Les sociétés coloniales – CAPES et AGREGATION -HISTOIRE

Les sociétés coloniales

CAPES ET AGREGATION HISTOIRE, le sujet !

Les sociétés coloniales : Afrique, Antilles, Asie (1850-1950)

            Beau sujet, vaste sujet, ambitieux et passionnant sujet, mais on ne peut plus difficile à analyser, puis à synthétiser !

            Tout d’abord de quoi s’agit-il ? De quelle société coloniale ? La société d’origine européenne ? La société indigène ? La société coloniale juxtaposée, ségréguée, ou mixée ?

            Des sociétés qu’il est possible de comparer entre elles, quel que soit leur continent, l’origine de leur population européenne, et leur chronologie ? En tenant compte des dynamiques démographiques ou économiques internes ?

            En disposant des instruments nécessaires à l’évaluation statistique de l’ensemble des facteurs de société étudiés, qu’il s’agisse des rapports de force des populations en cause, entre acteurs économiques, notamment dans les sociétés qui ont bénéficié ou souffert d’un développement de type capitaliste ?

            Car, à la lecture de beaucoup de recherches d’histoire coloniale, il manque souvent un travail d’évaluation statistique solide qui les ferait échapper à une histoire de type idéologique.

            Les sociétés en question sont-elles le fruit de l’expansion des religions chrétiennes ou musulmanes, ou de la mise en application de la théorie de Lénine, d’après laquelle l’impérialisme serait « le stade suprême du capitalisme » ?

            Ou tout simplement le résultat de l’esprit d’aventure, de la recherche du lucre, ou quelquefois de la curiosité de certains de ses acteurs ?

            Ou encore le produit d’une émigration blanche, le plus souvent d’origine anglo-saxonne, dans le cas de grandes colonies d’Amérique, du Pacifique, ou d’Afrique, due à des famines ou encouragée par le gouvernement britannique ? Sans minimiser aussi les migrations de type chinois ou indien.

            Ou le résultat de la supériorité technologique de l’Occident à ce moment de son histoire, avec toutes les nouvelles technologies qui ont déferlé sur le monde à partir de la deuxième moitié du dix-neuvième siècle, une explication qui en vaut beaucoup d’autres, et qui s’inscrirait bien dans la philosophie taoïste chinoise du cours des choses ?

            L’énumération de tous ces facteurs montre l’ampleur de la tâche qu’il convient d’assumer lorsqu’on nourrit l’ambition d’analyser les sociétés coloniales de trois continents au moins, pendant un siècle de bouleversements, avec notamment les deux grandes fractures chronologiques de la première et de la deuxième guerre mondiale.

            Et au plus près de chaque cas de figure étudié, car il est difficile d’échapper à la méthode d’analyse par cas, comment évaluer dans une société coloniale, son immobilisme ou son mouvement, le rôle qu’a pu jouer le capitalisme, s’il existait, le pouvoir colonial, ou tout simplement les sociétés indigènes elles-mêmes ?

            Beaucoup de sociétés indigènes furent longtemps des sociétés closes que la colonisation ne fit qu’effleurer, et souvent aussi, le véritable ordre colonial ne fut pas celui des administrateurs coloniaux, mais celui des chefs traditionnels, assistés de leurs lettrés musulmans ou de leurs sorciers.

            Mes réflexions actuelles sur un sujet aussi complexe, mais tout aussi passionnant, me conduisent à penser qu’il est le domaine de toutes les interprétations possibles,  souvent d’ailleurs idéologiques, comme l’ont déjà montré de nombreux travaux historiques faits sur le sujet, car dans l’ambiance du monde actuel, de sa mondialisation rapide, des échanges importants de population, chaque ancienne société coloniale est en quête de proposer son propre « roman national », à l’exemple des nations qui les ont colonisées.

            Il est beaucoup plus facile de brandir des mots qui claquent au vent comme des drapeaux que de s’attacher à examiner, cas par cas, à l’anglaise, chacune des sociétés coloniales.

             Puisqu’il s’agit de la préparation à un concours toujours prestigieux, j’ai eu la curiosité de lire et analyser deux documents publiés sur le sujet,  le commentaire préparatoire du jury d’agrégation (MM Cassan, Carroué, et Badel), et l’introduction Klein-Laux d’un ouvrage intitulé « Les sociétés coloniales à l’âge des Empires. »(1)

            Dans leur cadrage méthodologique, les deux textes accordent une  importance tout à fait justifiée aux analyses Balandier centrées sur « la situation coloniale », un concept qui compliquera inévitablement les travaux d’analyse et de comparaison des sociétés coloniales, quel que soit leur « moment colonial », concept évidemment clé dans toute analyse historique.

            Dans l’introduction citée, les auteurs utilisent à plusieurs reprises (pages 7,10 ou 11) le mot « colons», un mot très ambigu, car dans les colonies françaises, en tout cas, le « colon » a été une denrée plutôt rare : rien à voir par exemple avec les migrations britanniques de colons vers l’Afrique du Sud, la Rhodésie, ou le Kenya par exemple, pour ne pas citer celles de l’Amérique du Nord, de l’Australie, ou de la Nouvelle Zélande.

            De même que  l’appréciation «  la facilité avec laquelle la société coloniale se reproduisit » (page8) parait plutôt optimiste, car des blocs importants de population africaine restèrent imperméables aux influences coloniales jusque dans les années 1950.

            En ce qui concerne l’esclavage domestique, rappelons qu’il ne fut supprimé dans les « royaumes » de « l’indirect rule » de la colonie de Nigeria, qu’en 1940. (H.Grimal De l’Empire britannique au Commonwealth, page 175)

            D’autres concepts d’analyse sont tout à fait pertinents, les notions de « bricolage empirique » ou de « hiérarchies raciales », en n’omettant pas toutefois le fait que dans beaucoup de sociétés africaines, en tout cas, il existait bien déjà une « hiérarchie raciale ».

            Sur le concept de « modernité », il est possible d’être plus hésitant, sauf à lui donner un contenu précis, celui des nouvelles technologies, par exemple, celles de la santé, de l’enseignement, ou des communications, et à cet égard il est difficile de ne pas considérer la date de 1850 comme un peu théorique, car c’est la révolution des technologies des communications, de l’armement, et de la médecine, qui expliquent sans doute le mieux, tout au long du demi-siècle, la naissance des nouvelles sociétés coloniales proposées à l’examen. (voir The Tools of Empire Headrick)

            Le texte de commentaire du jury insiste à juste titre sur « la perspective comparatiste », une perspective difficile à saisir, ainsi que sur le concept clé de Balandier, celui de « situation coloniale », une sorte de mise en garde qui est de nature à éviter des dérapages de type chronologique qui s’accorderaient mal avec  un tel exercice de méthode historique.

            J’aimerais terminer ce petit texte en faisant un sort à une phrase de l’introduction Klein-Laux, à savoir : « Ainsi, par exemple, l’invention de l’ethnie permet au colonisateur de se doter d’une arme de  gestion particulièrement efficace. » (page 11)

            Les auteurs font leur cette thèse à la mode de nos jours, mais il suffit de lire de nombreux récits d’explorateurs, d’officiers, ou d’administrateurs pour admettre, pour ne parler que de l’Afrique noire, qu’il existait une myriade d’ethnies ou de peuples, et tout autant de dialectes.

            L’africaniste Delafosse se trompait donc en identifiant des ethnies par exemple dans la toute nouvelle Côte d’Ivoire ? Dans le nord du Togo, dans les années qui ont précédé son indépendance, la France, pays mandataire de l’ONU, aurait construit de toutes pièces les ethnies qui le peuplaient (Tyokossi, Kokomba, ou Gourma, etc… ?

            Question : pure invention des Blancs, les Bétés ou les Baoulés …? Les Peuhls, les Malinkés, les Bambaras, les Senoufos, ou les Mossi … ? Les Ewé ou les Kabré …? Les Fangs, les Bamilékés, les Pahouins ou les Djingués… ? Les Mérinas, les Tsimihety, les Antandroy, ou les Vezo… ? Les Annamites ou les Thos, les Mans, ou les Nungs… ? Ces dernières ethnies ou peuples font encore l’objet d’un classement dans une catégorie des « minorités ethniques » par le régime communiste du Vietnam.

Et enfin, il suffit de lire dans la plupart des journaux des reportages sur les nombreuses guerres qui ont agité, ou agitent encore, le continent africain, pour rencontrer, au détour d’une phrase ou d’un paragraphe, le mot ou le qualificatif ethnique.

Henri Brunschwig était-il un affreux colonialiste en utilisant l’adjectif « ethnique » en analysant le cas des très nombreux « collaborateurs » des colonisateurs ?

«  L’enquête aurait été décevante si elle ne nous avait conduit, une fois de plus, à une mise en garde pour l’appréciation de ces gens : ils ne sont absolument pas comparables aux « collaborateurs » de la Seconde Guerre mondiale en Europe. Ils n’étaient pas et ne pouvaient pas être qualifiés de « traitres » pour la bonne raison que les sentiments de solidarité raciale ou nationale n’existaient pas au-delà de la vigoureuse conscience ethnique. » (page 155 « Noirs et Blancs dans l’Afrique Noire Française, Flammarion).

Alors faut-il vraiment ergoter sur les mots pour identifier les peuples, les tribus, les sociétés, et peut-être être à la mode ?

Pour terminer, je forme le souhait qu’au terme des travaux de préparation de l’agrégation de l’année 2012-2013, les connaissances aient bien progressé sur le sujet, et peut-être qu’une méthode d’analyse historique de ces sujets difficiles ait pu faire ses preuves.

L’enjeu est en tout cas de belle taille, car les sources disponibles sont à manier avec précaution, d’autant plus grande que de nos jours, l’historiographie coloniale semble prendre quelquefois la place de l’histoire.

Jean Pierre Renaud

(1)    Ultérieurement, nous nous proposons de communiquer nos réflexions sur certaines des communications qui figurent dans ce livre.

Le Postcolonial ex ante ? Le Tiers Monde de l’équipe Balandier – INED 1956

 Le Post-colonial ex ante?

Le Tiers Monde

Avant-propos

De nos jours, certains chercheurs, des deux rives de la Méditerranée ou de l’Atlantique, feignent d’ignorer les leçons historiques du passé, et donnent la préférence à un passé composé, trop souvent « recomposé », jonglant à travers les époques, les concepts, les histoires d’en haut, d’en bas, ou d’à côté.

On ne peut qu’être méfiant, très méfiant, à l’écart du tout médiatique, et des goûts du jour, aujourd’hui plutôt humanitaristes, avant qu’une nouvelle mode historique ne vienne les chambouler.

Le texte qui suit, est consacré à l’analyse du contenu d’une revue intitulée « Le Tiers Monde », publiée en 1956, portant sur la problématique et la thérapeutique tout à fait bien posée du développement de pays qualifiés au choix, et selon les dates, de sous-développés, d’attardés, aujourd’hui d’émergents.

Le lecteur constatera que les analyses de l’équipe Balandier allaient bien au-delà de celles dont fait état, notamment, Fredrick Cooper.

Le blog publiera trois contributions successives sur ce sujet, dont la première ci-dessous.

Le « Tiers Monde »

Sous-développement et développement

Ouvrage réalisé sous la direction de Georges Balandier

Préface d’Alfred Sauvy

INED – Cahier 27 – 1956

Notes de lecture

Notes 1

            Le blog a publié une série de notes de lecture consacrées à deux livres, “L’orientalisme” d’Edward Said, (sur le blog du 20 octobre 2010) et « Le colonialisme en question » de Frederick Cooper, ouvrages souvent mis en avant pour démontrer toute la vitalité du « postcolonial ».

Comme nous l’avons vu, ce dernier livre cite les travaux de Georges Balandier, en faisant référence à son concept de « situation coloniale ».

Nous avons proposé une lecture historique et stratégique de ce concept, mais l’analyse des thèses de Frederick Cooper, souvent très abstraite, nous a incité à revenir à certains fondamentaux de la connaissance « coloniale » qui existaient déjà dans les années 1950, dans les travaux de l’INED et de Balandier, et notamment dans le Cahier N°27.

La publication de cette revue venait au terme de la période coloniale française, d’un « colonialisme » en déclin, « le jumeau malfaisant des Lumières » d’après Cooper, et il parait donc intéressant d’examiner les réflexions, analyses, et propositions de l’équipe de chercheurs qu’animait Georges Balandier, dans ce contexte encore « colonialiste »..

La revue comprenait 380 pages, avec une préface Sauvy, une introduction Balandier (13 à 21), une première partie consacrée à la « Reconnaissance du problème » (de 23 à 135), une deuxième partie intitulée « Analyse du problème » (135 à 225) , et une troisième partie intitulée » Recherche d’une solution » (225 à 369).

Certaines de ses contributions avaient un contenu très technique, lié à l’évolution de la démographie et de l’investissement, mais nous nous intéresserons d’abord aux trois textes proposés par Balandier, le premier « La mise en rapport des sociétés « différentes » et le problème du sous-développement » (119 à 135), le deuxième « Le contexte socio-culturel et le coût social du progrès » (289 à 305), et le troisième « Brèves remarques pour conclure » ( 369 à 381).

La préface Sauvy – En démographe compétent et convaincu, Sauvy soulignait les problèmes que soulevaient les grandes divergences d’évolution entre la démographie favorisée par le progrès des soins et de la médecine, et le développement économique.

Il se posait une des bonnes questions de base :

« Devant ces risques (destructions, dislocations social, le coût social décrit par Balandier), certains se demandent s’il y a vraiment lieu de rechercher, à toute force, ce développement meurtrier et s’il ne vaudrait pas mieux les choses évoluer, sans rien précipiter. « Des différences de civilisation n’ont-elles pas existé, depuis des milliers d’année, disent-ils ? Or, les dommages n’ont guère résulté que des interventions qui s’exerçaient sur elles. Laissons donc chacun suivre son chemin. » (page 10)

L’introduction Balandier – Balandier soulignait que le Cahier 27 était le fruit d’un travail de recherche interdisciplinaire sur le sous-développement, d’« une œuvre collective », d’«une approche totale ».

Balandier notait que ce type de recherche était difficile, pour au moins deux raisons, le manque de statistiques fiables disponibles et la notion même du sous-développement, qu’on ne pouvait aborder uniquement sous l’angle économique.

Il recommandait de rester sur ses gardes quant à « deux sortes de sollicitations ».

« On envisage les pays économiquement « attardés » plus en fonction des caractéristiques internes que des types de rapports qu’ils entretiennent avec l’extérieur. C’est méconnaître ce sur quoi leurs peuples révoltés insistent le plus : les « effets de domination » subis, le sentiment d’une dépendance économique qui peut rendre illusoire la liberté politique retrouvée….

La seconde tentation est celle qui consiste à envisager toutes les questions en fonction de notre expérience, de notre passé, de nos préférences. Elle implique un jugement de valeur, qui nous est évidemment favorable, et relève de cette tradition d’ethnocentrisme des Occidentaux que les anthropologues (R.Linton) se sont attachés à dénoncer. » (page 16)

« Nous avons choisi d’analyser les problèmes majeurs qui s’imposent à toute réflexion envisageant l’avenir des pays économiquement « attardés ». Les résultats obtenus sont applicables, de manière concrète, à chacun de ces derniers. » (page 17)

Dans la première partie « Reconnaissance du problème », Jacques Mallet brossait « L’arrière-plan historique » du problème examiné.

Il notait dès le départ :

« Mais le phénomène lui-même, la solidarité de fait entre « civilisation » et « barbarie » (pour employer des termes sommaires, mais commodes) a constamment existé. Une esquisse, même rapide, d’histoire économique et sociale, abordée dans cette perspective, peut nous en convaincre : directement ou non, les pays-sous-développés ont joué un rôle dans l’économie mondiale de leur époque ; l’équilibre du monde, à tout moment de l’Histoire, ne peut être compris si l’on néglige leurs rapports avec les régions plus évoluées. Seule la forme de ces rapports a varié, selon le degré d’évolution des deux facteurs et les conditions générales de l’époque considérée. » (page 23)

« Le système colonial »

« Le système colonial, aujourd’hui stigmatisé sous le nom du « colonialisme » a étendu son emprise pendant plus d’un siècle sur un bon tiers du globe. Il s’est assujetti près de 700 millions d’hommes sur une population mondiale de 2 milliards d’habitants). Il n’est donc pas sans intérêt d’en rappeler les caractéristiques et d’en décrire les formes les plus répandues…

La domination de la métropole se manifeste à la fois sur le plan politique et économique…Il convient aussitôt d’ajouter que la colonisation offre des visages très divers, selon les territoires et leur degré d’évolution, selon les tempéraments, les traditions des colonisateurs… Cartésien, légiste et démocrate, le Français est imbu, non de supériorité raciale, mais d’universalisme culturel. La pente naturelle de son esprit l’incline vers une assimilation de l’indigène, sous l’égide d’une administration directe…(page 36) »

L’historien décrivait l’évolution de l’opinion du « public cultivé », les questions qu’il se pose quant à la valeur de sa propre civilisation :

« Les historiens de la colonisation font connaître au public cultivé tout ce qu’il ignorait ou ne voulait pas savoir : les abus de tous ordres qui l’ont accompagnée. Et si les Britanniques restent à peu près imperméables à de telles considérations, si la majorité des Français conservent sur ce point « bonne conscience », une sorte de « complexe de culpabilité » apparaît chez beaucoup d’intellectuels, socialistes ou chrétiens. De la colonisation, ils ne voient plus que la face d’ombre. Le voyage au Congo d’André Gide reflète assez bien cet état d’esprit, nourri des principes mêmes sur lesquels avait prétendu se fonder l’entreprise coloniale. » (page 41)

« Ainsi les Empires demeurent-ils assez solides pour traverser sans trop de mal – en s’entourant de barrières douanières- la grande crise de 1929. Les marchés coloniaux permettent d’atténuer ses effets sur l’économie britannique et française. A la vielle de la guerre, l’esprit « colonial » semble avoir retrouvé toute sa vigueur. C’est alors que le mot Empire se répand dans l’opinion française. Les colonies se serrent autour de leur métropole. On eût dit que rien ne s’était passé depuis 1913.

Les méthodes nouvelles. Mais ce n’était là qu’illusion : les Empires débordés, de toutes parts, sont investis, battus en brèche. (page 43)

«  Une première conclusion s’impose d’ores et déjà : c’est l’universalité du fait colonial et de sa permanence. Celui-ci n’est pas lié à une époque, pas davantage à un système économique. (Lénine l’avait reconnu).

« En fait, remarque M.G.Le Brun Keris, le problème colonial dépasse largement la situation du même nom, il se pose partout où s’affrontent des populations d’âge économique et culturel différent… Si bien que la forme de leur rencontre –colonisation avouée, colonisation occulte, ou même apparente égalité, a moins d’importance que cette rencontre elle-même. Celle-ci partout où elle se produit crée la situation coloniale, fût-ce au détriment de peuples prétendus indépendants. » La crise actuelle de la colonisation n’annonce donc en rien la disparition des « effets de domination » décrits par F.Perroux. Car « la vraie question coloniale », note encore G. Le Brun Kéris, c’est un monde occidental dont le niveau de vie jusque dans ses classes les plus déshéritées est cinq fois supérieur à celui des autres continents. C’est surtout que les peuples défavorisés ont conscience de ce dénivellement. Fait capital : il domine la période contemporaine. » (page 45)

« Il est singulièrement grave de constater que les rapports entre la race blanche et les peuples de couleur recouvrent pratiquement les relations entre pays modernes et pays arriérés. » (page 46)

L’historien citait les propos de M.Bennabi dans son livre « Vocation de l’Islam » : « on ne colonise que ce qui est colonisable : Rome a conquis la Grèce, mais ne l’a pas colonisée, l’Angleterre a conquis l’Irlande, mais ne l’a  pas colonisée. » Page 48)

Commentaire :

–       L’ensemble des citations ci-dessus montre donc que les chercheurs des années 1950 avaient une vision historique du passé colonial qui n’a pas vraiment changé depuis, parce qu’elle était très lucide.

–       En « banalisant » le colonial historique, en le « réduisant » à ses effets séculaires de domination, l’analyse historique mettait le doigt sur le point sensible, celui des relations existant entre peuples différents, à des âges différents, les uns dominants, les autres « subordonnés » : elle s’interrogeait donc à la fois sur le diagnostic qu’il était possible de faire dans les années 1950 sur ces relations entre pays qualifiés de « modernes » et pays qualifiés d’« arriérés », sur la nature du sous-développement et des solutions proposées pour le réduire, pour autant que l’on choisisse la voie du « progrès ».

« La grande tâche du XX° siècle, disait F.Perroux, sera celle de la combinaison pacifique et féconde des inégalités entre groupes humains. » (page 55)

Commentaire :

 L’histoire récente montre que les choses ont bien avancé depuis, en Asie et en Amérique du Sud, mais pas beaucoup en Afrique.

Dans cette première partie, figuraient également un article intitulé « L’approche actuelle du problème du sous-développement » par F.T., un autre signé H.Deschamps, intitulé « Liquidation du colonialisme et nouvelle politique des puissances », et enfin un dernier article dont le titre était « La valeur de la différenciation raciale » de J.Sutter.

Cette dernière contribution mettait naturellement un point final à la fameuse querelle pseudo-scientifique de la supériorité de telle ou telle race qui avait animé depuis trop longtemps déjà,  le monde intellectuel et politique.

A lire ces analyses et à en comparer le contenu avec celui du livre « Le colonialisme en question » de Fréderick Cooper, il est donc possible, et encore plus, de se poser une fois de plus la question de la valeur ajoutée de ce livre.

Les caractères gras sont de notre responsabilité

Jean Pierre Renaud

« Le colonialisme en question » de Frederick Cooper (première partie), lecture 2

« Le colonialisme en question »

Frederick Cooper

« Première Partie »

«  Etudes coloniales et interdisciplinaires (page 9 à 81) »

Lecture 2

Le discours

L’auteur brosse un tableau général de l’évolution conceptuelle et historique des études coloniales (ou postcoloniales ?) mondiales et en analyse les tendances et les défauts, en négligeant quasiment, comme déjà indiqué,  l’historiographie française, alors que les analyses portent principalement sur les empires coloniaux  de l’époque moderne.

Dans ce tableau, l’auteur relève : «Pourtant, une part significative de ces travaux a isolé les études coloniales de l’histoire, dont l’importance vient juste d’être affirmée, et traite le colonialisme de manière abstraite, générique, comme une chose à juxtaposer à une vision pareillement plate de la « modernité » européenne. ».

Et plus loin : « Refuser de considérer le « colonial » comme une dimension nettement délimitée, dissociable, de l’histoire européenne constitue un défi important pour l’analyse historique. » (page 10)

Plus loin encore, il relève que les travaux de chercheurs non européens ont facilité la discussion sur « la centralité de l’expérience coloniale dans l’histoire mondiale. » (page 51)

« La critique des Lumières et de la modernité est devenue l’une des activités favorites des études coloniales et postcoloniales ; » (page 13)

Les concepts d’analyse les plus fréquentés du colonialisme portent d’abord sur l’identité, la modernité, et la globalisation, et les analyses interdisciplinaires ont ouvert d’autres horizons :

« Or, si elles ont fait connaître à un large public transcontinental la place du colonialisme dans l’histoire mondiale, la majorité de ces études attribuent cependant à un colonialisme générique – situé quelque part entre 1492 et les années 1970 – le rôle décisif dans la construction du moment postcolonial, dans lequel on peut condamner des distinctions et une exploitation injustes et célébrer la prolifération des hybridations culturelles et la rupture des frontières culturelles. » (page 22)

Questions :

1492 – 1970, ce spectre chronologique n’est-il pas à la fois trop vaste et trop vague ?

Pour le lecteur, précisons que le terme les Lumières vise le siècle du même nom et l’Occident, avec l’énonciation de valeurs telles que la liberté et les droits naturels, mais l’historien anglais Headricks, dans son livre « The tools of Empire » a développé, en ce qui concerne l’impérialisme colonial des deux derniers siècles, une analyse qui parait plus convaincante, celle d’une supériorité occidentale assurée par les grandes découvertes technologiques du XIXème siècle.

Quant à la prolifération des « hybridations culturelles » et à l’affirmation d’après laquelle, le postcolonial correspondrait à « la rupture des frontières culturelles », le propos parait trop flou : l’histoire mondiale a été le fruit permanent d’une hybridation culturelle, sans d’ailleurs que les frontières culturelles aient le plus souvent disparu.

L’auteur soulève la question de la distinction qu’il conviendrait de faire ou de ne pas faire entre les empires coloniaux et les autres empires :

«  Les efforts des nouveaux empires se heurtèrent aux mêmes problèmes que ceux rencontrés par les anciens : la dispersion géographique, les chaînes de commandement étendues, le recours indispensable aux circuits économiques régionaux et aux systèmes locaux d’autorité et de patronage. » (page 36)

Et « Comment peut-on distinguer clairement les empires coloniaux des autres types d’empires ? ». (page 41)

Pour un esprit habitué à délimiter un objet de recherche, à le situer dans son contexte interdisciplinaire, et naturellement chronologique, ce discours flottant peut surprendre. Alors s’agit-il du colonialisme ou des empires ? Ou le colonialisme est-il un concept qui contient celui d’empire ? Et que dire de l’ambiguïté que recèle le mot même de colonialisme, selon le sens qu’on lui attribue !

            L’auteur intitule un de ses paragraphes « La fin des empires et la marginalisation des études coloniales » (page 52), et ce discours est tenu par un certain nombre de chercheurs français, lesquels feignent d’ignorer, dans le cas de la France, la place effectivement marginale que l’empire a occupée dans l’économie et l’opinion publique françaises, sauf au cours des deux guerres mondiales, après 1945, avec la guerre d’Algérie, et à l’époque postcoloniale avec l’immigration africaine. Donc, rien de surprenant à ce que ce créneau de recherche historique n’ait pas obligatoirement attiré nos chercheurs ! J’ajouterais même qu’il aurait été par ailleurs, et aux yeux d’excellents esprits, un des domaines de recherche de prédilection des chercheurs à culture marxiste.

Dans la conclusion de cette première partie, l’auteur écrit :

 «  L’histoire coloniale à l’époque de la décolonisation a souffert d’une double occultation des années 1950 aux années 1970, l’idée de modernisation a occulté le colonial. Dans les années 1980 à 1990, l’idée de modernité a occulté l’histoire. La spécificité du projet formulé par Balandier en 1951 a pendant un temps disparu derrière les espoirs de construction d’un avenir nouveau. » (page76)

Et plus loin : « Aujourd’hui, une fois que le colonialisme est identifié au jumeau malfaisant de la rationalité héritée des Lumières, on ne voit plus très bien ce que l’on doit faire ensuite. » (page77)

Jumeau malfaisant ? Ne s’agit-il pas d’un jugement moral ? Sommes-nous encore dans l’histoire coloniale ou postcoloniale ?

Ce chapitre d’introduction aborde la relation entre l’histoire et le colonial ou le postcolonial, dimension historique ou non, et c’est une des questions, mais son contenu laisse un peu sur la faim.

A ma décharge, n’étant ni chercheur universitaire, ni historien professionnel, je vous avouerai que le cheminement intellectuel de l’auteur, désarçonne plus qu’il ne convainc.

Si le colonial est partout, s’il a baigné tous les siècles de l’histoire européenne du quinzième au vingtième siècle, s’il s’agit de la domination des Lumières, alors il est à la fois un accessoire et un principal, mais je ne sache pas que l’histoire coloniale française n’ait pu être autre chose qu’un domaine mineur, sans qu’elle ait, à ma connaissance, négligé le contexte historique mondial.

En tout cas, et pour un chercheur « postcolonial », ce premier chapitre constitue un excellent répertoire, au plan international, des études les plus récentes sur ces vastes sujets. Les sujets qui peuvent « interpeller », ou « fâcher », c’est selon, seront abordés dans les chapitres suivants que nous tenterons d’analyser et de commenter au cours des prochaines semaines.

Alors le Colonial ou le Postcolonial ? Everywhere or anywhere ?

Jean Pierre Renaud

Le Postcolonial? Un nouveau mythe historique? Le livre « Le colonialisme en question » de M.Cooper

Le Postcolonial ? Nouveau mythe historique ?

Le colonialisme en question

Théorie, connaissance, histoire

Frederick Cooper

(2005)

&

Notes de lecture d’un « colonialiste »

&

Un nouveau mythe de l’histoire coloniale ?

Pour transposer un des termes de l’historien colonial Henri Brunschwig

&

Un colonialisme ambigu, flottant ?

&

Comme je l’ai indiqué sur le blog du 13 octobre 2010, j’ai fait appel aux lumières d’un vieil ami d’études qui a effectué toute sa carrière en Afrique et en Asie. Il apportera donc sa contribution à ce travail de lecture.

Le colonialisme

Lecture 1 : le thème lui-même

            Une première impression générale de vertige intellectuel, en présence d’une accumulation de réflexions et de sources historiographiques qui couvrent tout le spectre de l’histoire de la colonisation, ou plutôt des colonisations qui se sont déployées à travers les siècles et les continents.

            Et donc une première ambiguïté pour un esprit français plus familier avec le sens moderne du terme colonialisme (mot apparu dans les années 1910) au sens du Larousse de l’année 1936 « nom sous lequel les socialistes désignent, en le condamnant, l’expansion coloniale, qu’ils considèrent comme une forme d’impérialisme issu du mécanisme capitaliste », donc la source marxiste en filigrane, que celui de colonisation au sens le plus large de son histoire séculaire.

            Car, ainsi que le relevait déjà, en 1956, le sociologue et anthropologue Balandier dans son introduction de la Revue « Le Tiers Monde » (n°27), les relations inégales sont anciennes, « les centres de domination ont changé, mais non le phénomène ».

Et de décrire la colonisation comme « la manifestation historique la plus ancienne et la plus répandue des relations entre sociétés inégales quant aux forces matérielles dont elles disposent ». (page 21 de la Revue)

Et l’historien Mallet de noter que « Le système colonial aujourd’hui stigmatisé sous le nom de « colonialisme » a étendu son emprise pendant plus d’un siècle sur un bon tiers du globe ». (page 35)

Donc, de quoi parle-t-on ?

 A la lecture du livre, il semble bien que cela soit plus du colonialisme à la « sauce » anglaise, c’est-à-dire la colonisation, que du colonialisme à la « sauce » française, mais nous constaterons que ce type d’ambiguïté conceptuelle marque fortement les analyses de l’historien..

Par ailleurs, la lecture de la revue citée plus haut, fait bien apparaître que ce domaine de recherche a été, plus qu’exploré, par les équipes de chercheurs français de cette époque, alors que l’historiographie très abondante de l’auteur passe quasiment sous silence celle d’origine française..

Une trentaine de sources, sauf erreur, sur près de six cents citées !

Et peut-être les historiens et chercheurs qui écrivent volontiers sur le « déni » de l’histoire coloniale française seraient surpris de constater que l’historiographie coloniale souffrait de la même marginalité dans l’historiographie française.

Il convient toutefois de signaler que l’auteur attache une attention toute particulière à Balandier, et nous consacrerons ultérieurement une chronique à ce numéro de la fameuse Revue « Le Tiers Monde ». Le lecteur constatera alors que cette revue a abordé beaucoup des thèmes qui nourrissent la réflexion de l’historien américain.

Nous évoquerons également la thèse du polémologue Bouthoul qui dit des choses plutôt sensées sur les mêmes sujets.

Dans son analyse, l’auteur fait un sort particulier à deux territoires, Haïti avec son histoire révolutionnaire de début du XIXème siècle, et l’AOF, avec ses mouvements de grève postérieurs à la deuxième guerre mondiale : je ne suis pas sûr que ces exemples historiques aient la valeur explicative que l’historien leur attribue, comme nous l’indiquerons plus loin.

Rappelons le cheminement de l’historien :

1ère Partie : Etudes coloniales et interdisciplinaires

Questions coloniales, trajectoires historiques

Essor, déclin et renouveau des études coloniales, 1951-2001

2ème Partie : Trois concepts en question : l’identité, la globalisation, la modernisation

3ème Partie : Les possibilités de l’histoire

Etats, empires et imaginaires politiques

Syndicats, politique et fin de l’empire en Afrique française

&

L’objet de ce livre est très ambitieux :

Il est difficile à définir, tant les questions qu’il soulève dans le temps, l’’espace, et l’objet lui-même des recherches, sont innombrables.

Si j’ai bien compris l’ambition de l’auteur, il s’agirait de faire la récapitulation des thèses postcoloniales qui ont été effectuées sur le sujet, des problèmes d’interprétation intellectuelle, au sens large, qu’elles soulèvent, et donc de proposer un certain nombre d’éclairages, d’outils d’analyse (les trois concepts cités), destinés à mieux cerner et saisir le « colonialisme ».

L’auteur note en préalable : « Refuser de considérer le colonial comme une dimension nettement délimitée, dissociable de l’histoire européenne constitue un défi important pour l’analyse historique «  (page 10)

Et plus loin : « Ce serait toutefois aujourd’hui au tour des domaines interdisciplinaires des études coloniales et postcoloniales de prendre un nouveau départ, et notamment d’adopter une pratique plus rigoureuse. Or, si elles ont fait connaître à un large public transcontinental la place du colonialisme dans l’histoire mondiale, la majorité de ces études attribuent cependant à un colonialisme générique – situé quelque part entre 1492 et les années 1970 – le rôle décisif dans la construction du moment postcolonial, dans lequel on peut condamner des distinctions et une exploitation injustes et célébrer la prolifération des hybridations culturelles. » (page 22)

Le contenu d’un tel ouvrage ne facilite, ni la lecture, ni son résumé, éventuellement critique.

Notre méthode de présentation des notes de lecture :

Nous nous proposons de publier successivement, sur les différents sujets traités par l’auteur, des notes de lecture composées de trois éléments : un résumé rapide du discours de l’historien, les questions posées, et l’éclairage (si possible) d’un témoin « colonialiste » de cette histoire postcoloniale.

Premier éclairage du témoin « colonialiste »

« Le colonialisme a d’abord été le mauvais visage de la colonisation. Puis, il s’est substitué totalement au mot « colonisation ». Braudel le reconnaît en qualifiant du terme « colonialisme » l’expansion européenne depuis le XVIème siècle.

C’est peut-être une période de temps un peu longue, puisque le mot date du début du XXème siècle (1902). Il serait sans doute préférable de ne l’utiliser que pour la période de 1880 à 1960, période qui va de l’ « impérialisme colonial » à la « décolonisation ».

Le projecteur n’est mis que sur le cas français et britannique, et dans une moindre mesure, et de façon anecdotique sur le cas belge. Le mot est relativement neutre, quand il est utilisé par les historiens britanniques. En France, il donne automatiquement une couleur négative à ce qu’il recouvre.

Si l’on tient à ces observations, on fera l’impasse sur les acteurs autres qu’’Européens (Russie, Etats Unis, Japon…voire Chine, Egypte, Ethiopie… ) et sur les continents autres que l’Afrique et l’Asie.

Il faut enfin garder à l’esprit que le mot « colonialisme » sert à condamner à la fois des événements dans une période donnée (le moment colonial) et un type de relations, celui entre colonisés et colonisateurs (la « situation coloniale »). »

M.A

                Et pourquoi ne pas citer, à titre de conclusion déjà provisoire, et sûrement provocatrice, le stratège Sun Tzu, en le paraphrasant légèrement, et si

« Le fin du fin, lorsqu’on dispose ses troupes, était de ne pas présenter une forme susceptible d’être définie clairement… » ? (Points faibles et points forts)

Jean Pierre Renaud