Propagande postcoloniale contre propagande coloniale ? – 4

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Propagande postcoloniale contre propagande coloniale ?

Eclairage critique sur le modèle des Lettres Persanes !

           Une histoire postcoloniale idéologique au service de l’autoflagellation nationale !

      Avec la mondialisation, l’explosion démographique de l’Afrique, le multiculturalisme en vogue, une arrivée tout d’abord clandestine de l’islam dans notre pays, la poursuite de flux d’immigration, régulière ou clandestine, qui viennent grossir la population des quartiers sensibles, dont certains semblent en partie échapper aux règles républicaines, il est évident que des discours historiques souvent habillés de fausse science ne facilitent pas l’intégration de populations qui cumulent les handicaps.

          Dans le livre « La Fracture Coloniale »  (2006- Sous la direction de la triade Blanchard, Bancel et Lemaire),  leurs trois auteurs n’hésitaient pas à écrire :

           « Retour du refoulé…qui font de la fracture coloniale une réalité multiforme impossible à ignorer (p.10)… la colonisation a imprégné en profondeur les sociétés des métropoles colonisatrices, à la fois dans la culture populaire et savante (ce que l’on nommera ici une culture coloniale) (p.13). De ce champ de bataille mémoriel (p.23)… la banlieue est devenue un théâtre colonial » (p.23).

         Un champ de bataille mémoriel, s’il existe, ouvert par cette catégorie de chercheurs !

        Ces récits sont évidemment de nature à créer un état d’esprit dangereux pour la paix civile, comme on le voit aujourd’hui avec les tentatives d’un Islam radical pour déstabiliser la République dans son état de droit, dans ses modes de vie, dans son respect des libertés de conscience et d’expression, dans le droit des femmes.

          A Alger, le 21 février 2017, au cours de sa campagne électorale, le Président actuel a eu le très mauvais goût  de juger que la colonisation française en Algérie fut « un crime contre l’humanité ».

          C’est l’exemple même de la caricature historique.

        Les carences de méthode intellectuelle : les deux exemples de la thèse du collectif Blanchard sur la période coloniale et de la thèse Huillery sur l’ancienne Afrique Occidentale Française.

       Elles ne sont pas obligatoirement représentatives des travaux actuels de l’histoire postcoloniale, mais elles bénéficient de toute la lumière que lui accordent sans compter  les médias.

        J’ai passé beaucoup de temps à analyser les deux types de thèse, la première assez classique pilotée par Pascal Blanchard, et celle novatrice, richement dotée en outils économétriques, d’Elise Huillery.

        Les cibles de la thèse Blanchard sont très ambitieuses, en temps et en lieux, alors que la cible de la thèse Huillery est cantonnée à la seule Afrique Occidentale : il est évident que la taille des cibles n’est pas du tout  la même, tout en notant qu’en choisissant pour cible l’ancienne Afrique Occidentale Française, Mme Huillery a fait un choix qui n’est pas anodin, compte tenu des relations de toute nature que la France a conservées avec ces territoires..

       La thèse du Collectif Blanchard s’est exprimée dans les ouvrages : thèse Blanchard Sorbonne 1994 (TB) – Culture Coloniale 2003 (CC) – La République Coloniale 2003 (RC) – Culture Impériale  2004 (CI) – La Fracture Coloniale 2005 (FC). L’Illusion coloniale 2006 (ILC)

&

         Il serait dommage de ne pas rappeler que le manuscrit « Supercherie coloniale » a fait l’objet d’une lettre de refus très aimable de la part d’un des grands éditeurs de la place, dont vous trouverez ci-après l’essentiel du texte :

       « Paris le 5 juillet 2007

        Concerne : Supercherie coloniale.

      Cher Monsieur,

        Je vous remercie vivement de vos deux textes.

         Je les ai appréciés à leur juste valeur, bien entendu, sur la même longueur d’onde que vous. Mais, pour vous dire la vérité, je n’ai aucune envie de me lancer ou de laisser …. se lancer dans une polémique directe avec des auteurs nommés (et dont un a même été publié dans la Maison !).

           Votre avant-scène postcoloniale m’a par ailleurs bien amusé.
        J’espère que vous trouverez un autre éditeur et vous assure, cher Monsieur, de tous mes sentiments les meilleurs. »

       N’ayant pas trouvé d’éditeur, j’ai fait appel à une petite maison d’autoédition.

      Puis-je rappeler aussi le petit écho que j’avais donné sur ce blog à la mésaventure « idéologico-politique » que ce livre avait connue avec la Mairie de Paris (mandat Delanoë) ?  Une bonne citoyenne m’avait informé gentiment qu’elle avait trouvé l’un des deux spécimens que j’avais pris le soin de déposer auprès du service des bibliothèques, dans une librairie-solderie de Paris.

          Il me parait donc intéressant de proposer ci-après le texte de « l’avant-scène postcoloniale » aux lecteurs :

« En avant-scène postcoloniale »

Et sur les pas du célèbre Montesquieu

Comment peut-on être Malgache à Paris au XXI° siècle ?

            De Jérôme Harrivel, Cité Universitaire Internationale, à Paris, à sa chère et tendre Vola, restée à Faravohitra, à Antananarivo,

       Octobre 2001 – Comme tu le sais, à l’occasion du match Algérie France, dans ce magnifique stade de France, (quand en aurons-nous un aussi beau dans notre belle capitale ?) une partie du public a sifflé l’hymne national des Français. Tu vois le scandale ! Je n’y étais pas, car tu connais l’amour très modéré que je porte au sport. Cela m’a beaucoup étonné, moi qui croyais que l’Algérie était indépendante depuis 1962. La France était-elle devenue, à son tour, la colonie de l’Algérie ?

    Septembre 2003 – Des amis français m’avaient convié à une soirée à la campagne, une campagne toute verte comme tu l’aimerais, près du Mans. A un moment donné, un des convives se mit à évoquer des livres récents qui traitaient de l’histoire coloniale de la France. Tu sais que les Français ne s’y intéressent pas beaucoup,  mis à part la guerre d’Algérie, qui a laissé des traces profondes dans beaucoup de familles françaises.

            Je ne m’estimais pas vraiment concerné, lorsque j’entendis ce convive parler de « bain colonial », et aussitôt je fis une association d’idées avec notre grande fête du bain de la Reine, notre « fandroana », mais il ne s’agissait pas de cela. C’était bien dommage, car la cérémonie du bain revêtait une grande importance  dans notre monarchie. Beaucoup de faste, une grande foule, le bain de Ranavalona III derrière le rideau rouge, la couleur sacrée, avec ce petit grain de folie religieuse qui mettait du sel dans le rituel sacré du bain, l’aspersion de la foule venue entendre le « kabary » de la reine et assister à son bain caché, avec l’eau qui avait servie au bain de la reine, une eau naturellement sacrée. Une lointaine parenté sans doute avec l’eau bénite, sans vouloir blasphémer le rite catholique !

       Février 2005 – Un de mes bons amis malgaches m’a entraîné au Forum des Images de la Ville de Paris pour assister à une des séances du festival des films coloniaux qui y avait lieu.

Deux personnes commentaient ces documents, un belge, je crois, et un universitaire africain dont j’ignorais le nom. Pour nous mettre sans doute dans l’ambiance idéologique de cette séance, le présentateur belge avait distribué une note de présentation dans laquelle il énonçait quelques fortes vérités, je cite :

           « C’est au nom de la légitimité coloniale que l’on filme les femmes au torse nu…c’est la relation d’assujettissement du colonisé au colon. C’est la violence légale,  naturelle de l’ordre colonial qui apparaît lorsque l’on regarde ces images… on perçoit régulièrement les signes d’un déni d’humanité accordé à l’indigène dont le filmeur (sic) d’alors n’avait pas conscience. »

        On nous a projeté plusieurs films d’amateurs de qualité tout à fait inégale. L’un d’entre eux a attiré mon attention, parce qu’il avait été tourné chez nous, par un vazaha (un blanc) sans doute riche, car il le fallait pour disposer d’une caméra. A un moment donné, on voyait une femme blanche assise dans un filanzana, notre fameuse chaise à porteurs, portée donc par quatre bourjanes, et le commentateur de souligner doctement, et une fois de plus, que cette image était un autre symbole du colonialisme en action.

       A la fin de la projection, un vazaha s’est levé et a pris la parole pour expliquer à la salle que tous les gens riches de Madagascar, nobles, hauts fonctionnaires militaires ou civils, marchands fortunés recouraient habituellement à ce mode de transport à une époque où il n’y avait aucune route dans l’île, et donc aucun véhicule à roues. Je me suis bien gardé d’intervenir, mais l’échange m’a bien amusé.

        Mai 2005 –  Un grand débat agite les médias et le microcosme politique, sur l’esclavage et  le rôle positif de la colonisation française. Des députés, toutes tendances confondues, de droite et de gauche, ont eu une foutue bonne idée de faire reconnaître par la loi le rôle positif de la colonisation. Grand chahut chez les historiens et au sein des associations qui ont l’ambition de défendre la cause des populations immigrées, notamment de celles qui ont publié un appel d’après lequel, leurs ressortissants seraient les  indigènes de la république.

            Prudence de notre côté étant donné le passé de notre grande île et de l’abolition relativement récente de notre esclavage. Certains de nos lettrés ne disent-ils pas que les descendants des andevos, nos anciens esclaves, portent encore dans leur tête leur passé d’esclave, avec la complicité des descendants de leurs anciens propriétaires d’esclaves. Nous sommes d’ailleurs bien placés à Madagascar pour savoir que la traite des esclaves s’est prolongée longtemps en Afrique de l’Est, dans l’Océan Indien, et dans le Golfe Persique, avec les traditionnels trafics arabes d’esclaves.

            Je te signale d’ailleurs qu’une historienne de La Réunion prend des positions hardies dans ce difficile débat.

            Je recommanderais volontiers la même prudence aux descendants des grands royaumes négriers de l’Afrique du Centre et de l’Ouest.

        Novembre 2005 – En France, la mode est aujourd’hui à la repentance. Les Français adorent ça et se complaisent dans leurs défaites militaires qu’ils célèbrent avec une joie masochiste. Le président Bouteflika somme la France de se repentir, alors que la guerre d’Algérie a été un affrontement de violences des deux côtés, et que l’Algérie indépendante sort à peine d’une guerre civile cruelle.

            Dans toute cette affaire, plus personne ne comprend plus rien à rien, entre ce qui relève de la mémoire et ce qui relève de l’histoire ! Je me demande si certains historiens ne s’intéressent pas plus à la mémoire qu’à l’histoire.

        Octobre 2006 – Tu vois, l’Algérie est toujours au cœur du problème français, et certains historiens ont du mal à travailler sur l’histoire coloniale sans être obsédés par l’Algérie, toujours l’Algérie, qui parait d’ailleurs de plus en plus présente en France, plus de quarante ans après son indépendance. Un politologue, espèce difficile à définir, a commis un livre, ou plutôt un crime contre la raison, en énonçant le postulat qui voudrait que « Coloniser,  c’est exterminer », et bien sûr en raisonnant sur l’Algérie. Ce politologue s’est fait ramasser dans les grandes largeurs par deux éminents historiens de l’Algérie.

              Ce mois-ci, Blois a accueilli les 9ème Rendez Vous de l’Histoire. A l’occasion d’un Café Littéraire, tu te souviens du rôle des cafés dans l’histoire littéraire parisienne, un dialogue musclé s’est engagé entre le principal prosélyte d’une nouvelle histoire coloniale et l’auteur d’un livre intitulé « Pour en finir avec la repentance coloniale », précisément dans le cas de l’Algérie. Le prosélyte de lui lancer : « Vous êtes un historien révisionniste, ça vous fait triper (sic) ». Je me serais bien gardé d’intervenir dans ce débat : il n’y a pas si longtemps, notre grand Amiral marxiste, dictateur et chef de l’Etat, aurait brandi aussi facilement ce type d’accusation. » Jérôme Harrivel

Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés

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Propagande postcoloniale contre propagande coloniale ? Les Actes du Colloque de janvier 1993

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Propagande postcoloniale contre propagande coloniale ?

Les Actes du Colloque de janvier 1993 (150 pages) : analyse

I « Mythes, Réalités et Discours » – Synthèse Mme Catherine Alcoer (page 19 à 27)

« Doctrine coloniale et opinion publique »

      «…  Si l’on peut donc parler d’une idéologie coloniale du point de vue de l’émetteur, celle-ci devient infiniment plus complexe du point de vue du sujet percevant. » (p,19)

        « L’Exposition coloniale : expression du discours politique »

          « … Nous assistons donc au même phénomène de banalisation, l’Empire est entré dans les mœurs…

        Catherine Coquery-Vidrovitch insiste sur le fait que ces représentations, ces mises en scène sont reprises dans la presse de l’époque comme autant de réalités… » (p,23)

« … Il s’agit à présent d’étudier en quoi ce que Catherine Coquery-Vidrovitch qualifie d’entreprises de mythification coloniale à propos de l’exposition de 1931, mais plus généralement l’iconographie coloniale, relève d’un discours politique, mais également quels furent ses prolongements dans l’inconscient collectif. »

       Il convient de noter 1) L’auteure  rappelle dès le départ une distinction capitale dans un tel domaine entre « l’émetteur » et le « sujet percevant » » une distinction quasiment oubliée dans le discours du collectif de chercheurs, 2) que Catherine Coquery-Vidrovitch a été une des promotrices de l’introduction de l’inconscient collectif dans ce débat savant, 3) qu’elle fut la Présidente du jury de la thèse de doctorat de M.Blanchard, une thèse qui ne fit qu’effleurer les terrains d’évaluation de la presse, 4) que l’analyse de la presse de l’époque, seul vecteur susceptible de proposer une évaluation de l’opinion publique n’a pas été effectuée.

         « Iconographie coloniale, réalité et phantasmes »

        « Comprendre, expliquer l’impact de l’iconographie coloniale auprès du public exige de prendre en considération les conditions internes et externes qui ont présidé à sa conception, d’où la difficulté méthodologique

       « Expliquer l’impact… d’où la difficulté méthodologique » (p,24)

        Il s’agit d’une des difficultés de la méthode historique, à côté de beaucoup d’autres.

        Après la guerre de 14-18, et d’abord dans le cas de l’Algérie : « …Toujours pour Gilbert Meynier, ces images coloniales touchent finalement assez peu la masse française qui, toute à sa nouvelle prospérité, ne semble pas convaincue de l’apport des colonies en la matière… » (p,25)

     « … L’imbrication étroite de la réalité et du fantasme dans l’iconographie coloniale et dans ses répercussions sur l’inconscient collectif amène un problème de méthodologie majeur quant à l’étude de ces images. A partir du moment où les observateurs historiens ex-colonisateurs, ce qui est le cas de la plupart de nous tous, à partir du moment où des observateurs se déclarent objectifs, distants mais possédant un bagage culturel qui lui n’est pas objectif », affirme Catherine Coquery-Vidrovitch. Elle poursuit : « je fais métier de ne pas croire à l’objectivité puisque le travail de l’historien est précisément un travail de doute. .. « (p,26)

        Jean Devisse (le directeur de la thèse de doctorat  Blanchard) souligne cependant la nécessité d’ouvrir ce dossier et non plus d’en avoir peur. « Ce qui me semble évident c’est qu’il faut un inventaire complet, total, de tous les aspects, même ceux qui nous gênent beaucoup, de tous les aspects de cette longue période que nous avons occultée. Nous n’avons pas occulté que la guerre d’Algérie (…) Le rassemblement d’images, la constitution d’un corpus, ce n’est pas de l’histoire, c’est la base de matériaux qui permet ensuite de construire une réflexion historique. »

         Le travail de l’historien devra toujours pour Jean Devisse, « faire table rase des clichés, des images mentales, transmises presque génétiquement et porteuses de désastre pour les relations entre la Nord, la France et ses territoires extérieurs. ….

        Mais  au préalable, pour analyser ces images il faut apprendre à s’en méfier et être attentif à leur prolongement dans notre inconscient. » (p,26)

       L’auteur écrivait « Nous n’avons pas occulté que la guerre d’Algérie », une observation contradictoire avec celles de Benjamin Stora, historien de l’Algérie, qui écrit dans « Images et Colonies », à la page 257 : « guerre qui contrairement aux idées tout faites, a été montrée dans la presse quotidienne (lorsqu’elle n’était pas censurée) et dans les magazines à grand tirage. »

        Problèmes de méthode sûrement, non réglés tout aussi sûrement, mais à voir l’irruption de l’inconscient  dans ce débat historique, aucun participant ne semble avoir proposé de méthode d’analyse historique ou non.

        Catherine Coquery-Vidrovitch écrivait dans sa contribution :

        L’historien, l’image et les messages «  En dernier point, j’en viens à une réflexion personnelle. Le sujet qui nous occupe ici est passionnant, les sources sont extraordinaires. J’ai donc cherché à comprendre pourquoi je n’avais pas envie de venir parler dans ce colloque qui s’annonçait pourtant extrêmement intéressant et dont je reconnaissais scientifiquement tout l’attrait.
      Pour comprendre un réflexe de ce type il faut faire la psychanalyse de l’historien. » (p,30)

        L’historienne explique cette réflexion tout à fait personnelle par son propre passé, mais elle accrédite la thèse que je défends sur certains discours postcoloniaux, à savoir qu’il est difficile, sinon impossible pour un historien dont le vécu est contemporain de l’histoire qu’il veut raconter d’être suffisamment détaché des sources consultées.

       L’historien Goubert a d’ailleurs pris une position très nuancée sur le sujet de la « fabrication » de l’histoire contemporaine.

         Dans sa contribution, l’historienne Annie Rey-Goldzeiger sur le Maghreb et la France du XIXème et du XXème siècle a également pointé le rôle supposé de l’inconscient, mais en reconnaissant son échec à proposer une méthode d’analyse : « Aussi n’essaierai-je pas de formuler une méthode sûre pour aborder ce sujet qui m’a interrogée depuis longtemps : j’ai cherché une méthode de recherche qui, je l’avoue, n’a pas été trouvée. » (p,38) 

       Ce qui ne l’a toutefois pas empêché de lui attribuer un rôle important dans son analyse historique !

       Dans le livre « Supercherie coloniale », j’ai consacré un de mes chapitres au « ça colonial », et très récemment j’ai tenté de démonter la propagande du « modèle de propagande des raisins verts », animé par des enfants de parents « coloniaux » d’Algérie ou du Maghreb.

      Ces chercheurs ont eu en effet un passé qui les a mis en rapport avec le monde colonial algérien, un passé qui ne pouvait leur être indifférent, comme ce fut également le cas pour l’historien Gilbert Meynier.

       Dans la première séquence « Mythes, Réalités et Discours », l’historien affichait ce concept d’inconscient dans le titre même de sa contribution :     « Volonté de propagande ou inconscient affiché ? Images et imaginaires coloniaux français dans l’entre- deux-guerres ». (p41)

       L’auteur précisait qu’il s’exprimait sur les « indigènes » dans le cas algérien principalement.

         «Propagande et thèmes coloniaux Le lendemain de la guerre est un temps d’incantations volontaires du Parti colonial et de ses escortes idéologiques et médiatiques. Une foule de livres… des flots de brochures, de tracts, de films destinés à exalter l’idée coloniale…. Ces images coloniales touchent finalement assez peu la masse française… ». (p,44) 

        « Imaginaire colonial et inconscient français »

        « Les ambitions coloniales sont parallèles à la volonté de vulgarisation concernant les colonies. Cette vulgarisation touche pourtant différemment la masse française et l’élite de la foi coloniale… Le drame est que ces images des colonies, répondant à un inconscient français prioritairement hexagonal, sont émises au moment même des prodromes de la « décolonisation ».

       Quoiqu’il en soit, l’imaginaire même de la France coloniale ramène d’abord au pré-carré français et il doit très peu au grand large. » (p,48)

        Le lecteur est-il plus avancé ?

         Jean Pierre Renaud   –  Tous droits réservés

Carnets Buron – 9 – 1962 – Evian

Carnets Buron – 9 – 1962 -Evian

« III

Entre les Rousses et Evian (p,236)

       Lundi 19 février, Paris 22 heures

        … A 11 heures, à Villacoublay, un aide de camp du chef de l’Etat nous attendait pour nous prier de nous rendre directement à l’Elysée.

       L’audience a  été brève, de courtoisie en quelque sorte. Les propos du Général peuvent se résumer ainsi :

      « Vous avez fait de votre mieux. Nous allons voir maintenant. En tout cas nous ne nous laisserons pas manœuvrer. S’il y a accrochage à Tripoli, eh bien nous publierons les textes, tous les textes. L’opinion internationale sera pour nous… et nous reprendrons le combat. Merci messieurs. »

     Mardi 20 février

       « Ce matin accueil amical au bureau national du MRP…J’ai brièvement exposé l’économie du système envisagé avec ses trois périodes :

      Transitoire, jusqu’à la proclamation du résultat du scrutin d’autodétermination, pendant laquelle la souveraineté française n’est pas discutée mais où coexistent un haut-commissaire, dépositaire des pouvoirs de la République et un Exécutif provisoire comprenant huit musulmans et trois européens.

      Probatoire durant les trois années qui suivent la proclamation de l’Indépendance (si telle est la solution qui prévaut). Pendant cette période les Français restant sur place doivent bénéficier d’un certain nombre de libertés dans le domaine politique, économique, social et financier. Ces avantages sont garantis indirectement  par les concours que la France apportera à l’Etat nouveau et dont en fait le montant peut varier selon les circonstances, et directement par la présence de troupes françaises sur le territoire jusqu’à l’expiration, du délai convenu.

        Définitive enfin, dans le cadre d’une coopération technique et financière normalement  avantageuse pour les deux parties…

        Mercredi 21 février

     « Le Conseil des ministres consacré aux pourparlers préalables des Rousses…

      Le chef de l’État, prenant acte de l’accord quasi-unanime du Conseil des ministres, remercie le ministre d’État et ses deux collègues ; « C’est dans cette voie qu’il faut donc continuer si, comme je le pense, en face on souhaite vraiment la paix… Quant à la France, il faudra qu’elle parle. Ces résultats auxquels nous aboutissons seront soumis à référendum et nous les ferons mettre en application qu’ensuite…(p,245)

        Lundi 5 mars

        C’est bien à Evian que vont reprendre les pourparlers, officiellement cette fois…

        J’ai grande crainte que sur de nombreux points la discussion soit à reprendre au départ, avec des hommes plus inquiets encore que nous ne l’avons perçu aux Rousses… cent quatre explosions ce matin à Alger et les manifestations les plus diverses : expulsion sous menace des journalistes italiens, incendie de la prison d’Oran, se succèdent à un rythme accéléré ;… (p,247)

IV

Les pourparlers d’Evian (p,248)

        Le 7 mars au soir

       … Ce premier contact – qui a duré de 11h15 jusqu’à 17h30…. m’a laissé l’impression d’un certain malaise de part et d’autre, plus accentué encore chez nos interlocuteurs. (p,249)

       … Le problème essentiel pour le FLN, c’est celui de la période transitoire, comme pouvait l’être pour nous les questions de nationalité et de garantie de la minorité lors de notre dernière rencontre.

             A quoi bon proclamer le cessez-le-feu si, dès l’arrêt des combats dans les djebels, la guerre civile se déchaîne dans les villes, si l’Exécutif provisoire est dépourvu d’autorité réelle, si l’Armée en définitive au lieu de soutenir ce dernier cède aux sollicitations des activistes européens ?

       Voilà la grande crainte exprimée ! ((p252)…       Commentaire : les deux délégations ont beaucoup de mal à s’entendre sur l’ensemble des questions déjà examinées aux Rousses, et je reviens spécialement sur les notes consacrées à l’amnistie :

          « Ce 16 mars au matin… Une fois encore, la bataille s’est déclenchée sur les fameuses annexes militaires que nous n’avions pas eu le temps de rédiger aux Rousses. Elle reprit ensuite à propos de l’amnistie dont nos interlocuteurs demandent que le bénéfice soit étendu aux français qui leur ont apporté leur aide, ce qu’il n’est pas question de leur accorder.

         il s’agit en effet de l’amnistie qui doit intervenir en Algérie dès le début de la période provisoire. Il est normal dans les circonstances où nous nous trouvons que les algériens qui ont combattu pour leur indépendance et ne se sont pas rendus coupables de crimes de sang puissent reprendre place dans l’Algérie nouvelle et participer au scrutin d’autodétermination. Le Gouvernement par contre garde son entière liberté de décision à l’égard des citoyens français nés et vivant en France qui ont transgressé les lois et règlements français…(p,262)

      Ce 18 mars

      « Et voilà ! Nous en avons terminé : nous avons apposé nos trois signatures en bas des 93 pages, fruit du travail de ces douze jours, face à celle de Krim Belkacem…

         J’ai pour ma part conscience d’avoir fait mon devoir au sens plein du mot mais je n’en éprouve aucune satisfaction véritable.

          Certes il fallait en finir ! Dans le climat d’horreur qui se généralise à Alger et Oran, il était nécessaire de tout faire pour utiliser la faible chance – mais la seule chance – que constitue la conclusion des pourparlers.

         Les jours qui viennent vont être des jours de folie et de sang. Les passions ne désarmeront pas parce que ma signature figure au bas d’un bien étrange document. Mais sans cet effort douloureux, pendant combien d’années encore le sang aurait-il continué à couler, quelles convulsions auraient connues la France… » (p,265)

        14 mai à Rocher Noir (à Alger)

        … Je ne sais pas jusqu’à quel point les choses vont aller dans les jours prochains, mais dès à présent il faut admettre que l’irréparable a été commis entre les deux communautés. La grande majorité des Français d’Algérie, sans chercher si elle est victime du FLN, de l’OAS, de la réaction contre l’OAS, du Gouvernement ou de l’évolution du monde est décidée au départ… » (p,266)

       Le 16 mai, 10 heures

     « Je viens en compagnie de mes quatre collègues MRP du Cabinet Pompidou, d’aller porter notre démission au chef de l’Etat.

       Etrange nuit que celle de notre délibération et de nos échanges téléphoniques avec le président de la République et le premier ministre. A aucun moment je n’ai eu vraiment la sensation de participer à l’action qui se jouait.

         Mes amis ne pensaient qu’à l’Europe, le général de Gaulle qu’à l’avenir  du régime.

       Pour ma part mon esprit était resté en Algérie. »  (p267)

&

Commentaire

        Les notes de Robert Buron permettent de vérifier que les négociations avec le FLN ont été conduites de bout en bout sur les instructions du général de Gaulle.

       A la date de ces accords, j’avais depuis longtemps fait mon deuil de mon séjour algérien : je me trouvais faire de la coopération à Madagascar, un pays que je découvrais, venu récemment à l’indépendance.

     Je constatais une fois de plus, qu’après le Togo, l’Algérie, Madagascar n’était pas non plus la France, et que la gestion politique du nouvel Etat laissait beaucoup à désirer.

        Je saisis donc la première occasion, le changement du régime de la coopération pour ne pas apposer ma signature sur le contrat qui m’était alors proposé,  pour revenir en France ! Je précise que ce contrat était très rémunérateur !

                Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés

Carnets Buron – 10 – Fin – Comment conclure ce texte ? … Avec Alice Zeniter ?

Carnets Buron – 10 – Fin

Comment conclure ce texte ?

Sans conclusion ?

Un vrai gâchis ?

Ou avec la conclusion d’Alice Zeniter ?

« Dans l’art de perdre, il n’est pas difficile de passer maître »

  Il se trouve qu’en même temps que je relisais les carnets de Robert Buron, j’ai eu connaissance de la publication du livre d’Alice Zeniter « L’art de perdre »

         Ce type d’histoire m’était familière et j’ai eu évidemment envie de lire ce livre qui nous projette au cœur de la tragédie algérienne pour tous ceux qui en Algérie ou en France en ont souffert dans leur chair, dans leur intelligence, dans leurs cœurs ; il y en a eu beaucoup dans les deux camps, mais je pense évidemment ici aux algériens et algériennes qui nous ont accompagnés dans la guerre d’Algérie, et que nous n’avons eu ni le courage, ni la loyauté de bien accueillir chez nous, avec leurs descendants.

       C’est l’histoire de la petite fille d’un homme qui avait choisi le camp de la France, et qui s’est trouvée à la fois coupée de ses racines et dans une sorte d’état d’ « entre-deux identitaire » en métropole.

       Son témoignage montre qu’entre l’Algérie et la France, certaines relations humaines sont encore imprégnées de haines recuites, sans espoir de pardon, d’oubli et de deuil.

       Il  est dommage que plusieurs dizaines d’années après l’indépendance de 1962, aujourd’hui 55 années, les pouvoirs constitués d’Algérie continuent à entretenir ce type de mémoire toxique, alors que des centaines de milliers d’algériens et d’algériennes sont venus dans notre pays depuis l’indépendance, venant d’un pays devenu indépendant, avant la deuxième guerre civile des années 1990, et encore après.

          Après un  voyage de découverte « rétroactive » du pays de sa famille, y avoir rencontré des gens ouverts ou fermés, elle en tire une conclusion qu’elle exprime dans le texte d’une poésie que lui a contée son ami Ifren, pour illustrer les désillusions de son voyage.

        Le contenu de cette poésie d’Elisabeth Bishop se situe au croisement de plusieurs chemins de vie, l’amour, la haine, le pardon, le désespoir, ou la lucidité : savoir perdre pour croire à la vie.

      « Elle rit parce que l’apparition de la poétesse américaine dans cette voiture qui longe la côte algérienne à  toute vitesse a quelque chose d’incongru. Ifren commence à réciter :

          « Dans l’art de perdre il n’est pas dur de passer maître,

            Tant de choses semblent si pleines d’envie,

            d’être perdues que leur perte n’est pas un désastre.

              Perds chaque jour quelque chose. L’affolement de perdre

              tes clés, accepte-le, et l’heure gâchée qui suit.

              Dans l’art de perdre il n’est pas dur de passer maître. »

              Puis entraîne-toi, va plus vite, il faut étendre

              Tes pertes : aux endroits, aux noms, au lieu où tu fis

               Le projet d’aller. Rien là qui soit un désastre.

               J’ai perdu la montre de ma mère. La dernière

               Ou l’avant-dernière de trois maisons aimées : partie !

               Dans l’art de perdre il n’est pas dur de passer maître.

               J’ai perdu deux villes, de jolies villes. Et plus vastes,

               Des royaumes que j’avais, deux rivières, tout un pays.

                Ils me manquent mais il n’y eut pas là de désastre.

                                                                                        Page 496

             A la lecture de ce roman de vraie vie, je vous avouerai que je l’ai de beaucoup préféré aux  deux romans qui ont récemment reçu le Goncourt, « L’art de la guerre » et « Le sermon sur la chute de Rome ».

           Ces  deux livres mettent, brillamment et littérairement, en scène des guerres « coloniales », sans en avoir fait l’expérience, pour autant d’ailleurs que l’on puisse classer la guerre d’Algérie dans cette catégorie.

               Avec une conclusion éclair et claire, 1) L’armée française qui a été la mienne en Algérie ne fut pas une armée « coloniale », 2)  En accordant l’amnistie à tous les crimes de guerre commis des deux côtés, pendant cette guerre, les Accords d’Evian ont laissé un poison mortel dans les relations entre la France et l’Algérie, et dans notre histoire commune. 3) le vœu qu’enfin le peuple d’Algérie apprenne aussi que «  Dans l’art de perdre il n’est pas dur de passer maître ».

     Jean Pierre Renaud  –  Tous droits réservés

Robert Buron – 7 – 1961 – 1952 – Les négociations sinueuses

Carnets Buron – 7 – 1961-1962

Deuxième Partie : les négociations sinueuses

Robert Buron, ministre du Général, dans la gueule du loup !

III

« Le putsch de la Saint Georges (p,130)

Avril 1961

21 avril 1961, à minuit dans ma chambre du Palais d’Eté

A son arrivée à Alger, à 22 h 10,Robert Buron constatait que la situation  y était très tendue.

            22 avril, en fin d’après midi

          Je n’avais pas éteint depuis plus de deux heures quand je fus réveillé par du bruit à ma porte.

        Au premier éclair de conscience je me sens mal à l’aise, nauséeux et in quiet.

      Quelqu’un est entré, se penche sur moi et mon cerveau encore flottant parvient, à enregistrer dans l’obscurité : « Excusez- moi, Monsieur le Ministre; et ne riez pas. Le palais est investi par les parachutistes. M.Morin pense que vous préférerez les recevoir debout plutôt que dans votre lit. Je vous assure, ce n’est pas une plaisanterie. »

       J’allume et rassemble rapidement les éléments de mon être.
      En face de moi, Planty, le chef de Cabinet du Délégué général me donne rapidement quelques précisions : « C’est un coup de force militaire. Il semble que Challe et Zeller soient dans le coup. Depuis un moment déjà les sections du 1er REP entourent le palais et occupent les jardins… » (p,132)

     Je laisse le soin au lecteur curieux de cette période de l’histoire de l’Algérie encore française d’aller à la sorte de reportage des faits que proposait Robert Buron, victime et prisonnier de la conjuration. (p,132 à 161)

            Le seul moyen de communication qui restait aux prisonniers fut le transistor, un petit appareil radio qui fit alors des merveilles pour aider de Gaulle à dénouer cette nouvelle crise, car il servit de  caisse de résonnance formidable pour informer les soldats du contingent de la situation et de la menace qui pesait sur leur destin, alors que dans leur très grande majorité ils n’attendaient que « la quille », car la guerre d’Algérie n’était pas leur guerre.

            Les généraux qui commandaient alors les troupes en Algérie étaient divisés, et beaucoup d’entre eux hésitaient à rallier le putsch. Beaucoup d’entre eux connaissaient bien l’état d’esprit du contingent.

            « Ce 23 avril, 11 heures du matin

       Réveil matinal ! Hier le temps était beau. Aujourd’hui, le vent fait rage.
            Alger est calme. On n’entendait aucun klaxon… Depuis hier à l’aube, sans qu’un seul coup de feu ait été tiré, l’Armée assure tous les pouvoirs en Algérie. Arrivés à Alger, les généraux Challe, Zeller et Jouhaud sont à sa tête, en liaison avec le général Salan, pour tenir le serment du 13 mai : garder l’Algérie. »….

        Ce même jour, 20 h 30

       Le général vient de parler :

      « Nous aussi avons senti en entendant le chef de l’Etat que l’échec du « quarteron » de généraux était acquis… Quelle différence entre la certitude exprimée par le président de la République et l’hésitation dont témoignent les rebelles qui après deux jours n’ont pas su décider encore que faire de nous ! » (p,145)

         Ce 24 avril à In Salah, 13h30

        Le ministre, les hauts fonctionnaires et  les généraux arrêtés sont envoyés au Sahara, à In Salah :

… « Morin, Verger, Aubert, Planty, le procureur Jourdan, mes deux collaborateurs et moi-même ainsi que le général Gambiez (1) que je connais peu et le général de Saint Hélier que je ne connais pas du tout…(p,145)

      Mardi 25 avril, 14 heures

    « A  l’aube, je suis réveillé en sursaut par un fort grondement mais me rendors très vite.

     Quand je me lève enfin, L’Helgen, qui a déjà musé dans la cour, me renseigne : l’essai atomique prévu a eu lieu à 5 heures et demi…» (p,150)

       Le putsch a échoué, Robert Buron est rapatrié à Alger :

       Mercredi 26 avril, 10 heures du matin dans le Nord-Atlas qui cette fois nous ramène à Alger. (p,153)

     « Je n’ai pas dormi et bu trop de whisky pour fêter la fin de notre aventure avec tous les prisonniers libérés. Je viens de somnoler deux brèves heures, dans l’avion surchargé après l’avoir décollé moi-même, non sans peine, dans l’air trop léger. Je me secoue car ce serait dommage de ne pas noter ces impressions toutes fraîches.

      Hier après-midi, prisonniers et gardiens ont été pris d’une même fièvre. Les transistors ne captaient qu’une friture exaspérante et cependant la même conviction s’imposait à tous, quelques que fussent les vœux secrets ou affirmés : la situation avait basculé, la rébellion allait s’effondrer… quelques minutes après 19 heures, il devient possible d’entendre nettement Radio-Alger, mais aussi Radio Monte-Carlo

      Les événements se déroulent de plus en plus vite. En dehors d’Alger le pouvoir retourne progressivement aux préfets et aux généraux fidèles……

       Mercredi 26 avril, 21 heures (toujours en avion, cette fois dans la caravelle d’Air Algérie vers Paris)…Je prépare une déclaration pour le représentant de la RTF que je trouverai certainement à Orly :

     « Le transistor a décidé de l’issue du conflit. Grâce à lui l’homme de la rue en France et le petit gars du contingent en Algérie ont réagi à l’unisson… »  (p,156)

     Jeudi 27 avril

   L’arrivée hier restera pour ma femme, ma fille et moi un souvenir inoubliable.

      A peine engagé sur la passerelle accolée à l’avion, je me suis trouvé happé par une cinquantaine de journalistes et quinze photographes…

     Maintenant je rentre de l’Elysée.

    La conversation avec le général a été étonnante. Il aurait aimé que je lui explique comment les choses s’étaient passées à la manière dont un capitaine fait son rapport au colonel.

… un moment même il s’est laissé entraîner à philosopher sur la situation et m’a déclaré : « Que voulez-vous, Buron ? Il est un fait dont ils ne se décident pas à tenir compte, un fait essentiel pourtant et qui fait échec à tous leurs calculs ; ce fait c’est de Gaulle. Je ne le comprends pas toujours bien moi-même… mais j’en suis prisonnier…. » (p,159)

    Samedi 29 avril

    Le calme revient dans les esprits. Mais un tournant est pris… »  (p,160)

&

    Robert Buron consigne alors dans ses notes le déroulement des négociations secrètes avec le FLN, et je laisse le soin au lecteur intéressé de lire ces notes dans leur détail.

     Comme je l’ai écrit plus haut, leur déroulement prit souvent le tour d’un roman d’espionnage, de coups de théâtre, de rendez-vous secrets, en montagne, dans le Jura, dans des lieux improbables, dans la neige, etc…

    Je me contenterai de retenir quelques-unes de ses notes, sans revenir sur les Accords d’Evian eux-mêmes.

    Sur ce blog, j’ai déjà donné mon point de vue sur ces Accords d’Evian signés en 1962, entre autres par Robert Buron, en regrettant que la France ne se soit pas donné alors les moyens d’obliger le FLN à les appliquer strictement, car elle en avait effectivement les moyens.

&

«  IV

Les contacts se nouent et se dénouent (p,162)

     11 juin 1961

      « 3) A tout le moins, les discussions – voire le refus de discuter – auront rendu officiels en quelque sorte les sujets d’opposition fondamentale entre les deux parties : statut des minorités que Belkacem Krim sembla avoir abordé en termes chaleureux et humains, participation des différents courants d’opinionalgériens à la mise sur pied des institutions provisoires, et surtout destin politique du Sahara…

      Un collègue m’a rapporté un propos du général de Gaulle :

     « On peut accepter beaucoup de choses ; on ne peut pas abandonner le Sahara purement et simplement au FLN » 

     Les conversations sont suspendues. Reprendront-elles vraiment le mois prochain ?

    Ne vaudrait-il pas mieux faire avancer les choses au cours de contacts discrets et plus approfondis que ceux qui ont précédé Evian ?

Combien de temps cette guerre va-t-elle durer encore ?… »  (p164)

       « 28 juillet (dans l’avion qui me ramène de Lomé à Paris)

        Sylvanus Olympio m’a réservé un accueil chaleureux. Hier j’ai inauguré avec lui la nouvelle aérogare construite par nous et les discours ont été plus optimistes qu’il n’était de règle ces derniers temps entre la France et le Togo. » (p,166)

       Jeudi 31 août

       Au Conseil des ministres le chef de l’Etat est tendu et les prétextes ne manquent pas à sa mauvaise humeur.

     A l’usage des nouveaux collègues il fait un bref exposé sur la politique algérienne du Gouvernement :

      « Notre politique, et je m’étonne qu’on s’obstine à ne pas le comprendre, c’est le dégagement.

     Pour nous dégager honorablement, si les gens d’en face le veulent, nous sommes prêts à traiter avec eux. S’ils ne le veulent pas, que l’Algérie enfante alors et fasse venir à la lumière des hommes qui prennent des responsabilités, mais qu’elle le fasse vite ; car sinon, ce sera le regroupement puis le dégagement tout de même, mais sans obligations pour nous.

      Je pense toujours à ces jugements derniers primitifs où les diables emportent les âmes vers l’enfer. Pauvres Algériens ! de même que ces âmes, ce ne sont pas les diables qui les entraînent qu’ils maudissent. C’est vers les anges qu’ils lancent des injures et brandissent le poing. Eh bien, s’il en est ainsi, que le diable les emporte ! » (p,170)

(1) Je fis plus tard la connaissance du général Gambiez, alors à la retraite, qui avait accepté de préfacer mon petit bouquin sur les stratégies indirectes.

           Jean Pierre Renaud  –  Tous droits réservés

Carnets Buron – 1956-1958 Le pourissement

Carnets Buron – 2 – 1956-1958

III LE POURRISSEMENT (p,41)

Octobre 1956– Novembre 1957

         Vendredi 19 juillet

        « La situation pourrit doucement, semble-t-il en Algérie cependant que dans le pays le découragement gagne peu à peu. » (p,56)

         Le débat sur les pouvoirs spéciaux a ébranlé beaucoup de consciences :

       « Le terrorisme que fait régner le FLN dans certains quartiers de Paris et de plusieurs grandes villes peuplées de nord-africains est aussi révoltant évidemment que celui qu’il pratique en Algérie contre les fermiers d’origine européenne ou contre les musulmans loyaux et sans doute est-il plus vivement ressenti par l’opinion parlementaire.

        Certains députés du Nord sont écœurés par les procédés utilisés par le FLN pour détacher du MNA de Messali Hadj les ouvriers qui sont affiliés…

       Les tensions ont été très fortes au sein du groupe MRP…( p,58)

        Commentaire

      Le FLN procédait à une épuration de l’« ethnie politique » du MNA.

       « Dimanche 22 septembre (dans le DC7 qui me ramène de Nouméa à Paris… en 57 heures)

        Depuis le 1er octobre dernier, j’ai parcouru 170 000 kilomètres en avion ; j’ai séjourné plus de quarante jours en Amérique, trente en Afrique – dont 15 à Madagascar, aux Comores et à la Réunion au mois d’août – huit en Asie et quinze en Océanie… J’ai beaucoup vu et, je l’espère, beaucoup retenu depuis un an mais ne me suis pas assez concentré sur l’essentiel, c’est-à-dire le problème algérien…. (p,60)

        Mardi 1er octobre

       Le Gouvernement vient d’être renversé…

       Vendredi 18 novembre 1957

     « Le 18 octobre, l’Assemblée n’a pas investi Antoine Pinay… Une fois encore il apparait que dans l’Assemblée actuelle, toute majorité est « introuvable »…. Rien ne va plus ni à Paris, ni en Mayenne… ni ailleurs en France j’imagine…

        Le gouverneur général Delavignette a démissionné le mois dernier de la Commission de Sauvegarde instituée par Guy Mollet (Maurice Garçon et le représentant des anciens combattants ont d’ailleurs imité son exemple).

        Je l’ai rencontré récemment.

       Il est grave, triste mais net. Sa pensée, il me l’a résumée en trois phrases. « Ils s’entraînent là-bas et feront de même un jour en France. Il est grand temps de réagir si l’on croit encore à la liberté. Nous n’avons pu voir les témoins vraiment utiles; certains de ceux qu’on nous a laissé voir ont été sanctionnés par la suite »

        Il ajoute : « La situation pourrit rapidement »…

        J’ai vu, j’ai rencontré, j’ai reçu, j’ai lu… je suis écœuré. Je ne suis pas le seul à l’être. Mes mayennais sont à leur manière tout aussi troublés que moi. La durée – trente-cinq jours – de la crise ministérielle les a indignés. La situation financière les préoccupe et je n’ai pas le droit – au contraire – de les rassurer. Mais surtout, la situation en Algérie leur parait insupportable.

           Il y a dix-huit mois, ils ont accepté le sacrifice demandé. Il fallait en finir et pour cela le contingent était nécessaire. Soit ! mais comment 500 000 hommes, bien armés, n’ont-ils pu écraser en un an quelques milliers de fellaghas ? Les lettres de leurs fils les déroutent qui ne manifestent aucune sympathie pour les « Pieds Noirs » mais beaucoup de compréhension pour les musulmans, ceux du bled tout au moins. Et enfin les morts s’ajoutaient aux morts sans que l’issue soit en vue.

           La semaine dernière, j’étais à Bouère pour une fête locale. Le maire venait de m’exprimer son inquiétude devant l’état d’esprit de la commune qui comptait déjà deux tués parmi ses jeunes. Une heure après, un gendarme lui apportait en pleine séance le télégramme officiel annonçant le décès d’un jeune cultivateur dont le frère était revenu de là-bas, l’an dernier, pensionné à 50% pour tuberculose !

        « Gouvernement pourri, parlement pourri, situation pourrie ! » Telle est l’opinion générale. Ce qui empêche les poujadistes de l’exploiter comme ils le pourraient, c’est la prise de position sans nuance de leur chef en faveur de « L’Algérie française ». Là, il cabre les travailleurs des champs et des villes. A cela tient peut- être le destin de la République. » (p,64,65)

         Jean Pierre Renaud  – Tous droits réservés

Carnets Buron – 3 – 1958 Effacement du régime

Carnets Buron – 3 – 1958

IV EFFACEMENT DU REGIME (p,66)

Février- Juin 1958

         « Mardi 11  février 1958

         Cette affaire de Sakiet Sidi Youssef est lourde de conséquences… Mais Sakiet est en cette Tunisie dont nous avons refusé, il y a quelques mois l’offre, présentée conjointement avec le Maroc, de s’entremettre pour rétablir la paix…

      Le Parlement est malade, empoisonné par la guerre d’Algérie et l’impossibilité d’y mettre fin par une victoire qui ne se dessine guère après quatre ans de combat ou par un compromis que les français d’Algérie ni même l’Armée ne veulent accepter parce qu’il aboutira tôt ou tard à une forme d’autonomie, puis d’indépendance…

        Faut-il chercher une solution ailleurs ? (p,67)

        Il s’agissait de faire appel au Général de Gaulle :

           « Pour le reste, je suis un peu surpris de voir des hommes, de tendance gauchiste parfois marquée, mettre leur dernier espoir dans le général de Gaulle. A quel point la IVème République les a-t-elle donc déçus ! » (p,68)

         Robert Buron accepte d’entrer en contact avec le général :

        Vendredi 21 février

      « Au moment où je descendais l’escalier qui m’avait conduit au cabinet du général de Gaulle, rue de Solferino, le colonel de Bonneval m’a rattrapé par la manche : « Comment l’avez-vous trouvé ? m’a-t-il-soufflé. En bonne forme, n’est-ce pas ? »

       « Oui, certes, j’ai trouvé mon interlocuteur en bien meilleur état physique que je l’imaginais.

      Il y a douze ans, je l’avais vu, pour la dernière fois, à la veille de sa démission  dans un couloir de l’Assemblée, mais de loin… A mesure que la conversation se prolongeait – elle a duré trois quarts d’heure – une autre image s’imposait à moi, inspirée par La Loi, le roman de Roger Vailland, celle de Don César, grand seigneur âgé, prisonnier d’un style  qui bien souvent lui dicte ses attitudes quotidiennes, cependant qu’en son for intérieur, ayant accepté de vieillir, il se sent presque complètement « désintéressé »…

        Le Général pour  sa part m’a tenu surtout des propos découragés, énoncés d’une voix lasse :

  • Il est trop tard… la situation ne peut pas être rétablie avant plusieurs années et je serai alors trop vieux. Il faut d’abord que les français aillent au fond du fossé avant de pouvoir remonter la pente…
  • Parler ! je ne dis pas non, mais à quoi bon dans la période actuelle ?
  •  Non pas pour nous, Général ! mais pour les jeunes et aussi pour que votre pensée soit connue clairement, à laquelle tant de Français peut-être se référeront demain.
  • Hum ! je réfléchirai mais voyez-vous, Monsieur Buron, il n’y a rien de bon à faire dans ce pays divisé entre les partis, les factions…

Le général balayait alors la situation et les perspectives des anciennes colonies :

      … Mais je vous le répète, monsieur Buron, ajoute-t-il, il est trop tard, ce n’est plus la France qui décidera de cette évolution comme il eut été possible il y a douze ans, ce sont les événements qui commanderont et, pour nous, je prévois l’avenir en noir… Oh ! je ne doute pas du destin de la France, mais nous devrons rester longtemps encore dans le tunnel avant de revoir le jour. ..

      Mes amis ont raison. Il peut être encore un élément essentiel du grand jeu politique qui se prépare.

     Mais comment compte-t-il jouer sa partie ? A-t-il vraiment envie de la jouer ?

     Bien fin qui peut le dire aujourd’hui ! » (p,71)

      Vendredi 28 février

       La presse annonce ce matin que de Gaulle va sans doute parler. Que s’est-il passé depuis la semaine dernière ?… Dans les djebels les combats augmentent en intensité et les pertes sont lourdes ; en métropole les agressions FLN se multiplient, visant principalement les agents de l’ordre… » (p,73)

     Mardi 11 mars

      Déjeuner avec l’ambassadeur des Etats-Unis Amaury Houghton chez un de ses collaborateurs…. La discussion s’engage enfin sur l’Algérie. A.Houghton m’interroge sur l’impossibilité où parait se trouver le Parlement français de définir une politique raisonnable et par conséquent libérale. Je réplique aussitôt :

          Une telle politique ne peut être majoritaire que si le Gouvernement qui le préconise accepte le soutien communiste. C’est ce qui la condamne par avance aux yeux de la droite… » (p,74)

         Dimanche 20 avril, 18 heures

        «  Je rédige ces notes en attendant les résultats du dépouillement qui se poursuit dans les dix communes du canton de Villaines la Juhel, où, Conseiller général, je suis soumis à réélection…

         Nous avons beaucoup parlé de la guerre d’Algérie…

       J’ai donc fait paraître dans Mayenne-Eclair, le journal mensuel du MRP du département, les lignes suivantes : « Le drame algérien nous paralyse sur le plan de la politique internationale ; il nous crée sur le plan intérieur les plus graves difficultés que le parti communiste exploite sans vergogne et qui risquent de bloquer le fonctionnement du régime »…Il y a les droits incontestables des européens installés de longue date en Algérie…il y a les méthodes abominables employées par les fellaghas à l’égard de leurs frères musulmans qui voulaient travailler avec nous dans la paix… mais il y aussi l’éveil des musulmans d’Afrique du Nord à la vie moderne et leur aspiration à l’affirmation politique.

         Je conclus : « Il faut maintenant sans tarder, par un changement de direction et par l’intervention de mesures libérales, provoquer une détente du climat actuel et faire renaître un minimum de confiance entre musulmans et européens. Alors l’heure de la négociation aura sonné… Je m’étais montré honnête et prudent.

        « Trop prudent », m’ont dit à ma grande surprise beaucoup d’électeurs et plus encore d’électrices…

        Mardi dernier, le Gouvernement Félix Gaillard a été renversé dans un climat lourd et déplaisant d’anti-américanisme forcené… (p,76)

       Jeudi 8 mai

      « J’ai passé sous silence dans mon article de Témoignage Chrétien la rencontre organisée par Mahroug, ce kabyle catholique replié à Rabat que m’a présenté mon ami C.S. il voulait me mettre en présence de trois dirigeants FLN provisoirement installés au Maroc… la discussion a été passionnante…. Mais ce qui m’a le plus impressionné c’est leur conviction profonde que le temps travaille pour eux et qu’ils n’ont aucun intérêt à chercher des compromis.  Plus tard une négociation  sérieuse interviendra, plus elle sera favorable et si aucune négociation n’intervient, eh bien notre victoire sera plus tardive… mais elle sera totale… » (p,80)

         Pflimlin est pressenti pour être Président du Conseil :

      « Pâle et  résolu, le Président désigné fait une courte déclaration de style défense républicaine : «  Il s’est trouvé à Alger des chefs militaires qui on pris une attitude d’insurrection contre la loi républicaine… »

       Mercredi 14 mai

     A 3 heures du matin, le résultat est a été proclamé : 273 voix pour ; 129 contre ; 134 abstentions…

     Jeudi 15 mai

     Hier soir à Dinard réunion du congrès MRP… A 17 heures, avant que je monte à la tribune, on me tend deux flashes de l’AFP. L’un annonce que de Gaulle après avoir expliqué « l’éloignement des peuples associés, le trouble de l’Armée…etc, par le fonctionnement du régime des partis, se déclare prêt à assumer les pouvoirs de la République. » (p,84)

     Commentaire

      A Paris, comme à Alger, le méli-mélo politique continuait. Aucune note de Buron sur le coup d’état du 13 mai à Alger, alors qu’il changeait complètement les données du problème algérien et facilitait le retour de de Gaulle au pouvoir. C’était en tout cas mon opinion, mais pas uniquement la mienne.

Dimanche 25 mai

     « Dans l’Ouest où je suis parti réfléchir et dormir quarante-huit heures, la femme de Roland Pré me joint par téléphone. Tour à tour, elle m’apprend que la Corse est passée aux mains d’un commando venu d’Alger et soutenu par des manifestants locaux, que la Chambre est convoquée pour demain, enfin que le général de Gaulle souhaite me rencontrer mardi matin, dès son arrivée à Paris…

        Mardi 27 mai

       « La radio de 7 h 30 annonce que le Général a regagné Colombey au petit jour… Il n’a plus besoin de me recevoir, ayant vu Pflimlin cette nuit à la Celle Saint Cloud, Pflimlin sans Guy Mollet qui, craignant les réactions de son parti, s’est décommandé à la dernière minute…

         Alors à midi, le tickler de l’Assemblée reproduit une déclaration venant de Colombey ; « J’ai entamé hier le processus régulier de formation d’un  Gouvernement républicain. » (p,93)

      La IVème République vient de disparaître. »

      Commentaire

Juin 1958 – Notre promotion sort de l’Ecole, trois mois de vacances avant notre incorporation à l’Ecole Militaire de Saint Maixent où nous devrons effectuer une instruction militaire de six mois plus approfondie que celle de la Préparation Militaire Supérieure à temps partiel que nous avons suivie pendant trois ans.

         A la sortie de Saint Maixent, en avant pour  la guerre d’Algérie !

      Il était évident que ce dénouement politique, au début imprévu, mais rapidement souhaité par beaucoup, changeait aussi notre donne : il nous posait de nombreuses questions sur notre avenir immédiat et sur notre carrière, pour autant que nous reviendrions vivants de la guerre d’Algérie.

       Le jour de notre « amphi-garnison », un charmant camarade de promotion, plus tard député et sénateur, m’annonça : « Renaud, le tirage au sort t’a désigné comme le mort de la promotion. »

          Robert Buron décrit dans ses notes les phases successives du processus de négociation avec le FLN, dont il fut un des premiers protagonistes, un processus qui prit beaucoup de temps, emprunta quelquefois des détours dignes d’un roman policier, mit beaucoup de temps (de 1958 à 1962) à déboucher dans une grande confusion sur un  résultat qui ne fut pas satisfaisant comme je l’ai écrit, dans son application concrète sur le terrain.

         Jean Pierre Renaud   –  Tous droits réservés

Carnets Buron – 4 – 1958-1959 Vers l’autodétermination

Carnets Buron – 4 – 1958-1959

DEUXIEME PARTIE

VERS L’AUTODETERMINATION

I – De Gaulle et le problème algérien (p,97)

Juin 1958-Décembre 1959

  « 2 juin 1958 A la suite d’un complot préparé de longue date, l’Assemblée a cédé dimanche dernier à la pression sur elle par moins d’un millier d’européens d’Algérie. L’appel à de Gaulle n’avait peut-être pas été prévu par les instigateurs du complot, il est dû sans doute à l’initiative de quelques chefs en situation fausse et désireux de canaliser le courant qui les emportait. Il reste que la partie a fait céder le tout… Partout dominent confusion et contradiction, contradiction surtout :…Dans cette confusion – et au milieu de ces contradictions – je me suis résolu à voter pour l’investiture… » (p,97)

         « Monsieur Buron, j’ai pensé à vous pour mon Gouvernement. J’en ai parlé tout à l’heure à M. Pflimlin. Acceptez-vous ?

     Mon Général, avant de vous répondre, je voudrais dissiper toute équivoque sur mes positions  personnelles et sur ce que je représente. Témoignage Chrétien vient de publier…

          Je sais, je sais, mais que vous représentiez ce que vous appelez la gauche, la gauche du MRP en tout cas, ne me gêne pas… au contraire…. Au revoir, Monsieur le Ministre ; nous aurons conseil de cabinet demain.

        Ministre une fois de plus, je sors de Matignon abasourdi et comme tant d’autres séduit, non sans me demander toutefois si je suis bien en accord avec moi-même ou si je viens d’être entraîné malgré moi… » (p99)

      Commentaire

      Vous noterez que Robert Buron n’évoque pas du tout l’épisode historique tant commenté du « Je vous ai compris » du Général, à Alger, le 4 juin 1958, lequel prenait donc le risque d’engager notre politique dans une ambiguïté qui a duré jusqu’au bout du processus de négociation avec le FLN.

         Sur le terrain, nous nous demandions ce que de Gaulle avait bien voulu dire, et la phrase prononcée a évidemment fait naître toutes sortes d’interprétations contradictoires.

         Dimanche 22 juin

       … La remise en ordre est loin d’être effectuée. Le Général s’en rend compte ; il agit lentement, par pressions successives… et par mutations.

       Vendredi 18 juillet

       Depuis dix jours réunions de Conseil et entretiens nombreux avec le général de Gaulle.

     Mercredi 9, c’était le premier conseil de cabinet après la désignation de Jacques Soustelle à l’Information. Le Président du Conseil l’ouvre en ces termes : Messieurs, voici enfin achevée la formation de ce gouvernement, pour autant que ces choses-là ne soient jamais achevées. Pour que l’Unité Nationale soit pleinement réalisée, il ne nous manque plus que Maurice Thorez, Pierre Poujade et Ferhat Abbas… Qui sait d’ailleurs si quelque jour ? …(p,102)

            Dimanche 31 août

      Quatre jours passés à Alger où je n’étais pas revenu depuis cette soirée chez Soustelle au Palais d’Eté en mars 1955. Que d’impressions à ordonner… »

            Buron n’aime pas Salan, le « chinois » et semble effectivement éprouver de grandes difficultés à apprécier la situation.

            « … A lire l’Echo d’Alger et ses confrères, il est clair que le monde tel qu’il est n’a pas d’existence substantielle ici où ne règne qu’une seul réalité : l’Algérie.

         La France leur apparait comme un pays fantasmagorique et lointain qu’on aime bien mais dont on s’exaspère que les habitants ne veuillent rien comprendre à ce qui se passe au sud de la Méditerranée. Quant au reste du monde, il s’exprime à travers quelques brèves dépêches d’agence… que personne n’a le courage ni l’envie de lire…

      L’après-midi, comme prévu, nous accueillons à Maison-Blanche le général de Gaulle en grand apparat… puis deux heures après, les officiels se pressent dans le patio du Palais d’Eté, attendant leur tour d’audience. » (p,105)

Commentaire

Situation militaire dans le douar des Béni-Oughlis (Journal de marche et des opérations du 28ème Bataillon de Chasseurs Alpins – 2ème semestre 1958 -1er semestre 1959) :   

        L’insécurité y est totale, avec des accrochages fréquents et meurtriers entre chasseurs alpins, rebelles des katibas de la Willaya III ou de l’OPA qui quadrille le douar.

       Faute de pouvoir contrôler militairement la partie du djebel au-delà de la crête de Chemini, en limite de la forêt d’Akfadou, une partie des villages a été évacuée, et une zone interdite instituée. Dans cette zone, la présence de tout être humain est présumée être celle d’un rebelle à éliminer.

        Parmi les épisodes les plus meurtriers :

  • le 20/08/1958 : embuscade, un officier et cinq chasseurs tués, neuf chasseurs blessés,
  • le 11/10/1958 : opération  dans la forêt d’Akfadou, un officier, quatre chasseurs et un harki tués,
  •  en janvier, février, mars, et avril 1959, accrochages à  Chemini, Tessira, Djenane, et dans la forêt d’Akfadou,
  • le 30/04/59 : accrochage avec une bande d’une cinquantaine de rebelles  armés de fusils mitrailleurs et d’armes de guerre, un mort chez les rebelles
  • le 7/06/59 : embuscade près de Takrietz, dans la vallée, avec une quarantaine de rebelles armés de deux fusils mitrailleurs et une dizaine de pistolets mitrailleurs,  trois chasseurs tués et deux blessés.
  •  Le 23 juillet 1959, en pleine nuit, l’opération Jumelles, démarre avec de très gros moyens : au bout de quelques mois, la situation a changé du tout au tout. J’ai la possibilité de me déplacer dans chaque village, avec quelques précautions bien sûr, accompagné le plus souvent d’un seul garde du corps, ancien rebelle rallié et homme remarquable.

            Fin octobre 1958 (p,109)

        « En définitive, je crois que j’avais raison ! la solution libérale en Algérie, que j’attends avec une telle impatience, de Gaulle l’apportera…

        De Gaulle a lancé un appel à la « paix des braves » dans sa dernière conférence de presse, mais :

            « D’où l’équivoque sur le sens profond de l’expression : « la paix des braves » dont la proclamation n’a fait sortir du maquis aucun mandataire chargé de négocier les conditions d’un abandon des armes.

          Mais si la déception est grande pour mes amis comme pour moi, l’espoir qui s’est allumé ne s’éteindra plus. En dépit d’immenses difficultés c’est bien vers la paix que nous allons. » (p,109)

      « Décembre 1959  

         Il y a plus d’un an que je n’ai rien noté dans ce cahier. La vie harassante de ministre en exercice ne me laisse aucun loisir pour écrire, pour réfléchir, pour méditer à propos de ce qui n’est pas en relation directe avec ma fonction ministérielle….

          Pourtant, la fin  de l’année approche et je veux essayer de faire le point sur les problèmes les plus importants… tout d’abord sur l’issue du drame algérien.
            Ce que pense le Chef de l’Etat, nul ne peut en douter maintenant. En prononçant le 16 septembre dernier le mot « autodétermination », il a enfin ouvert une voie dont la finalité est encore imprécise. Bien des alternatives peuvent s’offrir. Depuis la sécession, la rupture de tous liens entre l’Algérie et la France d’un côté, jusqu’à l’intégration, la fusion de l’autre, il y a une infinité de possibilités. Dans les mois, les années à venir, les événements commanderont, imposant tel choix sur tel point à tel moment. L’évolution au reste se poursuivra… mais un chemin est désormais tracé et je me sens soulagé après tant d’inquiétudes et d’hésitations

         Depuis août 1958, je suis retourné plusieurs fois en Algérie.

         J’ai vu la guerre dans ce bourg d’El Milia notamment où quelques dizaines de civils européens vivent avec 3 ou 4 000 musulmans sur 6 kilomètres carrés, protégés par plusieurs compagnies et de nombreuses batteries…. Oui, j’ai vu la guerre, mais si nous sommes réduits à ce point à la défensive, quelle chance avons-nous donc de la gagner ?

        J’ai senti les Européens inquiets et crispés, méfiants à l’égard du gouvernement, doutant d’eux-mêmes, malheureux avant tout.

          J’ai discuté avec Paul Delouvrier « le plus bel animal de sang que de Gaulle ait jamais pris au lasso », selon l’expression de Bloch-Lainé…

        Chez mon ami Chaulet enfin, j’ai rencontré des dirigeants FLN plus ou moins avoués, des kabyles pour la plupart ; parmi eux Ben Khedache, un des lieutenants de Ferhat Abbas, et que la Commission de sauvegarde venait de faire libérer après plusieurs années passés dans des camps ;…

         « C’était un spectacle éprouvant que celui de ces dignités blessées, étalées sous nos yeux comme autant d’ulcères à vif.

      L’indépendance pour tous ces hommes c’est d’abord cela et cela seulement ; retrouver et affirmer leur dignité d’hommes… » (p,112)

       Commentaire

Voix détonante,aussi ? Robert Buron concluait par le mot de la fin, la « dignité », en tout cas à mes yeux, mais il ne semblait pas connaître, ou en faisait semblant, l’état de la pacification de l’Algérie, après le déroulement du Plan Challe et des opérations successives qui avaient démantelé la rébellion.

       Dans mon livre sur la guerre d’Algérie, j’avais intitulé une de mes chroniques « Le Vide presque parfait » (d’après Lao Tseu) (page 121)

          « Un bruit insistant courait dans les popotes du secteur de Sidi Aïch depuis plusieurs semaines. On ne parlait plus que du rouleau compresseur depuis plusieurs semaines. On ne parlait plus que de « ça », un autre « ça » freudien ! Le rouleau compresseur de l’armée française allait passer sur la Kabylie, comme il venait de la faire dans l’Ouarsenis.

        La nouvelle était excitante. Elle laissait espérer une fin rapide de la guerre, et un retour non moins rapide des soldats du contingent en métropole. Personne ici ne souhaitait vraiment s’attarder en Algérie…

    Le 22 juillet, au cours d’une belle nuit de l’été 1959, l’opération démarra en Petite Kabylie.

       La nuit était  tombée depuis une heure environ, quand le lieutenant Marçot entendit le bruit d’un convoi monter vers le douar des Béni-Oughlis. Il empruntait une route qu’il connaissait dans le détail de ses épingles  à cheveu et de ses moindres virages entre Sidi Aïch et Aït Chemini. Une compagnie de Chasseurs Alpins y tenait le poste et contrôlait les premiers escarpements du massif du Djurdjura, le long de la vallée de la Soummam… Le convoi venait de franchir la crête, il le savait uniquement au bruit, mais chose tout à fait nouvelle, il apercevait les premiers véhicules tous feux allumés. Les camions militaires roulaient comme en plein jour et formaient un cordon lumineux interminable.

        Il n’avait jamais assisté à un tel spectacle ! La nuit tombée, on n’osait pas défier les rebelles. Un spectacle incroyable !

      La nuit était douce et le ciel étoilé…. Le grand cirque allait démarrer,  et le rouleau compresseur, tant attendu,  tout écraser chez les fels…

       En Kabylie et en Petite Kabylie, onze secteurs militaires étaient concernés par l’opération « Jumelles », dans un vaste périmètre allant de Tizi-Ouzou à Lafayette et à Bougie…

          Ce n’était pas sa guerre, et ce n’était pas non plus celle des troupes de son secteur…. La radio militaire l’informait du déroulement des opérations, mais surtout la radio popote des soldats qui rentraient des opérations… Cette guerre-là, il la vit un peu comme au cinéma… Les seigneurs de la guerre avaient fait irruption dans son douar. Ils venaient d’une autre planète…

       L’armée française ne savait plus pourquoi elle combattait. Elle combattait toujours le FLN mais dans quel but ? une Algérie française ? une Algérie autonome ? une Algérie algérienne, une Algérie indépendante ?…

       Le mauvais temps s’était solidement installé dans la vallée et dans la montagne. L’hiver arrivait…. Dans les apparences, rien n’avait changé. Les troupes d’élite campaient toujours dans le djebel. L’adversaire avait disparu, se cachait, en attendant qu’elles quittent les lieux. Après ses parties de crapahut, l’armée française avait en effet l’habitude de rentrer à la maison.

         Il suffisait d’être patient, mais cette fois-ci, il n’en était pas question. Les paras et les légionnaires allaient passer l’hiver dans le Djurdjura…

        Les fels s’étaient bien battus…. L’armée française avait gagné la partie sur le terrain. Elle n’avait plus d’adversaire militaire.

       Elle avait fait le vide, le vide presque parfait, car si beaucoup d’hommes avaient disparu, l’idée d’indépendance demeurait toujours vivante » (p134)

       Une voix détonante car si la déclaration qu’avait faite le Général le 16 septembre 1959 en faveur d’un processus d’autodétermination, le commandement militaire éprouvait un doute sur les choix du général.

        N’avait-il pas  déclaré au cours d’une tournée des popotes entre le 27 et 31 août « Moi vivant, le drapeau FLN ne flottera jamais sur l’Algérie », à l’occasion précisément de l’opération Jumelles, et de sa visite au PC de la cote 1621.

      Comme nous l’avons vu par ailleurs avec la réussite militaire du Plan Challe, il était évident que nombre de généraux, de colonels, de commandants, de capitaines et de lieutenants, estimaient que les cartes avaient été redistribuées.

         Et c’était effectivement tout le problème !

Jean Pierre Renaud  –  Tous droits réservés

« Carnets politiques de la guerre d’Algérie » Robert Buron- Citations et commentaires

Jour anniversaire de mon fils Hugues

 « Carnets politiques de la guerre d’Algérie » (Plon 1965)

Robert Buron

Ancien ministre du Général de Gaulle, et signataire des accords d’Evian »

Citations et commentaires de Jean Pierre Renaud, ancien combattant appelé de la guerre d’Algérie – Tous droits réservés

Prologue

            Ainsi que je l’ai déjà écrit, après avoir quitté l’Algérie, à la fin de l’année 1960, j’ai tiré un trait sur cette période sans doute inutile de ma vie.

         Je suis revenu bien longtemps après sur ce passé, après avoir lu quelques livres de souvenirs, participé à quelques réunions d’anciens combattants, notamment ceux du 28ème Bataillon de Chasseurs Alpins, et publié une sorte de version de « ma guerre à moi », sorte de compte rendu de mon expérience d’officier SAS en Petite Kabylie dans les années 1959-1960.

        Ce livre, publié en 2002, était intitulé « Guerre d’Algérie – Années 1958-1959-1960 –Vallée de la Soummam ». Plus de trente années avant, j’avais rédigé des brouillons, et dans l’un dans d’entre eux, j’avais eu la curieuse ambition de tenter de donner la parole à quelques-uns de nos adversaires.

            Les sources de mon récit étaient avant tout celles de mes notes et souvenirs, des lettres qui ont été publiées dans les Bulletins de la promotion  Communauté, et surtout des lettres que j’avais adressées à mon épouse.

            Je n’accorde en effet pas une grande confiance à tous les récits, et il y en a beaucoup,  fondés uniquement sur la mémoire, que leurs auteurs proposent  plusieurs dizaines d’années  après les faits.

            Il y a en effet pléthore de récits mémoriels, cédant à une certaine mode historique encore en vogue, le mémoriel se substituant très largement à l’historique, ou encore tout simplement le romanesque.

            C’est d’ailleurs à l’occasion de la lecture du livre de M.Ferrari « Le sermon sur la chute de Rome », qu’il m’est arrivé de réagir sur les interprétations idéologiques de cette guerre, plus de cinquante après, sans rien connaître de l’expérience d’une guerre.

            Il y a quelques années, je suis tombé sur les « Carnets politiques de la guerre d’Algérie »  de Robert Buron, un homme politique que j’estimais. J’ai lu ce livre pour avoir une version que je qualifierais d’honnête sur les tenants et aboutissants de la négociation des Accords d’Evian, en 1962.

            J’ai lu ces carnets pour tenter de comprendre par quel processus « diplomatique » la France s’était résolue à reconnaître l’indépendance de l’Algérie.

            Les extraits de carnets et mes commentaires seront présentés en deux parties : la première, détaillée,  correspond à mon vécu algérien (avril 1959 -décembre 1960) ; la deuxième esquisse une synthèse des notes de Robert Buron consacrées aux négociations qui ont abouti, après la fin de l’année 1959, terme d’un plan Challe qui avait pacifié militairement le territoire algérien,  aux accords d’Evian de 1962.

        J’invite les lecteurs qui souhaitent aller plus loin dans la compréhension de cette période historique à se reporter aux carnets eux-mêmes, ou au livre que l’historien Guy Pervillé a consacré aux mêmes  accords d’Evian.

         Le lecteur trouvera donc dans la première partie quelques extraits des carnets qui me paraissent bien illustrer les positions successives de la France sur le dossier algérien, jusqu’aux barricades d’Alger de janvier 1961, juste après mon départ d’Algérie.

        En parallèle de ce  récit, j’ai cru bon de rappeler quelques extraits de mon propre récit, effectué souvent au jour le jour,  dans l’état d’esprit qui était le mien à cette l’époque. Cette démarche s’inspirerait de celle d’un Fabrice del Dongo : dans la Chartreuse de Parme, Stendhal, décrit le même type d’expérience décalée de la guerre, dans un contexte naturellement très différent, à Waterloo, en 1815.

         La situation de beaucoup de jeunes appelés du contingent envoyés faire la guerre en Algérie, entre 1954 et 1962, ressembla beaucoup, naturellement transposée, un siècle et demi plus tard, à celle de Fabrice à Waterloo.

      Il s’agira donc quelquefois, mais de façon anecdotique, d’une sorte de dialogue  historique à deux voix, avec une voix d’en haut, celle de Robert Buron, le ministre et celle d’en bas, un soldat du contingent.

       A la fin de l’année 1960, date de ma libération militaire, ne seront citées que les quelques notes qui ont l’ambition de résumer les extraits de ce carnet relatifs aux négociations qui débouchèrent sur les accords  d’Evian

     J’ai beaucoup hésité à revenir sur ces sujets, car l’histoire de la guerre d’Algérie reste à mes yeux un dossier pourri par tout un ensemble de groupes de pression dont la vérité n’est pas le premier des soucis, des deux côtés de la mer Méditerranée.

      Rappellerais-je simplement qu’à partir de 1956, date de l’entrée en scène du contingent, les centaines de milliers de bons petits soldats ne connaissaient quasiment rien du passé de l’Algérie, et qu’au-delà de la côte européanisée, ils réalisaient vite qu’ils débarquaient dans un pays pauvre qui n’était pas la France, sauf peut-être, et encore, sur la côte ?

&

            Rien de mieux pour le citoyen d’aujourd’hui dont l’ambition est de mieux comprendre le pourquoi, le comment, et la « fin » de la guerre d’Algérie, que de lire ces carnets d’un homme politique qui fut, auprès du Général de Gaulle, un des acteurs majeurs des Accords d’Evian en 1962.

            Robert Buron n’était pas un perdreau de l’année dans le monde politique : chrétien de gauche, et alors MRP, il avait déjà exercé des responsabilités ministérielles, notamment dans le gouvernement Mendès-France qui avait mis « fin » à la guerre d’Indochine. Cet engagement hors norme lui avait valu des inimitiés.

     Robert Buron faisait partie  d’une petite cohorte d’esprits libres, relativement bien informés, ouverts au processus d’une décolonisation pacifique construite sur les indépendances et la coopération technique.

     Le livre de Guy Pervillé « Les Accords d’Evian (1962) » en propose par ailleurs une version historique de référence, rigoureuse, complète, et bien documentée.

      Mes études avaient été complètement perturbées par les questions de décolonisation, la guerre d’Indochine, le début de la guerre d’Algérie, et la perspective d’y aller, étant donné la décision qu’avait prise l’Assemblée Nationale, en 1956, sur la proposition de Guy Mollet, Président du Conseil SFIO, d’y envoyer le contingent.

      En ce qui me concerne, après une formation de six mois à Ecole Militaire de Saint Maixent, je fus affecté en 1959-1960 dans une SAS de Petite Kabylie, dans la belle vallée de la Soummam.

     Les carnets rendent bien compte de l’état d’esprit des gouvernements de la Quatrième République, que, nous, étudiants jugions alors complètement dépassés par les événements, et bien incapables d’engager la France et l’Algérie dans une voie nouvelle.

      Les Carnets font un peu plus de 260 pages, avec trois parties : I Le drame algérien et la fin de la IVème République (p, 9-97) – II Vers l’autodétermination (p, 97-175) – III Les Rousses et Evian (p, 175-267)

       Je n’ai pas l’intention d’en faire un commentaire détaillé et je me contenterai de proposer les quelques extraits de texte qui me paraissent bien éclairer les tenants et les aboutissants de cette guerre absurde, mais tout à fait représentative du fonctionnement de la détestable gouvernance politique de la IVème République et des cheminements tortueux de la Vème République pour aboutir à une certaine paix.

      Robert Buron avait su nouer de nombreuses relations amicales au Maghreb et en Afrique noire qui lui donnaient la possibilité de prendre le pouls de ces pays.

     Le procédé d’écriture que je vous propose donc consiste à illustrer  et commenter en parallèle, lorsqu’une source est disponible, – voix d’en haut, le ministre, et voix d’en bas, le soldat projeté dans le douar des Béni Oughlis, dans la vallée de la Soummam.

     Ce douar était considéré comme pourri sur le plan militaire et politique, en raison notamment de l’évolution culturelle de sa population, de sa position dans la willaya III, en bordure de la forêt d’Akfadou et du massif Djurdjura.

        Afin de mettre un peu de clarté dans les dates, j’ai souligné les années.

Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés

Carnets Buron – 1 – 1954-1956

Carnets Buron – 1-1954-1956

Première partie

I – Inconscience… 1954-1955 (page 9)

           2 novembre 1954, 5 heures du matin …

           « Voilà ce que je connaissais de l’Algérie en 1939. (c’est-à-dire pas grand-chose !)

         Durant la guerre, Alger a pris pour moi une valeur abstraite, sans lien avec son passé ou avec son avenir, ni sans doute simplement la réalité du moment…. L’armistice signé, l’Algérie a reculé dans l’ombre, loin du devant de la scène où je faisais mes premiers pas…

        Je me rappelle maintenant – avec quelque effort – la rébellion de 1945 et surtout la répression brutale qu’elle a entrainée, dénoncée discrètement par de rares hebdomadaires car la guerre n’était pas encore terminée…

      J’ai voté le statut de 1947 sans trouble de conscience et malgré les protestations de quelques radicaux et indépendants. Ma seule inquiétude concernait la complication du système imaginé et le caractère qui me paraissait quelques peu rétrograde de plusieurs de ses dispositions ; mais je n’étais pas un expert !

          Depuis que je siège dans les conseils du Gouvernement on a bien peu parlé de l’Algérie le mercredi matin ; à quatre reprises tout au plus en deux années – 1950 et 1951 – trois fois au sujet du renouvellement de la mission spéciale de six mois confiée à notre collègue Naegelen et la dernière pour commenter le résultat des élections.

           La presse, sinon le ministère de l’Intérieur, m’a appris qu’elles étaient scandaleusement truquées… Pierre Elain, mon colistier, parti soutenir la campagne de Ben Taïeb dans l’Algérois, en est revenu écœuré des mœurs administratives régnant en Algérie…

      En décembre 1951 je me suis arrêté à Alger. J’étais alors ministre de l’Information – en route vers Brazzaville. Invoquant ma fatigue supposée, le Gouverneur m’avait invité au dîner que des hauts fonctionnaires, corses pour la plupart et s’intéressant exclusivement aux problèmes concernant les Français d’Algérie dont la prospérité paraissait être le seul objectif proposé à leur administration.

      Les responsables de l’Information, de la Radio en particulier, étaient franchement réactionnaires, tous ces braves gens s’employant davantage à critiquer la politique de la métropole qu’à penser à l’évolution algérienne…

      J’aurais pu bénéficier davantage de ces contacts rapides, mais j’étais déjà très préoccupé de l’Afrique Noire et Alger n’était pour moi qu’une simple escale. Ainsi vont les choses !

      Et depuis ?

      Depuis, l’Algérie est sortie à nouveau de mon champ de conscience…

       Depuis la formation du Cabinet Mendès-France, le problème algérien a été évoqué en Conseil des ministres, parfois sur le plan économique, rarement sur le plan politique et François Mitterrand jusqu’à présent ne nous a rien appris de sensationnel à ce propos… (p,14,15)

       Evidemment, il faut convaincre les français d’Algérie ou leur forcer la main. Vichystes pendant la guerre, puis giraudistes et antigaullistes, ils refusent tout ce qui incarne la République en France et Mendès-France par-dessus tout. Pourtant, ils ont du cœur, et les jeunes ont fait plus que leur devoir pendant la campagne d’Italie. Le problème est de savoir les gouverner.

       Hélas, Pierre Mendès-France le saura-t-il, le pourra-t-il ? Radical de toujours, il a de vieilles amitiés avec les leaders algériens les plus conservateurs sur le plan économique et, quant à l’aile du RPF, de la majorité,  ce n’est pas elle qui soutiendra une politique courageuse et progressiste. » (p,16)

         Samedi 5 février, 6 heures du matin- 1954 (page 22)

       Fin du Gouvernement Mendès-France et fin sans doute de ma propre carrière ! Par 319 voix contre 278, nous venons d’être renversés. Je suis trop fatigué pour philosopher à ce sujet. Je peux seulement noter des impressions.

       Hier discours de Mitterrand, excellent quant à la forme, déplorable quant au fond, déplorable au sens propre du terme. Entendre Mendès et son ministre de l’Intérieur rivaliser de nationalisme cocardier pour tenter de retenir les éléments RPF ou indépendants qui nous avaient soutenus jusque-là, puis les voir en fin de compte, abandonnés même par les radicaux sympathisants et mes amis MRP qui, dans leur hâte de procéder à la mise à mort, ne se préoccupent même plus des motifs invoqués… C’était à pleurer.

       J’ai peine à penser que cette question algérienne ait l’importance que lui accorde la presse de gauche et qu’une nouvelle affaire indochinoise se prépare. Un Cabinet Mendès aurait dû, de toute façon, la traiter autrement que les cabinets Ramadier avant-hier ou encore hier Laniel n’ont traité la première…

     Mercredi 16 mars, dans l’avion vers Aoulef, Niamey et Garoua.

       Nous nous sommes arrêtés hier soir à Alger pour une courte escale de nuit. Ma femme m’accompagne dans cette tournée au Cameroun où nous nous rendons à l’invitation de Roland Pré que j’y ai nommé haut-commissaire il y a six mois…

       Dîner avec Jacques Soustelle, Gouverneur général :

       « Tout serait facile, dit-il, si les colons voulaient admettre qu’il est possible de gagner de l’argent sans pour autant exercer, à travers une administration docile, leur domination politique et sociale sur les musulmans et si les administrateurs venus de la métropole n’acceptaient trop vite les uns après les autres de fermer les yeux sur la vérité algérienne…

      Soustelle a compris tout de suite pourquoi le problème algérien n’était qu’incidemment policier et militaire et sa solution nécessairement politique. » (p,25)

         Mon commentaire

      Je faisais alors partie d’une des dernières promotions de l’Ecole Nationale de la France d’Outre-Mer, complètement inconsciente, sans doute trop optimiste, car elle croyait qu’elle était destinée à servir une Communauté franco-africaine encore à construire et à faire vivre.

      A titre personnel, je m’étais engagé dans cette voie universitaire sur le conseil d’un aumônier qui m’avait encouragé à aller servir l’Afrique.

      La façon catastrophique dont la IVème République gérait les dossiers de la décolonisation, et en premier lieu celui de l’Algérie, nous inquiétait beaucoup, et encore plus, la perspective d’effectuer un service militaire de presque trois ans en Algérie.

     Nous suivions donc avec la plus grande attention l’actualité politique du moment.

II – Prise de conscience 1956 (page 26)

      Jeudi 26 janvier

      … Diner chez les Ardant où je retrouve Bouabid, le ministre d’Etat chérifien …. Il m’expose les revendications immédiates de l’Istiqlal… Nous parlons de l’Algérie. Visiblement – et c’est naturel – il est en relations suivies avec les dirigeants des maquis algériens. Sans complexe, malgré la situation assez particulière du nouveau gouvernement chérifien, il défend les thèses des révoltés. Il n’imagine pas de solution autre qu’une République algérienne indépendante au sein d’une communauté interdépendante…

        Mercredi 8 février (p,27)

     Que de souvenirs se lèvent à l’occasion de la réception réservée à Guy Mollet avant-hier à Alger par les jeunes fascistes du cru, les colons venus de la Mitidja pour l’accueillir à leur manière, mais aussi les cheminots, les électriciens et les traminots ! Cet accueil, m’a confié tout à l’heure Alexandre Verret, qui dirige son Cabinet, a profondément ébranlé Guy et pesé sur sa décision…

     Robert Lacoste va partir pour l’Algérie. Je le plains. Que pourra-t-il y faire vraiment ?

     Mercredi 29 février (p,28)

     Le problème algérien domine la vie politique. Un véritable sentiment d’angoisse s’empare de tous les Français. Le régime se délite peu à peu. Comment agir ?

… Que nous sommes mal informés ! Je dis nous car mes collègues sauf exception paraissent partager mon sort à cet égard.

… En métropole, une large majorité de l’opinion, qui, devant l’hésitation du pouvoir, est sur le point de choisir les voies de l’indiscipline, de l’individualisme, de la spéculation et de la « combinazzione » aux divers échelons, parait cependant prête à suivre un gouvernement qui réagirait avec énergie et mobiliserait ce qui reste en France de ce sentiment national dont les français ne se déprennent pas sans regrets, enverrait deux ou trois classes au-delà de la Méditerranée et inonderait de troupes (pour reprendre l’expression de Mendès-France au sujet de la Tunisie) les trois départements algériens, rassurant non seulement les « colons » mais les musulmans fidèles dont 37 ont été assassinés par les fellaghas…

        Les lettres que m’envoient d’Algérie les jeunes mayennais, en particulier mes propres cousins, laissent l’impression qu’ils se sentent victimes de l’ignorance, de l’irréalisme et de la confusion intellectuelle de ceux qu’ils désignent de ce terme malheureusement imprécis « les chefs »…

      Que représente vraiment pour nous le maintien de l’Algérie dans la France ? » (p,31)

       Vendredi 16 mars (p,31)

      « Guy Mollet a recueilli une majorité écrasante… mais a-telle une signification pratique ? Comment usera-t-il de ces pouvoirs spéciaux que nous lui avons concédés, C’est l’essentiel du problème… »

        En somme si la plupart des élus ne veulent songer qu’à la politique intérieure et à la vie quotidienne du Parlement, les plus lucides se convainquent qu’il n’y a pas d’issue concevable au drame algérien et voient l’avenir en noir… »  (p,33)

Robert Buron est de plus en plus perplexe sur le dossier algérien.

      « Mais alors, où est mon devoir ? Les français ne semblent pas voir la situation telle qu’elle est là-bas – sauf certains peut-être, tels mes petits mayennais appelés ou rappelés.

       Faut-il tenter de leur ouvrir les yeux et comment y parvenir ? » (p,40)

       Mon commentaire

      A cette date, j’avais fait ma première expérience de l’Afrique au nord du Togo et au sud, pendant un stage de six mois. A Sansanné-Mango, j’y avais rencontré Robert Buron qui s’acquittait d’une mission parlementaire aux côtés d’un député communiste et d’un député radical-socialiste.

     J’avais participé en cours du dîner à une conversation très ouverte sur l’évolution du continent africain et sur la décolonisation annoncée, dans une optique de coopération ouverte avec les nouveaux Etats en gestation.

        Du fait du mandat international de tutelle que la France y exerçait encore, la République du Togo expérimentait en quelque sorte les outils institutionnels des nouveaux Etats indépendants.

     Comme j’en fis à nouveau l’’expérience ailleurs, en Algérie, ou à Madagascar, ça n’était pas la France !

        Jean Pierre Renaud  – Tous droits réservés