Le premier député « nègre », d’après l’historien Noiriel et la pertinence historique
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« L’humiliant apprentissage du premier député « nègre », Hégésippe Legitimus »
par Gérard Noiriel, historien, dans le journal Le Monde du 24 février 2012, Décryptages Débats, page 21
Ou les limites d’une démonstration historique ?
Une tribune intéressante sur la perception qu’avaient certains journaux d’un nouveau député « nègre », intéressante parce qu’elle cite à l’appui de sa démonstration des extraits de presse de l’année 1898, alors que l’histoire coloniale de la France souffre incontestablement d’une grande carence d’analyse de la presse, à la fois dans ses tirages, ses contenus, et dans ses effets sur l’opinion, ou de façon plus ambitieuse, sur la culture.
Comment proposer en effet une analyse de « L’idée coloniale », comme cela a été le cas, ou d’une « Culture coloniale » supposée, comme cela a été aussi le cas, en se privant d’examiner un des vecteurs principaux de l’information, de la circulation des idées, et de la culture, c’est-à-dire les journaux ?
Une représentativité historique ?
L’historien cite 5 sources de journaux, mais cet éclairage aurait mérité d’être pondéré par le tirage de ces cinq journaux au cours de la même année 1898, les contenus relatifs d’information, ainsi que par une évaluation difficile des effets supposés.
Dans le livre « Supercherie coloniale », j’ai tenté d’analyser l’importance qu’avait pu avoir la presse comme vecteur de la propagande coloniale, et il me semble avoir démontré que dans l’état actuel des recherches historiques sur un tel sujet, il n’était pas possible d’en tirer une conclusion quelconque.
Au-delà des tirages et des contenus, se pose aussi, et en effet, la question de l’effet des tirages et contenus analysés de la presse des différentes époques coloniales considérées.
Pour revenir à la démonstration proposée, il est possible de communiquer les chiffres des tirages des cinq journaux en question, pour l’année 1910, tirés de l’Histoire générale de la presse (1972), 26 000 pour le Journal des Débats, 37 000 pour Le Figaro, 50 000 pour La Presse, et 647 000 pour Le Matin, le seul journal qui soutenait la comparaison avec d’autres grands organes de presse de Paris ou de province.
En 1910, Le Journal tirait à 810 000 et le Petit Journal à 835 000, en précisant que le tirage des 75 journaux parisiens quotidiens était alors de 4 950 000, et que ceux de province faisaient jeu égal en tirage avec ceux de la capitale.
Je n’ai pas trouvé de trace chiffrée du Journal du Dimanche.
Peut-être l’auteur de cette tribune a-t-il les chiffres des tirages de l’année 1898 ?
Il apparait donc assez clairement que ce type d’information historique pose le problème de sa représentativité, et au-delà celui de ses effets sur l’opinion.
Un héritage ?
Mais allons plus loin dans l’analyse, notamment à propos de la phrase :
« Les représentants du peuple français sont les héritiers d’une histoire conflictuelle, laquelle marque encore leur vision du monde. »
« Héritiers » ? Sûrement ? Par quel mystère de la foi ou de « l’inconscient collectif des Français », clé historique qui nous est proposée depuis des années par des historiens connus, une telle « vision du monde » a-t-elle pu nous être transmise ?
L’auteur a-t-il des preuves de caractère statistique ou scientifique que la mémoire collective de la France porte effectivement des signes de racisme, ou d’ancien « colonialisme » ?
Le cas de Madagascar
J’ai proposé à maintes reprises à différentes autorités, et jusqu’à présent sans succès, d’effectuer un sondage approfondi et sérieux sur la mémoire collective coloniale des Français, et je proposerais volontiers à l’EHSSS de passer à l’acte, mais je voudrais saisir l’occasion pour proposer une réflexion sur le même sujet à propos de Madagascar..
Si le lecteur a la curiosité de lire dans le Journal Officiel de la République Française des années 1894 et 1895, les débats qui ont précédé ou entouré la funeste expédition de Madagascar, financée à crédit par les Caisses d’Epargne de France, pour 80 millions de francs or de l’époque, hors montant de son remboursement, évidemment plus élevé (avant 1914), et marquée par l’hécatombe de plus de six mille soldats, il pourra constater que les propos d’une partie des parlementaires, de droite ou de gauche, valaient largement les propos cités par l’auteur dans le cas examiné.
Quelques exemples :
Le 22 novembre 1894, à la Chambre des Députés, M. Denêcheau, député radical de l’Aisne « Je place notre honneur trop haut pour admettre qu’un peuple sauvage, qu’une reine à demi-barbare, qu’un ministre dont nous ne pouvons même pas prononcer le nom, puissent y porter atteinte. » (Rires et applaudissements sur plusieurs bancs )
Le 24 novembre 1894, au Sénat, M.Delbet, Gauche Démocratique de Seine et Marne : « On parle des Hovas sans les connaître, sur un ton de plaisanterie qui contraste avec la gravité des circonstances ; que nous veulent ces sauvages avec leur gouvernement grotesque et leurs noms de l’autre monde ? »
Le 23 novembre 1894, au Sénat, M. Deloncle, Gauche Démocratique des Basses Alpes : « Les noms hovas sont des noms kilométriques. » (Plutôt aimable, n’est-ce pas ?)
Les débats furent très animés, aussi bien à la Chambre des Députés qu’au Sénat, beaucoup plus qu’au cours des séances de nos assemblées qui, de nos jours, sont quasiment privées, du fait de la réforme de la Constitution, faite en 2008, du droit de refuser les aventures militaires.
En Lybie, les opérations ont miraculeusement bien tourné, mais que serait – il arrivé si l’intervention avait été un fiasco ?
Mais revenons au sujet !
Les plus chauds partisans de l’expédition de Madagascar furent deux députés de la Réunion, MM Pierre-Alype et Brunet, et rappelons que l’intervention de la France à Madagascar, en 1885, fut un « fait accompli » colonial décidé, la première fois, par un ministre de la Marine représentant du même département, M de Mahy, qui ne fut alors ministre que pendant quinze jours.
Une partie de la représentation nationale tenait donc un discours affligeant sur le peuple et la monarchie malgache, mais peut-on en conclure aujourd’hui que nous sommes les héritiers de cette « vision du monde », ainsi que le fait l’auteur de cette tribune ?
Voire ! Avec une démonstration historique plus rigoureuse et une évaluation des effets modernes d’une telle vision qui n’était pas nécessairement dominante, et qui, de toute façon, était « datée » ?
Dans le cas de Madagascar, je crains fort que cette thèse manque singulièrement de pertinence, étant donné que la plupart des Français ignorent presque tout, sinon tout de l’histoire coloniale, de Madagascar ou d’ailleurs, et que beaucoup d’entre eux ignorent même où elle se situe sur notre globe terrestre.
Peut-être en est-il autrement pour l’histoire d’autres îles, ou pour d’autres anciennes colonies françaises, hors Algérie, qui est un cas historique, tout à fait particulier, mais cela reste donc à démontrer.
En conclusion, un doute « scientifique » à la fois sur la pertinence de la représentativité historique de l’exemple cité et sur une transmission, par héritage, dans la mémoire collective de la France.
L’exemple d’un discours « ministériel » dénué de culture générale ne suffirait heureusement pas à accréditer de telles assertions historiques.
Jean Pierre Renaud.