« Il n’ y a pas de petite querelle » – Amadou Hampâté Bâ
ou la querelle des deux lézards
Un sujet difficile, bien difficile, qu’annonce tout naturellement l’introduction.
L’auteur y déclare tout de go que l’histoire de la colonisation et de l’esclavage colonial français doit être incluse dans notre patrimoine historique et culturel commun, et je ne vois pas en quoi la contredire sur ce point, sauf à se poser une première question sur le tabou qui existerait à ce sujet, et d’autres questions sur la série de concepts qu’elle enchaîne, plus complexes les uns que les autres, la repentance, l’identité nationale, les lois mémorielles, le télescopage du savoir et des mémoires, les controverses supposées scientifiques,… on mélange histoire et mémoire :
« Finalement, il s’agit de comprendre à quel point « l’identité nationale » plurielle, inclut aussi le colonial. »
Dès l’introduction, l’auteur assigne donc une vaste ambition à sa réflexion qui parait dépasser assez largement le champ scientifique de l’histoire coloniale proprement dite.
En ce qui concerne le chapitre 1, rien à dire de particulier, sur la richesse de l’historiographie coloniale, d’abord européenne, et aujourd’hui africaine, sauf à se poser deux questions, la première relative au véritable sens d’une histoire dite « d’en bas », la deuxième du pourquoi de notre ignorance supposée de cette histoire.
L’auteur écrit : « Or cette histoire coloniale, héritée, fut oubliée, comme effacée par la décolonisation. Ce fut un déni. Pourquoi ? (p.20)
Arrêtons nous un instant sur cette appréciation, car elle court, sous des vocables différents tout au long de l’ouvrage, amnésie – faut-il plutôt parler de refoulé, (p.53), silence, tabou, une histoire de la colonisation française.. à peine connue de la très grande majorité des jeunes français… et de la plupart de leurs aînés (p.63)… la colonisation a été oubliée (p.110).
J’ajouterais volontiers, ignorance sans doute au moins égale de la part des jeunes africains.
Dans un numéro n°165 (2007) de la revue Cultures Sud, l’auteur avait déjà esquissé un certain nombre de réflexions sous le titre « L’historien, la mémoire et le politique. Autour de la résurgence de la « question coloniale », certaines d’entre elles soulevant ma perplexité
Je ne suis pas sûr qu’une enquête sérieuse confirme un des propos de l’historienne :
« Pour les jeunes descendant des colonisés et des colonisateurs – qui n’ont pas vécu cette histoire mais qui l’ont entendu raconter par leurs grands-parents et aujourd’hui par des hommes politiques de tout bord – le vécu a disparu ; la mémoire en est doublement reconstruite : par la transmission des récits et par la façon dont ces récits sont compris. » (p,53)
Une remarque à ce sujet : est-ce que, vraiment, beaucoup de petits enfants ont eu cette « chance » ?
Et plus loin, le même auteur écrit :
« Rajoutez à cela la mémoire coloniale officielle, structurante de la mentalité de plusieurs générations de Français durant la période coloniale, comme en témoigne le fameux petit Lavisse, manuel d’histoire élémentaire plus que centenaire participant de la construction volontaire de la nation… » (p,53)
Une mémoire coloniale officielle tellement structurante que la même historienne se complait à regretter, à longueur de pages, le déni dont souffrirait notre histoire coloniale.
Pourquoi avancer le Petit Lavisse à tout bout de champ, alors que ce livre ne consacrait que quelques pages aux fameuses colonies, en fin d’ouvrage, donc en fin de cycle scolaire ? Et pourquoi ne pas accréditer la thèse en question, en faisant état, un état « scientifique » d’une enquête sérieuse sur cette fameuse mémoire ?
Alors pourquoi ce constat ? Il est possible, comme le fait volontiers l’auteur, de proposer une explication qui viendrait de l’inconscient collectif de la France.
Le texte abonde de termes qui en relèvent : l’impensé hérité (p.134), les stéréotypes raciaux (149) cet impensé français (154), le passé refoulé du métissage (146), l’état d’esprit de beaucoup de nos concitoyens, pour lesquels le fait colonial apparaît si incroyable qu’il en est indicible (156), la société française en reste aujourd’hui imprégnée (165)
Dans mon livre « Supercherie coloniale », j’avais d’ailleurs consacré un chapitre à cette clé supposée de l’histoire de la France actuelle, le chapitre IX, page 229, intitulé « Le ça colonial ! ».(1)
Le lecteur a donc le choix entre des explications de type rationnel ou irrationnel, mais je dois signaler que déjà en 1993, à un colloque intitulé « Images et colonies », l’auteur avait déjà avancé une argumentation fondée sur l’inconscient collectif, laquelle ne semble pas mieux établie seize ans plus tard.
Et pourquoi ne pas s’interroger à ce sujet : sommes-nous encore dans le champ de l’histoire ?
D’autres explications viennent naturellement à l’esprit : tout d’abord, le peu d’intérêt que les Français, et même leurs gouvernements, ont porté aux colonies et donc à leur histoire. Brunschwig, Marseille, et Ageron, parmi beaucoup d’autres, l’ont relevé dans leurs écrits.
Comment ne pas citer les exemples cités par Marseille dans son livre « Empire colonial et capitalisme français » : en 1936, l’ignorance de Blum sur l’Afrique du Nord, les témoignages du démocrate chrétien Buron et du socialiste Verdier sur l’indifférence des gouvernements à l’égard des dossiers coloniaux, après 1945 ? (p.300, 302)
Comment en effet ne pas être surpris par les analyses et conclusions de Marseille, selon lequel les colonies (pour beaucoup l’Algérie, qui n’était d’ailleurs pas une colonie) ont eu une certaine importance économique et financière pour la France, mais pendant une courte période, alors que l’Empire laissait largement les Français indifférents ?
Le port du Havre avait par exemple un important trafic colonial, mais il était orienté en grande partie vers l’Europe du Nord.
L’ouvrage collectif, intitulé « L’esprit économique impérial », a montré récemment que ce dernier n’était pas très « ardent ». (voir mon analyse dans le blog Etudes Coloniales – année 2008)
Est-il nécessaire d’invoquer un impensé, un refoulé, un inconscient collectif pour expliquer que l’histoire coloniale n’a jamais eu les faveurs de l’Université, qu’elle n’a été qu’un appendice non constitutif de l’histoire française (p.103) ?
L’Université se serait tenue à l’écart d’un sujet national majeur ?
Bien sûr que non !
Les économistes sont depuis longtemps familiarisés avec le concept de marginal, et le constat d’après lequel notre histoire coloniale n’a toujours été que marginale ne doit rien au hasard, à je ne sais quel déni (rationnel) ou tabou (irrationnel) !
Le postcolonial à la française (chapitre 3) Après l’impensé français, le post colonial à la française, pourquoi pas ? Mais l’histoire coloniale serait alors hors jeu ? Les historiens ont-ils eu besoin jusqu’à présent de changer les noms de baptême de la période étudiée, Antiquité, Moyen Age, ou Révolution, en fonction de l’évolution de leurs travaux de recherche ? Avec pour certains d’entre eux, tel Goubert, le refus de travailler sur une histoire moderne, dont il était partie prenante.
Est-ce que cette appellation d’origine anglo-saxonne ne serait pas motivée par un choix de cible historique beaucoup plus culturelle qu’économique, plus idéologique qu’historique, et en définitive beaucoup plus anachronique qu’on voudrait le faire croire ? L’auteur note à ce propos « le rôle joué par l’histoire coloniale dans la construction de la notion d’«identité nationale » (p.86) : rôle de l’histoire coloniale ou des études postcoloniales ?
Comment faire parler les documents (p.97) ? Si l’on s’abstrait d’une analyse chronologique rigoureuse et de leur évaluation dans un contexte historique déterminé ? L’auteur suggère également une pratique du double regard (p.85), mais faudrait-il encore qu’elle ait été toujours possible, compte tenu de la difficulté qui a longtemps existé pour recueillir les récits de la tradition africaine, et qui demeure encore.
Dans ce chapitre consacré au postcolonial, l’auteur évoque, à titre de démonstration, un des livres que j’ai analysé page par page, ligne par ligne, intitulé « Culture coloniale » (1871-1931), ouvrage dans lequel l’auteur a publié une contribution dont le titre était « Vendre : le mythe économique impérial » (p.163). Cette contribution s’inscrivait dans la partie intitulée « Fixation d’une appartenance ».
L’auteur semble prendre une certaine distance avec cet ouvrage en écrivant ici : « une histoire « postcoloniale en train de s’écrire. Cette histoire consiste à analyser les traces laissées par le fait colonial dans la société et l’imaginaire français. Les premiers à aborder ce sujet, à partir de 2003, ont donné au fruit de leur travail le titre un peu trompeur de « culture coloniale », qui laisserait croire que « tout est colonial » dans la culture française, ce qui n’est évidemment pas le cas… » (p.96)
Dont acte, mais presque tout dans cet ouvrage au titre « trompeur » soulève questions et objections, quant à la méthode de travail, au choix des indicateurs, à leur évaluation, et à leurs effets. N’encombrons pas le lecteur de citations et d’affirmations non vérifiées, non mesurées, mais un des auteurs évoque le « bain colonial » : comment est-il possible d’utiliser un tel terme, alors que les recherches faites sur les vecteurs d’une culture coloniale supposée, ont été à la fois partielles, différentes selon les contextes historiques, et jamais évaluées dans leur contenu et leurs effets ? L’auteur en question s’est d’ailleurs attaché dans ses recherches à un champ historique limité à la fois sur le plan chronologique (post 1945), géographique et thématique.
Est-ce que le postcolonial ne souffrirait pas par hasard et précisément de l’usage de la nouvelle méthode, la démarche de « va–et–vient » (p.87), préconisée par l’auteur, et qui dans les références choisies projette une vision moderne, d’ailleurs souvent littéraire, sur notre passé national et colonial ?
Des traces ? Pourquoi pas ? Mais il conviendrait tout d’abord de les identifier au prix d’enquêtes d’opinions et de mémoires sérieuses qui n’ont pas été faites jusqu’à présent.
Mais venons-en à la contribution de l’auteur (dans le livre « Culture coloniale ») : le texte en tant que tel est intéressant, mais en tant que juriste et économiste, il m’a laissé sur ma faim et voici pourquoi :
Sur le titre rien à dire, et sur l’adhésion qu’elle semble donner aux analyses Marseille, mais certaines expressions et appréciations, pour ne pas dire jugements, font problème, car l’auteur n’a pas apporté la démonstration de ses propos : le mythe enraciné (p.168), la société française consommait donc colonial dans tous les domaines que celui-ci relève de la banque ou de la vie quotidienne. (p.174), cette belle harmonie entre milieux d’affaires et expansionnistes coloniaux n’allait pas résister à la seconde guerre mondiale. Elle oeuvra néanmoins suffisamment auparavant pour construire dans la mémoire française une culture coloniale aussi tenace que mythifiée où la place du mythe économique était dominant. (p.175)
Histoire économique ou littérature historique ? Plutôt une préférence pour la deuxième expression. Il ne suffit pas de noter que les Français buvaient du thé (d’Indochine avant 1931 ?), et du vin (d’Algérie), mangeaient du riz (d’Indochine ?) pour conclure au rôle de causalité coloniale de ces faits, qu’il se soit agi de la mémoire des Français de l’époque, ou qu’il s’agisse de la mémoire française d’aujourd’hui.
Je n’y ai donc pas relevé une trace identifiée et évaluée des traces évoquées par l’auteur, d’autant moins que le texte en question s’inscrivait dans la période 1871-1931.
Question ? Ne s’agirait-il pas en proposant un concept nouveau de faire de l’anachronisme sans le dire, par une voie détournée, étant donné qu’une grande partie de la réflexion tente d’expliquer pourquoi l’actualité française est troublée par des querelles de mémoire, plutôt que d’histoire ?
Quelques mots enfin sur ce même postcolonial à la française : l’auteur récuse l’existence des ethnies, mais doit-on accuser Amadou Hampâté Bâ d’avoir été un « collabo », pour faire référence à un rapprochement soi-disant historique qui a la faveur de certains historiens africains ( voir Petit précis de remise à niveau sur l’histoire africaine à l’usage du président Sarkozy, p,199), une occupation française à la mode nazie, lorsqu’il évoque les douze ethnies qui étaient présentes à Djenné :
« Douze ethnies vivaient alors à Djenné…(Amkoullel-p.369) »,
Ou encore dans un autre domaine cité par l’auteur :
« Face nocturne et face diurne,… il faut accepter de reconnaître que l’époque coloniale a pu aussi laisser des apports positifs, ne serait-ce entre autres, que l’héritage d’une langue de communication universelle grâce à laquelle nous pouvons échanger avec des ethnies voisines comme avec les nations du monde… (Oui, mon Commandant, p. 334).
Pourquoi en effet le jugement péremptoire de l’auteur de ce livre à ce sujet ? :
« peser le pour et le contre, en distinguant les aspects estimés positifs de ceux estimés négatifs de la colonisation est inepte en histoire (p.136) »
Alors double regard ? Regard d’en bas ? Qui a raison d’Amadou Hampâté Bâ ou de l’auteur ?
Un mot enfin sur le rôle que l’auteur prête aux anciens cadres coloniaux, dont je fis très brièvement partie, dans la vie nationale postcoloniale : je ne voudrais pas être trop négatif à ce sujet, mais il ne pouvait être, et ne fut que marginal, encore plus que l’histoire coloniale elle-même. (p,99)
Comment penser sérieusement qu’ils aient pu avoir une grande influence sur l’histoire de la France postcoloniale?
J’ajouterai, de façon toute accessoire, et pour avoir été à un moment donné, au cœur de ce processus administratif, que, contrairement à ce qu’écrit l’auteur, en choisissant la carrière préfectorale, où ils ont bénéficié d’un accès prioritaire, (p.100) ce ne fut pas le cas, mais l’évocation de ces faits est bien dérisoire en regard des enjeux ici traités. Et dans quel champ historique, l’auteur inscrit-il ce type de réflexion ?
Pour utiliser une expression qu’aime bien un de mes enfants, je serais tenté de dire : quelle embrouille historique !
Personnellement, je paraphraserais volontiers le slogan « liberté pour l’histoire » en écrivant « liberté pour le bon sens », et pour « le doute scientifique » prôné par l’auteur, car on voit bien que ce discours s’inscrit à l’ombre des problèmes de l’immigration.
Alors pourquoi ne pas reconnaître une bonne fois pour toutes que l’histoire coloniale a toujours été marginale dans nos écoles et nos universités, et qu’elle ne redevient d’actualité, sans intervention d’un inconscient collectif que personne n’a réussi jusqu’à présent à identifier et à évaluer sur le plan scientifique ?
Ce n’est pas l’imaginaire colonial de la France qui est à l’œuvre, sauf à le prouver autrement que par des discours, mais l’imaginaire d’un courant de chercheurs qui peine à prouver quoique ce soit sur ce plan historique, sauf à proposer aujourd’hui le nouveau concept de fracture coloniale qui a beaucoup plus à voir avec une fracture sociale née de l’immigration postérieure aux années 1970.
Alors dans cette confusion mémorielle, historique, et conceptuelle, je ne suis pas sûr du tout que ce livre aide beaucoup les Français à y voir plus clair dans notre histoire coloniale, et à vider une querelle, petite ou grande.
Et encore moins les enfants ou petits enfants de parents immigrés, pour ceux d’entre eux qui sont quelquefois déchirés entre deux cultures ou deux pays d’origine, à mieux gérer leur vécu quotidien. En bref, un discours idéologique plus qu’historique, sans fondement intellectuel, et sans démonstration concrète et actuelle au moyen d’enquêtes statistiques sérieuses sur notre mémoire coloniale.
(1) Supercherie Coloniale – Mémoires d’Hommes- 2008)
Jean Pierre Renaud, le 13 janvier 2010