tenue de service sur le champ de manœuvre dans quelque ville de garnison. Et l’inscription c’est quelque sergent-major qui suit le capitaine, ou quelque adjudant de garnison qui suit le général, et qui met sur son calepin quand il manque une bretelle de suspension. Mais la mémoire, le vieillissement, dit-elle, c’est le général sur le champ de bataille, non plus passant le long des lignes, mais (perpendiculairement) en dedans de ses lignes, lançant, poussant ses lignes, qui alors sont horizontales, qui sont transversales devant lui. Et derrière un mamelon la garde était massée….

 En somme, dit-elle, l’histoire est toujours des grandes manœuvres, la mémoire est toujours de la guerre.

L’histoire est toujours un amateur, la mémoire, le vieillissement est toujours un professionnel.

L’histoire s’occupe de l’événement mais elle n’est jamais dedans. La mémoire, le vieillissement ne s’occupent pas toujours de l’événement mais il est toujours dedans. » (page 231)

« ll ne faut pas dire qu’il y a deux classes d’historiens, qui seraient les bons et les mauvais. Il n’y a qu’une classe d’historiens qui sont les historiens.

Quand ils mettent du sujet dans leur histoire, ce n’est pas le sujet : et quand ils y mettent de l’objet, ce n’est pas davantage l’objet.

Il n’y a pas deux classes d’historiens, qui seraient les purs et les impurs. On ne leur a point fait la grâce, dit-elle d’être pur ou impur.

S’ils n’entendaient à rien, dit-elle, ils ne seraient pas historiens. Allez voir si Hugo ou Napoléon se sont mis historiens !

Il ne faut pas dire aussi que Michelet est le plus grand des historiens dit-elle. C’est un chroniqueur et un mémorialiste. » (pages 236, 237)

« L’histoire n’est pas objective ou subjective, elle est longitudinale. Elle n’est pas pure ou impure, elle est latérale. C’est dire qu’elle passe à côté. » (page 237)

Et Péguy d’épingler les « faux historiens », les historiens déguisés », comme les « faux mémorialistes », et d’esquisser une théorie des durées de l’histoire et de la mémoire.

A l’occasion d’une publication ultérieure, nous proposerons aux lecteurs l’évocation que Péguy fait du grand peintre franc-comtois Courbet, avec sa réaction tout à fait intéressante et éclairante sur la vision qu’un grand artiste comme lui pouvait avoir de l’étranger, du fameux Orient dont la fréquentation et la recherche titillaient alors maints intellectuels alors à la mode.

Une réaction, et un témoignage sur l’attrait qu’on pouvait avoir alors pour l’étranger colonial ou non !

Jean Pierre Renaud