« La vie militaire aux colonies »
par Eric Deroo
Lecture
Un livre intéressant, avec de belles images, mais qui soulèvent quelques questions préalables, outre les autres remarques qu’il est possible de faire sur certains de ses chapitres, avec une grande réserve, pour ne pas dire plus, en ce qui concerne le contenu du chapitre 4 intitulé » « En colonne ». (page 64 à 112). Nous en donnerons les raisons.
Il contient une introduction « Militaires et photographes » et sept chapitres intitulés : Au-delà de Suez, Rencontres avec l’autre, Des terres nouvelles, En colonne, La grande vie, Sous le casque blanc, et enfin Bâtisseurs d’empires, soit un total, 179 pages d’images et de textes.
L’introduction prête sans doute une importance qu’elle n’avait pas, parce que non encore démontrée à ce jour (1), au rôle des images et de la photo dans la propagande coloniale :
« Un processus implacable s’instaure, auquel elle participe largement (la photo) qui légitime l’œuvre coloniale en dévaluant les sociétés conquises et en renforçant la croyance commune dans une échelle des races, avec à son sommet l’«homme blanc », et sur laquelle d’autres races progressent lentement, qu’il faut aider. »(page 5)
La question se pose par ailleurs de savoir pourquoi le livre a fixé comme borne historique, l’année 1920. (page 9)
Est-ce qu’il n’aurait pas été intéressant par ailleurs d’indiquer si les troupes de marine disposaient, à un moment donné des conquêtes, de photographes des armées, donc organiquement ou non, c’est-à-dire incorporés dans les unités militaires, et à quel niveau du commandement ?
Enfin, est-ce qu’il n’aurait pas été plus rigoureux, et aussi plus respectueux du travail et des œuvres des photographes, sur le plan de l’utilisation des sources, d’indiquer pour chaque image, le nom du photographe ou, faute de nom, de la source, avec si possible la date et le lieu, si possible, ce qui n’est pas toujours indiqué ?
Quant au contenu des chapitres eux-mêmes, rien à dire d’important sur les chapitres Rencontres avec l’autre, Terres nouvelles, Sous le casque blanc et Bâtisseurs d’empire, des chapitres qui illustrent convenablement les sujets traités.
Une observation qui concerne, le premier chapitre intitulé Au-delà de Suez, avec une belle photo d’entrée de jeu qui concerne le détroit de Magellan : un peu surprenant, non ?
Une autre remarque qui a trait au chapitre « La grande vie » : il est un peu étonnant également de voir le chapitre débuter avec la photo d’un empereur d’Annam, Thang Taï, complètement fou, destitué, parce qu’il torturait et assassinait ses concubines.
Et au sujet de ce même chapitre, il parait tout de même difficile de classer les nombreuses photos de la Fête nationale du 14 juillet dans la catégorie « La grande vie ».
Et d’ajouter que pendant la période de conquête, en gros, de 1880 à 1914, les marsouins et bigors qui connaissaient la grande vie, n’étaient pas très nombreux, car leur vie la plus ordinaire était la « colonne ».
Des critiques de fond sur le chapitre « En colonne » :
Le seul chapitre susceptible de faire l’objet d’une véritable critique de fond, sur le plan historique est en effet celui intitulé « En colonne », 48 pages de photos, sur le total des 179 pages de l’ouvrage, soit le quart des pages, avec le chiffre négligeable de dix photos qui ne font qu’esquisser le thème « En colonne », un des thèmes majeurs de la vie militaire pendant la période étudiée.
Avant d’aller plus loin, indiquons qu’il semble tout à fait incongru de classer dans ce chapitre la mission Pavie au Laos (pages 74 et 75) : rien à voir entre l’explorateur aux pieds nus et une colonne.
Les commentaires de présentation utilisent deux expressions pour dénommer une colonne, colonne de police ou colonne armée, sans attacher une autre importance à ce que fut la « colonne » dans l’histoire coloniale et dans l’histoire militaire de l’époque des conquêtes coloniales.
Elle fut le véritable instrument de la conquête coloniale, en Afrique, en Asie, et à Madagascar, avec des caractéristiques qui les rapprochaient quelquefois plus de la « colonne » que de l’expédition militaire, tel que ce fut le cas au Tonkin, au Dahomey, ou à Madagascar.
Les colonnes de la conquête coloniale furent toujours minutieusement préparées, organisées, et menées, avec une réunion des moyens, effectifs, armement, et ravitaillement sur une première base de départ, par exemple Kayes lors des premières colonnes du Soudan.
Une colonne était éclairée par des spahis en éclaireurs, comportait des effectifs plus ou moins importants, centaines ou milliers de combattants, avec le plus souvent une majorité de tirailleurs, des canons de montagne, un convoi de porteurs et de mulets chargés du ravitaillement, et en accompagnement, le long cortège des épouses de tirailleurs.
Et en terrain non pacifié, elle fonctionnait en permanence comme une force de combat, en défense ou en attaque.
A titre d’exemples :
– En 1883, la colonne du colonel Borgnis-Desbordes qui prit pied à Bamako, comprenait 521 combattants, dont 217 européens et 27 officiers.
– En 1886, la colonne du colonel Frey comprenait 607 combattants, dont 27 officiers, 50 spahis, 2 médecins, 2 vétérinaires, un service télégraphique. Elle disposait de quatre canons de 4, et de 300 porteurs. Il s’agissait d’un des premiers gros contacts avec l’Almamy Samory.
– En 1891-1892, la colonne Humbert chargée de combattre Samory dans son fief de Bissandougou, sur le Haut Niger, comptait plus d’un millier de combattants, dont 144 européens. Elle disposait de quatre canons de montagne de 80, dont elle eut à faire usage pour réduire la citadelle de Samory. Sa logistique reposait sur des convois de pirogues venus de Siguiri et de mulets.
Le bilan de cette campagne fut de 61 combattants tués, dont 2 officiers, et de 176 blessés, dont 12 officiers.
Au Tonkin, dans le Yen-Thé, d’octobre 1895 à décembre de la même année, le colonel Gallieni mit en œuvre des colonnes puissamment armées, avec canons et éléments du génie, pour tenter d’amener un des grands rebelles du Tonkin, le Dé-Tham à accepter sa reddition.
Dans un article très documenté de la Revue Maritime et Coloniale, le capitaine Péroz examinait cette technique de conquête coloniale, en la comparant à celle comparable que mettaient en œuvre les Anglais, mais avec une intendance extraordinairement plus lourde que celle des Français.
Le capitaine Péroz proposait de comparer une colonne à une « forteresse ambulante », et pour avoir analysé en détail certaines des conquêtes coloniales de l’époque, ce terme était tout à fait approprié (2).
Il est donc évident que le très petit nombre de photos proposées pour illustrer le thème « en colonne » ne rend absolument pas compte de la vie et des campagnes en colonne qui constituèrent l’essentiel de la vie militaire aux colonies, jusque dans les années 1914, moins de dix photos, dont quelques-unes intéressantes, à Madagascar, en 1907, donc dans la phase de pacification postérieure à la conquête (page 64 et 65), et au Soudan, en 1898, lors de la capture de Samory (pages 96 et 97) .
Jean Pierre Renaud
(1) Voir le livre « Supercherie Coloniale » Mémoires d’Hommes 2008
Voir les analyses à ce sujet (page 179) dans le livre « Le vent des mots, le vent des maux, le vent du large » Editions