Les Empires coloniaux anglais et français face aux cultures de pouvoir local- IV- Gallieni et la Reine Ranavalona III

Les Empires coloniaux anglais et français face aux cultures de pouvoir local

1850-1900 : au Soudan, avec Samory, Almamy, en Annam, avec Than-Taï, Empereur d’Annam, à Madagascar, avec la Reine Ranavalona III

IV

Gallieni et la Reine de Madagascar, Ranavalona III

            Dans le livre « Le vent des mots, le vent des maux, le vent du large », j’ai examiné longuement le pourquoi et le comment de l’expédition de Madagascar en 1895, financée à crédit,  ses caractéristiques matérielles et politiques, afin de mieux comprendre qui  décidait quoi et quand,  du gouvernement ou de l’exécutant sur le terrain colonial ?

« 4ème Partie Communications, fil à la patte ou alibi ?

La conquête à crédit de Madagascar en 1895 (pages 399 à 479)

Chapitre 5 : Les communications ont-elles été l’alibi de la déposition de la reine Ranavalona III ? (pages 465 à 479)

            J’ai notamment cherché à comprendre pourquoi Gallieni avait déposé la Reine Ranavalona III en 1896 à partir du contenu des messages échangés entre Paris et Tananarive, en profitant de la carence des communications existant alors entre les deux capitales.

            En 1895, la Grande Ile ne disposait d’aucune route et d’aucun réseau télégraphique, de quelques ports de transbordage, et la France eut beaucoup de mal à atteindre les plateaux de l’Imerina pour conquérir la capitale.

      Il convient de rappeler que la monarchie merina avait trouvé que la meilleure façon de se protéger de l’extérieur était de compter sur les fièvres et l’absence de communications.

       Protectorat ou non, à prendre connaissance des sources consultées, les gouvernements n’avaient pas les idées claires sur le sujet, et de façon tout à fait surprenante :

       « En janvier 1896, Guiyesse, ministre éphémère des Colonies (6 mois), donnait ses instructions au résident Général Laroche et lui recommandait (3) : « Afin de marquer sa situation vis-à-vis du gouvernement français, vous inviterez la reine à se servir à l’avenir de la formule de promulgation suivante :

      « Moi, Ranavalona, par la grâce de Dieu et la volonté de la République française, reine de Madagascar », formule qui démontrait la souplesse d’une république laïque, et souvent franc-maçonne, qui était capable, à Madagascar de faire bon ménage avec Dieu et la reine. » (p,467)

      Plus tard, en mars 1896, à la Chambre des Députés, Lebon, le ministre des Colonies déclarait :

       « Les événements ont marché, des déclarations ont été faites et notifiées : des décisions inéluctables ont été arrêtées. En présence de faits acquis ou consommés », et plus loin… , « La Reine Ranavalona conservera donc, avec son titre, les avantages et les honneurs qu’ils lui confèrent ; mais , ils lui sont maintenus dans le cas de l’acte unilatéral signé par elle, sous la souveraineté de la France… » p,468)

     Il s’agit des instructions citées plus haut et données par le ministre Guiyesse en janvier 1896.

   Il ne s’agissait plus de protectorat, mais purement et simplement d’annexion :

     « La loi d’annexion fut adoptée le 20 juin 1896, par 312 voix contre 72 et promulguée le 6 août 1896.

     La monarchie était devenue une coquille vide, il ne restait plus qu’un pas à effectuer pour la supprimer, et c’est ce que fit Gallieni. » (p,469)

     La situation était devenue incontrôlable, l’insécurité généralisée, et la noblesse merina affaiblie ou mise à l’écart, alors qu’elle avait jusqu’à présent main mise sur la gouvernance de l’île, au niveau central et local. La monarchie avait réussi, tout au long du XIXème siècle, à donner un début d’unité politique du pays : la Reine avait des gouverneurs dans les différentes provinces.

    Il est exact que le pouvoir était alors entre les mains d’une monarchie et d’une administration mérina, c’est-à-dire le peuple des plateaux, et le général Gallieni avait décidé de « détruire l’hégémonie merina ».

     Il est non moins exact qu’une partie de cette élite monarchique complotait contre la France et alimentait les troubles de la sécurité publique dans toute l’île.

      Gallieni n’y alla pas de main morte. Après avoir fait fusiller deux des représentants les plus éminents de la caste noble merina, le ministre de l’Intérieur, Rainimandraimanpandry  et le prince Ratsimamanga, il déposa la reine Ranavolana III, et l’envoya en exil le 28 février 1897.

      A lire les échanges de correspondances entre le ministre Lebon et le général Gallieni, on en retire la conclusion évidente que l’un ou l’autre interlocuteur, ou les deux, surent mettre à profit les difficultés de communication, bien réelles entre Paris et Tananarive, pour prendre ce type de décision de caractère capital.

     Le général Gallieni écrivait d’ailleurs le 12 mars 1897 à Lebon : « J’aurais voulu prendre votre approbation avant cette grave mesure, mais nos communications télégraphiques étaient trop lentes et il fallait agir vite. » (7)

     Le proconsul en avait ainsi décidé.

      Toujours dans le livre déjà cité au titre des réflexions que suscitait cet épisode colonial, je notais :

      « Troisièmement, fluctuation de la ligne politique générale à tenir quant au régime politique à maintenir ou à établir dans l’île ou non, communications télégraphiques possibles ou pas, le débat trouvait de toute façon ses limites dans le fonctionnement même de la chaine de commandement, c’est-à-dire dans la marge de liberté laissée au général Gallieni. Nous retrouvons ici un de nos thèmes favoris d’analyse et de réflexion : quelles que puissent être les instructions données à un chef militaire ou civil placé sur le terrain, lui seul apprécie ce qu’il doit faire…

      Quatrièmement, en supprimant la monarchie merina, Gallieni avait tranché la question de fond du régime politique de l’île alors que le régime qu’il avait trouvé dans l’île faisait cohabiter curieusement république et monarchie.
            Etait-il possible et souhaitable de conserver la monarchie. Personne ne le saura bien sûr, mais il est possible que Lyautey, placé dans les mêmes conditions politiques l’ait conservée, comme il le fit plus tard au Maroc. Ce ne sont que des supputations qu’adorent beaucoup d’historiens qui diraient sans doute, pour expliquer la décision Gallieni, qu’il avait cédé à sa fibre républicaine. » (p,476)

       Il y a au moins un facteur qui pouvait expliquer ce type de décision, une ignorance assez généralisée de la culture des peuples de l’île et de ses coutumes, et donc une méprise sur le rôle quasi-religieux de la monarchie merina, en tout cas à cette époque.

     Jean Pierre Renaud  –  Tous droits réservés

Les Mots de la post-colonisation : avec Jules Ferry, Georges Clémenceau, Jean Louis Borloo, et Esther Duflo

Les mots de la post colonisation ?

La « civilisation » de Jules Ferry – L’électrification miracle de Jean-Louis Borloo- La « responsabilité morale » d’Esther Duflo : est-ce bien différent ?

Flux migratoires et démographie africaine, ou les ignorances feintes de notre establishment, français ou européen.

Une clé trop souvent oubliée, le culturel

            Première observation : tous les Français qui se sont intéressés ou qui s’intéressent encore à l’Afrique et à son développement, comme tous les Africains qui se sont partagé le pouvoir depuis les indépendances, ou qui se sont tenus informés du cours des choses dans leur pays, ont toujours su ce qu’il en était de l’expansion démographique de l’Afrique.

            Au moment des indépendances, certains spécialistes, notamment Georges Balandier, avaient toutefois une lecture optimiste de cette évolution, en estimant que le décollage économique de l’Afrique Noire était possible, et donc de nature à absorber cette croissance démographique.

       Sur ce blog, le 12 juillet 2011, et en référence à un article du journal Les Echos (10/06/2011, page 17), « Afrique, la bombe démographique »), je rappelais à propos des « Printemps arabes » la thèse que défendait, plus de cinquante ans auparavant le sociologue et polémologue Gaston Bouthoul dans son livre « La surpopulation » (1964).

            Ce livre n’était pas dénué de qualités, mais le style et le contenu de l’œuvre, par trop tonitruants, étaient de nature à surprendre plus d’un lecteur.

            Gaston Bouthoul proclamait à l’époque un certain nombre de vérités qui en dérangeaient beaucoup, et à mes yeux, son grand mérite était de mettre le doigt sur un facteur de changement trop souvent négligé ou volontairement ignoré, le rôle capital des femmes.

            Deuxième observation : il semble que c’est avant tout en prenant connaissance des flux migratoires provoqués par les « Printemps Arabes », et plus récemment par les guerres du Moyen Orient ou d’Afrique, que l’opinion publique semble avoir réalisé que le problème existait.

            Auparavant, les flux migratoires étaient plus ou moins masqués ou cachés dans notre pays, avec des flux de migrants sans papiers, des opérations de régularisation humaine ou politique de cette catégorie de migrants, de regroupement familial vrai ou fictif, de mariages mixtes arrangés et souvent monnayés…

            De nos jours aussi, les chaines de télévision, en pleine concurrence de causes humanitaires, nous saturent d’images de migrants ou de réfugiés, et c’est tout le problème, quelle que fusse leur origine géographique, Afrique du nord, de l’ouest ou de l’est, Moyen Orient, ou  Asie.

            A présent, ce sont les mineurs isolés qui font la Une de nos médias, c’est-à-dire les enfants des pays du Moyen Orient ou d’Afrique, dont leurs parents nous font cadeau.

            Le cas de Mayotte est à ce sujet exemplaire, avec la proximité de la République des Comores.

            Troisième observation de nature historique : je rappelle que les spécialistes français du monde africain n’ont pas eu un regard pessimiste sur l’évolution démographique du continent, pas plus que nos hommes ou femmes politiques, dans les années qui ont précédé les indépendances ou qui les ont suivies.

            Dans la chronique que j’ai consacrée aux concepts de subversion et de pouvoir, j’ai relevé que dans les deux livres de Mendès-France et de Peyrefitte, « Choisir » et « Le Mal Français », la question de la démographie africaine ne semblait pas se poser.

            Un des bons spécialistes, sociologue réputé et reconnu de l’Afrique noire, Georges Balandier, soutenait en effet une thèse plutôt optimiste sur la démographie africaine, telle celle dont j’avais pris connaissance au cours de mes études dans la revue mendésiste « Les Cahiers de la République » (mai-juin 1957)

        Dans ce numéro, toute une série de chroniques étaient consacrées aux problèmes de l’outre-mer, dont celle de Balandier intitulée «  Problèmes sociologiques de l’Afrique Noire » (p, 38 à 47).

      L’auteur relevait tout un ensemble de problématiques complexes et difficiles à résoudre, et écrivait :

            « Les peuples africains disposent, par rapport à ceux d’Asie, d’un avantage considérable : les problèmes qu’ils  affrontent ne sont pas encore aggravés par une course de vitesse entre progrès économique et expansion démographique. La croissance des populations est cependant forte : une récente enquête en Guinée française a révélé un taux de croissance annuel établi entre 20 et 25% ; mais dans une perspective de développement économique les sociétés africaines peuvent pour la plupart intégrer ces bouches nouvelles sans risques sérieux. Ceux-ci n’apparaissent que dans les territoires où la politique de confiscation des terres, à l’avantage du colonat, confinant les paysans autochtones à l’intérieur d’étroites réserves. La moindre contrainte démographique permet aux pays d’Afrique noire d’envisager un développement économique moins brusqué, plus soucieux du coût social et humain : ils ne travaillent pas, comme ceux d’Asie, sous la menace permanente de la famine. Le Gouvernement de Ghana a su, dans ses prévisions, tenir compte de cette situation, il a le souci de réaliser les aménagements sociaux préalables à toute action économique de grande envergure ; il entreprend une tâche intensive d’éducation et de formation technique, constitue une administration adaptée aux nécessités modernes en même temps qu’il élargit l’infrastructure économique (et notamment, le réseau de communications) ; il n’aborde le développement économique proprement dit que d’une manière prudente et l’action porte en premier lieu sur le secteur agricole. Mais il reste difficile de prévoir combien de temps durera cette possibilité de ménager les étapes, de ne pas accepter le progrès à n’importe quel prix (et, en particulier, au prix d’ingérences étrangères lourdes). » (p,41)

Le lecteur aura noté l’expression que j’ai soulignée : « la moindre contrainte démographique ».

            L’auteur soulignait toutefois que le processus de développement qui pouvait être engagé rencontrait aussi des difficultés, notamment socioculturelles, et c’est là que se situait le vrai problème :

            «  La référence aux conditions culturelles s’impose : c’est d’ailleurs un domaine bien prospecté par l’ethnologue. La permanence de comportements typiques, ou de modes d’organisation plus ou moins adéquats, peut constituer un obstacle grave à la promotion économique du Noir africain.

         Les Fang du Gabon nous offrent l’exemple de « désajustements » résultant du maintien d’une attitude ancienne à l’égard des richesses. Il s’agit, avec ce peuple, d’une société médiocrement hiérarchisée où s’affirment les prééminences plus que les autorités instituées ; c’est ainsi que le riche (nkuma-huma) bénéficie d’un prestige qui lui donne figure de chef local aux yeux des étrangers. Seulement, la richesse consiste essentiellement en femmes (un proverbe affirme : Nos vraies richesses, ce sont nos femmes) et en « marchandises », serrées dans des coffres, qui apparaissent en quelque sorte comme des « femmes virtuelles » puisqu’elles interviennent dans la constitution des dots. Il est certain qu’une large part des revenus circule d’abord sous forme de dots, cependant que ces dernières obéissent aux mouvements des prix locaux. Dans la mesure où l’accès aux sources de revenus s’est individualisé, la compétition pour les femmes s’est exacerbée et le coût des dots n’a cessé de croître – comme croit d’ailleurs le nombre de célibataires forcés… »  (p, 43)

         Cette citation montre bien une des difficultés qu’ont eu à résoudre les nouveaux chefs d’Etat africains, la compatibilité entre le socio-religieux, le socio-culturel et le développement économique.

        Plus de soixante ans après,  l’évolution du monde noir montre clairement que cette difficulté n’a pas toujours été, et c’est un euphémisme, véritablement résolue, car une des raisons de l’explosion démographique de l’Afrique parait bien liée à un contexte socio-culturel, pour ne pas dire religieux, peu disposé à accepter un effort de régulation démographique conjugué avec un développement économique fondé sur de bonnes assises collectives.

        Le tissu socio-culturel  africain constituait dès le départ un adversaire redoutable pour tout développement, une sorte de nœud gordien, face à un patchwork de croyances, de langues, de mœurs,  et de modes de gouvernance, avec des structures complexes de parentés, de lignages, de castes, de chefferies dont les officielles du temps de la colonisation n’étaient pas toujours les chefferies réelles, etc…

       Il est beaucoup plus difficile de mettre en mouvement un changement culturel, souvent religieux, que de mettre en œuvre des capitaux ou des équipements.

        Comment ne pas faire un rapprochement avec la situation socio-culturelle qui existe dans certains de nos quartiers sensibles, et dont l’évolution sur la longue durée n’est pas toujours favorable à l’intégration de leurs territoires au sein de la République française ?

        Historiquement, ces analyses de la situation de l’Afrique ont-elles fondamentalement changé ? C’est loin d’être sûr.

Les mythes de la « civilisation »

       Quelle différence existe-t-il entre le discours d’Esther Duflo : « C’est une responsabilité morale » dans le journal Le Parisien du 18 septembre 2017, ou celui de Jean Louis Borloo sur la révolution promise de l’électrification de l’Afrique, et celui de la Troisième République sur la « civilisation » ?

         Sauf à dire que ces magnifiques concepts faisaient ou font précisément l’impasse sur les facteurs socio-culturels, sur le rôle des croyances, des coutumes, et dans la cas de l’Afrique, sur la condition féminine !

       Au cours du  fameux échange oratoire qui eut lieu à la Chambre des Députés, entre Jules Ferry et Georges Clémenceau, le 28 juillet 1885, rappelé dans l’éditorial du numéro cité des « Cahiers de la République », Clemenceau, bon connaisseur des civilisations asiatiques, soulignait l’importance des facteurs culturels :

        « Vous prétendez apporter à un peuple, à la pointe de l’épée, l’esprit d’une civilisation. Vous vantez un certain nombre de résultats spectaculaires des élites « ralliées », des hôpitaux construits, des routes, des écoles, l’ordre européen enfin, qui se donne à lui-même l’élégance d’être plus moderne, plus européen que l’Europe : gratte-ciels d’Alger ponts de Saigon. Mais tout cela n’est que le résultat d’une amère exploitation ». Ce que l’on prend pour une grande œuvre nationale n’est à la vérité que l’entreprise d’un petit nombre, le profit d’un plus petit nombre encore. Ainsi l’Europe industrielle, démocratique et sociale n’a exporté, sous le couvert de la colonisation, que ses vestiges féodaux renouvelés. Elle n’use des techniques modernes que pour leur rentabilité, masquant sous ses institutions libérales l’exploitation totale d’un peuple par un autre.

      Mieux encore : pour certains, l’alibi de la « présence culturelle », n’est encore qu’une forme d’impérialisme, et la plus grave, puisqu’elle tend à déposséder un peuple de ce qui fait sa dignité propre à savoir, sa culture… » (p,3)

      Vaste débat souvent caricatural, en notant que les deux hommes politiques qui s’affrontaient étaient parties prenantes de la gauche « impérialiste » de la Troisième République conquérante, que Clemenceau avait une culture  du monde asiatique que n’avait pas son adversaire, et c’est sur ce point que je voudrais insister, la « culture », le mot clé qui manque le plus souvent à mon avis dans les débats ouverts sur la colonisation, le développement, avant ou après les indépendances des anciennes colonies.

       Clemenceau mettait justement le doigt sur le point sensible, la « culture », mais les mondes culturels de l’Asie avaient, et ont encore,  peu de choses en commun avec celles d’Afrique.

           Cette différence de milieux culturels entre les deux continents constitue à mes yeux une des raisons du décollage économique réussi de la plupart des pays d’Asie et des blocages généralement constatés sur le continent africain.

            Indépendamment de tous les facteurs qui ont empêché ou ralenti le développement de l’Afrique noire, ce continent immense souffre d’une fracture religieuse et socio-culturelle entre les pays islamisés et les pays anciennement animistes ou fétichistes, puis en partie christianisés.

           Le continent africain a pour caractéristique capitale l’éparpillement de son patrimoine socio-culturel, et souffre donc de l’absence d’une  véritable colonne vertébrale culturelle de type collectif, comme dans le monde asiatique.

            Dans son livre sur la surpopulation, Gaston Bouthoul, mettait l’accent dans la première partie sur « Les faits, la mutation et la révolution démographique », avec en « 3 – Le déluge démographique ? L’explosion des pays sous-développés »    

            L’auteur décrivait le « sauve qui peut » des colonialistes face à la démographie galopante des colonies » (p,81)

            Les flux démographiques actuels, quels que soient les noms de baptême qu’on leur donne, sont aux rendez-vous annoncés et prévus.

            C’est la raison pour laquelle les exhortations actuelles de Madame Duflo ou de Monsieur Borloo s’inscrivent en définitive dans le même schéma d’analyse que celui ancien de la colonisation, mise au goût du jour avec l’aide au développement.

        Pas de solution en profondeur sans changement dans les cultures du pouvoir, car comme nous l’avons rappelé, George Balandier soulignait clairement la dimension socio-culturelle de cette problématique.

        Pour reprendre le propos de Monsieur Borloo, l’électrification du continent ne constitue pas une solution miracle, sans changement en profondeur des cultures.

        Rappellerai-je que le même Borloo a mis en œuvre un programme important de rénovation urbaine dans les quartiers sensibles de France, mais sans accorder assez d’attention à leur milieu socio-culturel qui a été laissé en jachère ?  

       Sans évolution des milieux socio-culturels d’Afrique noire, de leurs réflexes en face des naissances, la course de vitesse entre développement économiqueet croissance démographique risque d’être perdue d’avance, et c’est là qu’est le vrai tabou, dont personne n’ose parler.

         Il semble me souvenir que le pape François avait osé abordé le sujet de façon oblique lors d’un de ses voyages en Afrique, et que le Président de la République du Niger s’était engagé dans une politique courageuse de régulation démographique, d’autant plus courageuse qu’elle s’inscrivait dans un contexte culturel musulman.

Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés

La conquête coloniale du Mali (anciennement le Soudan Français (1880-1900)

La conquête coloniale du Mali (anciennement le Soudan Français)

Années 1880-1900

La Conquête du Soudan : années 1880-1900

Avant propos

        En 2006, j’ai publié un livre intitulé « Le vent des mots, le vent des maux, le vent du large » consacré aux recherches historiques que j’avais effectuées sur la façon dont fonctionnait concrètement le processus des conquêtes coloniales à travers l’évolution de la communication des mots par télégraphe ou câble, et celle des moyens de communication.

       Il s’agissait en quelque sorte de tenter de déterminer qui donnait véritablement les ordres et qui les exécutait, c’est-à-dire de décrire le fonctionnement du système nerveux et du système sanguin de la conquête militaire.

    Cette analyse montrait le rôle que les technologies nouvelles ont eu sur la conquête, rôle majeur ou négligeable, dans sa dimension artisanale en Afrique, ou nulle à Fachoda, et industrielle au Tonkin, ou à Madagascar.

       L’historien Brunschwig avait noté à juste titre qu’en l’absence du télégraphe, il n’y aurait pas eu de conquête coloniale en Afrique.

     Mon ambition était de vérifier la thèse d’après laquelle les conquêtes coloniales auraient le plus souvent résulté du « fait accompli » des exécutants sur le terrain colonial.

    Cette analyse mettait en évidence l’importance du concept de « liberté de commandement » dans le fonctionnement de l’action militaire, un principe théorique et pratique permanent qu’il était d’autant plus difficile de mettre en œuvre dans un contexte colonial.

     Ces recherches ont montré que le « fait accompli » colonial se « logeait » le plus souvent dans les instances ministérielles.

      Ajoutons que mon analyse ne confirmait pas la thèse défendue par deux historiens, MM Person et Kanya Forstner , d’après laquelle la conquête en question aurait été le « fait accompli » d’une clique d’officiers, qualifiés le plus souvent de « traineurs de sabre ».

    Dans le livre de référence, la deuxième partie était intitulée « La conquête du Soudan : une conquête en cachette » Titre 1 : Les caractéristiques du Soudan (page 79 à 107) – Titre 2 : Cap sur le Niger (page 119 à 161) – Titre 3 : Cap sur Tombouctou (page 183 à 249)

      Nous proposons aux lecteurs le texte de la conclusion qui a été consacrée dans ce livre à la conquête coloniale du Soudan, en gros le Mali d’aujourd’hui.

Conclusion générale du rôle de la communication et des communications dans la conquête du Soudan, au cours des années 1880-1894 (page 305 à 310)

      « Quelles conclusions tirer de notre analyse ?

  Tout au long du XIXème siècle, avec une accélération vers la fin du siècle, le monde connut de grands bouleversements techniques, une révolution dans les transports terrestres et maritimes, avec la vapeur, dans les communications avec l’électricité, le télégraphe et le câble, et dans l’armement avec le fusil à répétition et les canons aux obus de plus en plus performants, mais aussi l’invention de la quinine.

               Une nouvelle puissance formidable était conférée aux pays capables de mettre en œuvre ces différentes technologies, et l’historien Headrick avait raison de souligner que « Technology is power ».

               Les techniques sûrement, mais aussi le management militaire des conquêtes, sorte de technologie que l’on passe trop souvent sous silence, car les officiers européens savaient parfaitement utiliser les nouveaux outils de leur puissance.

               En Afrique de l’ouest, l’armée d’Ahmadou ne fit jamais le poids en raison des insuffisances de son commandement et de son armement, ce qui ne fut pas le cas de Samory et de ses généraux, de Samory lui-même qui fut incontestablement un grand chef de guerre au témoignage de ses adversaires français les plus objectifs.

               La faiblesse des Etats de l’Afrique de l’ouest en faisait des proies faciles pour les nouveaux prédateurs, perpétuant ainsi à leur façon le mouvement du monde de la grandeur et de la décadence des civilisations.

               L’Afrique de l’ouest était mûre pour tomber entre les mains des puissances européennes, parce que l’Europe était devenue avide de terres nouvelles, qu’elle voulait considérer comme vierges, et de richesses supposées.

               Comment interpréter ces conquêtes, décidées ou entérinées le plus souvent par des gouvernements qui n’avaient ni connaissance, ni expérience des pays vers lesquels ils dirigeaient leurs bateaux et leurs troupes ?

               Les initiatives d’un Léopold II qui, par le biais d’une association créée de toutes pièces, lui fit attribuer un territoire gigantesque qu’il fit ensuite reconnaître comme un Etat indépendant, constitue le meilleur exemple de cette folie qui saisit alors les gouvernements d’Europe. Sauf à faire observer que le roi des Belges était alors un des rares chefs d’Etat qui avait une connaissance assez étendue de l’outre-mer !

              Mais revenons au cœur de notre sujet, le rôle qu’ont pu jouer la communication et les communications dans le cas concret de la conquête du Soudan.

        L’analyse a fait ressortir deux grandes périodes, la première période entre 1880-1888  et la deuxième période entre 1888 et 1894.

               Au cours de la première période qui correspond en gros à la construction des lignes de communication de tous ordres (des mots, des hommes, et de leurs approvisionnements) entre Kayes et Bamako, et à la consolidation des positions françaises sur le Niger, période qui s’acheva avec le deuxième commandement supérieur de Gallieni en 1888, la communication gouvernementale a été le plus souvent claire, même si elle connut quelques hésitations à partir de 1885, date à laquelle le commandement supérieur eut d’ailleurs la possibilité, à Bamako, de communiquer directement avec Saint Louis et Paris.

             Mais cette mise en relation directe ne changea pas sensiblement les conditions d’exercice du commandement et le fonctionnement de la chaîne de commandement ministre – gouverneur – commandant supérieur. Les instructions ministérielles étaient, pour l’essentiel, respectées, étant donné qu’on ne peut pas à partir des quelques cas particuliers, quelques opérations hors normes, telles que Goubanko, Kéniera, ou Niagassola, accuser les commandants supérieurs d’avoir outrepassé leurs instructions.

               Elle eut surtout pour effet de permettre au ministre de la Marine et des Colonies, et donc au gouvernement, d’être informé de ce qui se passait sur les rives du Sénégal et du Niger, et donc de pouvoir satisfaire la curiosité éventuelle des députés.

               L’observation est importante, étant donné que câble ou non, et télégraphe ou non, les colonnes du Soudan étaient inévitablement laissées à elles-mêmes, dans une logique décrite comme celle du coup parti, qui ouvrait en grand le champ possible des faits accomplis.

               Succès ou échec reposaient presque entièrement sur les épaules des officiers, chefs de colonnes, sur leur ligne de ravitaillement, leur logistique, l’armement dont ils disposaient, leur état de santé, et leur capacité de management sur des terres inconnues.

              L’ installation de lignes télégraphiques, et au moins autant, l’aménagement parallèle d’une ligne de transport entre Kayes et Bamako ont en revanche modifié les conditions du commandement sur le théâtre d’opérations local lui-même. Les combats de Niagassola, en 1885,  en ont fourni un exemple, une sorte de contre- exemple de l’épisode Rivière au Tonkin.

          Les autres technologies utilisées, celle de l’armement, de la santé, et du management, ont contribué au moins autant, sinon plus, au succès des colonnes françaises vers le Niger.

               La thèse d’après laquelle la conquête du Soudan aurait été le résultat de l’action d’une clique d’officiers, thèse défendue par les historiens Kanya Forstner et Person, nous semble donc excessive, en tout cas pour cette première période.

               La deuxième période allant de 1888 à 1894, date de la prise de Tombouctou, soulève des questions différentes, et elle correspond en gros au proconsulat d’Archinard.

               Alors que la France était à présent solidement installée sur les rives du Niger et qu’elle disposait des lignes de communication nécessaires à ses opérations, le constat a été fait d’un flottement incontestable de la communication gouvernementale et de la décision elle même. Le gouvernement donnait l’assurance au Parlement de sa volonté de mettre un terme à de nouvelles conquêtes territoriales, mais en même temps, il se contentait d’entériner les faits accomplis d’Archinard, après avoir fait mine de les désavouer.

        Signe du pouvoir d’un petit nombre d’hommes politiques qui occupèrent successivement un sous secrétariat d’Etat aux Colonies de plus en plus puissant et autonome, avec la montée en force progressive et parallèle d’un groupe de parlementaires acquis à l’expansion coloniale, et sans doute des affinités maçonnes entre les décideurs politiques.

        Ce flottement des décideurs, dans un contexte institutionnel complexe du commandement sur le terrain, fut à l’origine des initiatives indisciplinées des commandants des canonnières, dont les conditions d’exercice de leur commandement étaient très comparables à celles des chefs de colonnes terrestres, avant que n’existent les lignes télégraphiques, au cours de la période 1880-1885.

               En 1893, le télégraphe s’arrêtait à Ségou, et le commandant de la flottille inscrivait toute initiative dans la même logique du coup parti que ses prédécesseurs des colonnes terrestres, Borgnis Desbordes ou Combes.

               Force est de constater que les officiers de marine ont fait preuve de beaucoup plus d’indiscipline que les officiers de l’infanterie de marine, pour les raisons que nous avons décrites, que l’on pourrait ramener au facteur Archinard, mais sans doute au moins autant par la facilité que leur donnait leur commandement, l’assurance et l’autonomie que leur donnait la flottille dont ils disposaient, son armement, et surtout la tentation du grand fleuve, de la découverte, sinon de la conquête, puisqu’il suffisait de larguer les amarres et de se laisser porter par le courant du fleuve.

               Au cours de cette période de conquête, ce fut beaucoup plus la problématique du commandement et sa déontologie, que celle des communications qui fut en jeu.

               Problématique du commandement : les ministres ayant toujours entériné les faits accomplis d’Archinard, avaient pris la responsabilité d’un processus de décision vicié, et lorsque Delcassé convainquit le gouvernement de ne pas renouveler le mandat d’Archinard et de nommer un gouverneur civil, il ne se donna ni les moyens, ni le temps, de gérer la transition dans de bonnes conditions, d’où les désastres de Tombouctou, et de Toubacao. 

               Déontologie du commandement des Archinard,  Bonnier, Jaime, Hourst, et Boiteux, qui incontestablement interprétaient les instructions, exploitaient une situation floue pour prendre les initiatives qui leur convenaient.

        Dans de telles conditions, est-ce qu’il est possible d’adopter la thèse de l’impérialisme militaire du Soudan défendue par les deux historiens cités plus haut ? Rien n’est moins sûr, parce après tout, il fallait que les ministres disent non, révoquent les officiers insubordonnés, et Archinard lui-même défendait cette thèse dans la fameuse note que nous avons citée.

               A partir du moment où le ministre entérinait un fait accompli, il l’assumait complètement.

               A la séance de la Chambre du 4 mars 1895, le député Le Hérissé stigmatisait la façon de procéder du gouvernement et corroborait l’analyse d’Archinard :

               « Si nos gouvernants avaient eu alors l’intention de ne pas marcher sur Tombouctou, si le sous secrétariat d’Etat avait eu la volonté de dire aux militaires du Soudan : vous n’irez pas plus loin ; il aurait pu télégraphier au colonel Combes : arrêtez vous, n’allez pas au-delà de Djenné et de Ségou.

               Au lieu de cela, au lieu de donner des ordres nets et précis, que fait le Gouvernement ?

               Il envoie au colonel supérieur, le 7 août 1893, une dépêche conçue dans des termes les plus vagues et les plus insignifiants :

               Soyez très prudents, n’écoutez les ouvertures que si elles vous paraissent sérieuses ;

               Dans le langage habituel du ministère des Colonies, cela signifiait : allez faites ce que vous pourrez ; réussissez, nous serons avec vous ; et si vous ne réussissez pas, nous vous blâmerons et vous désavouerons. »

               Il est difficile d’interpréter les initiatives d’Archinard et de ses officiers en considérant qu’elles traduisaient une forme d’impérialisme secondaire,  du type de celui que décrivait Headrick dans le cas des Indes. L’empire anglais des Indes avait la richesse nécessaire pour armer une marine et une armée, ce qui n’était pas du tout le cas du Sénégal. Le groupe de pression des maisons de commerce de Saint Louis avait de tout petits moyens, et il n’avait jamais réussi à peser sur la politique de conquête, alors qu’il préférait aux colonnes la paix des traités avec les grands chefs africains.

               Il existait dans l’exercice du commandement de l’époque une grande inertie, liée aux conditions de transmission des ordres et des comptes rendus, aux conditions de transport des hommes et de leurs approvisionnements. Succès ou échecs dépendaient beaucoup de la clarté et de la pertinence de la communication politique et militaire d’engagement de la campagne. Une fois le coup parti, les ministres n’avaient plus qu’à former le vœu que tout se passe bien. Nous revenons aux propos auxquels nous avons fait allusion dans notre introduction, ceux de lord Swinton : une fois les ordres donnés, Moltke pouvait partir pêcher à la ligne. Pendant la guerre 1914-1918, et la deuxième guerre mondiale,  les commandements continuèrent à être confrontés à ce type de situation.

               Les ministres de la Marine et des Colonies pouvaient d’autant plus aller pêcher à la ligne que la conquête du Soudan s’effectuait en cachette du Parlement et de la presse, ce qui ne fut pas du tout le cas de la conquête du Tonkin et de Madagascar. Les désastres de Tombouctou se produisirent au moment où les journaux, et cette fois l’opinion publique, étaient mobilisés par l’expédition de Madagascar.

               La conquête du Soudan qui allait s’achever, en 1898, par la défaite de Samory, fut également une conquête à petit prix ? Entre 1879 et 1899, la France y dépensera de l’ordre de 433 millions d’euros, alors que la seule expédition du Tonkin, en 1885,  coûtera la bagatelle de 1 600 millions euros.

               Et tout cela, dans quel but ? Pour faire cocorico à Tombouctou ou pour trouver un « Eldorado » qui n’y existait pas. Paul Doumer posa plus tard la bonne question : pourquoi étions – nous allés à Tombouctou ? »

           ( A la Chambre des Députés, le 13 novembre 1894, Gaston Doumergue avait déclaré: « Nous sommes allés à Tombouctou sans que personne ne sût pourquoi »)

               Il n’est pas besoin de présenter Paul Doumer, qui fut un homme politique important de la Troisième République, ministre, Président du Sénat (1927), Président de la République (1931), et Gouverneur Général de l’Indochine entre 1896 et 1902.

Et en qui concerne le titre choisi pour le livre en question :

« Le vent des mots, le vent des maux, le vent du large » (2006)

Le titre un peu énigmatique de ce livre tire sa source dans une anecdote citée par Roland Dorgelès lors de son séjour chez les Moïs d’Indochine :

« le vent des mots », l’installation des lignes télégraphiques par les troupes coloniales les inclinait à penser que c’était le vent qui portait les mots du nouveau télégraphe.

« le vent des maux », étant donné que la colonisation n’a pas été un long fleuve tranquille.

« le vent du large », parce qu’en définitive cet épisode de l’histoire de la France n’a peut être servi qu’à lui donner un peu plus le goût du large.

Jean Pierre Renaud

PS : ce livre a fait l’objet d’un prix de l’Académie des Sciences d’Outre Mer –  editionsjpr.com – prix port compris en métropole : 27 euros

Réflexions sur les sociétés coloniales avec quelle problématique? 1ère partie

Réflexions sur les sociétés coloniales

Avertissement de l’auteur :

            Je n’avais pas prévu de publier l’analyse que j’avais faite des sociétés coloniales françaises de la période 1870-1960, hors celle de l’Algérie, un cas tout à fait particulier.

            Je suis revenu sur le terrain de ma formation universitaire d’origine il y a une dizaine d’années, en réaction, je dois le dire, aux textes ou aux discours qui avaient très souvent la faveur des médias, textes ou discours  imprégnés trop souvent d’idéologie, ou plus simplement d’ignorance.

            Le thème des sociétés coloniales a toujours été pour moi à la fois un sujet d’interrogation et d’invitation à la connaissance, et compte tenu du choix qui a été fait de ce sujet pour les concours du Capes et de l’Agrégation, il m’a semblé utile de livrer une partie de mes analyses sur ce blog.

            Les articles que j’ai consacrés à ce thème sur ce blog depuis le début de l’année ont été bien fréquentés, et m’incitent donc aujourd’hui à publier ce qui pourrait être la première conclusion de mes recherches sur le sujet.

            Cette publication est naturellement faite à l’attention des lectrices ou des lecteurs de mes contributions précédentes.

Conclusion sur la problématique des sociétés coloniales françaises

     Avec un aveu préliminaire capital, comment avoir l’ambition, sur un  tel sujet, aussi varié dans le temps que dans l’espace, de proposer une esquisse de conclusion ?

Première partie

    Les réflexions qui suivent constituent la conclusion d’une étude des sociétés coloniales françaises, étude articulée sur le plan ci-après :

I  – Le théâtre des sociétés coloniales

1-    Des sociétés coloniales aux caractéristiques liées étroitement à leur chronologie, c’est-à-dire à l’histoire.

2-    Des sociétés coloniales formées d’un nombre, souvent restreint, d’Européens.

3-    Des sociétés coloniales étroitement conditionnées par le potentiel géographique et économique de chacune des colonies

4-    Un éclairage sur la nature des sociétés locales face à ces nouvelles sociétés coloniales

II –  Les acteurs des sociétés coloniales

5-    Un éclairage sur la nature de ces sociétés coloniales elles-mêmes, d’origine européenne, à partir du vécu de quelques témoins.

III –  La problématique

&

            Pour qu’il n’y ait pas d’ambigüité sur le sujet, il me parait utile de rappeler le ou les sens de l’expression « société coloniale » ! De quoi parlons-nous ?

    S’agit-il de la société d’origine européenne, de la société indigène, de la juxtaposition ou de la coopération des deux types de société, en précisant que les composantes des deux types de société sont à prendre en compte, selon les territoires et selon les époques ?

    Et le concept de société à l’occidentale, tel que nous le comprenons, n’était pas celui qui correspondait à la société coloniale du terrain, qui pourrait être étudiée comme une pièce de théâtre avec son intrigue ou ses intrigues de pouvoir colonial, ses acteurs, dont les rôles principaux n’étaient pas obligatoirement tenus par des européens, et ses échecs ou ses succès.

   Une société coloniale comme fruit du travail du colonisateur ou du colonisé ?

   Au cours de la période 1870-1914, quoi de commun et de comparable entre  la société coloniale du Soudan, de l’Oubangui-Chari, de Madagascar, ou de l’Indochine, et celles de métropole, parisienne ou provinciale ? Et ultérieurement, entre les colonies entre elles et celles de métropole, selon les périodes examinées ?

   Pourquoi ne pas déranger quelque peu les analyses habituelles des sociétés coloniales, en avançant l’hypothèse que, dans beaucoup de cas, ce sont les sociétés indigènes locales qui ont façonné sur la durée les sociétés coloniales, les sociétés coloniales d’origine européenne continuant à vivre dans leur monde enkysté ?

&

            Le mieux est de donner à nouveau et tout d’abord la parole à Henri Brunschwig afin de tenter de conclure sur les caractéristiques de la société coloniale de la première période, car le propos qu’il tient, vaut sans doute pour les autres colonies que celles d’Afrique noire, tout au moins pour la période antérieure à 1914 :

    «  Au cours de ces enquêtes, nous avons d’abord constaté qu’il y avait très peu de Blancs dans l’Afrique noire française vers 1914.  Rien de comparable à l’Afrique du Sud et à l’Algérie, où les Blancs formaient des minorités compactes et jalouses de leurs privilèges. Ils allaient dans ces régions malsaines non pour les coloniser, mais pour en revenir. Ils n’y faisaient pas souche et se préoccupaient en général plus de leurs intérêts individuels – promotion ou enrichissement – que de mission civilisatrice.

    Si peu nombreux qu’ils fussent, ils apparaissent profondément divisés. Les militaires méprisaient les civils ; les administrateurs dominaient les agents des divers services, cependant plus compétents qu’eux ; les fonctionnaires dédaignaient les commerçants et les colons, les catholiques rivalisaient avec les protestants.

    En métropole, une doctrine coloniale s’élaborait. Alliant les principes humanitaires de la Révolution française et des missions religieuses aux techniques modernes, elle promettait aux Noirs un niveau de vie supérieur et un accueil égalitaire dans la société blanche. Prétendant respecter les droits de l’homme et celui des peuples à disposer d’eux-mêmes au sein d’une prochaine association d’Etats autonomes, elle entretenait la bonne conscience de l’opinion publique en face du fait colonial. La France, apparemment, pratiquait une politique généreuse, différente de celle de ses rivaux. Elle n’eut en réalité de système colonial que sur le papier. » (page, 209)

            A lire ces quelques réflexions, certains pourraient se demander comment aussi peu de blancs ont pu provoquer autant de bouleversements dans les territoires colonisés, et la ou les thèses d’après lesquelles «  l’ordre » public colonial  n’aurait pas pu se maintenir sans le concours des fusils à tir rapide, ou sans la sorte de joug que faisait peser le Code de l’Indigénat sur les populations soumises, réduisent un peu trop le champ de la problématique de la colonisation et des sociétés coloniales, c’est-à-dire de leur fonctionnement.

            Il convient de rappeler à ce sujet les propos tenus aussi bien par le même historien que par l’ancien administrateur colonial Delavignette, dont nous avons fait état plus haut, à savoir le rôle des acteurs autochtones de la scène coloniale.

            Rétroactivement et pour le citoyen d’aujourd’hui, et comme nous l’avons déjà souligné, il est difficile de comprendre la nature et le fonctionnement de sociétés coloniales françaises très diverses, selon leur chronologie et leur cadre géographique, économique et humain, et en disposant des outils statistiques d’évaluation nécessaires.

            A lire beaucoup d’études historiques sur ces sujets, l’histoire coloniale souffre d’une vraie carence d’analyses quantitatives, aussi bien en termes de stock que de flux.

        C’est une histoire qui éprouve la plus grande peine à sortir du domaine des idées et à proposer des critères d’évaluationde mesure des dynamiques démographiques, politiques ou économiques internes, applicables pour l’ensemble de ces sociétés, tant les « situations » coloniales étaient diverses, en dépit d’un décor légal et administratif qui se voulait standard.

      Ces réserves importantes faites, est-il possible d’esquisser les éléments d’une comparaison entre elles, en présentant les traits qui paraissent pouvoir être partagés par les différentes sociétés coloniales ?

    Rien n’est moins sûr, mais nous tenterons d’éclairer à nouveau cet essai de synthèse à partir de la thématique bien connue du théâtre classique, avec les trois unités de lieu, d’action et de temps, dans quel théâtre, sur quelle scène, et avec quel scénario ou intrigue ? Avec quels acteurs, la société coloniale ou la société autochtone ? Avec quels résultats ?

     Conclusions de synthèse ou pistes de la réflexion proposée, qui a beaucoup d’égards, dans le contexte actuel de certaines doctrines de recherche historique, sont incontestablement dérangeantes, tant elles font appel à des concepts d’analyse de coopération ou de collaboration ?

     Il convient de rappeler en effet que certains chercheurs n’ont pas hésité à comparer la « collaboration » française des années 1940-1945 à celle des évolués ou lettrés qui accompagnèrent la colonisation française.

Les scènes :

    Contrairement au théâtre classique, l’intrigue coloniale se déroulait sur les scènes les plus diverses, géographiquement, entre côtes ou hinterland, forêts, savanes ou déserts, plaines côtières, plateaux, ou montagnes, économiquement entre côtes avec fleuves accessibles ou arrière-pays inaccessible, entre territoires riches ou pauvres, et plus souvent pauvres que riches, culturellement, entre pays de l’islam, du fétichisme, de l’animisme, du confucianisme, ou du christianisme, entre populations côtières déjà « contaminées »  par le contact de l’étranger et celles de l’hinterland qui n’avaient pas encore eu l’occasion de voir un blanc en chair et en os, et encore moins une blanche.

    Comment ne pas noter également qu’au fur et à mesure d’une meilleure connaissance des civilisations et des cultures rencontrées, de la prise de conscience de la relativité des différentes civilisations, le dogme des « races supérieures » de Jules Ferry se trouvait de plus en plus mis en question ?

    Au cours d’un débat célèbre sur l’expédition du Tonkin, Clemenceau avait déjà, et très sérieusement, mis ce dogme en question.

    Les sociétés indigènes avaient une composition très différente dans leur croyances, leur fonctionnement social, leurs mœurs, certaines plus ouvertes que d’autres à la colonisation, à l’acculturation européenne, majoritairement le long des côtes ou des axes de communication, d’autres closes, très longtemps refermées sur elles-mêmes.

    Le pouvoir colonial était donc, dès le départ, privé de pouvoir offrir des solutions standard à ce kaléidoscope humain.

Le scénario, la politique coloniale :

    Sur ces scènes les plus variées, plus ou moins accueillantes, quelle était l’intrigue, le scénario du pouvoir colonial, s’il en existait un, le rôle que les gouvernements français entendaient jouer dans les colonies qu’une folle fringale de conquête avait données au pays, en un mot, quelle était la politique coloniale de la France ?

    Les partisans des conquêtes coloniales le plus souvent situés à la gauche de l’échiquier parlementaire, les Jules Ferry, Faure, Freycinet, Rouvier, Lebon, Hanotaux et Etienne…affichaient de grandes ambitions, la promotion d’une civilisation européenne annoncée comme supérieure, l’ouverture de nouveaux marchés, le prestige de la France que la défaite de 1870 avait bien rabaissé, et faisaient miroiter à la myriade des peuples d’outre-mer, et pendant longtemps à une toute petite minorité de lettrés la perspective de l’assimilation, d’accès à la citoyenneté française.

    Après la Révolution Française de 1789, un nouveau rêve ?

    Il serait possible de décrire la politique coloniale comme une intrigue, un scénario de pure forme, abstrait, écrit par des auteurs qui ignoraient la plupart du temps les « situations coloniales » et le « moment colonial », une politique des formes, des constructions bureaucratiques, toutes en apparence aux yeux du petit public des initiés, alors que sur le terrain de la « situation coloniale » il en était évidemment tout autrement.

   La Grande Bretagne n’a pas éprouvé ce type d’état d’âme en matière de politique coloniale, étant donné qu’elle n’a jamais fait miroiter aux yeux des peuples indigènes qu’elle avait sous sa férule directe, ou indirecte le plus souvent, une accession à la citoyenneté britannique.

    La politique coloniale de la métropole n’était donc qu’une politique « sur le papier », pour reprendre l’expression d’Henri Brunschwig.

   Il parait difficile d’analyser le rôle de la métropole, et de ses scénarios, sans les inscrire dans chacune des périodes différentes que furent les années 1870-1914, 1914-1918, 1918-1939, 1939-1945, et 1945-1960, et de tenter de comprendre pourquoi la société coloniale européenne ne fut pas souvent, sinon jamais, le modèle réduit de la société métropolitaine, sa représentation, c’est-à-dire un échantillon représentatif, pas plus qu’un aiguillon de modernité coloniale.

   1870-1914 : comment qualifier la politique de la métropole à cette époque ?   Ignorante tout d’abord des régions, des peuples et des civilisations qu’elle entendait précisément civiliser, car les gouvernants et les conquérants partageaient le plus souvent la fameuse idéologie des races supérieures de Jules Ferry.

    Une métropole, ou plutôt des gouvernements généralement de gauche, pris d’une sorte de folie conquérante, mais ils n’étaient pas les seuls, à nouveau en rivalité avec l’Angleterre, comme le cas s’était déjà produit au cours des siècles précédents, une folie que les gouvernements était disposés à payer à crédit, comme ce fut le cas pour financer l’expédition désastreuse de Madagascar en 1895.

     Une situation d’autant plus paradoxale que la France était riche et qu’elle avait remboursé dans un temps record la dette de plusieurs milliards de francs or de la défaite que la Prusse lui avait imposé de payer !

   Afin de limiter définitivement le coût de ses aventures coloniales, la Chambre des Députés vota la loi du 3 avril 1900 qui lui interdisait de subventionner les nouveaux budgets des colonies, et cette interdiction dura jusqu’à la deuxième guerre mondiale.

    La France se lançait d’autant plus volontiers dans les aventures coloniales qu’elle changeait de gouvernement tous les six mois, et que la France « profonde, » comme certains le diraient de nos jours, celle des villages, ne prêtait d’intérêt aux colonies qu’à l’occasion de tel ou tel exploit colonial, collectif ou individuel.

   Au résultat, en 1914, la France se trouva à la tête d’un empire géographique gigantesque plus riche en kilomètres carrés qu’en hommes et en ressources économiques. Les gouvernements et l’élite de cette époque aurait pu et dû se poser la question : un empire colonial pour quoi faire ? Alors que les Français répugnaient à émigrer, et qu’ils ne s’adonnaient pas au commerce international, comme les Anglais ou les Allemands, etc…

    Guerre 1914-1918 : les gouvernements français ne se privèrent pas de ponctionner les colonies, en hommes et en matières premières, pour subvenir aux besoins colossaux de la métropole en guerre contre l’Allemagne.

    Est connu l’appel massif fait aux tirailleurs, l’appui très efficace que le ministre Diagne donna à ce recrutement en Afrique noire. Est beaucoup moins connue la résistance diffuse ou organisée que certains peuples y opposèrent, notamment dans la Haute Volta de l’époque.

    Pendant la guerre, les colonies furent donc mises à contribution de leurs matières premières au profit de la défense de la métropole.

    1919-1939 : de façon tout à fait étrange, cette contribution aux armes de la France ne se traduisit par aucun changement dans sa politique coloniale !

 Il est possible d’avancer toutes sortes d’explications de cette politique de l’autruche, une ignorance persistante, un entêtement dans la croyance aux races dites supérieures, l’incompétence, la puissance des groupes de pression capitalistes, la mauvaise foi, l’incapacité des élites françaises à assumer l’héritage colonial, une incapacité causée par la saignée de la guerre, le laminage des élites, le retour de l’insécurité internationale en Europe, la crise économique, ou tout simplement l’indifférence de l’opinion publique à l’égard du patrimoine colonial ?

   Un groupe de chercheurs s’est illustré en tentant d’accréditer la thèse d’après laquelle la France aurait alors « baigné » dans une culture coloniale ou impériale, mais le groupe en question n’a jamais démontré, chiffres en mains, cet état de l’opinion publique.

   Rappelons simplement que Lyautey, le grand parrain de la fameuse Exposition Coloniale de 1931, laquelle devait emporter l’adhésion du peuple français, reconnaissait qu’en dépit de son succès populaire, elle n’avait pas modifié l’indifférence de l’opinion publique envers la chose coloniale.

   En résumé, les sociétés coloniales pouvaient continuer à voguer de leurs propres ailes, sur les mêmes bases juridiques et administratives qu’au cours de la période des fondations coloniales.

   Il faudra attendre la fin de la seconde guerre mondiale pour que la politique coloniale prenne un virage.

   Le plus surprenant fut que rien ne changeait, qu’il s’agisse de gouvernements de droite ou de gauche, comme ce fut le cas avec le Front Populaire en 1936.                   

Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés

Le Mali et la France! Nomades Touareg contre paysans africains à Tombouctou, une histoire qui se répète?

Le Mali et la France !

Nomades Touareg contre paysans africains à Tombouctou, une histoire qui se répète ?

Retour sur notre histoire coloniale avec en 1894, la prise de Tombouctou et le désastre militaire deTacoubao (77 morts dont onze officiers)

Complément historique à la chronique du 14 avril 2012 sur ce blog

            La conquête du Soudan, en gros le Mali actuel, est à mettre au compte des aventures coloniales de la Troisième République, d’une politique confuse, sans qu’on sache le plus souvent quels furent les motifs de ces conquêtes, nouveaux marchés, propagation d’une civilisation dite supérieure, évangélisation, volonté de puissance après la défaite de 1870, ainsi que le notait le grand historien colonial Henri Brunschwig, ou tout simplement fruit des initiatives d’acteurs politiques, militaires ou économiques, dont les initiatives heureuses ou malheureuses furent entérinées par le pouvoir politique.

            Car ces initiatives d’acteurs du terrain, ou des gouvernements, ce qu’on a appelé « le fait accompli » colonial furent nombreuses, et c’est cette problématique coloniale qui a fait l’objet de recherches historiques de ma part en ce qui concerne, la conquête du Soudan, du Tonkin, de Madagascar, et de Fachoda : à savoir si la conquête procédait du fait accompli d’un officier des troupes coloniales, d’un gouverneur, ou tout simplement d’un ministre des Colonies qui s’abstenait de donner des instructions, ou en donnait d’ambiguës, ou entérinait le fait accompli d’un acteur de terrain. (1)

            Il se trouve que dans le cas du Soudan, et notamment de la conquête du Haut Niger, ce que j’ai appelé « une conquête en cachette », l’histoire fait ressortir un cocktail de faits accomplis aussi bien au niveau des ministres que des officiers exécutants sur le terrain, et notamment le rôle du colonel Archinard, sorte de proconsul au petit pied, en particulier dans les épisodes qui concernent la conquête de Ségou et de Tombouctou, entre 1885 et 1895, analysés dans la partie intitulée « Cap sur Tombouctou »

     A partir du moment où le ministre entérinait un fait accompli, il l’assumait complètement.

     A la séance de la Chambre du 4 mars 1895le député Le Hérissé stigmatisait la façon de procéder du gouvernement et corroborait l’analyse d’Archinard :

    « Si nos gouvernants avaient eu alors l’intention de ne pas marcher sur Tombouctou, si le sous secrétariat d’Etat avait eu la volonté de dire aux militaires du Soudan : vous n’irez pas plus loin ; il aurait pu télégraphier au colonel Combes : arrêtez- vous, n’allez pas au-delà de Djenné et de Ségou.

  Au lieu de cela, au lieu de donner des ordres nets et précis, que fait le Gouvernement ? Il envoie au colonel supérieur, le 7 août 1893, une dépêche conçue dans des termes les plus vagues et les plus insignifiants :

               Soyez très prudents, n’écoutez les ouvertures que si elles vous paraissent sérieuses ;

               Dans le langage habituel du ministère des Colonies, cela signifiait : allez faites ce que vous pourrez ; réussissez, nous serons avec vous ; et si vous ne réussissez pas, nous vous blâmerons et vous désavouerons. »

                Il est vrai qu’il existait dans l’exercice du commandement de l’époque une grande inertie, liée aux conditions de transmission des ordres et des comptes rendus, aux conditions de transport des hommes et de leurs approvisionnements.

               Succès ou échecs dépendaient beaucoup de la clarté et de la pertinence de la communication politique et militaire d’engagement de la campagne.

               Une fois le coup parti, les ministres n’avaient plus qu’à former le vœu que tout se passe bien.

               L’analyse du qui faisait quoi à Paris ou dans les territoires à conquérir, à la fois dans la communication des ordres et dans les comptes rendus, dans les différents contextes techniques de la communication matérielle des époques considérées était au cœur des recherches du livre cité.

               On rapporte qu’après avoir donné ses ordres, le général Moltke, partait à la pêche à la mouche (Guerre franco-prussienne de 1870).

             Pendant la guerre 1914-1918, et la deuxième guerre mondiale,  les commandements civils et militaires continuèrent à être confrontés à ce type de situation.

               Les ministres de la Marine et des Colonies pouvaient d’autant plus aller pêcher à la ligne que la conquête du Soudan s’effectuait en cachette du Parlement et de la presse, ce qui ne fut pas du tout le cas de la conquête du Tonkin et de Madagascar.

               Entre 1880 et 1895, la France partit successivement à la conquête du Sénégal, du Haut Sénégal, puis du Niger et de son bassin, avec  des étapes à Kayes, Bamako, Ségou, et enfin Tombouctou.

               Avec leurs nouvelles canonnières remontées à Koulikouro, sur le fleuve Niger, parce qu’elles y avaient été transportées en pièces détachées, quelques officiers de marine prirent l’initiative de se lancer à la conquête de Tombouctou, encouragés ou couverts par Archinard, dont un des rêves était effectivement la prise de Tombouctou, encore considérée à l’époque comme une ville mystérieuse.

               Pour résumer, un officier de marine, le lieutenant Boiteux,  débarqua à Tombouctou, fut pris pour cible par un parti touareg, une colonne, en pirogue, vint à son secours, sous les ordres du lieutenant- colonel Bonnier, et après avoir débarqué se fit surprendre au bivouac par un parti Touareg, le 15 janvier 1894, à Toucabao.

               Bilan : 77 morts dont onze officiers, deux sous-officiers, et 64 tirailleurs.

               Noter qu’une autre colonne commandée par le colonel Joffre, le Joffre devenu célèbre, devait atteindre la ville mystérieuse après le désastre.

               La morale de cette histoire ?

               Et tout cela, dans quel but ? Pour faire cocorico à Tombouctou ou pour trouver un « Eldorado » qui n’y existait pas. Paul Doumer (2) posa plus tard la bonne question :

                « Pourquoi étions- nous allés à Tombouctou ? »

               Il est évident que la crise actuelle du Mali et l’occupation du nord du pays par des partis arabes et Touareg reproduit une problématique locale de conflits permanents et récurrents entre tribus Touareg et peuples paysans du bassin du Niger, avec une extension géographique et politique moderne liée aux initiatives des groupes terroristes d’Al Quaida, mais est-ce que le fond du problème n’est pas celui de l’incapacité des gouvernements du Mali à prendre en compte les aspirations politiques des tribus Touareg, dont la culture a toujours été fortement enracinée et leur fierté proverbiale?

               Avec aussi une problématique historique de conflits entre peuples maures, bambaras, ou malinkés.

               En précisant qu’avant que la France ne vienne y faire une longue « incursion » coloniale, de l’ordre de soixante ans, le bassin du Niger a connu un certain nombre d’empires islamiques puissants, notamment au XIXème siècle, « L’Empire Peul du Macina » (1818- 1853),  celui de Cheikou Amadou, à Hamdallay, ou ceux des El Hadj Omar, Ahmadou, ou Samory.

               Et en indiquant enfin que les frontières de l’Etat actuel du Mali sont celles que la communauté internationale a entérinées lors de l’indépendance des anciennes colonies françaises d’Afrique.

               Jean Pierre Renaud

(1)  «  Le vent des mots, le vent des maux, le vent du large – Rôle de la communication et des communications dans les conquêtes coloniales de la France (1870-1900) » (prix de l’Académie des Sciences d’Outre-Mer)  editionsjpr.com

(2)  Paul Doumer : homme politique de la Troisième République, franc-maçon et radical, gouverneur général  de l’Indochine (1896-1902), plusieurs fois ministre, président du Sénat (1927), Président de la République (1931), assassiné en 1932. Quatre de ses fils furent tués pendant la première guerre mondiale (1914-1918)

Gallieni et Lyautey, ces inconnus – La politique des races de Gallieni au Tonkin (1892- 1894) et à Madagascar (1896-1905)

Gallieni et Lyautey, ces inconnus

Eclats de vie coloniale

Morceaux choisis

9

Au Tonkin (années 1892-1894), et à Madagascar (années 1896-1905), la politique des races de Gallieni

            Au fur et à mesure des années, le mot et le concept ont accusé le poids de la théorie des races inférieures et supérieures, mais à la fin du 19ème siècle, le sens du mot et du concept ne faisaient déjà pas l’unanimité parmi l’élite politique et intellectuelle.

            Pour illustrer cette situation, le Président Jules Ferry, dans le discours qu’il  prononça à la Chambre des Députés, en 1885, pour défendre son expédition du Tonkin, s’inscrivait au rang des défenseurs de cette théorie.

Il y exaltait l’opposition et la hiérarchie qui existait entre ce qu’il appelait les « races supérieures » et les « races inférieures », les premières disposant d’un droit à gouverner les deuxièmes, et à leur apporter la « civilisation ».

Clemenceau fut l’un de ceux qui contesta cette analyse encore largement partagée dans le corps politique, à gauche comme à droite. Ferry était un républicain de gauche.

Les livres scolaires distinguaient alors quatre races, la blanche, la jaune, la noire, et la rouge.

            Le petit livre « Les mots de la colonisation » (Presses Universitaires du Mirail) introduit le sujet en écrivant :

« Concept polémique par sa double inscription naturaliste et politique la race s’oppose clairement, dès le 19ème siècle, à la notion classique de « variété ». Celle-ci reste superficielle et surtout réversible… »

 et plus loin :

«La « psychologie ethnique » s’émancipera ultérieurement pour devenir la science des mentalités collectives sans renier ses premières attaches naturalistes. Le concept a tardivement perdu toute validité scientifique. » (p,99 et 100)

« Le dictionnaire de la colonisation française » (Larousse) propose un commentaire plus détaillé du concept et consacre un long paragraphe à « la politique des races », précisément, l’objet de ces pages.

Tout cela semble bien dépassé et depuis longtemps, mais il n’est pas démontré que Gallieni ou Lyautey, son élève, lorsqu’ils parlaient de politique des races, l’aient fait  dans cette lignée hiérarchique à caractère raciste.

Et afin d’actualiser ce débat d’une autre façon, à la suite de la polémique qui a agité les dernières élections présidentielles, quant à la demande de suppression du mot race dans l’article 1er de notre Constitution, nous proposons en additif, à la fin de ce texte, quelques citations du mot race faites par le grand journaliste Robert Guillain dans son livre « Orient Extrême – Une vie en Asie »

&

Au Tonkin, dans le commandement qu’il exerça dans le deuxième Territoire Militaire à la frontière de Chine, Gallieni énonça ses principes de politique des races, dans le cadre de sa mission de pacification militaire et civile qui lui avait été confiée par le Gouverneur général : donc dans un cadre historique très précis et dans une formulation qui avait sans doute beaucoup à voir avec une tactique ou une stratégie d’efficacité militaire et politique, dans un contexte donné et à un moment historique donné, pour assumer la mission qui lui avait été confiée.

Il n’y a donc rien de mieux que de lui donner la parole pour bien comprendre à la fois ces principes et le contexte historique dans lequel il les appliquait, et rappeler auparavant quelques éléments du contexte historique dans lequel il accomplissait cette mission.

.Les hautes régions du Tonkin étaient troublées en permanence par les exactions de plusieurs bandes de pirates annamites ou chinois qu’il lui fallut détruire, avec la coopération plus ou moins forcée de la Chine, et notamment grâce aux relations de confiance que Gallieni sut nouer avec le maréchal Sou, le commandant militaire de la province du Quang-Si.

Leur coopération étroite a déjà été évoquée sur ce blog.

Mais les hautes régions du Tonkin étaient théoriquement administrées par des mandarins qui représentaient l’Empereur d’Annam, alors qu’elles étaient peuplées de deux peuples de culture différente, les Mongs, et les Thos, peuples qui ne supportaient pas plus les pirates que le mandarinat annamite.

Gallieni, dont les moyens que le gouvernement lui accordait, ont été toujours limités, utilisa donc le levier ethnique que ces deux peuples lui proposaient.

« Suivre une politique de race, tel a été le principe qui m’a constamment guidé dans mes commandements coloniaux et qui, partout, au Soudan comme au Tonkin et à Madagascar, m’a toujours donné les résultats les plus décisifs. Or, quand j’étais arrivé à Lang-Son, je trouvai, dans le 2° territoire militaire des mandarins annamites pour administrer des populations Thôs, Mans ou Nungs, populations montagnardes de race essentiellement différente des Annamites et de mœurs féodales : dans chaque village, dans chaque canton même, c’est une famille, presque toujours la même, qui fournit les chefs, généralement des vieillards, qui détiennent l’autorité réelle et qui servent de conseillers obligés dans toutes les affaires du pays.

On comprend le peu d’action exercée par des mandarins annamites arrivant dans des contrées dont ils ignorent tout, les mœurs et même la langue. Les vieux chefs Thös disparurent ; mais leur influence occulte resta toujours. Et les fonctionnaires annamites qui les avaient remplacés ne pouvaient nous être d’aucune utilité, ainsi que je l’avais démontré à M.de Lanessan ; en ce qui concerne la piraterie notamment, ils ne pouvaient nous renseigner sur les agissements ou mouvements des bandes ; car les habitants leur opposaient une force d’inertie, une hostilité sourde, dont profitaient les pirates.

J’obtins alors du Gouverneur général l’autorisation de renvoyer tous ces fonctionnaires annamites dans leurs lieux d’origine et de revenir au système féodal, qui était la base même de l’organisation de ces régions de montagne. Comme on l’a vu en lisant le récit de la première partie de ma tournée, l’effet fut instantané : les habitants, conduits par leurs chefs naturels, devinrent désormais nos plus zélés collaborateurs dans la chasse aux pirates, surtout après que nous eûmes distribué les fusils nécessaires pour organiser la résistance contre les ennemis séculaires de leur tranquillité. » (GT/p,91)

Il n’est jamais inutile de rappeler que le gouvernement français a toujours spécifié, qu’une fois la conquête de la colonie réalisée, cette dernière ne devait rien coûter à la métropole.

Gallieni le rappelait dans une correspondance datée du 27 avril 1898 :

« Je suis très partisan de ce principe : que les colonies ne doivent rien coûter à la France. Mais, cela n’est pas encore possible à Madagascar… «  (GM/p,31)

En 1901, la Chambre des Députés vota une loi qui consacrait un tel principe budgétaire, et ce ne fut qu’après la deuxième guerre mondiale que ce principe de base fut abandonné, notamment avec la création du FIDES.

Il est évident que l’application d’un tel principe d’autonomie budgétaire des colonies françaises ne pouvait manquer d’avoir de multiples conséquences sur la politique coloniale de la Troisième République.

Quelques citations de Robert Guillain :

En Chine, Pékin, sa  Cité Interdite : « Pour quatre cents millions d’hommes, il fallait un palais impérial dix fois plus grand que nos palais royaux, des enceintes où nous logerions une. Les herbes elles-mêmes qui envahissaient les cours évoquaient pour moi les vastes steppes de l’arrière-Chine, de ce pays qui dans sa muraille était grand comme une Europe, mais petit par rapport à l’immense Asie ? Quelle race, pour construire grand ! Où étais-tu, petit Japon ? » (page 51- 1937-1938)

Au Japon : «  J’étais même tenté de penser parfois que le Japon était peuplé de deux races, celle des hommes et celle des femmes. Une race dure et une race douce. » (page 56- 1938-1941)

En Chine : «Il est temps pour nous de repenser la Chine, et le premier cliché qu’il faut abandonner, c’est celui de inchangeable. La plus vieille race du monde est entrée dans une crise de jeunesse. » (page 181- 1949) 

Au Japon : « Entre nous, la mentalité du milieu européen ou américain, à l’époque dont je parle, reste fortement teintée de colonialisme, parfois même de racisme. » (page 312- 1955-1970)

Jean Pierre Renaud

« Le colonialisme en question » Mes conclusions. Quelle valeur ajoutée?

« Le colonialisme en question »

« Théorie, connaissance, histoire »

Frederick Cooper

Mes conclusions

Quelle est la valeur ajoutée proposée aux chercheurs ?

S’agit-il du « best of » postcolonial studies?

            Incontestablement un travail important, qu’il est difficile de situer dans l’une ou l’autre des disciplines intellectuelles qui se sont intéressées au « colonialisme », l’histoire des idées ou l’histoire politique, la sociologie ou l’anthropologie…

Une historiographie abondante et puissante que l’auteur met à la disposition des chercheurs, mais dans quel but, et avec quelle valeur ajoutée ?

L’auteur leur conseille, au fil des pages, d’user de beaucoup de précautions, pour tenter de définir le colonialisme et son histoire, à partir de concepts clés tels que « Lumières », identité, globalisation, ou modernité.

Ses préférences le portent incontestablement vers les concepts dialectiques états – empires ou états – nations, mais il est possible de se poser la question de leur pertinence historique en faisant l’impasse du contexte, précisément celui de « l’ancrage temporel » qu’il recommande aux chercheurs de ne pas oublier.

Remarquons au passage que certaines descriptions frôlent l’à peu près idéologique, mais la démonstration méthodologique qu’il propose dans le cas de l’AOF, après la seconde guerre mondialeavec le rôle majeur des grèves des « évolués » n’est pas vraiment « concluante » , comme nous l’avons dit.

Aucune référence marxiste dans ces mouvements ? Seulement une revendication d’égalité sociale et citoyenne avec les citoyens français ? Avec le succès paradoxal d’un colonialisme à bout de souffle ? Hors d’un contexte colonial connu des historiens, des géographes, et des africanistes ?

Une compilation savante de tous les travaux qui se sont penchés sur ce type d’histoire, utile sans doute, mais qui laisse le lecteur sur sa faim, car les réflexions les plus stimulantes en sont restées au stade des promesses : quid, et concrètement, des fameuses connexions et interconnexions, des réseaux, des trajectoires, des limitations ?

Quid de la description précise des trajectoires, des connexions, des réseaux et de leurs effets ? Au stade des idées générales, pas trop de problèmes ! Mais au stade des chemins suivis et des résultats, des chiffres, des évaluations, ce livre ne propose pas de réponse pertinente.

Evoquer l’importance des relations transsahariennes ou transocéaniques, sans proposer aucune évaluation comparative et chronologique créée une frustration intellectuelle, pour ne pas dire historique, évidente.

Et en ce qui concerne le fonctionnement des « limitations », le cas de l’AOF après 1945 ? Et il y avait tellement de « fissures », et dès la conquête !

Et quant au fonctionnement concret du colonialisme, sur le terrain, et pour avoir lu beaucoup de récits coloniaux, il ne rentrait pas dans le système intellectuel et abstrait qui est décrit, c’était le plus souvent, beaucoup plus simple, je dirais presque élémentaire.

A propos du chapitre 7, nous avons proposé des concepts d’analyses stratégiques qui paraissaient mieux décrire ce fonctionnement historique.

Dès l’origine, le processus de la décolonisation était inscrit dans la « situation coloniale », sur le terrain, chez un certain nombre d’officiers et d’administrateurs, et à Paris.

Au sein même de la Chambre des députés, à Paris et non dans l’empire, les « fissures » dont parle l’auteur existaient déjà, de « grosses fissures », et dans l’attitude réservée des Français à l’égard des conquêtes coloniales.

Dans son discours à la Chambre des députés du 31 juillet 1885, après les affaires de Lang Son et du Tonkin, Clemenceau déclarait, en contestant les ambitions coloniales de Jules Ferry et ses justifications :

« Races supérieures ? Races inférieures, c’est bientôt dit… Race inférieure, les Hindous ! Avec cette grande civilisation raffinée qui se perd dans la nuit des temps. Avec cette grande religion bouddhiste qui a quitté l’Inde pour la Chine, avec cette grande effervescence d’art dont nous voyons encore aujourd’hui les magnifiques vestiges ! Race inférieure, les Chinois ! Avec cette civilisation dont les origines sont inconnues et qui parait avoir été poussée tout d’abord jusqu’à ses extrêmes limites. Inférieur Confucius !… » 

   Il n’est pas inutile de rappeler que des historiens aussi sérieux que Brunschwig et Ageron ont conclu l’un et l’autre, dans leurs analyses de périodes historiques différentes, à une certaine indifférence, pour ne pas dire plus, de l’opinion publique à l’égard des colonies.

Après la fameuse grande exposition coloniale de 1931, dont certains chercheurs font le « must » du colonialisme, le maréchal Lyautey, son responsable, et grand  « colonialiste » s’il en fut, reconnaissait qu’elle n’avait pas beaucoup changé le sentiment de l’opinion publique.

C’est un des raisons pour lesquelles, après avoir beaucoup fréquenté notre histoire coloniale, je fais partie de ceux qui considèrent que la France a toujours été beaucoup plus attirée par l’exotisme ou le verbalisme des « Lumières » que par le colonialisme, « frère jumeau » ou non.

Et je serais tenté de dire que les Français manifestent une belle continuité à cet égard si l’on en croit leur intérêt pour les émissions télévisées consacrées au voyage, au dépaysement, à l’exotisme, en dehors de tout « inconscient collectif » cher à Mme Coquery-Vidrovitch.

Je proposerais donc en conclusion de revenir au contenu de la phrase de Sun Tsu que j’ai citée dans mon introduction :

« Le fin du fin, lorsqu’on dispose ses troupes, était de ne pas présenter une forme susceptible d’être définie clairement… »

Mais il s’agissait dans le cas d’espèce de gagner une bataille, bien sûr, et dans le cas de ce livre, de convaincre le lecteur, j’imagine, pour qu’il partage son analyse, après l’avoir impressionné par le jeu des drapeaux et des étendards (identité, globalisation, modernité, empires), et aussi le « bruit des tambours » (un zeste d’idéologie), de la trouver pertinente, et donc de lui proposer enfin « une forme… définie clairement », celle, j’imagine, qu’aurait été l’AOF, après 1945, avec la montée des revendications syndicales.

Je crains fort que cette bataille n’ait pas été gagnée, bien que certains chercheurs, mais pas tous, aient été séduits par ces nouveautés venues de l’Ouest, ces modes intellectuelles qui font flotter drapeaux, bannières, et étendards, dans le sens du vent.

Jean Pierre Renaud, le 2 décembre 2010

Avec mes remerciements à mon vieil ami d’études, M.A. qui m’a donné, en tout cas, je l’espère, et grâce à ses conseils, la possibilité de ne pas trop oublier l’« ancrage temporel » et contextuel indispensable à toute réflexion historique.

« Le colonialisme en question » Frederick Cooper, Syndicats, politique et fin de l’empire en Afrique française- Lecture 7

« Le colonialisme en question »

Frederick Cooper

« Syndicats, politique et fin de l’empire en Afrique française » (page 274 à 311)

Lecture 7

Le discours

            « Après avoir consacré la majeure partie de ce livre à des conceptions intellectuelles et à des arguments historiques d’une portée considérable dans l’espace et dans le temps, je vais maintenant examiner une série d’événements particuliers. Ils ne constituent qu’une petite partie d’une plus grande histoire, mais je vais les décrire avec une densité suffisante pour démontrer l’importance que revêt la confrontation avec les sources originales sur la politique de décolonisation et pour suggérer l’intérêt que présente l’étude des sujets connexes. Ces événements ne sont toutefois pas pris au hasard. Le contexte de la Seconde Guerre mondiale – d’un petit peu avant à toute la décennie qui a suivi – amena un changement définitif des formes politiques disponibles aux bâtisseurs d’empires. J’ai dit plus haut que la fin des empires a résulté non seulement de combats titanesques et violents entre un colonialisme implacable et des forces de libération nationale, mais aussi d’un processus interne au système, à savoir l’apparition dans les structures impériales et les discours impériaux, de fissures que des mouvements politiques et sociaux opérant à l’intérieur de l’empire purent élargir. Les récit que je propose va donc montrer comment les dirigeants syndicaux africains dans une relation de dialogue et de contestation avec les responsables européens, ont conduit les deux camps situés de part et d’autre du fossé colonial dans une situation que ni l’in ni l’autre, au milieu des années 1940, ne recherchaient. » (page 274)

            « Ce chapitre va décrire un exemple de contrôle impérial qui vola en éclats sur le territoire politique que le régime considérait comme le sien propre. » (page 276)

            L’auteur décrit donc les premières grèves de Dakar et des chemins de fer d’’AOF qui se déroulèrent successivement de décembre 1945 à février 1946 et d’octobre 1947 à février 1948 :

 Premières grèves : en décembre, celle des 2 800 dockers et ouvriers métallurgistes, qui dura une semaine, puis en janvier 1946, celle des employés de bureau, laquelle se transforma en grève générale. « Elle toucha la majorité des classes laborieuses, à l’exception des cheminots et des enseignants », et dura douze jours ; d’après l’auteur, elle toucha la majorité des 15 000 salariés de la ville de Dakar.

            Les revendications portaient sur l’égalité des rémunérations et des avantages sociaux, quelle que soit l’origine des salariés.

            « C’était une demande exigeante, non seulement parce qu’elle était coûteuse, mais aussi parce qu’elle constituait une percée conceptuelle : octroyer des allocations familiales à un fonctionnaire – qui n’était pas forcément un évolué – signifiait que les besoins d’une famille africaine étaient semblables à ceux d’une famille européenne et que l’Etat devait payer le coût de reproduction de sa fonction publique africaine. » (page 282)

            La grève s’arrêta grâce à un compromis salarial.

            «  Ce récit de la grève révèle avant tout le changement intervenu dans le conflit lui-même. En février 1946, la pensée coloniale française ne fut plus ce qu’elle était en décembre 1945, et cette mutation fut la conséquence de l’obstination d’un mouvement syndical. » (page 286)

            L’auteur évoque alors brièvement les débats qui ont marqué l’élaboration du projet de nouvelle constitution à l’Assemblée Nationale, avec la participation des députés africains élus, dont Senghor et Houphouët-Boigny, notamment quant à « l’égalité impériale ».

            En finale, « le législateur a voulu marquer par-là la parfaite égalité de tous dans la vie publique, mais non la parfaite identité des Français de la métropole et des Français d’outre-mer. » (note 30)

            Grève de Dakar et débats constitutionnels ont donc posé le problème de fond, à savoir égalité de tous, publique et privée, quels que soient la race, la religion, ou le statut civil.

            Deuxième grève :

            Et l’auteur de décrire la deuxième grève, celle des chemins de fer de l’AOF, qui débuta en octobre 1947, dura un peu plus de cinq mois dans certains territoires, et mobilisa 20 000 travailleurs et leurs familles.

            La revendication portait  sur la mise en place d’un « cadre unique ».

            Les politiques entrèrent dans le débat, notamment le RDA, le tout nouveau mouvement politique d’AOF, et en Côte d’Ivoire, c’est sur l’intervention d’Houphouët-Boigny que la grève prit fin début janvier 1948.

            « Epilogue : le rejet mutuel de la référence française » (page  302)

                « La puissante dynamique décrite dans les pages qui précèdent a conduit le gouvernement français et le leadership syndical ouest-africain des années 1950 en un endroit très différent de leur point de départ… Au milieu des années 1950, l’Etat français se retrouva coincé entre la notion d’équivalence citoyenne et celle d’indissolubilité de l’empire. Ne pouvant payer l’équivalence, il devait repenser l’empire. 

            Le leadership se retrouva lui aussi prisonnier de la logique de sa position. Les demandes faites au nom de l’équivalence ne cessaient de placer les salariés africains et français dans la même catégorie. Dans la mesure où ces demandes étaient satisfaites, le processus accroissait la distance sociale entre ces travailleurs et le reste de l’Afrique, alors même que le soutien de communautés plus larges avait été essentiel au succès des grèves de 1946 et 1947-1948. »

            Contradictions donc dans les deux camps, étant donné qu’à présent « la liquidation du colonialisme devait « occuper la place d’honneur avant la lutte des classes. » ( page 304)

            La solution française de ce problème fut la « territorialisation ».

            « Le nouvel Etat africain ne devait pas seulement se caractériser par des frontières de territoires coloniaux et par une forme d’autoritarisme crispé prenant le relais de l’autorité coloniale. Il fut façonné par la montée et le déclin d’une politique alternative dans laquelle différents mouvements politiques et sociaux, surtout syndicaux, ouvrirent un espace où purent être soumises, à l’autorité impériale des revendications qui se révélèrent trop coûteuses pour être acceptées par un Etat colonial et trop menaçantes pour que ses successeurs nationaux autorisent la perpétuation de ces mouvements. C’est le processus de décolonisation et non simplement l’héritage du colonialisme, qui façonna les formes prises par kes politiques postcoloniales…

Ce qu’obtinrent les Africains, ce fut la souveraineté. Elle n’était pas la seule demande qui émergeait des mobilisations politiques des années 1940 et 1950, mais elle fut celle, finalement que la France s’empressa d’accorder. » (page 309)

Questions

La lecture de ce chapitre a son importance, si le propos du début du chapitre a été bien compris :

« Après avoir consacré la majeure partie de ce livre à des questions conceptuelles et à des arguments historiques d’une portée considérable, je vais maintenant examiner une série d’événements particuliers politiques. »

Il s’agit donc de la démonstration supposée de la méthode d’analyse proposée par l’auteur, une démonstration sur le terrain colonial de l’AOF, qui aurait pour but de nous montrer comment a fonctionné, dans le cas des grèves sociales décrites, la relation « intégration-différenciation »,  quelles « limites » a rencontré le colonialisme, et dans quelles « fissures » du système colonial, les oppositions ont pu être efficaces.

 L’auteur propose donc : « un exemple de contrôle colonial qui vola en éclats sur le territoire politique que le régime considérait comme le sien propre. »

L’auteur précise : « C’est le processus de décolonisation, et non simplement l’héritage du colonialisme, qui façonna les formes prises par les politiques postcoloniales. »

L’auteur fait donc implicitement référence aux dialectiques « intégration –différenciation » et « connexions-limitations », qui animèrent, d’après lui, le processus de décolonisation, plus que l’héritage du colonialisme.

Passons sur l’utilisation de certains termes ou expressions plus ou moins appropriés en ce qui concerne l’AOF, des « combats titanesques », un « colonialisme implacable », « la pensée coloniale », ou encore l’appréciation, « un exemple de contrôle colonial qui vola en éclats », et passons immédiatement au fond des choses.

La question de fond que pose le choix de cet exemple est celle de sa valeur représentative sur le plan historique, dans le cas de l’AOF, et donc de sa valeur démonstrative des analyses de l’auteur, et à la condition que le même exemple rende compte des autres situations coloniales de la même époque, dans d’autres territoires coloniaux.

Ce choix soulève un certain nombre de réserves et de remarques :

La dialectique exposée met en scène deux sortes d’interlocuteurs africains, situés les uns à Dakar, les autres sur les lignes de chemin de fer.

Il est difficile de ne pas voir en arrière-plan historique, d’une part la situation coloniale de Dakar, capitale et composante dominante des fameuses quatre communes du Sénégal qui ont bénéficié du statut  des communes métropolitainesen 1916, et d’autre part la position sociale du personnel des chemins de fer qui furent parmi les premiers à faire connaissance avec la « modernité » réelle ou supposée du chemin de fer, l’avant-garde des « évolués ».

Est-ce qu’il ne s’agit donc pas d’un test historique qui souffre, dès le départ d’un « biais » statistique et historique  ou d’un « bias » à l’anglaise, c’est-à-dire d’un parti pris ? Etant donné qu’il n’est pas raccordé à l’histoire de l’AOF.

Deuxième réserve méthodologique, qui tiendrait précisément au fait que ces salariés constituaient la « pointe » chronologique (après 1945) d’une modernité si bien décrite dans les œuvres d’Hampâté Bâ, celle des « blancs-noirs », les « évolués », très éloignés, pour ne pas dire coupés, avec l’urbanisation, de leur milieu paysan traditionnel, encore dominant à cette époque.

Et qu’il conviendrait alors de revenir au passé des évolués, les « blancs-noirs », à leur émergence dans les sociétés de l’Afrique de l’ouest, à leur rôle, et donc à la place qu’ils occupaient, dès l’origine dans la situation coloniale qui était la leur, en position de collaboration, de contestation, et aussi de pouvoir : il s’agirait donc beaucoup plus d’ « héritage colonial » que de « processus de la décolonisation »..

Le récit d’Hampâté Bâ sur les aventures de l’interprète Wangrin décrit assez bien les relations de pouvoir entre colonisateur et colonisé, qui ont existé tout au long de la période coloniale, et sur les « limites de pouvoir » auxquelles s’attache l’auteur.

L’administration coloniale a toujours eu à faire face, soit à de l’opposition (révolte contre la conscription en Haute Volta en 1916, fuite des travailleurs de la même colonie vers la Gold-Coast en réponse au travail forcé…), soit à de la coopération, mais elle n’a jamais pu se passer des « truchements » africains, chefs, marabouts, ou interprètes.

Et la situation décrite par l’auteur s’inscrit dans un déroulement historique identifiable, le contexte de l’après-guerre 1945 favorisant, l’expression presque normale, de nouvelles revendications.

Troisième remarque : comment ne pas noter en effet qu’en 1945, tout avait changé en France et dans les colonies avec la défaite de la France, le rôle des colonies dans la résistance française, la conférence de Brazzaville,  l’interventionnisme américain, puis rapidement la guerre froide.

Quatrième remarque : les grèves décrites marquent une forme de réussite du colonialisme, et non un échec, étant donné que les nouveaux « lettrés », les blancs-noirs, aspiraient à l’égalité républicaine, et que la 4ème République ne se crut pas en mesure de tenir les promesses verbales imprudentes de la 3ème République, alors  qu’elle avait fixé dès le départ la limite de ses engagements coloniaux.

En votant la loi du 13 octobre 1900, la Chambre des Députés avait posé un principe parfaitement clair, qui n’allait pas du tout dans le sens de l’égalité entre sujets et citoyens : « les colonies doivent pourvoir sur leurs propres ressources à la totalité de leurs dépenses de fonctionnement et de développement. »

Ce principe fut à peu près respecté jusqu’en 1939, et c’est dans le tout nouveau contexte international évoqué que le Fides, fonds d’investissement et de développement de l’outre-mer, fut créé en 1945, marquant la volonté de la France d’aider au développement des colonies fondues alors dans la nouvelle Union Française. Jusqu’en 1939, la République n’intervenait qu’en accordant sa garantie aux emprunts contractés par les colonies.

Le colonialisme a eu également pour résultat une certaine unification institutionnelle de l’Afrique de l’ouest caractérisée précisément par ces grèves syndicales et l’apparition de partis politiques.

La crise de citoyenneté, de revendication d’égalité ou d’équivalence, en AOF, marquait tout simplement la fin d’un rêve colonial, d’une hypocrisie républicaine qui avait duré trop longtemps. Certains y trouvaient naturellement leur avantage matériel.

Citoyenneté et droit civil ? Quid de la place de l’islam dans la société coloniale ? Comment marier droit civil français et statuts familiaux africains ?

Egalité entre Etats, sur le mode des déclarations américaines, ou égalité entre citoyens telle que revendiquée d’abord par les élites africaines ?

L’administration coloniale s’était d’ailleurs fait fort de respecter les « coutumes », et la France avait donc accepté un statu quo ambigu, la coexistence entre droit civil français et coutumes, mais il est évident que le problème n’était pas réglé, et de nos jours, certains observateurs diraient sans doute qu’avec l’immigration africaine, ce problème n’est toujours pas réglé.

Comment ne pas noter par ailleurs que ce chapitre ne fait aucunement référence au marxisme, à des relations de « connexion » qui ont pu exister entre les mouvements syndicalistes et politiques marxistes de métropole et ceux d’Afrique de l’ouest, notamment la CGT ?

Mais je voudrais faire un dernier commentaire sur la distinction que fait l’auteur entre héritage du colonialisme et processus de décolonisation, distinction à laquelle il parait accorder une certaine importance.

Processus ou évolution dans le temps des relations de dominant à dominé, de centre à périphérie, ou inversement ?

 L’analyse de cette évolution s’inscrit à mes yeux dans une autre dynamique, celle des « dispositions » et des « positions » de type stratégique, avec une propension des nations, des armées, ou des hommes, à entreprendre ou non, à mener des actions, des opérations ou pas, si bien décrites par un sinologue tel que François Jullien, ou par des stratèges tels que Sun Tzu ou Clausewitz.

Bonnes ou mauvaises positions et dispositions qui permettent à l’eau, le cours des choses, cours national ou international, de couler ou de s’arrêter sur des obstacles.

Dans son introduction, l’auteur salue l’importance du contenu d’un article de Georges Balandier, intitulé  « La situation coloniale », paru en 1951.

« Situation coloniale », ou « disposition coloniale », ou encore « position coloniale », pour faire appel à des concepts stratégiques ?

A la fin du 19ème siècle, il existait une propension des choses et des hommes à la conquête coloniale, mais les acteurs de cette conquête prirent très rapidement conscience des limites rencontrées par cette propension, notamment en Afrique de l’ouest, limites de toute nature, notamment géographique, un trop « plein de continentalité, » d’autant plus grandes que la France s’était interdite, comme nous l’avons rappelé, d’accorder toute aide financière à la gestion et au développement de ces nouveaux territoires.

Dès l’origine, il existait donc une propension à la décolonisation, et des administrateurs africanistes tels que Delafosse ne se faisaient déjà aucune illusion sur le destin de l’Afrique.

Il notait dans son livre « Le Broussard » (1922), à l’occasion d’une conversation avec un interlocuteur qui évoquait l’explosion d’une bombe à Hanoï, que la même chose pouvait se produire un jour en Afrique.

–       «  Nous parlions d’un événement qui avait mis en émoi l’Indochine : un Annamite quelque peu détraqué avait lancé une bombe sur un groupe d’Européens assis à la porte d’un établissement public.

–       Ce n’est pas dans votre Afrique, dis-je à mon ami Broussard, que de paisibles consommateurs, prenant le frais et l’apéritif à la terrasse d’un café, auraient à redouter l’explosion d’une bombe intempestive ?

–       Assurément non, me répondit-il, ou du moins l’instant ne semble pas encore venu d’appréhender de tels faits divers ; mais ce n’est qu’une affaire de temps. » (page 12)

  A la Chambre des Députés, les conquêtes ont soulevé dès l’origine l’opposition d’une partie des députés de la gauche radicale de Clemenceau et de la droite, fixées sur la ligne bleue des Vosges.

Pour caractériser la même évolution dans le temps colonial, il serait possible de recourir aux images d’un feu qui a couvé lentement, qui a provoqué un grand incendie après la deuxième guerre mondiale, mais un  incendie assez facilement circonscrit en définitive, en AOF en tout cas.

Certaines sources font état par ailleurs des discours, ou plutôt des chants des griotsles porteurs des traditions africaines, qui, dès le début de la conquête, ne manquaient pas de critiquer, de ridiculiser le « blanc » colonisateur, sans que ce dernier, le plus souvent ignorant des langues locales, ne puisse s’en apercevoir.

Il serait intéressant d’avoir, de la part des historiens africains, le résultat des travaux qui ont sans doute été effectués à partir de ces sources orales, ce que certains chercheurs baptisent du nom d’histoire « vue par le bas ».

Il s’est donc agi, beaucoup plus, d’une évolution dans le temps colonial, de la gestion d’un héritage effectivement colonial, que du résultat d’un processus de décolonisation, étant donné que les fameuses « limites » de connexion ou de déconnexion étaient posées dès l’origine.

Indiquons enfin pour avoir une idée des enjeux économiques et financiers coloniaux de l’AOF, et éventuellement du caractère représentatif du cas ci-dessus traité, que son commerce extérieur avec la France ne représentait guère plus de 3% en 1939.

Les caractères gras sont de ma responsabilité

La semaine prochaine, conclusions!