« La fin des terroirs » Eugen Weber Lecture critique

« La fin des terroirs »

1870-1914

Eugen Weber

(Fayard 2010)

Lecture critique

Préambule

            Pour avoir lu et étudié le ou les discours historiques d’un courant de pensée animé entre autres par le collectif que j’ai baptisé du nom de Blanchard and Co, dont l’animateur principal a, semble-t-il de multiples casquettes, publiques ou privées, puisqu’il est aujourd’hui chef d’entreprise dans la communication, patron de la petite agence de com’ « BDM », j’ai éprouvé le plus grand scepticisme à l’égard des thèses que ce collectif défendait sur la culture coloniale ou impériale, au choix, laquelle aurait été celle de la France, à l’époque des colonies.

        Pourquoi cette thèse historique manquait de pertinence scientifique ?

       Pour deux raisons majeures, la première son insuffisance d’évaluation scientifique et quantitative des vecteurs supposés de la dite culture et de ses effets sur l’opinion publique aux différentes périodes de notre histoire coloniale, la deuxième, sa méconnaissance de la culture populaire française des mêmes périodes, notamment au cours de la période historique allant en gros de 1870 à la fin de la première guerre mondiale.

        Dans mon livre « Supercherie coloniale », je faisais référence au livre roboratif de MM Keslassy et Rosenbaum, dans la collection Mémoires vives« Pourquoi les communautés instrumentalisent l’Histoire ? », en citant une de leurs appréciations :

      « Nos nouveaux entrepreneurs de mémoire, à l’affût, guettent ces désirs et ces tourments. Ils savent les instrumentaliser. » (MV,p,59)

     Et j’indiquais :

   « Pourquoi ne pas rappeler que dans une controverse récente sur la repentance entre deux historiens chevronnés, Mme Coquery-Vidrovitch et M. Lefeuvre, la première a défendu l’historien Blanchard en le qualifiant précisément d’historien entrepreneur ? » (p,264,265)

         Je ne sais pas si à l’époque l’historien ainsi désigné était déjà historien entrepreneur ou chef d’entreprise lui-même, comme c’est aujourd’hui le cas.

      Le travail d’Eugen Weber a le mérite de nous éclairer sur la situation qui était celle de la métropole au cours des mêmes années, c’est-à-dire une France rurale, arriérée, face à celle des villes, encore minoritaires, face aussi au rayonnement, sinon au pouvoir exorbitant de Paris, sa capitale.

       Le livre montre bien l’existence de deux mondes, un monde rural qui avait beaucoup de points communs avec certains des mondes ruraux rencontrés au cours des conquêtes et de la mise en place des superstructures coloniales, très loin du monde urbain, déjà sophistiqué, mais très minoritaire jusqu’à la fin du dix-neuvième siècle et du début du siècle suivant.

      Les observations d’Eugen Weber sur la lecture anticolonialiste de Franz Fanon valent le détour.

     C’est d’ailleurs la raison pour laquelle je publierai à la fin de ma lecture critique une petite synthèse intitulée « Indigènes de métropole et Indigènes des colonies ».

« La fin des terroirs »

1870-1914

Eugen Weber

« Préface inédite de Mona Ozouf »

Pluriel

Lecture critique

Il s’agit d’un gros bouquin de 713 pages avec toutes ses cotes, un gros pavé historique, que l’auteur a consacré à l’état de la France à la fin du XIXème siècle et au début du XXème siècle, une analyse qui a l’immense mérite à mes yeux de rebattre beaucoup de fausses cartes historiques sur lesquelles trop d’historiens ont construit leur discours, le dernier exemple étant celui du collectif de chercheurs Blanchard, Lemaire, Bancel, et Vergès, en ce qui concerne la culture coloniale qu’ils supposaient être celle de la France de 1870 à 1914, et qu’ils ont affirmé être celle-là.

            En finale de ma lecture critique, je me propose de rédiger un petit sommaire des traits qui, d’après la source historique en question, relevaient d’une France métropolitaine arriérée, sauvage, composée, pour plus de 90% de ses habitants, laquelle à la fin du dix-neuvième siècle, n’avait rien à envier à beaucoup des territoires coloniaux que la France se mit en tête de conquérir.

            L’intitulé de la première partie du livre « Culture coloniale », 1. « Imprégnation d’une culture » (1871-1914), sonne étrangement, alors que dans le contexte historique de l’époque, le vrai sujet portait sur l’imprégnation d’une culture française, outre le fait de l’indigence des évaluations qui sont faites à la fois des vecteurs supposés de cette culture et de ses effets.

            Ce livre comprend trois parties, qu’ouvre une préface tout à fait intéressante de Mona Ozouf (p,1 à 9) :

I  – « Les choses telles qu’elles étaient »  (pages 17 à 239)

II – « Les agents du changement » (pages 239 à 449)

III – Changement et assimilation (pages 449 à 589)

       La seule énumération du titre des 29 chapitres de ce livre suffirait déjà à en donner la couleur historique.

     Après publication de cette analyse, nous nous proposons donc de publier quelques pages de comparaison entre ce qu’était la France « coloniale » de la fin du dix-neuvième siècle, et la nouvelle « France d’Outre-Mer », que  les explorateurs, les officiers,  les administrateurs, les missionnaires, ou les colons, découvraient.

     Il n’y avait pas beaucoup de différence dans un certain  nombre de cas.

      Le contenu du vingt-neuvième chapitre, intitulé « Cultures et civilisation »,  le dernier est tout à fait intéressant à ce sujet.

            La préface, dans sa préface, Mona Ozouf, écrit :

        « On entre dans le livre d’Eugen Weber comme dans un conte, sous la douce injonction d’un « il était une fois » : dans le pays où il nous entraîne, les nuits sont très noires, les forêts très profondes, et les chemins des fondrières. Chaque village vit remparé, replié sur lui-même et ses très proches entours, et rien ne semble y bouger : ce que les hommes font, ils l’ont toujours fait, l’origine des usages se perd dans la brume des temps. » (p,I)

       « … comment les paysans se sont mués en citoyens français… comment donc le sentiment d’appartenance à la patrie est-il venu aux gens des campagnes ? Le livre d’Eugen Weber explore les chemins par lesquels s’est faite cette rencontre et développe une idée centrale : que cette rencontre a été très tardive, si bien que le sentiment patriotique des Français entre 1870 et 1914, est encore à  créer. » (p,III)

          « … il se rend compte qu’il ne sait rien de ces campagnes traitées par tant d’historiens comme de simples annexes de la ville ; que lui-même a longtemps identifié la France à Paris ; qu’il lui faut désormais privilégier les périphéries au détriment du centre que célèbre une historiographie française obstinément  jacobine. » (p,IV)

       L’auteure cite l’exemple du livre d’Antoine Prost sur l’enseignement :

      « …comment par exemple a-t-il pu faire l’impasse sur les obstacles que les langues minoritaires opposaient, sous la III° République encore, à l’alphabétisation des Français ? » (p,V)

       « En osant ces question, La fin des terroirs comportait donc sa pointe polémique. Il prenait à la traverse quelques- unes des certitudes les mieux ancrées que nourrit l’historiographie française sur la date et la teneur du sentiment national… (p,V)

       « …Aucune des dates invoquées ne trouve grâce à ses yeux… » (p,VI)

       « … L’objection décisive, face à Renan, à Benda, à tant de volontaristes, est que si être français suppose une mobilisation quotidienne de la volonté au service d’une conscience claire, alors ceux qui vivaient dans les campagnes françaises du XIXème siècle étaient à peine français… »(p,VI)

         Mona Ozouf émettait toutefois un doute :

      « Si bien que les lecteurs de la Fin des terroirs conservent un doute : le constat de la sauvagerie paysanne n’est-il pas étroitement dépendant du choix que fait Weber de son espace et de ses sources ? Son espace, parce qu’il a récolté ses exemples au sud-ouest de la ligne Saint Malo-Genève : ses observations auraient-elles été les mêmes s’il avait tourné ses regards vers les les plaines du Bassin parisien, du Nord, de l’Est et du Sud-Est au lieu d’élire la France pauvre, la France rebelle, celle du « fatal triangle » de Stendhal… Or ces sources, Weber les utilise parfois sans assez d’esprit critique… » «(p,VIII)

         Une bonne question, sauf à noter que la fracture nationale décrite, avait au moins un sens géographique, sud contre nord, ou montagnes contre plaines, de même que la question  suivante :

        « …Resterait enfin la grande question de savoir quelle est la valeur du raisonnement inductif qui, du peu de familiarité avec la culture savante, conclut à l’absence de sentiment national…. » (p,IX)

         Deux questions qui posent les questions rarement abordées et traitées de la représentativité des sources analysées, et de l’évaluation des effets de leurs contenus.

        Introduction (page 9)

       L’auteur nous raconte comment il avait découvert le livre de Roger Thabault « Mon village » :

      « Thabault retraçait l’évolution d’une commune – bourg, villages, hameau, fermes isolées -, dans laquelle la vie avait suivi le même cours depuis des temps bien antérieurs à la Révolution, et n’avait changé, mais alors radicalement, qu’au cours du dernier demi-siècle avant 1914… »

      Vingt ans plus tard, l’auteur découvrait un autre livre, celui d’André Varagnac, qui décrivait à sa manière la même métamorphose « Civilisation traditionnelle et genres de vie » ;

      « « Toute une mentalité se mourrait, était morte. Coïncidence ? Varagnac, lui aussi, situait ce tournant décisif dans le dernier quart du XIX°  siècle. (p, 10)

       … En cherchant les réponses aux questions que Varagnac m’avait amené à soulever, j’étais conduit à découvrir une nouvelle France dans les campagnes du XIX ° siècle, une France où beaucoup de gens ne parlaient pas français, ne connaissaient pas (et employaient encore moins) le système métrique, où les pistoles et les écus étaient mieux connus que les francs, où les routes étaient rares et les marchés éloignés, et où une économie de subsistance traduisait la plus élémentaire prudence. Ce livre traite de ces changements et de l’évolution des mentalités au cours de cette période ; en un mot, il montre comment la France sous-développée fut intégrée au monde moderne et à la la culture officielle – celle de Paris et des grandes villes. » (p,11)

         Comment ne pas souligner la justesse du propos, car il a toujours existé, et il existe encore à mes yeux, un biais méthodologique de base dans la façon dont la plupart des chercheurs confondent bien souvent la France avec sa capitale, ou le monde des grandes villes.

        Plus loin l’auteur reconnait que dans son hypothèse de travail, il s’est délibérément attaché aux régions qui servaient le mieux ses intérêts –« l’Ouest, le Centre, le Midi et le Sud-Ouest- , et aux quarante ou cinquante années qui  précèdent 1914,  un biais méthodologique qui est effectivement de nature à diminuer la portée de son analyse, contrebalancé par le constat qu’il a fait aux Archives nationales :

         « Mais même les recherches qui s’en tiennent aux lignes traditionnelles de l’histoire sociale des années 1880-1914 posent des problèmes particuliers. Il y a de sérieuses lacunes aux Archives nationales pour ce demi-siècle décisif d’avant 1914). » (p, 12)

Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés