« Dans le secret des archives britanniques. L’histoire de France vue par les Anglais 1940-1981

« Dans le secret des archives britanniques

L’histoire de France vue par les Anglais 1940-1981 »

François Malye
Kathrin Hadley
Chez Calmann-Lévy
&
Lecture critique
Ou la décolonisation française racontée par deux journalistes, l’une de nationalité anglaise, l’autre de nationalité française
Les textes en gras sont de ma responsabilité

            Dans l’introduction, les deux auteurs donnent le ton, en écrivant qu’ils ont l’ambition de raconter, à partir de sources britanniques secrètes de nature diplomatique, l’histoire de France, telle que racontée par ces sources, avec deux objectifs principaux, la période de la deuxième guerre mondiale, et la décolonisation.

            « Deuxième période privilégiée : la décolonisation. Ce qui s’apparente à une retraite en bon ordre pour les Britanniques tourne à la catastrophe pour la France qui inscrit dans son histoire une page noire que deux chiffres terribles suffisent à résumer : 75 000 soldats sont morts en Indochine et en Algérie, ainsi que 800 000 Vietnamiens et Algériens, terrible bilan qui marque une différence difficilement contestable entre les politiques menées par nos deux pays. Si les Britanniques ont très vite pris conscience du fardeau qu’était l’empire, les Français restent aveuglés par leur ambition messianique et leur vision émancipatrice de la colonisation qui au final, mèneront la IV° République à sa perte… »  (page 10)

            Une citation intéressante pour au moins deux raisons :

            La première a naturellement trait à une formulation un peu trop caricaturale des décolonisations comparées anglaise et française.

            Quid des millions de morts de l’indépendance de l’Inde en 1947 ? Des révoltes de Malaisie, du Kenya, de la Rhodésie, des héritages « Colour Bar » de l’Afrique du Sud ?

            En ce qui concerne l’Inde, il vaut mieux se reporter au jugement de l’historien indien Sanjay Subrahmanyam qui écrit dans une des pages de son livre intitulé « Leçons indiennes – Itinéraires d’un historien » :

            « Le sous-continent indien et la région israélo-palestinienne partagent la même triste histoire : celle du départ expéditif et lâche des Britanniques dans un moment de brutale partition, celle de la guerre qui suivit immédiatement et d’un conflit persistant plus de six décennies plus tard. » (page 321)

            « Ambition messianique » de la France sûrement, rêve d’une assimilation impossible, alors que la Grande Bretagne n’avait jamais eu l’ambition de traiter les sujets d’un empire comme des citoyens, et dans un empire qui, à la différence du français, n’était pas un « fardeau ».

            Comment les Anglais auraient géré la question de l’Algérie, alors qu’une population d’origine européenne importante y habitait, sans commune mesure par exemple avec celle du Kenya ou de Rhodésie, deux territoires coloniaux au sein desquels des minorités de colons dominaient la population noire ?

            La deuxième raison a trait à la méthode de lecture des sources et à la présentation résumée qui est faite de l’ensemble des épisodes exploités.

            Il est difficile de ne pas interpréter cette méthode comme la volonté de démontrer  successivement tout le bien qu’il faut penser de la décolonisation britannique par rapport à la décolonisation française.

            Quelques chiffres pour situer les enjeux d’histoire : les chapitres consacrés à la décolonisation ne sont pas nombreux, et sur les 400 pages de texte, ils représentent une centaine de pages, dont la moitié concerne directement ou indirectement la guerre d’Algérie, comme si la question algérienne avait été l’alpha et l’oméga de la décolonisation.

            Massacres en Algérie (page 120)

         En ce qui concerne l’Algérie, les auteurs relèvent dans leur résumé de présentation :

         «  Nos attitudes très différentes vis-à-vis de nos territoires coloniaux pourraient créer des tensions entre nos deux pays, note ainsi un diplomate du Foreign Office, dès la 28 février 1945 (…) car tandis que nous encourageons le développement politique des autochtones dans nos colonies, en vue de leur ultime indépendance, les Français en Afrique du Nord et de l’Ouest ne cachent pas leur hostilité à l’égard du nationalisme des habitants. Le but des Français n’est pas l’émancipation, mais l’assimilation et de faire de leurs territoires coloniaux une partie intégrante da mère patrie. » Massacres en Algérie, 1945, page 120)

           Il est difficile de ne pas voir dans un tel résumé une vision par trop simpliste du sujet notamment sur le nationalisme existant alors en Afrique de l’Ouest, et sur les intentions de la France visant à « faire de leurs territoires coloniaux une partie intégrante de la mère patrie. »

           Il convient de noter que cette source tire en grande partie son origine d’une autre source américaine.

            Le nationalisme de l’Afrique de l’Ouest était dans les limbes, et la Deuxième Guerre mondiale avait scellé cette folle ambition d’assimilation coloniale, qui le plus souvent et pour les spécialistes du terrain, avait mué en ambition d’association.

        1947 : Révolte à Madagascar (page 143)

        « Le mardi 1er avril 1947, un télégramme tombe sur les bureaux du Foreign Office à Londres : durant la nuit du samedi au dimanche, Madagascar, le « Grande Île », s’est révoltée. La  dépêche, au texte hésitant, est signée de Peter Ivan Lake, consul Britannique à Tananarive, appelée aussi Antananarivo… »

          « Le 28 juin, Lake envoie une lettre au Foreign Office… Lake conclut en une formule qui vaudra pour tous les conflits à venir dans l’Empire français. Ici se trouve l’une des principales contradictions de la politique coloniale, en théorie si magnanime, mais en pratique souvent cruellement répressive…Il fallait faire un exemple. Afin que les autres possessions françaises de par le monde ne soient pas tentées de suivre l’exemple des rebelles indochinois ou malgaches. » (page 145)

           Notons simplement que Marius Moutet, le ministre de la France d’Outre- Mer, lequel donna le « la » de la répression à Madagascar fut un des grands dignitaires du Parti Socialiste, et qu’à l’époque du Front Populaire, en 1936, il s’illustra par son  immobilisme en matière d’attribution de la citoyenneté française aux milliers de Malgaches évolués, qui l’auraient mérité, dont Monsieur Jacques Rabemananjara, si je me souviens bien.

        Diên Biên Phu (page 173)

       « Avril 1954 : l’issue de huit années de guerre en Indochine se joue ans une cuvette du Haut Tonkin, au nord-ouest du Vietnam. 14 000 soldats du Corps expéditionnaire français en Extrême Orient (CEFEO) qui ont investi le site de Diên Biên Phû afin d’y constituer un verrou imprenable sont pris au piège. Le général Giap a réussi l’impossible : faire hisser, pièce par pièce, son artillerie au sommet des collines qui surplombent la position. « Qui tient les hauts tient les bas », c’est en vertu de l’adage du maréchal Vauban que, depuis le 13 mars, la garnison pilonnée par les obus du Vietminh, mène un combat désespéré et perdu d’avance. Qu’attendent les Alliés, Américains et Britanniques pour intervenir ?

        Les Américains y sont largement favorables. Moins pour aider la France que parce qu’ils sont résolus à partir en croisade contre la menace communiste qui risque d’emporter toute l’Asie du Sud-Est s’étendant à la Thaïlande, la Birmanie et la Malaisie…(page 173)

        Le 21 avril 1954, Anthony Eden, secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères, qui subit les assauts incessants de Foster Dulles, son homologue américain, pour intervenir, reçoit le rapport d’un spécialiste de ce conflit, le lieutenant général Sir Charles Loewen, commandant de l’armée en Extrême Orient « qui a récemment fait une visite en Indochine » et arpenté la base de Diên Biên Phû au moment des premiers combats. « C’est maintenant une guerre civile, Vietnam contre Vietminh, nécessitant un commandement de guerre civile et une organisation politico-militaire adaptée au problème, tels qu’ils ont été nécessaires pour faire face à la crise en Malaisie… »

          Les Anglais refuseront d’intervenir en Indochine :

         « Une position ferme que Churchill confirme deux jours plus tard en recevant l’ambassadeur de France, René Massigli : «  Ne comptez pas sur moi (…) J’ai subi Singapour, Hongkong, Tobrouk. Les Français subiront Diên Biên Phû. » (page 176)

          L’exemple de Malaisie n’est pas une bonne comparaison avec l’Indochine, car la Malaisie n’avait pas de frontière commune avec la Chine communiste, ce qui n’empêcha pas d’ailleurs les Etats Unis de remplacer les Français dans un long conflit à l’issue tout aussi incertaine.

           Il est intéressant de noter qu’en Algérie, la France s’est inspirée des méthodes de contre-insurrection anglaises utilisées avec succès en Malaisie, sans trop de scrupules d’humanité, alors qu’à la différence de l’Algérie, les Anglais avaient plus l’ambition de sauvegarder des atouts économiques (le caoutchouc et l’étain)  qu’une population comparable à celle des Français d’Algérie n’existait pas, puisqu’il s’agissait essentiellement de Malais et de Chinois.

          « Kamerun », un titre qui rappelle naturellement l’histoire de la colonie allemande placée après la Première Guerre mondiale sous la tutelle de la SDN, puis de ONU, des Anglais et des Français, donc un statut sous contrôle international, comme celui du Togo.

          Les deux journalistes résument l’histoire de la révolte de l’UPC (années 1950-1960) contre la puissance coloniale en écrivant «  Car c’est dans ce pays d’Afrique, comme en Algérie, que se met en place l’ « école française de la contre-insurrection », comme l’expliquent les auteurs du remarquable ouvrage « Kamerun ».

           Je laisse le soin aux spécialistes  de nous dire s’il y a eu une filiation effective entre les deux stratégies de contre-insurrection en Algérie et au Cameroun dont les situations coloniales étaient complètement différentes, et à mon avis, non.

Les auteurs écrivent :

           « Pourquoi le Cameroun britannique n’a-t-il pas connu la même agitation que les territoires français pourtant si proches ? C’est toute l’histoire de la décolonisation des deux pays qui est posée ici. Les Britanniques ont rapidement compris que les colonies étaient un fardeau économique et ne pouvaient être conservées ou maîtrisées. L’éloignement et la taille du Kenya ou de l’Inde rendaient tout recours à la force impossible. La différence est également idéologique. Les Britanniques n’ont jamais vu dans la colonisation une « mission civilisatrice »comme les Français. Enfin, l’empire, de Brazzaville à Alger, capitale de la France libre, a été au cœur de la reconquête du pays durant le second conflit mondial…

           Les relations entre les deux pays au sujet du Cameroun vont se compliquer après l’échec de l’expédition de Suez en décembre 1956 (voir chapitre « Le piège de Suez ») le véritable point de divergence entre les deux façons de gérer les empires. Concernant le Cameroun, elles n’ont de toute façon jamais été faciles en raison de la différence de politique menée sur le terrain : «  Le contraste entre le progrès et la liberté politique dans les Cameroons britanniques et français est une source d’irritation permanente », écrit le Britannique M.Ryvie… »  (page 188)

             Curieuse façon d’écrire l’histoire : fardeau colonial pour les Britanniques ? La Malaisie était par exemple riche en étain et en caoutchouc.

         Eloignement et taille du Kenya, deux facteurs qui n’ont pas empêché les Anglais d’y lutter contre les Mau Mau ?

          En ce qui concerne le Cameroun britannique, de petite superficie par rapport au Cameroun sous mandat français,  il disposait d’une administration calquée sur celle de la Nigéria, sorte de protectorat au nord avec les émirats de l’ancien Bornou (de Rabah), et administration directe au sud.

         A la suite de l’indépendance du Cameroun français en 1960, un référendum fut organisé dans le territoire sous mandat anglais, et les territoires du nord refusèrent dans un premier temps de rallier l’ancien Cameroun français.

          Pour la petite histoire, les Anglais distribuèrent des bicyclettes pour encourager les électeurs des territoires du nord à refuser la solution de l’unification.

        Suez en 1956 : « Le véritable point de divergence entre les deux façons de gérer les empires » ?

        Lecture étrange de l’histoire : « Les Britanniques qui considèrent déjà l’empire comme un fardeau économique, choisissent de se replier pour ne pas attiser les feux de l’indépendance qui couvent partout dans le monde. » (page 205)

        Vraiment ? Alors que ce sont les Anglais qui poussaient à la roue, entre autres pour sauver le canal de Suez qu’ils avaient anglicisé, au détriment des Français, et que c’est le gouvernement anglais qui s’est dégonflé en cours de route sur la pression du Président Eisenhower ?

        Le chapitre consacré à « Le piège de Suez » (page 204 à 213) n’en apporte pas la démonstration.

      Je préfère le compte-rendu, historique, celui-là, qu’en a fait Robert Murphy dans son livre « Un diplomate chez les guerriers » (Robert Laffont), chapitre XXVI « La crise de Suez (1956) » (page 395 à 414)

         Une des questions majeures qui pourrait être posée est celle du choix de la date de cette opération : l’opération fut lancée le 31 octobre 1956, alors que l’URSS était en face de l’insurrection du peuple hongrois qui avait débuté quelques jours auparavant.

        A la vérité, et dans la lecture de ce livre, je préfère les anecdotes sur la vie politique française, quelques-uns des jugements de diplomates anglais sur De Gaulle, Mitterrand,  Chaban-Delmas, ou Pineau, ou enfin le tour de France de l’ambassadeur du Royaume Uni Sir Olivier Harvey au printemps 1950 qui jugeait le journal  Le Monde « le principal apôtre du défaitisme, le journal Le Monde » (page 167), ou qui s’extasiait sur le souvenir que les habitants du Sud- Ouest avaient conservé de l’histoire anglaise :

         « Ici, à ma grande surprise, l’ « occupation » est synonyme de l’occupation anglaiseet on en parle encore aujourd’hui.» (favorablement bien sûr, comme indiqué dans son rapport)

En résumé, il s’agit d’un livre dont l’intérêt est tout à fait limité, en tout cas en ce qui concerne la décolonisation, farci d’erreurs et de jugements partisans à l’emporte- pièce, qui utilise comme appât son titre : « Dans le secret des archives britanniques »

Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés

« Français et Africains » Frederick Cooper- Témoignage d’Herbert Lüthy

«  Français et Africains ? »

Frederick Cooper

&

Situations coloniales et témoignages : dernier témoignage, celui d’Herbert Lüthy, avant un court épilogue dans les semaines à venir

6e

« A l’heure de son clocher »

« Essai sur La France »

Herbert Lüthy (1955)

Ou à l’heure de ses colonies ?

Calmann-Lévy 1955

Extraits de texte

            Une simple recommandation aux lecteurs et lectrices, lisez ou relisez toutes les pages de ce livre afin de vous faire une opinion sur la pertinence du livre « Français et Africains ? », dans le contexte historique que décrivait si bien son auteur.

            Serge Lüthy était un journaliste et historien de nationalité suisse. Il séjourna en France de 1946  à 1958 et connaissait bien la France des années qui ont suivi la Libération du pays en 1945.

            Son livre eut du succès. Il proposait l’analyse et les réflexions d’un très bon observateur de la vie française de l’époque que l’historien Frederick Cooper a également étudiée dans le livre « Français et Africains ? »

            Nous avons longuement commenté ce livre et proposé, en complément ou en parallèle, un regard historique différent de celui de Frederick Cooper en citant d’autres témoignages sur la même époque qui mettent en doute la thèse développée par M.Cooper.

            La contribution Lüthy en fait partie.

            Sur un total de 337 pages, l’auteur consacre la troisième partie aux problèmes de l’Empire, de la page139 à la page 195, soit 16% du nombre de pages, sous les thèmes : « La France d’outre-mer, Les deux visages de l’histoire coloniale, Cent millions de Français, Catastrophes à l’horizon, Le bastion nord-africain, L’administration et les protectorats. »

            A partir d’extraits de ce livre, nous proposons de résumer l’analyse que fait Herbert Lüthy de la situation qui était celle des rapports entre la métropole et des colonies dans les années qui ont suivi la Libération.

            Le lecteur est informé que nous avons quelquefois surligné en gras des phrases qui méritaient de l’être.

Troisième partie
La France d’outre-mer

             « C’est un des grands changements que nous a apporté la guerre que de ne pouvoir traiter en quelques mots, en notes ajoutées à l’histoire de France, l’histoire de l’Empire colonial français. C’est depuis que cet empire – l’Union française, comme il est appelé maintenant en une formule qui reste encore un vœu plutôt qu’une définition – se trouve menacé de toutes parts, depuis que les pays émancipés d’Asie et du Moyen Orient accusent la France, devant le tribunal des Nations Unies, d’opprimer les peuples et de fouler aux pieds les droits de l’homme, que l’opinion française a commencé à prendre une «  conscience impériale » et à sentir peser sur ses épaules le poids de la plus grande France.

           Aux dernières années de la guerre, Alger a été la capitale de la France libre et le gouvernement de Gaulle a cessé d’être un gouvernement en exil le jour où il a quitté Londres pour Alger : ville de la métropole au même degré que Marseille ou Bordeaux, non point capitale d’une colonie, mais chef-lieu d’un département français. C’est la cohésion de la France d’outre-mer qui a résisté au choc de la défaite et qui a permis à la France de rentrer dans la phase finale de la guerre avec un territoire, une armée et une flotte

            Et pourtant, de cette guerre dans laquelle l’existence même de la France reposait sur l’Empire colonial, une formidable littérature est née qui célèbre les actes d’héroïsme de la résistance métropolitaine qui a pesé d’un poids moral certain, et d’un poids matériel terriblement léger dans la balance…

         Cette histoire du domaine colonial français pendant la guerre, apparemment confuse et en réalité si logique, n’a jamais pu entrer dans la légende manichéenne de la résistance et de la libération, et ses multiples épisodes, culminant dans les luttes d’influence entre Giraud, Darlan, de Gaulle et leurs protecteurs  américains et britanniques, sont restés une histoire secrète plongée dans le clair-obscur des doubles et triples jeux ; seule l’aventure audacieuse di Tchad est entrée dans l’imagination populaire. Ce fut avec une profonde méfiance instinctive que la résistance « intérieure » vit, aux jours de la Libération, les troupes et les chefs venus de l’Empire colonial entrer en triomphateurs dans la métropole. C’était la rencontre de deux forces étrangères l’une à l’autre et un peu méfiantes – et la France libérée s’empressa, sur le parchemin de sa première constitution, d’abolir l’Empire colonial. C’était, comme toujours, le nom qui était aboli, mais cette gêne était bien caractéristique. Parler de l’Empire colonial avait toujours été, en république, parler d’un objet de scandale sur lequel on en avait, sinon, des connaissances, au moins des idées précises : c’était quelque chose qui existait, dont à l’occasion même on tirait gloire, mais qui était au fond contraire aux principes.

          A vrai dire, l’histoire de la Troisième République et celle de son Empire ont suivi des chemins distincts et qui se sont rarement rencontrés. Des centaines d’histoires de France et non des moindres ont été écrites sans mentionner la politique coloniale autrement qu’en marge, comme une curiosité, une série d’aventures plus ou moins manquéesCe n’est que par les épisodes les plus douteux que la colonisation entrait dans cette historiographie : le scandale du Mississipi et de John Law, l’abandon des plus riches territoires, ces quelques « arpents de neige » de Voltaire parlant du Canada, et cet Empire légendaire des Indes, sous Louis XV, Toussaint Louverture, et la danse de Saint- Guy des droits de l’homme à Saint Domingue ; les rêves de domination mondiale de Bonaparte au pied des Pyramides ; le « coup d’éventail » d’Alger, manœuvre de diversion de la Restauration à la veille de sa chute, les aventures de Napoléon III en Cochinchine, en Syrie et au Mexique, les trafics et les tractations de la crise marocaine – une répétition ininterrompue de deux variantes assez peu réjouissantes : Panama et Fachoda. Tel était à peu près le rôle de l’Empire dans l’historiographie populaire : une agitation obscurément suspecte dans l’arrière-boutique de la république. Le peuple n’avait rien à voir avec ces machinations du Comité des Forges, de la haute Finance, des Congrégations et de la caste militaire, engagés à reconstruire outre-mer les bastilles qu’il avait rasées dans la mère patrie. » (pages 139 à 141)

           Commentaire : j’ajouterais volontiers à cette liste la franc-maçonnerie qui a exercé une influence au moins égale à celle des Congrégations.

        Un bref commentaire : il est bien dommage que certains chercheurs qui se sont illustrés ces dernières années par des publications d’ouvrages peu pertinents sur la soi-disant culture coloniale ou impériale des Français sous la Troisième République n’aient pas lu ces quelques pages, de même qu’ils ne se sont jamais attelés à l’évaluation des vecteurs d’information et de culture et de leurs effets sur l’opinion des français, entre autres par voie de presse, comme je l’ai dénoncé dans le livre « Supercherie coloniale ».

        Ces quelques pages donnent déjà une première indication sur le contexte historique de la période étudiée par Frederick Cooper, celle des années 1945-1960.        « Les deux visages de l’histoire coloniale

          Non, le peuple n’y avait rien à voir. Personne n’a remercié le comte de Polignac d’avoir posé, avec la prise d’Alger, quelques semaines avant sa chute et celle de son souverain, la première pierre d’un nouvel Empire colonial qui allait remplacer celui que la révolution avait liquidé, en débarrassant la Méditerranée d’un nid de pirates qui l’infestait depuis des siècles…. Quatre années durant, le gouvernement de Louis Philippe n’arrivait pas à décider s’il fallait garder cet héritage fâcheux de la Restauration. Chaque discussion budgétaire soulevait des tumultes contre les frais de cette « folle entreprise ». Ce n’est qu’en maugréant que la monarchie bourgeoise finit par s’incliner devant le fait accompli d’une implantation que les généraux sur place, pour des raisons militaires, étendaient systématiquement vers l’intérieur algérien…

          Cinquante ans plus tard, l’opinion publique ne réagit pas différemment devant le fait accompli de l’expédition punitive lancée contre les « pillards Kroumirs » qui devait faire de la Tunisie un protectorat français«  Une chose à la fois étrange, folichonne, translunaire, et à laquelle on n’a pas assez réfléchi, c’est qu’il n’y a pas de Kroumirs… » Ainsi débutait Henri Rochefort, le plus brillant polémiste de la Troisième république, dans sa campagne contre Jules Ferry qu’il accusait d’être un spéculateur corrompu, un agent de Bismarck et un fou. «  A quel idiot, quelle que soit la grosseur de son goitre, le ministère fera –t-l croire que nous allons dépenser des centaines de millions et immobiliser en Tunisie des quarantaines de mille hommes, dans l’unique but de châtier trois Kroumirs qui, de temps à autre, venaient voler à nos colons une vache de quatre-vingt- dix francs… » Jules Ferry tomba… Le Parlement indigné, après avoir formellement condamné l’expédition de Tunisie, fut bien forcé d’entériner le traité de protectorat du Bardo. On y était ; donc on y restait.

          Jules Ferry, « l’architecte de l’Empire français » est un symbole. Quatre ans plus tard, il se retrouvait devant une chambre déchainée pour se justifier d’avoir entrepris la campagne du Tonkin, et le réquisitoire de Clemenceau ne fut qu’une longue suite d’insultes… cette fois, ce n’était plus qu’un vote de défiance ; devant le Palais Bourbon, un foule furieuse discutait si on allait mettre Jules Ferry le « Tunisien », le « Tonkinois » au poteau ou à la Seine. Il dut se sauver par une porte dérobée. Mais la France resta au Tonkin…

          l est aujourd’hui, moins que jamais de colonisation de bon aloi. La politique coloniale de la Quatrième République, elle aussi, a toujours été une nage pénible contre le courant de l’opinion publique et parlementaire, et il n’est guère de rôle plus ingrat dans la république que celui des ministres entre lesquels une tradition aussi sacrée qu’illogique morcelle l’administration de la France d’outre-mer : c’était toujours le rôle pénible de l’homme qui plaide la mauvaise cause contre les sursauts de conscience humaniste, et les intérêts inavouables contre la justice républicaine…(page 144)

         Au fond de toutes les expériences de ce « rêve absurde », il y a une confiance naïve et sans bornes dans l’indestructibilité humaine et spirituelle d’une nation qui n’a jamais voulu être une entité ethnique ou « raciale », mais de culture, ouverte à tout ce qui est de culture humaine. Depuis le haut  Moyen Age, il existe un « impérialisme culturel » français, et il est resté, à côté de motifs plus terre à terre, un des éléments déterminants de la politique coloniale française, comme d’ailleurs de la politique extérieure….(page 145)

          Tout au long de cette histoire coloniale française, ceux de la métropole ne comprenaient ni ce qui se passait ni ce qui était en jeu. Il fallait les mettre devant le fait accompli, les convaincre par des appels à la vanité cocardière ou faire miroiter des mines d’or pour obtenir d’eux ce minimum d’appui qui permettait de réaliser l’œuvre entreprise…(page 147)

          L’Empire, pour la France, a été un luxe, une question de prestige, de rang, de rayonnement, bien plus qu’une nécessité ou même une utilité. Tendant à se satisfaire à elle-même, la métropole n’éprouvait ni le désir ni le besoin de mettre en valeur l’œuvre de ces bâtisseurs d’empire. Aussi n’a-t-elle jamais développé, même au sens le plus limité, une économie impériale. Fonctionnaires, officiers, soldats, professeurs et étudiants, messagers du pouvoir ou de la civilisation circulaient entre la France et ses possessions d’outre-mer, mais peu de marchandises et de capitaux…

        Deux territoires ont fait figure d’exception dans cet Empire foncièrement précapitaliste : les deux plus jeunes colonies et les plus modernes, au Maroc et en Indochine, fiefs de la banque de Paris et des Pays Bas et de la Banque d’Indochine …»…  (page 149)        Commentaire : un seul commentaire, je signerais volontiers cette analyse bien différente de celle que voudrait propager dans notre pays une nouvelle propagande postcoloniale.

CENT MILLIONS DE FRANCAIS

            Effectivement, mais dans des conditions tout à fait ambiguës, la première Constitution de la Quatrième République reconnut un tel principe :

         « A partir du 1er juin 1946, tous les ressortissants des Territoires d’outre-mer (Algérie comprise) ont la qualité de citoyens au même titre que les nationaux français de la Métropole »,

       Mais :

        « La deuxième Constituante s’est contentée, pour limiter les dommages, de laisser la porte ouverte aux décrets d’interprétation et aux futurs statuts locaux. La Constitution de l’Union française, ainsi révisée n’était plus qu’un maquis d’articles contradictoires, combinant pêle-mêle institutions fédérales et centralistes, laissant à l’avenir, de décider entre les thèses divergentes ; et, pour finir, en quelques paragraphes laconiques, tout rentrait dans l’ordre ancien : le Parlement français reste le législateur de la France d’outre-mer… » (page 153)

         La crise de l’Empire colonial français a d’abord été sentie comme une crise de l’idée d’assimilation, et c’est l’Algérie, cette partie intégrante de la métropole, qui la première en a fourni la démonstration. Quand pour la première fois, treize députés musulmans – élus par un collège séparé de moindre droit électoral – vinrent siéger sur les bancs de l’assemblée Constituante, ce fut un choc pour l’opinion publique française de constater que ces hommes, avant d’être Français  se sentaient Algériens ou Arabes. Et ce fut le heurt, parfois tragique, parfois grotesque, d’une vielle et émouvante idée de progrès avec une réalité nouvellement découverte. Je suis ici pour représenter les intérêts de mon pays », déclara Ferhat Abbas, chef du mouvement autonomiste du « manifeste algérien » autour duquel s’étaient groupés, à la fin de la guerre, tous les groupes musulmans actifs, et des cris d’indignation de lui répondre, venant de tous les bancs : « Votre pays, c’est la France Monsieur ! » (page 154)

          CATASTROPHES A L’HORIZON

          « Les problèmes les plus urgents se sont posés sous une forme beaucoup plus brutale que celle d’un conflit de conscience. La guerre et l’après-guerre ont soumis l’Empire français aux plus dures épreuves morales et matérielles. A la fin de la guerre, il n’était plus qu’un arbre desséché, mutilé. Depuis des années, le lien avec la mère patrie était rompu et les territoires d’outre-mer vivaient sur eux-mêmes ; les « coloniaux » français étaient décimés, demeurés sans soutien et sans renforts, déchirés par les luttes entre les « gaullistes » et « Vichyssois » et discrédités par « l’épuration ». Les débarquements alliés donnant aux indigènes le spectacle de l’énorme supériorité matérielle des Américains sur les faibles forces françaises, avaient fini d’ébranler le prestige français, même si le principe de la souveraineté était sauvegardé. La France appauvrie, exsangue, n’avait rien à offrir, ni hommes, ni devises, ni produits fabriqués, pas même du tonnage, à ces territoires d’outre-mer qui aveint supporté dans les dernières années de la guerre tout le fait des recrutements et des réquisitions. C’était devenu un lieu commun que de déclarer close l’ère de la colonisation. Les messages de la Charte de l’Atlantique et de la Charte de San Francisco aveint eu chez les peuples colonisés d’Afrique et d’Asie une profonde répercussion… » (page 158)

        Serge Lüthy évoque alors la révolte de Madagascar, mais surtout le guerre d’Indochine :

       « L’Indochine s’est établie dans la guerre sans fin et qu’il ne dépende plus des combattants en présence d’arrêter. C’est dans ce tonneau sans fond que la France a jeté presque le double des sommes reçues de l’aide Marshall, et presque toutes ses jeunes classes d’officiers qui lui manquent si tragiquement pour la reconstitution de son armée en Europe… » (page 162)

        L’auteur analyse ensuite longuement la situation de l’Afrique du Nord avant le début de la guerre d’Algérieavant de revenir à l’examen des problèmes de la France après la Libération, les hésitations de sa politique économique, le rôle nouveau de Etats Unis dans les affaires européennes, et la guerre froide intervenue en 1947.

       L’auteur intitule un de ses paragraphes «  EUROPE, « MADE IN U.S.A » (page 240).

       Comment ne pas noter que dans ce contexte historique les discussions byzantines sur les destinées de l’outre-mer ne pouvaient avoir qu’un aspect tout à fait secondaire ?

        « Désormais, le pari historique était engagé entre l’Amérique misant sur le relèvement et l’unification de l’Europe occidentale et l’Union soviétique acharnée à sa désunion et à sa perte. ..» (page 241)

          « 1948 fut une année de peur croissante : la mise au pas brutale des démocraties populaires , la tragédie tchécoslovaque, le blocus de Berlin, la seconde vague d’assaut communiste lancée contre la France et l’Italie, tout cela sentait la guerre et l’Europe ne demandait plus seulement des dollars à l’Amérique mais aussi et surtout sa protection militaire… » (page 242)

       L’auteur consacre ensuite ses pages au véritable sujet qui préoccupait le pays, c’est-à-dire l’Europe.

Extraits de texte par Jean Pierre Renaud

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