L’Ordre public entre Troisième et Cinquième République

« Toute ressemblance entre contextes historiques existants ou ayant existé serait pure coïncidence ! »

L’Ordre public entre Troisième et Cinquième République ?

1888-2020

L’actualité des dernières années met à rude épreuve les nerfs des forces publiques narguées et accusées de tous les péchés de la création, m’a remis en mémoire un récit que fit Marie Etienne Péroz, officier des Troupes Coloniales, en qualité d’officier d’ordonnance du Ministre de la Marine et des colonies : il fut acteur et témoin d’une opération de maintien de l’ordre particulièrement délicate à l’occasion des manifestations populaires en faveur du Général Boulanger en 1888.

            Les contextes historiques  ne sont pas du tout les mêmes, mais un épisode comme celui-là nous rappelle le risque que prennent les pouvoirs publics à ne pas bien mesurer le ras-le-bol des forces de l’ordre quand il se nourrit de l’actualité politique du moment.

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« Péroz 4ème Partie »

 « Fin de partie coloniale »

« Général Boulanger, capitaine Dreyfus, colonne Voulet- Chanoine »

« Chapitre 19 »
Le commandant Péroz, officier d’ordonnance des ministres de la Marine et des Colonies (1888-1891) Un brin de confession politique !

La situation de la Troisième République en 1888

La Troisième République n’avait pas dix ans d’ancienneté et ses institutions étaient encore fragiles. Deux historiens, Boyer et Dubois, ont baptisé cette période « La tentation du sabre », et nous verrons, à travers le témoignage du commandant Péroz, placé aux premières loges de la vie politique, à Paris, comment les événements se sont déroulés lorsque le général Boulanger se trouva en situation de prendre le pouvoir.

            Les gouvernements formés par la gauche républicaine modérée se succédaient à un rythme rapide, mais ils avaient en face d’eux une opposition de droite relativement forte.

Au cours de son passage au ministère de la Marine et des Colonies, le commandant Péroz fut en contact avec le Président de la République Sadi Carnot, les présidents du Conseil, Floquet, Tirard et de Freycinet, et servit successivement dans le cabinet de trois amiraux, Krantz, Jaurès, et Barbey.

Tous ces gouvernements avaient une coloration politique de gauche républicaine et modérée, et une étroite solidarité franc-maçonne unissait souvent beaucoup de ces ministres, notamment ceux qui étaient les promoteurs des conquêtes coloniales.

Mais curieusement, ces dernières étaient le fruit d’une nouvelle alliance entre le « sabre » et le « goupillon » idéologique, celle de l’armée ou de la marine, et de la franc-maçonnerie politique.

C’est donc dans ce contexte politique et institutionnel que le commandant Péroz servit au Ministère de la Marine et des Colonies.

Jusqu’à la création d’un ministère des Colonies, en 1893, les ministres de la Marine furent également des ministres des Colonies ; à cette époque, l’infanterie de marine relevait donc du même ministère, et c’est là que le commandant fut affecté en qualité d’officier d’ordonnance des ministres.

Le témoignage de Péroz est d’autant plus intéressant qu’il nous donne à la fois, l’ambiance des relations qui existaient alors, dans cette période d’extrême tension politique entre le pouvoir exécutif et l’armée, et son sentiment personnel sur le type de relations qui pouvaient exister alors entre un gouvernement et son armée.

A cette occasion, et une fois de plus, l’homme, le citoyen, et l’officier se découvraient dans leur authenticité.

Péroz, officier d’ordonnance

«  De l’année 1888 au mois de juillet 1891, je remplis les fonctions d’officier d’ordonnance des trois ministres de la marine qui se succédèrent pendant cette période…

            Il est facile de se représenter la vie d’un officier dans l’entourage immédiat d’un ministre : vie d’apparat et de représentation. Pour moi, au contraire, elle fut toute de travail, entrecoupée seulement et non remplie par les obligations extérieures de ma charge. Cependant j’eus maintes occasions d’observer, au cours de ces trois années, le monde politique d’alors auquel j’étais fortement mêlé par ma situation.

            C’était pendant la période de l’agitation boulangiste. L’excitation de la bataille sans merci que se livraient les partis permettait de mieux en voir les chefs au naturel. J’aurais pu faire sur eux une ample moisson d’études. Mon existence vagabonde à travers le monde sauvage, où ne pénètrent que des échos très espacés et très affaiblis des dissentiments aigus qui, périodiquement, agitent les Français, m’avait tenu très en dehors de toute opinion exagérée. » (432/PV)

            Le loyalisme de Péroz

            «  Mes sentiments se bornaient à un loyalisme absolu, traduit par une obéissance entière aux représentants du gouvernement de la république et à mes chefs directs. Je ne comprenais guère les violences de langage qui, si rapidement, transforment en irréconciliables ennemis deux citoyens dont les vues gouvernementales diffèrent. Dans cet état d’esprit, mes remarques pouvaient être empreintes de quelque impartialité.

            Mon intention n’est pas de décrire les phases politiques que j’ai traversées. Au reste, mon opinion sur ces événements, quelle qu’elle soit, serait sans valeur. Mais à coup sûr cependant, l’exprimer, blesserait soit les uns soit les autres, par ce fait qu’elle émanerait d’un officier. D’autre part, je n’ai reçu des divers personnages avec lesquels j’ai été en rapport, que des témoignages de bienveillance et d’estime ; il y aurait quelque ingratitude à me laisser aller à des appréciations critiques sur leur rôle, que, au demeurant, je ne prétends nullement avoir été en mesure de juger.

            Je voudrais seulement conter quelques faits qui ont produit sur moi une très vive impression. Ils sont peu nombreux ; j’étais suffisamment absorbé par les tâches diverses qui m’incombaient pour ne jeter qu’un regard distrait sur les incidents qui se produisaient au Parlement ou dans la rue. Je n’ai voulu retenir que ceux auxquels j’ai été personnellement associé. »

Le général Boulanger et l’attitude des forces de police

            « Le 27 janvier 1889, Paris et la France entière étaient dans un état d’effervescence extraordinaire. Le général Boulanger était nommé député de Paris, battant Floquet, son adversaire, à une énorme majorité. Sur le soir, une population enthousiaste se pressait sur les boulevards, s’étalait sur la place de la Concorde, s’engouffrait dans la rue Royale, applaudissant les résultats partiels du vote qui s’allumaient aux transparents. Déjà le succès de l’élection du général était certain.

            J’étais de service de nuit au ministère de la Marine. Dans la première cour, du côté de la rue Royale, un escadron de la garde républicaine attendait, pied à terre, toutes portes closes, que l’ordre lui fut donné de déblayer la place de la Concorde et les abords de l’Elysée.

            Au dehors, un ronflement ininterrompu de cris, au milieu desquels dominaient ceux de : « Vive Boulanger ! A « l’Elysée ! » On s’écrasait littéralement aux abords de la rue du Faubourg Saint Honoré et sur la place de la Madeleine pour acclamer le nouvel élu qui, entouré de ses fidèles, paraissait de temps en temps aux fenêtres du restaurant Durand.

            Dans la rue Saint-Florentin, derrière le Ministère, la foule était moindre. C’était un courant continu de gens pressés de manifester ou d’agir, venant de la place de la Concorde ; ils allaient s’aplatir contre la masse qui obstruait le rond-point de la Madeleine, la pénétrant peu à peu, la rendant plus dense, plus échauffée, plus menaçante. La deuxième cour du Ministère, celle qui donne sur cette rue et qu’entourent les appartements particuliers, était occupée par un bataillon de ligne tout entier.

            A neuf heures, nous recevons par téléphone, du ministre de l’Intérieur, l’ordre pour les troupes stationnées dans l’hôtel de la Marine de dégager la rue Royale et de couvrir le palais présidentiel.

            J’étais en tenue de service. Aiguillettes, brassard blanc à la manche, bandes d’or au pantalon

Les hésitations de l’escadron de la garde républicaine

            « Je me présente au capitaine commandant l’escadron ; je lui transmets les instructions que je venais de recevoir. C’était un grand beau garçon, vigoureux, trapu, la mine énergique, une quarantaine d’années, peut-être. Il me fit répéter l’ordre, il le redit à son tour pour s’assurer qu’il l’a bien retenu. Plusieurs sous-officiers nous entourent et paraissent écouter curieusement.

            S’étant ainsi assuré qu’il a bien saisi ce qu’on veut de lui, il s’approche de son cheval et commande : «  A cheval ! »

            A mon grand étonnement, car la garde républicaine parait être en tout temps troupe de discipline modèle, quelques cavaliers seuls se mettent en selle. Leur chef rassemblait déjà ses rênes et faisait signe au concierge d’ouvrir la lourde porte de la rue Royale.

            A ce moment, il se retourne pour s’assurer qu’on est prêt à marcher et pour faire le signal de : « En avant ». La vue d’une partie de son escadron encore à pied, les hommes ramassés en petits groupes chuchotant à voix basse, arrête net son geste. Sa figure trahit la stupéfaction la plus complète : à coup sûr, il ne comprend pas. Et moi, à pied près de lui, je ne comprends guère plus. Mais un maréchal des logis se charge vite de nous éclairer sur les sentiments de tous :

            – Mon capitaine, fait-il d’une voix légèrement gouailleuse, serait-ce que nous allons conduire Boulanger à l’Elysée ?  S’il n’en est pas ainsi, peut-être ferions- nous tout aussi bien de rester ici.

             – Parfaitement ! Soulignent plusieurs voix.

            Les gardes, leurs figures goguenardes tournées vers le capitaine, semblent approuver.

            Moi, je commence, assez démonté, et sans trop savoir ce que je disais :

            –  Capitaine…

            Mais un hurlement, un beuglement plutôt, m’interrompt :

            – Nom de Dieu, à cheval ! A cheval ! Nom de Dieu ! Rugissait le capitaine, la face enflammée, congestionnée, la main sur la poignée de son sabre, qu’il tire à demi en faisant volter son cheval et en le poussant contre ses hommes.

            Sa voix a éclaté comme un tonnerre dans la cour à demi obscure qu’entourent les hautes murailles. Le silence s’est fait tout d’un coup sur le roulement de l’écho des jurons. On n’entend plus que le cliquetis des fourreaux de sabre des cavaliers qui se mettent en selle, et les tintements des mors et des gourmettes.

            La grande porte s’ouvre à deux battants, jetant brutalement un flot de lumière dans la cour ; les cuivres polis des casques brillent et les aciers scintillent. La foule entassée dans la rue acclame Boulanger et l’appelle à l’Elysée ; lorsqu’elle voit apparaître cette troupe silencieuse, elle la salue de quolibets et d’insultes. Les figures  des soldats se crispent ; elles deviennent dures et provocantes au fur et à mesure que, par quatre, à la sortie du palais, elles sont fouettées par les ricanements et les défis.

            Sont-ils encore boulangistes les beaux cavaliers de la garde ? Peut-être. Mais ils ne seront certainement pas avec le peuple, cela se voit dès maintenant ; leur consigne sera, à coup sûr, vigoureusement exécutée.

            Les portes se sont refermées.

            Déjà, la mêlée brutale a commencé. Des cris d’effrois, des vociférations emplissent la rue. »

L’obéissance du bataillon d’infanterie

            «  Dans la seconde cour, le bataillon d’infanterie attend, faisceaux formés. J’ai fini de communiquer à son commandant les ordres du gouvernement. Il me demande quelques renseignements sur la topographie du quartier. Puis il fait signe à une escouade d’agents de police qui lui est attachée de venir à lui, et il explique le cas. Pendant ce temps, les petits troupiers comprennent à ces conciliabules qu’on va marcher ; ils se placent d’eux-mêmes derrière leurs armées, debout, immobiles, attendant le commandement. Le chef de bataillon est monté à cheval ; les capitaines l’ont  imité :

            –  Rompez ! … ceaux ! Remettez !… ette ! Par le flanc droit, droite ! En avant !

            La porte de la rue de la rue Saint-Florentin s’est ouverte.

            – Marche ! Et le bataillon s’écoule sans un mot, sans autre bruit que celui des pas qui sonnent sur le pavé de la cour, que le tintement de la ferraille des fourreaux et des quarts.

              « L’armée est boulangiste », affirmait-on alors dans les milieux officiels ; « les officiers particulièrement », ajoutait-on volontiers. Les deux exemples que je viens de rapporter peuvent servir à se faire un jugement sur ce sujet.

            Cette nuit-là, vers une heure du matin, les manifestants avaient été refoulés, puis dispersés. Il ne restait dans les rues avoisinant le Ministère et sur la place de la Concorde, que de tardifs curieux qui regagnaient hâtivement leur demeure. A peine, de temps à autre, un groupe de braillards. Sous la colonnade, dans l’ombre que projettent les arceaux qui la supportent, était embusqué un détachement d’agents de police. Les hommes qui la composaient devaient avoir une forte revanche à prendre, car leurs agissements étaient empreints d’une sorte de sauvagerie violente ; ils semblaient en proie à une surexcitation extraordinaire, animés d’un irrésistible désir de rendre avec usure les coups anonymes reçus dans les charges de la soirée.

            Dès qu’un inoffensif promeneur tournait l’angle de la rue Royale, il était immédiatement happé par la bande qui le secouait durement, en le questionnant sur les causes de sa déambulation tardive. A grands renforts de bourrades, de coups de pèlerine sur les épaules et sur la tête, on l’interrogeait. Si ce traitement poussait le pauvre diable à quelques récriminations, son affaire était claire. Entraîné sous le péristyle, il recevait une homérique volée ; après quoi, de grands coups de pied au derrière l’invitaient à gagner au large et à rentrer promptement chez lui. »

La joiedes chapeaux haut-de-forme

            «  Les chapeaux haut-de-forme causaient aux défenseurs de l’ordre un plaisir particulier. A ce tournant redoutable de la rue Royale, une invincible tentation déchargeait à l’improviste les poings robustes sur ces bourgeoises coiffures : sous le choc, le cylindre se plissait d’un seul coup en accordéon, s’enfonçant parfois jusqu’au nez, à la grande joie des policiers.

            Bien peu de Parisiens osaient se plaindre d’un traitement si abusif. J’ai conclu de cette grande philosophie que le Parisien est, de sa nature, extrêmement soumis aux fantaisies des représentants de l’autorité.

            Au reste, toute protestation, il s‘en produisait cependant quelques-unes, occasionnait au patient rétif un complet désastre ; il était ainsi convaincu, plus qu’aucune autre parole n’eût pu le faire, du tort certain dans lequel un citoyen se met en revendiquant le droit incertain de porter chapeau haut-de-forme. »

Pages  235 à 239 du livre :

               « Les Confessions d’un officier des Troupes Coloniales »

                     Niger (Samory) . Guyane (Dreyfus) . Tonkin (Dé-Tham)

Marie Etienne Péroz

1857-1910

Editions JPR (2011)

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En anecdote historique plus récente, pendant la révolte de mai 1968, en Haute Saône, le gouvernement Pompidou –Président de Gaulle aux abonnés absents…

           Plus personne au gouvernail !

      Un des principaux animateurs de cette révolte, Daniel Cohen-Bendit se veut aujourd’hui conseiller des Princes qui nous gouvernent…

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Ultime question ?

Dans une situation du même genre en 2020, y-aurait-t-il un capitaine pour « mettre la main sur la poignée de son sabre » ?

Jean Pierre Renaud     Tous droits réservés

Les Empires coloniaux anglais et français face aux cultures de pouvoir local

Les Empires coloniaux anglais et français face aux cultures de pouvoir local

1850-1900 : au Soudan, avec Samory, Almamy, en Annam, avec Than-Taï, Empereur d’Annam, à Madagascar, avec la Reine Ranavalona III

II

« 1886, le voyage extraordinaire en France de Karamoko, fils préféré de Samory, une occasion manquée »

Ci-après, un résumé.

Le colonel Frey, ancien commandant supérieur du Haut Sénégal, écrivait dans son récit de campagne :

            « Il confia Karamoko, son fils, à la mission française, pour le présenter au commandant supérieur (lui-même alors) et au gouverneur ; puis malgré la répugnance que lui inspirait un trop grand éloignement de ce fils préféré, sur une demande du colonel Frey, il autorisa son départ pour la France.

            « Emmène mon fils, écrivit-il à ce dernier, je te le confie. A partir de ce moment, et pendant tout le temps qu’il sera dans ton pays, sers-lui de père ! J’ai pleine confiance dans les Français » (180/F)

Le colonel avait en effet demandé au lieutenant Péroz d’en entretenir Samory, et ce dernier n’accepta ce voyage qu’après une longue hésitation. Il lui demanda de s’engager à ce que son fils n’aille pas plus loin que  Saint Louis et lui fit jurer de veiller personnellement sur lui. Il se résigna finalement à ce que Karamoko parte en France.

            Le prince Karamoko était alors le fils préféré de Samory, mais le lecteur doit savoir que l’Almamy avait plusieurs femmes et des dizaines d’enfants. Péroz accompagna donc le prince Karamoko de Bissandougou à Saint Louis, puis à Paris.

            Ce voyage était une preuve de confiance de la part de Samory et s’inscrivait dans la mise en œuvre du traité de protectorat de Kénieba Koura que la France ne trouvait pas suffisant.

             Ce voyage extraordinaire s’inscrivait bien dans une logique politique, celle d’une alliance avec Samory, avec l’espoir de faire passer nos idées chez des représentants de la génération qui suivait. L’école des otages avait été créée au Sénégal dans le même état d’esprit.

            Car si les Français ignoraient alors beaucoup de choses sur l’Afrique, les mœurs, les institutions, la carte territoriale des pouvoirs, entre les villages, les royaumes, les empires, les Africains étaient encore plus ignorants de l’Europe, tout au moins ceux de l’intérieur, et Samory faisait partie de ceux-là.

            A l’occasion de la présentation du livre Au Soudan Français, à Besançon, à la séance de la Société d’Emulation du Doubs du 10 août 1889, M.Besson notait à juste titre au sujet du voyage de Karamoko :

            « Peu après eut lieu le voyage à Paris de son fils Karamoko, voyage, on s’en souvient, qui occupa beaucoup la presse d’alors, mais qui, au fond, avait un but plus sérieux que celui d’amuser les badauds de la capitale. Il s’agissait de donner au prince soudanien une idée générale de notre puissance, et de détruire ainsi les préjugés des siens qui faisaient de la France un ensemble d’îles pauvres et peu habitées, placées à l’embouchure du Sénégal. »

            Karamoko débarqua à Bordeaux le 9 août 1886, et prit le train pour Paris le 11 août 1886.

            Il s’installa au Grand Hôtel et partagea son temps entre les spectacles, les visites officielles et l’étude des questions militaires. La petite histoire raconte que la note de son hébergement fut salée :

            «  Karamoko vint donc à Paris, où l’ambassade ouassoulienne eut son heure de célébrité.

            Pour faire honneur à son fils, Samory lui avait constitué, à son départ du Niger, une suite composée de deux cents guerriers, musiciens, femmes ou captifs, dont la plupart attendirent à Kayes le retour de Karamoko. Une trentaine de ces serviteurs descendirent à Saint Louis.

            Sur ce nombre, six seulement osèrent affronter la mer : les autres, au moment de mettre le pied sur le paquebot- « ce monstre marin »- comme ils l’appelaient – qui devait les emmener en France, prirent honteusement la fuite…

            Leur arrivée à Bordeaux, leur trajet en chemin de fer, leur séjour d’un mois à Paris furent pour Karamoko et pour sa suite une série de singulières surprises : ils marchèrent comme dans un rêve, d’étonnement en étonnement, de stupéfaction en stupéfaction. (181/F)

            Les merveilles de la capitale, les représentations auxquelles ils assistèrent dans les théâtres et dans les cirques furent pour eux des spectacles d’une étrangeté et d’une splendeur incomparable…

            L’un de ces spectacles faillit amener un dénouement tragique : c’était une soirée de l’Eden-Théâtre ; le fameux prestidigitateur, M. Bustier de Kolta, escamotait une jeune femme ; au moment de la disparition de cette dernière, tous nos hôtes furent frappés de stupeur ; ils veulent s’enfuir, croyant avoir en leur présence le diable en personne.( N’oublions pas qu’au Soudan le diable est un personnage à la peau blanche) On eut toutes les peines du monde à les rassurer et à les persuader qu’ils étaient le jouet d’une illusion.

            Karamoko fut, pendant son séjour à Paris, l’objet d’une vive curiosité. » (182F)

            Dans la capitale, il fut reçu par les plus hautes autorités de l’Etat : La Porte, Secrétaire d’Etat aux Colonies, l’amiral Aube, ministre de la Marine, Freycinet, Président du Conseil, Grévy, Président de la République.

            Boulanger, le jeune général, Ministre de la Guerre, alors en pleine ascension politique, le reçut et lui fit visiter des établissements militaires et l’autorisa à assister aux grandes manœuvres militaires du mois d’août 1886. Concernant le traité que son père, Samory, venait de signer avec la République française, le général exprima son  espoir :

            « Je suis convaincu, lui dit-il en terminant, que vous emporterez de votre voyage l’opinion que la France est une nation puissante et qui traite ses hôtes avec la plus grande générosité. »

            Incontestablement, les pouvoirs publics voulaient montrer au fils préféré de Samory toute la puissance de la France, afin qu’il puisse s’en faire l’écho et le témoin auprès de son père.

            On fit beaucoup de cadeaux à Karamoko, et lui-même et sa suite en ramenèrent beaucoup pour eux et pour l’Almamy lui-même.

            La malle en zinc du prince

            Dans son livre Au Niger, Péroz racontait qu’à l’occasion de sa campagne soudanaise des années 1891-1892, objet du chapitre 9, alors que la France avait décidé, notamment sur la pression d’Archinard, de détruire l’empire de Samory, il fit une découverte étonnante.

            «  La prise la plus curieuse fut sans contredit une malle en zinc peint, propriété du prince Karamoko, qui renfermait parmi de nombreuses surprises une collection de journaux illustrés de Paris et de Londres représentant Karamoko se délectant dans les douceurs de son séjour au Grand-Hôtel en 1886 : le prince à table, le prince dans sa chambre à coucher, le prince roulant en huit ressorts sur les boulevards. Que ces temps heureux de splendeur et de luxe sont loin ! Maintenant, il faut, courbé par la volonté absolue d’un père inflexible, coucher sur la dure au hasard des événements, exposé à de  fâcheuses surprises comme celles de ce matin, et se contenter d’une maigre pitance qui ternit le vernis des joues potelées d’antan.

            Un peu de reconnaissance et surtout l’espoir de refaire quelque jour un aimable séjour dans la capitale ont toujours fait de Karamoko l’apôtre de la paix dans les conseils de son père ; il eut volontiers tout lâché pour continuer avec les Français l’agréable vie de prince dont on lui avait donné un si alléchant avant-goût. Mais Samory ne se paie pas de bagatelle ; il a fallu courir la campagne et entendre trop souvent hélas ! A son gré, siffler à ses oreilles les balles de ses amis les Français.

            J’imagine que lorsque Karamoko représentait à Samory notre puissance militaire dont la comparaison avec la sienne, malgré son nouvel armement en fusils à tir rapide, ne pouvait laisser aucun doute sur l’issue de la lutte, l’Almamy devait lui répondre quelques chose d’approchant traduit en bon français : Nous périrons tous les uns après les autres s’il le faut, mais nous périrons glorieusement… les idées élevées qui, quoiqu’on en ait dit, forment le fond du caractère de Samory ne lui sont pas échues en apanage ; aussi bien le courage n’est pas son fort ; des prisonniers nous ont conté par la suite qu’après le sanglant combat de Diamanko, jugeant que la valeur de son fils n’avait pas été suffisamment à hauteur de la position élevée que lui conférait sa naissance l’avait fait fouetter durement devant ses troupes afin que ce châtiment, de tous points douloureux, lui rappela par la suite ses devoirs de prince et de chef. » (19/AN)

Commentaire : la citation de Péroz nous donne un flash cinématographique sur la suite des événements, la reprise de la guerre avec l’Almamy, alors que le voyage de Karamoko, et les relations familières que le lieutenant Péroz avait réussi à nouer aussi bien avec le fils qu’avec le père contribuèrent au succès de la mission du Ouassoulou, que conduisit Péroz, capitaine cette fois, à Bissandougou, capitale de l’empire de Samory, en 1887.

            L’idée de ce voyage était excellente, mais une fois connue dans les pays du Niger, en jouant sur la puissance du téléphone arabe qui était grande alors, la relation nouée entre Samory et la France, allait être rapidement répandue, en bien ou en mal, selon les partenaires ou adversaires potentiels.

            Ce que confirmait le capitaine Binger au cours de la mission d’exploration qu’il effectua à la fin de l’année 1887, entre les côtes du Sénégal et celles de Guinée.

            Un chef du pays Mossi lui avait fait parvenir le message suivant :

            « Tu diras à ce blanc qu’il ne marche pas plus loin, et qu’il s’en retourne immédiatement d’où il vient, car s’il n’est pas parti ce soir, je lui fais couper le cou. Jamais, tant que Téngréla nous appartiendra, un blanc n’y passera; nous ne voulons plus entendre parler d’eux. Ils ont fait la paix avec Samory et emmené son fils Karamokho en France. Qu’ils aient fini la guerre, nous le comprenons, car on ne peut pas se battre toujours, et puis Samory a donné aux blancs le pays qu’ils demandaient, mais ils n’avaient pas besoin de conduire son fils en France. Nous étions beaucoup qui luttions contre Samory et il ne pouvait pas nous vaincre, mais quand on a appris que vous aviez emmené son fils en France, beaucoup de petits pays qui étaient hostiles à Samory de sont mis avec lui en nous disant : Vous voyez les blancs ont porté Karamokho en France, leurs soldats les aideront, nous sommes perdus si nous ne disons pas que nous sommes contents de lui. C’est ainsi que nous restons seuls avec Tieba, le Kandi, le Niémé, le Follona et Dioma. Si Samory arrive à prendre Sikasso, nous sommes perdus ; mais nous lutterons, et avant qu’il prenne nos femmes et nos enfants, il faut que nous lui tuions quelques centaines de soldats. Si nous faisons la paix, c’est pire : nos femmes et nos enfants seront vendus pour des chevaux et nous ne serons pas vengés. Quand les blancs de Bamako verront nos femmes et nos enfants passer le fleuve, ils pourront dire: c’est nous Français qui avons fait cela.

            Ah ! Si les Français étaient venus il y a trois ou quatre ans, nous aurions été contents de leur donner notre pays et Tieba aussi. Il est vrai que vous n’avez pas aidé Samory avec des soldats, mais vous avez fait plus de mal en emmenant son fils en France. » (54/B/)

Indiquons au lecteur que le prince Karamoko avait profité de son passage à Saint Louis pour se procurer, à son retour, sept ou huit fusils Kropatchek, les nouveaux fusils à répétition et à tir rapide, dont l’Almamy fit le plus grand profit par la suite.

            Avec le nouveau commandant supérieur Archinard, la paix céda la place à la guerre, et Karamoko se trouva avec son armée, aux premières loges des combats contre les troupes coloniales.

            Lors de sa dernière campagne au Soudan, en 1891-1892, Péroz l’eut en face de lui à maintes reprises, cette fois comme adversaire, notamment dans le massif du Toukouro.

            La fin tragique de Karamoko

            Le prince Karamoko connut d’ailleurs une fin tragique, à la manière du Samory cruel que certains mémorialistes ne se sont pas fait faute de décrire.

            Ce qui est établi, c’est le retour de Karamoko, en 1888, dans l’Ouassalou en révolte, le cœur des Etats de Samory, alors que celui-ci subissait des échecs devant Sikasso, et que la plupart de ses  Etats connaissaient les mêmes troubles. Karamoko mata la révolte, et se retrouva en première ligne, contre les Français, au cours de la campagne Humbert. Au fur et à mesure des années, et dans la perspective d’une fuite de Samory vers l’est, le prince se trouva, bon gré, mal gré, le représentant des pacifistes dans la cour de l’Almamy.

            Il n’était plus l’héritier désigné de Samory.   

            Dans les années 1893-1894, il eut des contacts avec les postes français, des lettres ont été ou auraient été échangées, d’après lesquelles Karamoko envisageait de rallier le camp français. Il est avéré que ces contacts existèrent et que Samory fut informé d’une partie d’entre eux. Le prince fut convoqué à la cour et son procès instruit.

            L’Almamy ordonna de « l’emmurer dans une case et de l’affamer progressivement. Au bout d’un mois, il trouva son fils toujours aussi obstiné et le laissa mourir de faim. » (p,1 506)

L’historien Person intitule très curieusement l’avant  dernier paragraphe de son chapitre, « Mort d’un orgueilleux », et celui du dernier paragraphe, « Refus des compromis. »

Je ne suis pas sûr que le premier sous-titre donne la bonne dénomination de la décision de Samory, alors qu’elle ajoute un élément à charge dans le dossier de la cruauté de l’Almamy.

                J’ai raconté ailleurs, dans un livre consacré à Péroz, cet épisode historique tout à fait intéressant, d’autant plus qu’il illustrait une démarche politique et culturelle qui avait évidemment beaucoup d’affinités avec les démarches anglaises dans leurs territoires, c’est-à-dire ne pas toucher, autant que faire se peut, aux institutions politiques locales, même imparfaites.

Jean Pierre Renaud  –  Tous droits réservés