La Question post-coloniale- Yves Lacoste- Les conquêtes en Afrique – Samory- Suite et fin

Chapitre 7

Les conquêtes en Afrique noire

« La guerre contre Samory, grand héros de l’indépendance africaine » (p,359)

Ce sujet m’est familier compte tenu des recherches que j’ai effectuées sur la conquête de l’Afrique noire dont j’ai publié les résultats dans les deux livres « Le vent des mots, le vent des maux et le vent du large » et « Confessions d’un officier des troupes coloniales – Marie Etienne Péroz ».

Le récit de Péroz est intéressant, à la fois parce qu’il a approché  Samory de près, notamment à sa cour de Bissandougou, parce qu’il a négocié un traité de protectorat (mort-né), qu’il a convoyé son fils Karamoko dans un voyage insolite en France et à Paris, enfin qu’il faisait partie du très petit nombre d’officiers qui parlaient un dialecte africain, à la fois le malinké et le bambara.  Il avait d’ailleurs publié un petit lexique français- malinké.

L’auteur écrit :

«  El Hadj Omar, qui s’est appuyé pour former son empire sur la puissance révolutionnaire d’une grande confrérie religieuse, est de nos jours beaucoup moins connu et célébré que Samory Touré alors que celui-ci d’origine non musulmane, n’eut pas l’appui d’une confrérie religieuse mais celui de réseaux esclavagistes. Son empire disparut de son vivant dans une sanglante catastrophe. Les Français rencontrèrent beaucoup plus de difficultés avec Samory qu’avec tout autre souverain africain…. » (p,359)

« … Samory devient un guerrier réputé et se prétend chef musulman…

« … La création d’une armée de métier et de soldats-esclaves, base d’un Etat militaire et marchand. » p,360)

« … Selon Elikia M’Bokolo, qui reprend le grand livre d’Yves Person, « l’empire de Samory peut être défini come un Etat guerrier et marchand » : une commerçante devait pouvoir y circuler librement avec ses marchandises. Celles-ci étaient le plus souvent des esclaves, et ce n’était donc pas des femmes qui les menaient. Au sein du Wassoulou, l’empire de Samory, le commerce, comme dans bien d’autres royaumes africains, portait principalement sur les esclaves, les chevaux, les fusils et la poudre… »(p,361)

Commentaire : – une énumération des marchandises surprenante : des chevaux, des fusils, de la poudre, mais ni sel, ni kolas ?

L’auteur passe à la phase  suivante des guerres de Samory, celle de Sikasso, à l’est, mais celles des années 1880-1890, furent intéressantes sur le plan géopolitique, car elles se caractérisèrent, côté français, par la recherche d’une solution de protectorat avec Samory, avec Brière de l’Isle, Borgnis-  Desbordes, Gallieni, Frey et Péroz, le négociateur…

Il y eut bien alors une phase de conquête « intelligente », à l’anglaise, de gouvernance indirecte, comme l’avaient envisagé de Lanessan et Lyautey en Indochine.

Bloqué par les Français à l’ouest, Samory lança    ses Sofas à l’assaut de Sikasso, sans succès. L’auteur propose alors son explication sur la suite des événements, son projet d’attaque du royaume Baoulé au sud :

« Celui-ci veut attaquer au sud le puissant royaume Baoulé, célèbre pour son or et non musulman, réputé pour ses guerriers. Samory, dont les forgerons fabriquent des fusils, mais qui n’arrive pas à se fournir en bonne poudre, reprend langue en 1886 avec des officiers français venus de grand Bassam. Il leur confie un de ses fils pour qu’il aille en France. Il veut aussi que ses interlocuteurs lui donnent des fusils, de la poudre et des canons. Ils refusent évidemment, de même qu’ils ne veulent pas contraindre les populations qui ont fui Samory à retourner dans les territoires qu’il contrôle. » (p,364)

Commentaire : peut-être aurait-il intéressant que l’auteur cite la ou les sources de cette version historique qui ne correspond pas à l’autre version documentée que j’ai proposée dans mes livres, avec notamment la phase évoquée plus haut de la recherche de solutions du type protectorat.

Dans cette phase de 1886, il n’y avait pas trace d’officiers venus de Grand Bassam, sauf dans l’affaire de Kong, et de la colonne qui remontait, de la côte vers le nord pour diminuer la pression des Sofas de Samory sur les colonnes françaises venues du Niger.

Précisons qu’en février 1887, Louis Gustave Binger, futur gouverneur de la Côte d’Ivoire, officier des troupes coloniales, partait à la découverte, de Bamako, sur un bœuf, pour rejoindre le sud à Kong, qu’il atteint  le 20 février 1888.

« « La guerre du refus » contre Samory (p,362)

Commence contre Samory en 1889 et au sein même de son empire ce qui pour beaucoup d’Africains a été la « guerre du refus », car les animistes et nombre de musulmans ne supportaient plus les livraisons d’esclaves qu’il leur imposait. (pour acheter des armes en Sierra Leone)

Il y a donc besoin de s’emparer de nouveaux territoires à exploiter et où prendre des esclaves, mais les Français lui barrent les routes de l’ouest et du sud, et au nord il y a l’Empire mossi qui n’est pas musulman et dont les forces sont grandes… Il lui reste la route de l’est, mais les colonnes françaises y mènent la politique de la terre brûlée, détruisant villages et greniers, afin que l’armée de Samory ne puisse pas se ravitailler…Ses proches l’adjurent de négocier de nouveau. Samory s’y refuse et fait même tuer son fils rentré de France…

Le 29 septembre 1898, Samory est enfin fait prisonnier…. Déporté au Gabon, il mourra en 1900 après avoir tenté d se suicider. »

Commentaire : la « saga » de Samory est une source inépuisable d’interprétations religieuses, idéologiques, culturelles, politiques, coloniales, et militaires, un terreau d’autant plus fertile qu’il alimente les polémiques sur les histoires africaine, coloniale, et post-coloniale

Yves Person – Le texte qui suit mérite attention et commentaire car il pose toute la problématique de l’histoire africaine en cause, orale et non écrite, ce qu’on appelle la « tradition » avec l’authenticité des sources citées : Yves Person administrateur de la France d’Outre Mer d’origine, s’est lancé dans un travail titanesque de recueil des sources orales qui existaient encore, plus de soixante ans après,  chez les griots et les vieux du Bassin du Niger.

Il en a tiré une somme de plus de mille pages dont j’ai copie, et dont l’orientation est favorable à l’Almamy Samory.

Le choix du sujet par cet auteur dénote à l’évidence l’état d’esprit de nombreux chercheurs, souvent français, qui ont eu, ou ont encore, l’ambition de se  démarquer de la vision colonialiste qu’ils reprochent à d’autres collègues, une sorte de « repentance » avant la lettre, nourrie à un lait marxiste déclinant ou socialiste.

Le travail de l’auteur s’inspire donc d’une démarche paradoxale et originale, pour un historien européen de recueil systématique de sources orales, sur le continent africain, et non écrites, plus d’un demi-siècle après les faits, un vrai travail de bénédictin.

Il faut laisser évidemment le soin aux historiens de se prononcer sur ce choix méthodologique et sur ses résultats.

En ce qui me concerne et dans les recherches que j’ai effectuées sur ce sujet très sensible, je m’en suis rapporté aux sources écrites que j’ai répertoriées dans le livre « Confessions d’un officier des troupes coloniales –Marie Etienne Péroz ».

Je proposerai plus loin quelques précisions sur le témoignage de cet officier, acteur, interlocuteur, et témoin de la période Samory.

L’analyse proposée par Yves Lacoste détonne quelque peu dans le courant post-colonial qui anime aujourd’hui une grande partie des chercheurs, et c’est à mettre à son crédit, sauf à faire remarquer qu’il en fait un élément principal de sa démonstration géopolitique sur le rôle de l’esclavage dans l’histoire des conquêtes  :

« Malgré les razzias et ls massacres qu’il a fait subir à des peuples dont il a vendu une partie comme esclaves, Samory a aujourd’hui l’image d’un grand « homme d’Etat et résistant anticolonialiste » (Elikia M’Mbokolo). Dans l’énorme ouvrage qu’Yves Person lui a consacré, Samori, une révolution dioula (1968), il n’est guère porté attention aux grandes entreprises esclavagistes que Samory a mené sur les territoires dont il faisait la conquête. Certes, la pratique de l’esclavage y était devenue (était ou était devenue) banale, mais ce n’ était pas le cas de cette guerre du refus qu’ont finalement mené contre Samory les populations qu’il réduisit en esclavage et qu’il déportait. Cette « guerre du refus » a largement contribué à sa chute. Yves Person parle de Samory comme d’une « révolution dioula » mais on n voit pas en quoi cette entreprise a été « révolutionnaire ». Elle a créé une fois encore en Afrique noire un « Etat militaire et marchand » comme il y en a eu bien d’autres depuis des siècles (et au XIXème siècle en Afrique du Sud, l’Etat esclavagiste de Chaka, le « Napoléon zoulou »).

Ne serait-ce pas cette guerre du refus contre Samory qui était « révolutionnaire ». Elle a en effet été menée contre ses entreprises esclavagistes et elle fut une des actions antiesclavagistes les plus notables qui aient été menées en Afrique par des Africains. Sans doute fut-elle soutenue par les Français, mais Samory menait déjà de grandes razzias esclavagistes bien avant de se heurter à eux. Sans doute et géopolitiquement parlant tant sur le plan mondial que régional, la chute de Samory était-elle inévitable. Mais les Français surent tirer un avantage géopolitique en ne pratiquant pas l’esclavage ( et pas encore le « travail forcé ») et en prenant sous leur protection intéressée des peuples tentant de fuir les razzias esclavagistes de Samory. » (p,364)

Commentaire : il serait intéressant d’en savoir plus sur les acteurs et leaders de cette « guerre du refus ».

Est-ce qu’il ne s’agissait pas tout simplement du seul moyen qu’avait Samory pour financer ses achats d’armes en Sierra Léone ?

Je reviens sur le résultat de mes recherches et sur le livre cité plus haut : plus de cent pages concernent les guerres contre Samory, sous le titre Guerre et Paix avec Samory, après l’exploitation des sources ci-après : Péroz naturellement (Au Soudan, Par Vocation), Frey, Binger, Fofana avec le griot célèbre Dieli Kabou Soumama, Alpha Oumar (AOM), A.O.Konaré, Zerbo, la Revue Le Tour du Monde, la Société d’Emulation du Doubs, dont Péroz faisait partie, et enfin V.D. Hanson « Carnage et Culture »

Mon autre livre « Le vent des mots, le vent des maux, le vent du large » propose un palette complémentaire de sources.

 « Le non-dit sur la géopolitique interne de l’esclavage (p, 364)

« Il est pour le moins fâcheux que soit présentée comme exemplaire la tentative impériale que Samory mena contre l’impérialisme ; c’était d’abord pour avoir beaucoup d’esclaves à vendre, et cela quasiment au XXème siècle ! Il est regrettable que la question de l’esclavage en Afrique soit toujours escamotée tant par les dirigeants africains que par la plupart des africanistes français. Les hommes politiques africains et les historiens qui dénoncent le « colonialisme esclavagiste » ne veulent pas se demander qui capturait les esclaves, ni se poser la question de la « traite intérieure » menée au XIXème siècle après que la traite atlantique en eut été interdite aux Européens.

Ces non-dits, ces questions le plus souvent interdites sont le fait de responsables politiques dont la « tribu » a jadis participé à la capture des esclaves et qui demeurent l’une des ethnies dominantes. C’est aussi pour ne pas aller à l’encontre du « sentiment d’unité nationale» qu’est imposé le non-dit, notamment sur la « traite intérieure » qui est celle dont on devrait se souvenir le mieux, car  elle est la plus récente. Mais c’est la plus compliquée du fait de la démultiplication des entreprises esclavagistes après l’interdiction de l’exportation outre-Atlantique.

Il ne s’agit pas d’encourager les mouvements séparatistes qui se sont développés dans de nombreux pays plusieurs décennies après l’indépendance, les espoirs qu’elle avait suscités ayant été souvent déçus.

 Certains de ces mouvements sont-ils géopolitiquement raisonnables (encore que…) dans de très, trop vastes Etats pour que le contrôle et la desserte des régions les plus lointaines soient possibles vu les moyens restreints dont ils  disposent ?

Ouvrir une réflexion sur la géopolitique intérieure de la traite de tel ou tel pas n’est sans doute pas sans risque, mais ce sont de toute façon des questions dont on discute sous le manteau ; mais elles se sont amplifiées et déformées par des rumeurs ou des représentations géopolitiques erronées. L’objectif serait que dans tel ou tel pays l’étude post-coloniale débouche sur la rencontre des représentants des différents peuples (dans certains Etats, plusieurs dizaines) qui se trouvent dans le cadre des frontières issues des partages impérialistes. Le souhait serait que de telles rencontres – une fois expliquée et éclaircie la géopolitique de la traite – débouchent sur de mutuels échanges…. » (p,365)

Commentaire : un Lacoste géopoliticien militant ou toujours militant, pourquoi ne pas se poser la question à la lecture des propos soulignés ?

Ne conviendrait-il pas d’ouvrir le débat de préférence sur la nature des facteurs géopolitiques recensés  et sur leur rôle principal ou secondaire, selon les époques et les territoires examinés, au-delà du seul esclavage ?

Est-il possible d’écrire « ces mouvements sont-ils géopolitiquement raisonnables… » ? Comme si la géopolitique avait pour mission de faire le tri entre ce qui est raisonnable et ce qui ne l’est pas…

Par ailleurs, l’expression « unité nationale » est dans beaucoup de cas trompeuse de même que le mot Etat dans la plupart de ces pays.

« La colonne infernale Voulet-Chanoine et la percée jusqu’à Fachoda » « (p,366)

Commentaire : il sera bref.

A mes yeux, la folle colonne infernale en question et la folle course de la mission Marchand vers Fachoda illustrent la folie de la plupart des conquêtes coloniales décidées par des gouvernements le plus souvent incompétents, mais qui savaient jouer à plein sur le sacrifice, l’esprit d’aventure ou de gloire d’une grande partie de ses acteurs.

Dans le livre « Le vent des mots, le vent des maux, le vent du large », j’ai consacré quelques pages à l’affaire de Fachoda, qui fut avant tout le fruit d’une rivalité géopolitique en Egypte entre la France et le Royaume Uni, gagnée par ce dernier grâce à des opérations d’emprunt plus intelligentes de son système d’impérialisme financier.

Il fallait que le ministre Hanotaux, enseignant d’origine, fut doté d’une sacrée dose d’innocence coloniale pour lancer cette équipée géographique d’acteurs exceptionnels et courageux, pour aller à la rencontre d’une armée coloniale anglaise puissante, moderne, terrestre et fluviale sur le Nil, celle de Kitchener.

L’affaire de Fachoda ne devrait-elle pas à ranger dans un livre des records coloniaux ?

L’affaire de Fachoda conduit à poser la question de fond sur la logique du chemin géopolitique choisi par l’auteur, dans l’ordre des questions traitées, la question post-coloniale, puis les soulèvements, et enfin les conquêtes.

A la fin de notre lecture critique, et dans un chapitre spécial, nous reviendrons sur les questions méthodologiques que pose l’analyse proposée par Yves Lacoste, pour autant qu’elles ne soient pas devenues obsolètes, dix ans après leur publication.

Après analyse attentive du chapitre 7 consacré aux conquêtes coloniales en Afrique noire à la fin du XIXème siècle, le lecteur est bien obligé de constater qu’il lui a été impossible d’y trouver le cas concret d’application de la théorie géopolitique du triptyque « Représentations – Pouvoir – Territoire ».

Je terminerai mon exercice de lecture critique en citant à nouveau le géographe Richard-Molard, une citation de caractère géopolitique sur l’AOF coloniale :

« Elle subit une anémiante continentalité ; et l’AOF la subit pour trois raisons » : …1) la rareté des caps, 2) elle tourne le dos à la mer, 3) «  Enfin, l’AOF est particulièrement enfermée dans la continentalité pour des raisons historiques et politiques qui proviennent de la façon dont les Français l’ont acquise et dessinée… » (page XII)

« L’Afrique tournée vers le bassin du Niger, coupée de la côte, avec l’influence grandissante d’un islam venu du nord et de l’est, face à une myriade de royaumes et de chefferies de culture animiste, de dialectes, au sud, vers une côte que la barre rendait inaccessible. Le passage de la barre et la montée des fleuves vers le Niger ne fut possible qu’avec l’explosion des technologies  au milieu du XIXème siècle. »

Jean Pierre Renaud   –   Tous droits réservés