« La société piégée par la guerre des identités. Echec du multiculturalisme »- Amselle – Le Monde du 16/10/11

« La société française piégée par la guerre des identités

Echec du multiculturalisme »

Jean Louis Amselle

Le Monde du 16 septembre 2011, page 21

&

Réflexions sur cet article

            Un article très difficile à résumer, dont le contenu fait référence à des concepts  qui soulèvent  de grandes difficultés de définition, et autant de controverses.

            Quel est le sujet traité ? A-t-il été défini ? Quel est le discours Amselle sur le sujet ainsi défini ? Et enfin, quelle est la démonstration scientifique de ce discours ?

            Des mots qui claquent au vent, comme des drapeaux !

            Des grands mots qui dérangent, tout d’abord ! Un langage politique ou un langage scientifique ? Un mélange des genres donc ?

            Pourquoi, en effet, et  aussitôt, ces grands mots de « piège », de « guerre des identités », après la guerre des mémoires « coloniales » dont aucune institution n’a eu le courage, jusqu’à présent, de mesurer dans l’opinion publique française, si elle existait vraiment ?

Alors que l’historien qui a lancé, semble-t-il, cette expression dans les médias, et compte tenu des relations étroites qu’il entretient avec certains d’entre eux, aurait pu obtenir de leur part une véritable enquête statistique, sérieuse, qui nous aurait donné la possibilité de mesurer enfin cette fameuse mémoire coloniale (avec ou sans l’Algérie) qui expliquerait tellement de dysfonctionnements dans la société française.

Qui a véritablement intérêt à entretenir cette conspiration du silence ?

Des sondages d’opinion, il en pleut chaque jour, et il est bien dommage que ce type de sujet n’intéresse personne ! Serait-ce parce qu’il donne la possibilité de discourir sans démontrer ?

Il en est par ailleurs de même de l’interdit quasi religieux qui pèse sur les statistiques dites ethniques. Comment est-il possible de faire le procès de la discrimination en refusant de mesurer ce qu’il en est exactement par rapport à telle ou telle catégorie sociale, si l’on n’en a pas la mesure démographique ?

Dans leur préface au petit livre intitulé « Au cœur de l’ethnie » que Messieurs Anselme et M’bokolo ont cosigné, en se déclarant opposés à l’introduction de critères ethniques dans les recensements, ils écrivaient :

« Par un étrange retournement de situation, l’expansion coloniale qui s’est faite au nom de la « mission civilisatrice » de la France, mais qui a en fait largement reposé sur la gestion de la différence culturelle, ferait actuellement retour sur sa terre d’origine pour mettre en place un mode d’administration des « populations » fort éloignées du modèle théorique dressant le citoyen face à l’Etat. »

L’historien Pap Ndiaye a préconisé d’instaurer une visibilité qui serait en même temps invisible, et il conviendrait donc de nous expliquer comment un tel mystère est susceptible d’être résolu (voir blog du 16/5/11).

            Revenons donc au sujet de l’article :

            L’auteur ouvre son texte en écrivant :

« Le multiculturalisme, en tant qu’il est fondé sur la reconnaissance des identités singulières de race et de culture, a échoué en France et en Europe. Non pas, comme le prétendent Angela Merkel, David Cameron et Nicolas Sarkozy, parce qu’il n’est pas parvenu à  intégrer les « immigrés » Mais en raison de la fragmentation du corps social opérée partout où ce principe est appliqué ou promu par des organisations  politiques. »

Une des raisons principales de cet échec, sinon la seule, serait à rechercher chez les porte-parole des communautés intéressées :

«  De sorte qu’il n’est pas illégitime de mettre en doute l’existence, en France, des communautés « noires », « juive », « musulmane », ou « maghrébine », autrement que dans les discours de porte-parole parfois nommés ou encore autoproclamés qui s’expriment « au nom » de ces communautés en prenant en quelque sorte leurs « membres » en otages. »

Il aurait été évidemment intéressant que l’auteur propose sa définition du multiculturalisme en France, dont le contenu a peu de points communs avec celui auquel il est fait référence en permanence, l’anglais ou l’américain, dont les origines historiques n’ont rien à voir avec un soi-disant multiculturalisme français qui pourrait leur ressembler, mais en quoi ? Juridiquement, historiquement, socialement, culturellement ?

L’auteur met en cause dans cet échec, – mais y-a-t-il eu échec ? – , le rôle des porte- parole de certaines des communautés qui vivraient dans notre pays.

Pourquoi pas ? Mais jouent-ils le rôle important que leur prête l’auteur, je n’en suis pas sûr, et j’écrirais volontiers qu’il s’agit beaucoup plus d’une conviction, d’un discours que d’une démonstration, car en beaucoup de lieux, les rapports entre membres des communautés d’origine étrangère ne fonctionnent pas de la façon implicite, supposée.

Ce que l’auteur dénomme l’échec du multiculturalisme, indéfini, ressort plutôt sur certains territoires de la métropole d’un déséquilibre culturel et social entre populations d’origines différentes : comment ne pas penser, par exemple, que dans les communes où les citoyens français d’origine étrangère sont majoritaires, les ajustements ne soient pas toujours faciles ? L’immigration a été trop rapide !

L’auteur met également en cause la responsabilité des organisations  politiques qui se sont attachées à prôner la diversité plus que l’égalité, et il est exact que la gauche y a trouvé un champ politique plus ouvert, car il est plus facile de prôner la diversité que l’égalité.

Comme je l’ai déjà écrit sur ce blog, le professeur Walter Benn Michaels a dit d’excellentes choses sur le sujet, dans son petit livre « La diversité contre l’égalité ».

Trois réflexions  encore à propos de ce constat :

La première converge avec le constat, à savoir le fait que les porte- parole annexent pour eux-mêmes et leurs affidés des revendications ou des interventions qui ne sont pas partagées ou même comprises des membres des communautés qu’ils disent représenter, mais il ne s’agit là que d’une opinion, d’un « discours »..

La deuxième sent évidemment le souffre, étant donné qu’il s’agirait de reconnaître une disposition naturelle des membres de certaines de ces communautés à la « palabre », à la parole, au verbe, que beaucoup de français de « souche », encore une incongruité, n’ont jamais connu sur leur terre natale. L’auteur sait mieux que quiconque que la « parole » façonnait la plupart des sociétés africaines : elles furent, en effet, et très longtemps, tout autant des sociétés de la solidarité que du verbe, même celles touchées par une première imprégnation de l’«écrit », c’est-à-dire du Coran.

Et la troisième relative à ce qui ressemble fort à une sorte de propagande, insidieuse, beaucoup plus efficace que n’a jamais été la propagande coloniale, faite de dénonciation de crimes coloniaux, de repentance, de mauvaise conscience, d’histoires reconstruites, idéologiques, nourries d’un humanitarisme qui est venu, fort opportunément,  succéder au marxisme, de l’assimilation revendiquée de l’esclavage à la « Shoa », et donc de droits imprescriptibles à réparation.

Les porte-parole en question n’ont donc fait qu’exploiter le discours de ces « récadères » (1) modernes d’une nouvelle parole officielle de certains chercheurs, dont l’ambition est de reconstruire l’histoire des pays anciennement colonisés, d’« d’ouvrir de nouvelles voies » à l’histoire des anciennes colonies françaises, en surfant sur les nouveaux courants de l’immigration.

Comment ne pas reconnaître que ce processus politique et idéologique est enclenché sur le terrain de la réparation ?  Il vise à faire reconnaitre la légitimité d’une assistance généralisée, en même temps qu’une dépendance, aujourd’hui et souvent assumée, par des pays qui ont obtenu leur indépendance, depuis plus de cinquante ans ?

M.Anselme propose son diagnostic, mais il est légitime de se demander (discours contre discours) si dans un domaine comme celui-là, la théorie n’est pas trop éloignée du terrain social. Le multiculturalisme n’a pas attendu l’empire colonial et les indépendances pour nourrir la culture française, et de nos jours, de nouvelles formes de multiculturalisme  rythment la vie de tous les jours de nombreuses communes, à la condition qu’il ne soit pas complètement déséquilibré, mis en cause par une immigration par trop « invasive ». Les Français, d’origine africaine, et de bonne  foi, sont les premiers à reconnaître qu’un très fort esprit de solidarité de famille ou de clan caractérise encore les flux d’immigration africaine.

Il conviendrait donc, avant toute chose, de poser la bonne définition, scientifique autant que possible,  du sujet dont on débat. Le multiculturalisme a toujours existé en France, et il n’est pas mort, mais encore faut-il qu’on ne cherche pas à intoxiquer les Français par une nouvelle propagande « coloniale » !

Est-ce que la loi du 9 décembre 1905 sur la séparation de l’Eglise et de l’Etat et la laïcité n’a pas posé la base d’un multiculturalisme religieux solide dans un pays qui avait connu dans son histoire de multiples conflits religieux ?

Un multiculturalisme institutionnel, à la fois religieux et culturel ?

Est-ce qu’on a fait mieux, depuis, pour la paix civile et le bien commun de la France ?

Enfin, le propos de l’anthropologue s’articule sur un constat implicite, celui des dangers de la reproduction coloniale, en France, de la discrimination qui existait dans les colonies, sauf à faire observer que, compte tenu des moyens que la France consacrait à son outre-mer, et du chantier gigantesque que représentait la mise en œuvre de l’universalisme prôné par l’auteur, et tout autant par ses lointains prédécesseurs coloniaux de la société des Lumières,  il n’était guère d’autre solution que de ne pas toucher aux croyances locales, aux coutumes, et au statut des personnes. 

Par ailleurs, n’était-ce pas pure folie, ou rêve, que de vouloir mettre dans le même moule républicain et assimilationniste toutes sortes de peuples et de cultures d’Afrique ou d’Asie ?

Comment ne pas rappeler que la Côte d’Ivoire, bien connue de l’anthropologue, créée ex nihilo par la France, à la fin du 19ème siècle, comptait de l’ordre de cinquante peuples ou ethnies, et autant de langues et coutumes ?

Historiquement, la France coloniale n’avait guère d’autre choix que de faire de « la gestion de la différence culturelle ».

Si je partage tout à fait la conclusion de l’auteur, mon cheminement intellectuel et historique n’est donc pas tout à fait le même !

En bref, discours ou démonstration ?

Jean Pierre Renaud

(1)    Dans le royaume d’Abomey, le récadère était le porte- parole du roi, et le bâton qu’il portait était le signe qu’il avait bien été investi par ce chef..