La Question Post-coloniale 3 – Chapitre 2 – L’importance des représentations géopolitiques – 1

La Question Post-coloniale 3

Chapitre 2

« L’importance des représentations géopolitiques »

(pages 63 à 123)

1

            Ce chapitre est important et il mérite un examen détaillé parce qu’il éclaire de nombreux aspects de la problématique de la géopolitique post-coloniale, telle que présentée par l’auteur.

            Il met le projecteur sur les interprétations géopolitiques que l’on peut avoir de notre passé colonial, sans toutefois répondre à une question préalable : qu’est-ce que l’auteur désigne comme des « représentations géopolitiques », car le mot et le sens de ce concept très extensif auraient justifié dès le départ d’être défini dans les cas examinés. L’auteur laisse le lecteur les retrouver et les comprendre au fur et à mesure de son analyse, une sorte de lecture anglo-saxonne à partir des cas.

J’ai été surpris de constater que l’auteur ne faisait pas référence au travail du Colloque Savant « Images et Colonies » qui s’est tenu les 20, 21, et 22 janvier 1993 et qui avait précisément pour objet cette catégorie importante des représentations, les images coloniales ou impériales : les conclusions de ce colloque n’étaient rien moins que très nuancées.

            L’auteur, comme il s’en explique longuement aux pages 115 et suivantes est issu d’une matrice maghrébine anticolonialiste dynamique et puissante qui a animé beaucoup de travaux sur les mêmes thèmes, disposait d’un bagage d’expériences et de relations dont il fait profiter le lecteur, notamment sur l’Algérie. (professeur dans un lycée d’Alger de 1950 à 1955, membre du Parti Communiste Français dont le rôle fut pour le moins ambigu au début de la guerre d’Algérie, jusqu’en 1956).

Une matrice maghrébine anticolonialiste ? Il s’agirait d’un beau sujet de thèse qui devrait intéresser un jeune chercheur soucieux de vouloir démêler le mélange des genres entre science humaine et engagement politique.

L’auteur nous y livre son itinéraire colonial, en même temps qu’il définit ses « représentations » du passé :

« J’ai en effet des rapports personnels complexes avec le phénomène colonial, puisque j’ai passé toute mon enfance au Maroc… Je suis donc né au Maroc… A la veille de la Seconde Guerre mondiale, ma famille est revenue en France où mon père est mort : j’avais 11 ans…je suis retourné au Maroc faire durant un an mes premières armes de géographe sur le terrain.

Mais, et cela me surprend encore, le mouvement pour l’indépendance des Marocains, comme celui plus tard des Algériens, m’a toujours absolument légitime, et je crois que cela ne résultait pas de mon appartenance – un temps- au Parti communiste français. Je suis en quelques sorte, depuis, depuis mon enfance (certes assez privilégiée), mais assez curieusement un colonial anticolonialiste – c’est évidemment une représentation…(page 115)

« Autre représentation : je crois que de nos jours tout homme dans de graves circonstances, est fier de sa nation (à l’exception peut-être des Allemands lorsqu’ils ont découvert les horreurs du génocide perpétrées par les hitlériens. Il se trouve que je suis français et je m’en félicite comme d’une grande chance ; j’aime ma France, nonobstant le désastre de 1940 et les guerres coloniales que j’ai dénoncées comme des opérations vouées à des échecs déshonorants. Contrairement à ce que proclament ceux qui prônent la « repentance » (jamais la leur, mais celles de leurs adversaires politiques), j’estime que ce ne sont ni la France ni la nation qui ont mené les entreprises coloniales et moins encore la traite des esclaves, mais de petits groupes d’hommes résolus… (page 115)

Je suis donc français, j’en suis très fier et allez savoir pourquoi, cela me parait expliquer la sympathie admirative que je porte à tous ceux qui luttent pour l’indépendance de leur pays, même lorsqu’ils combattaient  le mien – ou plutôt ceux qui menaient la politique de ces dirigeants contrairement à la formule usuelle, les pays ne se battent pas entre eux… »(page 116)

Commentaire : je me limiterai à l’essentiel, car le propos tenu soulève un profond malaise pour quelques-unes des nombreuses questions par ce genre de confession, ou pour user du langage quelque peu ésotérique de l’auteur, ses « représentations ».

J’ai pris acte tout d’abord de son « interprétation » d’une certaine présence française dont l’inspiration n’était pas celle de notre nation : à maintes reprises, j’ai écrit que la France n’avait eu ni culture coloniale, ni culture impériale.

Pourquoi ne pas rassurer par ailleurs l’auteur sur le nombre de Français qui partagèrent ce type de réaction, de refus du monde colonial tel qu’il existait encore entre les deux guerres, je pense par exemple à  Robert Boudry, Gouverneur général intérimaire de Madagascar entre 1939 et 1945. Je pense aussi à un camarade instituteur au Maroc dans les années 50 qui me décrivait dans ses lettres la situation d’alors… Ces exemples seraient innombrables, mais cela n’a pas empêché cet ami d’enfance d’aller faire la guerre d’Algérie au titre du contingent ?

En 1954, lors du début de l’’insurrection, en 1954, le Parti communiste partageait le même discours sur l’Algérie française que les autres dirigeants d de la SFIO ou du MRP. En 1956, les députés communistes votèrent les pouvoirs spéciaux  au gouvernement Guy Mollet…

Innombrables furent en effet les témoins de ce type de situation coloniale : citons, en 1914-1918, les tirailleurs sénégalais, Ho Chi Minh lui-même, et plus tard toute une série d’intellectuels coloniaux venus étudier en France tels que le député malgache Rabemananjara.

La deuxième guerre mondiale et l’expérience des guerres coloniales donnèrent à d’anciens combattants la même maturité civique et le refus du système colonial, à Ben Bella par exemple.

Je puis enfin rassurer l’auteur sur la « représentation » ou les « représentations » que je partageais avec mes camarades du contingent en Willaya III dans la vallée de la Soummam dans les années 1959-1960 : que faisions-nous dans ce pays ? Sinon, attendre la « quille », un cessez-le feu, en continuant toutefois le combat contre des rebelles qui étaient courageux.

Je suis loin d’être assuré que les anciens du contingent, encore vivants, puissent apprécier la description d’une guerre qui biffe purement et simplement leur existence, leurs blessés et leurs morts, et la mission qui leur avait été confiée par les autorités légitimes de la République Française.

En ce qui concerne la définition du mot représentation, revenons donc au Petit Robert, car le mot y bénéficie d’un très large spectre linguistique, pas loin d’une colonne.

            « Action de mettre devant les yeux ou devant l’esprit de quelqu’un…2° Le fait de rendre sensible (un objet absent ou un concept) au moyen d’une image, d’une figure, d’un signe, etc. »

A la page 71, l’auteur cite l’expression « Fracture coloniale » comme une « métaphore illogique ».

            Dans le contexte historique examiné, l’auteur cite en effet le livre « Fracture coloniale », publié en 2006, mais le groupe Blanchard, comme déjà indiqué, s’était illustré auparavant par la publication de deux autres ouvrages dont le contenu aurait incontestablement mieux répondu au souci d’illustration de la définition du terme « représentations », deux livres de date antérieure « Culture coloniale » et « Culture impériale » qui diffusaient une grande palette d’images couplées avec des interprétations de ces représentations du passé colonial : ce panel d’images jouait à fond la carte d’une représentativité historique non démontrée, sur une « imprégnation » coloniale non démontrée, et sur un « inconscient collectif » colonial pas plus démontré.

            Le groupe Blanchard and Co a surfé sur les « zoos humains », en utilisant un angle d’attaque incontestablement attractif, mais idéologique et politique, en s’abstrayant de toute rigueur scientifique et historique.

            Il serait intéressant de connaître le chiffre des ventes de ces livres, hors milieu universitaire.          

            L’auteur cite également le livre noir de Marc Ferro, et fait référence à la guerre des mémoires (page 68), des mémoires que l’historien et mémorialiste Stora n’a jamais eu le courage de faire mesurer, alors qu’il est l’auteur du petit livre paru sous ce titre.

            L’auteur a choisi le terme fourre-tout de représentations alors que l’expression de « propagande postcoloniale » aurait été sans doute plus appropriée, car il s’agit bien de cela.

            Revenons au texte :

            L’auteur écrit : « Dans tout raisonnement géopolitique, il ne faut pas seulement tenir compte des caractéristiques objectives, matérielles, mesurables, des populations qui vivent sur le territoire où se livre une rivalité de pouvoirs. Il faut aussi tenir compte des idées, des « représentations que chacun des groupes antagoniste (avec ses leaders) se fait à tort ou à raison, de la réalité ; de ses droits sur ce territoire comme de ce qui lui apparait comme important dans tout ce qui l’entoure, y compris au niveau mondial. Ces représentations plus ou moins subjectives sont presque toujours produites par ce que l’on peut appeler au sens le plus large des intellectuels, c’est à dire des hommes et des femmes qui réfléchissent, qui discourent, bref qui produisent des idées nouvelles et en reproduisent d’autres dont ils ne connaissent pas précisément l’histoire. » (page 64)

L’auteur revient aux « jeunes » des « grands ensembles », un sujet dont il fut un des spécialistes, évoque à nouveau une lutte de pouvoirs avec la police, en distinguant le positif et le négatif… :

« Mais ils expriment leurs insatisfactions et leurs inquiétudes par une hostilité croissante à l’encontre du pays et de la société où l’immigration de leurs grands-parents, il y a plusieurs décennies, les a fait naître. La justification de cette hostilité se fonde sur des représentations historiques qui, dans les milieux intellectuels, font de nos jours consensus dans la mesure où celles-ci réprouvent la colonisation depuis que les empires coloniaux ont disparu. Or, pour bien marquer leur différence, les jeunes intellectuels « issus de l’immigration » proclament que le colonialisme continue d’exister en France. » (page 65)

Questions : 1) nés en France ou venus après leur naissance ?

            2) « Consensus » ? La pertinence aurait voulu qu’il ait été mesuré, ce qui n’est pas écrit.

            3) S’agit-il des « grands ensembles » et non de la nation ?

            L’auteur analyse alors :

            « La diffusion de représentations accusatrices du colonialisme (page 67)

            « … Pour schématiser, on peut dire que, malgré les effets de « l’absentéisme scolaire », un certain nombre de ces jeunes vont au collège et qu’ils s’intéressent particulièrement, même de façon brouillonne et agressive, à ce que disent les professeurs d’histoire-géographie sur la colonisation et la traite des esclaves en effet, depuis une dizaine d’années, les programmes scolaires prescrivent qu’un certain nombre d’heures d’enseignement soient consacrées à ces problèmes qui sont aussi de plus en plus présents dans les manuels les enseignants en font d’autant plus état que cela les intéresse personnellement et passionne les élèves il n’en reste pas moins que, dans ces quartiers ou à proximité, la tâche des professeurs – qui sont de plus en plus des femmes – est encore plus difficile qu’ailleurs. » (page 67)

            Commentaire : cette analyse concerne les « grands ensembles », mais elle montre le rôle important des professeurs d’histoire géographie très souvent séduits par  une culture multiculturelle de gauche très influente dans l’ensemble de notre système scolaire. Il fut un temps où il s’agissait de la culture marxiste, mais faute de marxisme, on s’est rabattu sur une autre thématique à la mode, d’autant plus facilement que l’ouverture des frontières a fait sauter beaucoup de frontières culturelles, et misé sur la générosité et l’idéalisme de la jeunesse, comme de tout temps.

            Il serait sans doute possible de mettre au défi scientifique les animateurs et propagandistes de cette lecture de notre histoire de mesurer le même type de « représentations » dans les livres des 3ème et 4ème Républiques, images, nombre de pages, et lignes de texte, en tenant compte évidemment des contextes historiques correspondants, en l’absence notamment des images télévisées et de celles des réseaux sociaux.

            «  Un consensus de rejet de la colonisation depuis qu’elle a disparu.

            « Tout cela est la conséquence du développement relativement récent du vaste courant d’idées qui stigmatise la colonisation. Les quelques tentatives maladroites pour faire admettre qu’il n’y eut pas que des atrocités dans les colonies et que tout n’y fut pas constamment aussi épouvantable, suscitent de la part de certains (nouveaux venus en la matière) un surcroit d’accusations indignées et de publications vengeresses. » (page 67)

Questions : sur un sujet aussi sensible et polémique, le lecteur aurait aimé avoir plus de précisions sur les constats soulignés.

            « Consensus » : quelle évaluation ? « Vaste courant d’idées » : quelle évaluation ? « Publications vengeresses » ? Lesquelles ? Fusse en renvoi !

            Quel intellectuel aura le courage de contester les témoignages d’Hampâté Bâ dans ses nombreux livres, dont l’un de grande sagesse –« Kaidara », avec sa vision capitale des deux versions de la colonisation, la diurne et la nocturne ?

            L’histoire de l’impérialisme n’a jamais eu, ni frontière, ni époque : il s’est inscrit dans ce que la philosophie chinoise, a dénommé « le cours des choses ».

            De nos jours, comme par le passé, les « spécialistes », dénomment un certain de type de domination par l’expression gentillette de « soft power », mais le « hard power » n’est jamais loin, le totalitarisme, comme c’est le cas en Chine, en Corée du Nord, en Turquie…

            Tout au long des derniers mois, jeunes algériens et algériennes se sont mobilisés, semaine après semaine, pour contester une nomenclature dictatoriale qui ne dit pas son nom.

            « L’écho de problèmes géopolitiques extérieurs aux banlieues (page 72)

            Question : S’agit toujours plus des banlieues en général ou des « grands ensembles » ?

Jean Pierre Renaud  – Tous droits réservés

La Question Post-coloniale 3 – Chapitre 2: L’importance des représentations géopolitiques – 2

« La Question Post-coloniale »

Le livre d’Yves Lacoste

Géopolitologue

3

Chapitre 2

« L’importance des représentations géopolitiques »

2

            L’auteur propose alors une revue de cet « écho » :

            « La guerre civile en Algérie (1992-2000) – les islamistes et le « choc des civilisations- Israël présenté comme la preuve que le colonialisme n’a pas disparu – – le sionisme, à ses débuts, ne fut pas une conquête coloniale-  le miracle de la guerre des Six-jours et le réveil géopolitique des rabbins- l’Intifada puis les islamistes contre un colonialisme imposé par les rabbins- le danger d’un mouvement antisémite en France.

   « Des jeunes qui se demandent pourquoi ils sont nés en France ? » (page 84)

     Très bonne question !

     Les jeunes des « grands ensembles » qui auront eu la chance de lire ces lignes auront pu avoir déjà une réponse : en distinguant ceux d’origine algérienne, antillaise, ou africaine.

     « Pourquoi les grands pères sont-ils venus vivre en France ? » (page 86)

   Le problème des causes de l’immigration post-coloniale se pose en de tout autres termes quant à ses débuts pour les Algériens peu près l’indépendance de l’Algérie, au lendemain d’une terrible guerre. Pourquoi ce choix, alors que nombre d’entre eux venaient de combattre courageusement l’armée française ? Nous sommes là au point de départ du paradoxe de l’immigration post-coloniale en France, car ces Algériens ont été suivis par beaucoup d’autres, puis par des Marocains, des Tunisiens…Il ne suffit pas de savoir comment ces combattants algériens ont pu rester en France en profitant des lois d’amnistie. Il faut savoir pourquoi ils ont quitté l’Algérie alors qu’ils venaient de jouer un grand rôle dans sa libération. » (page 87)

    Question : oui, pourquoi ? Sans réponse, alors que l’auteur aurait sans doute pu proposer une réponse, au moins une interprétation, compte tenu de son passé algérien.

    Je proposerai volontiers la mienne, sûrement iconoclaste, à savoir que la France avait vécu, en 1962, un miracle historique, la perte de sa condition colonialiste…

     L’auteur critique alors le contenu du livre de MM Blanchard et Bancel intitulé « La Fracture coloniale ».

     Je l’ai fait moi-même dans le livre « Supercherie coloniale » en déroulant  l’ensemble des critiques qu’appelaient les ouvrages de ce groupe de propagande postcoloniale Blanchard and Co, compte tenu de l’habileté que ce groupe d’historiens a démontrée en publiant des recueils d’images de qualité et de textes qui répondaient au « marché » de l’Indigène.

      L’auteur qualifie ce travail ainsi :

     «  Déni du passé colonial ou déni des causes de l’exode post-colonial ? (page 87)

     « Pascal Blanchard et Nicolas Bancel, quand ils affirment l’existence d’une « fracture coloniale » entre les Français expliquent celle-ci par le fait qu’en France on pratique de multiples façons le « déni » du passé colonial : on évite d’en parler. Pourtant, dans la masse des écrits qui stigmatisent la colonisation, ces deux historiens ne sont pas les seuls. Il est vrai qu’ils soulignent ses effets en France, et non pas surtout outre-mer.

      Animé d’une préoccupation assez différente, l’un des aimateurs de l’appel des indigènes de la République, Nicolas Qualander déclare à Jérémy Robine : « Le but de l’Appel des indigènes se décline sur trois ou quatre plans : le premier c’est la question de la mémoire, le problème du passé qui ne passe pas. » Il ne croit pas si bien dire, car le «problème » n’est pas seulement « la reconnaissance des crimes coloniaux vis-à-vis de toutes les populations issues de l’immigration. » Cela est certes nécessaire non pas globalement et de façon métaphysique, mais pour analyser de façon précise l’histoire de chacun de ces crimes, et surtout en termes géopolitiques, puisqu’il s’est agi de rivalités de pouvoirs.

     D’un point de vue géopolitique, la « question de la mémoire », c’est d’abord de comprendre pourquoi ces Algériens patriotes et courageux ont quitté leur pays au lendemain de l’indépendance, pour venir dans celui de leurs oppresseurs. Comment expliquer ce paradoxe géopolitique qui fait que les enfants de combattants algériens ont ensuite eu la même nationalité que les colonialistes les plus acharnés au maintien de l’Algérie française et qu’ils parlent désormais la même langue ?

            Tout à leur démonstration de la « fracture coloniale », Pascal Blanchard, Nicolas Bancel, et Sandrine Lemaire estiment que le passé colonial fait l’objet d’un véritable « déni ». Ils pensent que ce serait par honte que les citoyens français évitent de parler du colonialisme et de toutes ses horreurs. Le Livre noir du colonialisme est pourtant un succès de librairie et les ouvrages de gauche et d’extrême gauche qui stigmatisent la colonisation sont de plus en plus nombreux. En fait les Français ne s’étaient plus préoccupés de la question coloniale dès qu’ils en avaient été débarrassés avec l’indépendance de l’Algérie. Ils s’en soucient de nouveau, mais de façon intense, à cause des émeutes des certaines banlieues. » (page 88)

    Commentaire :cette analyse mérite un long commentaire.

     Revenons rapidement sur les critiques de fond que j’ai listées dans le livre « Supercherie coloniale » à l’endroit des travaux de ce trio d’historiens : carence scientifique des évaluations statistiques des vecteurs des cultures coloniale ou impériale supposées, et même carence statistique sur leurs effets, en ce qui concerne les images, mêmes carences sémiologiques et contextuelles.

     Les travaux de ces trois historiens d’histoire géographie de gauche, comme c’est noté ailleurs dans une entreprise de propagande post-coloniale politique au mépris des leçons de l’histoire quantitative, de l’absence complète des évaluations statistiques nécessaires pour accréditer leur thèse politique.

     Deux anecdotes pour situer la qualité de ces travaux statistiques  tirés du livre « Supercherie coloniale », pages    231 et suivantes :

     Sandrine Lemaire, dans le livre « Culture impériale » (page 75) « Manipuler à la conquête des goûts »… « Du riz dans les assiettes, de l’Empire dans les esprits  » (CI, page 82)

     Sauf que ce riz subventionné allait dans nos poulaillers !

      A l’appui de  sa thèse, Nicolas Bancel citait un sondage qu’il avait effectué auprès d’anciens élèves de l’ENFOM, sous le titre « Entre acculturation, et révolution – Mouvements de jeunesse et sports dans l’évolution institutionnelle et politique de l’AOF » ( Présidente du jury Mme Coquery Vidrovitch. Elle le fut également pour la thèse Blanchard)

     Question : avant ou au cours de votre cursus à l’ENFOM, avez-vous participé à un mouvement de jeunesse ? Sur les 297 questionnaires envoyés, 55 réponses avec 24 oui, dont 13, j’ai participé à des mouvements scouts, et 11 à des mouvements catholiques.

       L’historien en tire une conclusion surprenante, sinon consternante :

      Commentaire : « Le très fort taux d’anciens membres de mouvement de jeunesse  est remarquable… 41 % sont issus du scoutisme catholique. La proportion est évidemment énorme… Par ailleurs l’idée d’une fonction de préparation de la pédagogie active aux aventures Outre mer (l’une des hypothèses du programme  Pédagogie de l’aventure modèles éducatifs et idéologie de la conquête du monde) est massivement confirmée par ces réponses. »

     « remarquable », « énorme », « massivement »des qualificatifs d’autant plus superfétatoires que ce sondage est privé de toute représentativité statistique.

     Revenons au contenu du livre d’Yves Lacoste.

      Je suis sans doute plus mal placé que l’auteur de ce livre, pour proposer mon analyse, compte tenu de mon expérience d’officier SAS (« colonialiste ») pendant la guerre d’Algérie (vallée de la Soummam en Willaya III), et de la vocation qui fut la mienne, l’ambition de servir ce que je croyais être la « communauté » franco-africaine.

      Je crois avoir servi la France et l’Algérie à l’exemple de l’immense majorité de mes camarades du contingent.

      Comme je l’ai déjà écrit à maintes reprises, et rappelé plus haut, que contrairement à ce qu’écrivent et disent ces historiens, la France n’a jamais eu de culture coloniale, qu’elle a toujours laissé faire, comme de nos jours dans notre politique extérieure, les gouvernements, leurs experts, ou les groupes de pression qui les animaient, et ce fut notamment le cas en Algérie.

     En réalité, le pays a découvert la question coloniale, oserais-je dire, grâce à la guerre d’Algérie, grâce aux centaines de milliers de jeunes français qui y ont été jetés par devoir patriotique, une question devenue très sensible avec les flux d’une immigration importante, venue précisément  d’Algérie.

      Pourquoi n’oserais-je pas dire que la dénonciation partisane de la colonisation a servi à justifier la présence algérienne en France, et nourrit d’une certaine façon une propagande postcoloniale beaucoup plus efficace que la propagande coloniale  dont les moyens furent très limités, comme je l’ai démontré dans le livre « Supercherie coloniale ».

       Question algérienne ou question postcoloniale ?

      « Pourquoi les patriotes algériens sont-il venus en France en 1963 ? (page 89)

   L’auteur rappelle la « La rivalité mortelle du FLN et du MNA », « Le conflit maquis de Kabylie (la Willaya III  / «armée de l’extérieur », « Silence persistant sur les rivalités de pouvoir dans le mouvement national » (pages 89-93) – avec ses purges et ses milliers de morts !-, puis consacre quelques pages à la Kabylie : « Esquisse des singularités géopolitiques de la Kabylie » page 93 à 100)

    Ces pages relèvent le rôle important des Kabyles dans le mouvement national et en France : les Kabyles étaient venus nombreux travailler en France, avaient appris notre langue, aidaient financièrement leurs familles et leurs villages et revenaient de temps en temps au pays. La loi sur le regroupement familial leur a donné le droit de faire venir leur famille, une des causes sans doute de l’immigration post-colonlale.

     Mon « séjour » en Petite Kabylie m’avait fait aimer ce pays et ses habitants proches de nos montagnards, mais je me suis souvent demandé  comment les épouses débarquant avec leurs enfants chez nous, sans parler français, pouvaient supporter un choc culturel aussi violent.

   « Que faire ? (p,100)

   « C’est en réfléchissant en termes géopolitiques que l’on a pu enfin prêter attention à la venue en France, dès la fin de la guerre les patriotes algériens en majorité kabyles. C’est un fait majeur pour la compréhension du paradoxe qu’est la question postcoloniale en France. ll a été pris en compte dès que l’on a pu envisager ce phénomène selon des raisonnements géopolitiques – les rivalités FLN/MNA et ALN/Willaya III sont en fait géopolitiques – et en fonction d’une approche particulière de la Grande Kabyle, qui est en vérité un cas géopolitique à part » (page 100)

Commentaire : « en majorité kabyles » : est-ce démontré ? Si oui, l’explication aurait incontestablement de la pertinence.

   « Aider au développement de mouvements culturels berbères et des divers peuples africains. » (p,103)

   Est-ce une solution ? Les Kabyles nous auraient attendus ? S’agit-il bien de nôtre rôle, alors que la problématique de l’immigration est liée au manque d’action culturelle dans beaucoup de quartiers ?

    « Se soucier des « grands ensembles » HLM et de leur avenir. » (p,102) ?

    Ne s’agit-il pas de la réussite partielle du plan Borloo – casser le béton -, mais avec précisément une carence sociale et culturelle que les dernières propositions Borloo, cohérentes, venaient combler, mais qui furent écartées par le nouveau Président, sous prétexte qu’il les jugeait comme celles de « deux hommes blancs ».

    Jusqu’au plan Borloo, entre 1981 et 2012, gouvernements de gauche ou de droite ont fait comme si le problème des banlieues n’existait pas.

       « Expliquer pourquoi le colonialisme a pu être vaincu, et pourquoi et comment il avait pu s’établir » (page 106)

     Il convient de préciser qu’il s’agit de l’annonce des analyses que l’auteur propose dans ce livre.

     Il s’agit d’une ambition d’autant plus hardie que sous quelque terme que ce soit, impérialisme, colonialisme ou domination, il n’est pas du tout assuré que la recette ait été trouvée pour mettre fin à un type de processus qui s’est déroulé au long des siècles, qui continue de nos jours sous d’autres formes géopolitiques, ne serait-ce que dans l’Algérie actuelle.

      Les préceptes Lacoste ?

     Sous le titre « Que faire ? », ces pages concernant les préceptes Lacoste pour une solution, font-ils partie de l’analyse géopolitique ?

     Citons quelques-uns de ces préceptes, sans nous embarquer dans la confusion avec les postcolonial studies, à la mode, comme venant une fois de plus des USA, en oubliant généralement que la discrimination raciale n’y a été supprimée que récemment, de même qu’on se réfère à un pays qui s’est illustré dans l’histoire de l’esclavage.

      « Ne pas confondre colonialisme et toute forme de domination » (page 107)

     L’auteur se lance alors dans un distinguo subtil pour distinguer les deux concepts : je ne me lancerai pas dans ce débat, en indiquant simplement, et à nouveau, que les impérialismes étant de tous temps et de tous lieux, ils se caractérisent par la domination d’un peuple sur un autre : l’Afrique de Samory ou de Béhanzin n’avait pas de traits colonialistes ? Ou celle de la Chine dans la presqu’île indochinoise ?  etc…

    Dans des contextes historiques qui étaient favorables aux pays de domination ?

   « Ne pas sous-estimer les indépendances post-coloniales qui pour la plupart ne sont pas factices »

     « …Aussi faut-il aider tous ceux qui vivent en France, quelles que soient leurs origines, à mieux comprendre le fait colonial et l’importance des luttes pour l’indépendance. Aussi sentiront-ils qu’il est assez vain de lutter pour des enjeux de mémoire alors que les enjeux actuels comme les risques sont autrement plus importants. » (p,110)

   Des enjeux de mémoire ? Mis en scène par des groupes de pression postcoloniaux, en faisant une impasse complète sur les histoires écrites – rares – -, les histoires orales – les plus fréquentes – des pays d’origine, sur l’esclavage africain de l’ouest et de l’est qui, dans le cas français a attendu les colonialistes pour commencer à disparaître etc.. que les historiens africains de l’époque moderne ont beaucoup de peine à évoquer.

     « Montrer la complexité des luttes pour l’indépendance, avant d’expliquer les conquêtes coloniales » (page 111)

    « Poser la question post-coloniale aujourd’hui, c’est aussi revenir de façon nouvelle sur le passé pour mieux comprendre le présent, et s’interroger sur les modalités de ce phénomène planétaire. Il ne s’agit pas de grandes causes civilisationnelles (les prétendus atouts de l’Europe et handicaps de l’islam). Je me suis intéressé aux luttes armées entre forces politiques adverses plutôt qu’aux formes particulières de chaque colonisation…. » (page 112)

   La formulation ambigüe du texte souligné ?

    « Qui parle ? (page113)

   « L’une des règles de l’analyse géopolitique est de porter attention aux représentations. Non seulement à celles de chacun des leaders des groupes qui s’affrontent pour la conquête ou la défense d’un territoire, mais il faut aussi s’intéresser aux représentations des analystes de ces rivalités de pouvoir, soit à titre de commentaire de l’actualité (et alors l’antagonisme des représentations est évidente), soit bien plus tard, lorsque que l’on sait qui a été le vainqueur de tel conflit. Même lorsque récits et analyses se font à titre rétrospectif avec un grand « recul de temps », il faut par principe essayer de tenir compte des représentations (conscientes ou non) de celui qui fait le récit ou l’analyse. L’exposé de faits anciens a qu’on le veuille ou non, ses conséquences sur la façon dont l’auditeur ou le lecteur se représente certains phénomènes contemporains.

    Cette démarche est d’autant plus nécessaire que l’on traite du colonialisme et de la colonisation, c’est à dire d’un ensemble de phénomènes géopolitiques qui ont fait autrefois l’objet de discours extrêmement valorisés dans les pays colonisateurs… » (page 114)

      Commentaire je bute toujours sur la signification des concepts proposés, avec une interrogation supplémentaire quant aux «représentations  conscientes ou non», c’est à dire un inconscient qui ne dit pas son nom ? Le fameux « inconscient collectif », colonial, bien sûr que j’ai dénoncé ?

    La mission d’un géopolitologue apprécié au temps de la fondation de la Revue Hérodote ? :

    « Essayer d’expliquer aux « jeunes » qui souffrent de la situation post-coloniale et qui se demandent pourquoi ils sont nés en France les raisons pour lesquelles leurs grands-pères ont dû venir dans ce pays, qu’ils avaient courageusement combattu, conduit à analyser et comparer les luttes  pour l’indépendance. Mieux comprendre la question post-coloniale m’a incité à remonter loin dans le passé afin de mieux saisir les causes qui avaient rendu possibles les conquêtes coloniales. » (page 119)

     En conclusion provisoire, et à cette lecture, il était quelquefois difficile de situer la nationalité de l’auteur.

     Articles revus après fin du confinement

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La Question post-coloniale ou la Question Algérienne ? Yves Lacoste « La Question post-coloniale »

La Question post-coloniale ou la Question Algérienne ?

&

« La Question post-coloniale »

Yves Lacoste

« Une analyse géopolitique »

Fayard 2010

Ou

« La Question algérienne » ?

&

Notes de lecture

« L’esprit critique c’est la propreté de l’intelligence.Le premier devoir c’est de se laver »

Marc Bloch 1914

Compte tenu du sujet traité, je reprendrai une devise qui m’est chère et qui précédait le livre « Supercherie Coloniale » (2008), d’autant plus volontiers que ce livre critiquait la méthodologie mise en œuvre par une équipe de trois historiens, afin de démontrer qu’il existait en France une culture coloniale et impériale. Yves Lacoste n’en parle pas alors qu’il mettait en cause les « représentations » coloniales et postcoloniales, un ses thèmes favoris, et qu’il s’attachait à critiquer le contenu du livre « La fracture coloniale » des mêmes auteurs, paru plus tard..

            Pourquoi « algérienne » au lieu de « postcoloniale » ?

            A lire cette longue analyse géopolitique, et compte tenu à la fois de la place faite à l’Algérie et de la sorte de plaidoyer qui imprègne de nombreuses pages du livre à l’adresse des jeunes français d’origine avant tout algérienne.

        J’avais lu ce livre de 432 pages, cette « somme » géopolitique, quelques années après sa parution, en me promettant d’y revenir plus tard, compte tenu de la richesse de son contenu, tout autant que de la complexité des faits, thèmes et interprétations « géopolitiques » contradictoires proposés sur l’histoire coloniale et postcoloniale française. Certains historiens classeraient peut-être cette dernière dans l’histoire « immédiate », celle de l’après-guerre, avec tous les problèmes d’éthique historique que cela pose.

             Grâce au « confinement », c’est chose faite !

            Avant de proposer mes notes de lecture sur cette œuvre riche mais complexe et ambitieuse qui soulève de ma part, selon les périodes et les sujets, à la fois accords, désaccords, et questions,il ne parait pas inutile de s’interroger sur le contenu de la géopolitique, sa définition, puisque l’auteur de cette analysela classe au départ dans la géopolitique, et qu’il estconsidéré comme l’une des références du monde géopolitique.

            La géopolitique a envahi depuis de nombreuses années la culture et les médias. Elle nourrit l’actualité, sans qu’on sache toujours bien de quoi il est question, et situer la compétence de la source universitaire ou non qui l’analyse : pour tout dire, la géopolitique est à lamode.

            La définition de la géopolitique est moins claire que celle de la géographie physique, humaine, économique, et guère plus claire que celle de la politique, d’autant moins qu’elle fait beaucoup appel à l’histoire.

            Ai-je besoin de souligner que l’histoire elle-même a toujours alimenté maintes polémiques sur sa définition et son contenu, parce qu’il est très difficile d’échapper à soi-même, au conditionnement religieux, culturel, idéologique, économique, politique, et même universitaire (voir écoles de thèses de doctorat), pour ne pas évoquer les « biais » toujours tentants et présents de l’anachronisme et de la non-représentativité ?

            L’historien Pierre Goubert a préféré échapper à ces périls en se consacrant à l’étude du Moyen-âge.

      De nos jours, la mémoire fait fureur en rivalisant avec l’histoire, et certaines écoles de pensée se sont ruées sur le nouveau marché de « l’indigène de la République ».

            Pour y voir plus clair, quelques définitions tirées du Petit Robert (1978) (obsolète ?) :

Géographie : Science qui a pour objet l’étude des phénomènes physiques, biologiques, humains localisés à la surface du globe terrestre, et spécialement, l’étude de leur répartition, des forces qui les gouvernent et de leurs relations réciproques.

            Politique:      Art et pratique du gouvernement, des sociétés humaines (Etat, nation)  Expansionnisme (colonialisme) V. Colonialisme =  Pej. Système d’expansion coloniale.

            Géopolitique : Etude des rapports entre les données naturelles de la géographie et la politique des Etats.

            Il convient évidemment de rappeler le rôle initiateur de Montesquieu (XVIIème siècle) avec la Théorie des Climats.

            Je retiendrai pour ma part la définition simple (rappelée par mon vieil ami Auchère) que nous proposait notre excellent professeur de géographie, en classe préparatoire, à Louis le Grand, Monsieur Varon :

            « Tirer une politique de considérations géographiques ».

&

Le Paradoxe de l’Algérie ou le paradoxe du Général de Gaulle ?

Question postcoloniale algérienne ?

            Dans un avant-propos, intitulé « Un avant-propos général qui mène à un paradoxe. » (pages 7 à 20), Yves Lacoste nous propose sa définition de la géopolitique, en même temps qu’il décrit les caractéristiques de la question postcoloniale.

            Notons dès le départ que son contenu fait une large part à l’Algérie, beaucoup trop à mes yeux, sauf à faire remarquer que sa description montre toute la part qu’il convient d’attacher au rôle géopolitique de l’immigration algérienne dans l’explosion de la question postcoloniale, paradoxale, comme il le note, compte tenu du fait que ces immigrés sont très rapidement venus ou revenus, pour une partie d’entre eux,dans un pays qu’ils ont combattu, soit pour le travail, soit pour y trouver refuge, au fur et à mesure des crises algériennes (épuration du FLN, puis années noires des années 1990)…. D’un FLN qui n’a pas encore réussi à introduire la démocratie, 58 ans après l’indépendance.

            L’auteur parle de « paradoxe », et je serais tenté d’ajouter que le regroupement familial, vrai ou faux, avec sa complexité religieuse et culturelle,  la double-nationalité, les accords passés entre les deux Etats sur les migrations, constituent d’autres éléments de ce paradoxe…

            La définition Lacoste :

            « En effet, la géopolitique – telle que je l’entends – analyse toute rivalité de pouvoirs sur du territoire, que celui-ci soit de grandes ou petites dimensions (notamment au sein des villes) et qu’il s’agisse de conflits entre des Etats ou de luttes au sein d’un même pays ces conflits pouvant se répercuter à plus ou moins longue distance. Les différentes conquêtes coloniales et la colonisation qui imposa son organisation des territoires conquis furent fondamentalement des phénomènes géopolitiques.»

            La définition Lacoste est donc à la fois généreuse et ambitieuse, étant donné qu’elle couvre toute l’histoire de l’humanité, et pas uniquement, les territoires conquis au 18ème, 19ème et 20ème siècles, en notant que dans le cas de l’Afrique noire, et historiquement, le « moment colonial » le disputa au « temps long ».

L’auteur note : « C’est seulement depuis une quinzaine d’années (par rapport à 2010), soit à peu près quarante ans après la fin des empires coloniaux, que l’on parle de post-colonial… Mais en France, c’est surtout depuis novembre 2005 et les grandes émeutes nocturnes qui se produisirent durant plusieurs semaines dans les banlieues de la plupart des villes françaises que l’on s’est mis brusquement à se poser, en des termes géopolitiques très concrets, ce  qui fut bientôt appelé la « question post-coloniale »

            « Question », car on se demande quelles sont les causes profondes d’une telle crise et « comment tout cela peut tourner. » On sent de plus en plus qu’il s’agit d’un problème complexe et controversé : « Post-colonial » ? A gauche comme à droite (mais évidemment avec des argumentations différentes), on s’accorde à voir dans ces spectaculaires manifestations de colère  localisées  le rôle de très nombreux jeunes dont les grands-parents sont venus il y a plusieurs années en France depuis des pays qui avaient été des colonies françaises, principalement du  Maghreb et d’Afrique noire. »

Brusquement ? J’ai fait partie de la minorité qui avait bénéficié, à titre volontaire, d’une certaine culture coloniale enrichie d’une expérience du terrain africain, et à titre involontaire, de celle, de la Petite Kabylie, comme des centaines de milliers de camarades du contingent jetés dans la guerre d’Algérie, sans aucune culture algérienne : à ces deux titres, je ne partageais pas l’aveuglement de beaucoup de groupes de pression politiques – effectivement « A gauche, comme à droite » – et intellectuels sur la capacité de notre pays à intégrer toutes ces populations venues d’ailleurs, sans limitation.

            Je savais la difficulté, sinon le saut culturel et social, que signifiait pour une femme et ses enfants, ne parlant pas français, nés en pays musulmans, venus par exemple des djebels d’Algérie dans la société française.

            Dans les années 80, j’avais été à l’Assemblée Nationale alerter le député de Montbéliard sur l’importance de quartiers sensibles en progression dans le Pays, et au cours de la même période, dans l’exercice des fonctions occupées, sensibilisé sur le même sujet une des Adjointes influentes de Chirac, dont le compagnon, si je me souviens bien, dirigeait un média influent.

            Tout au long de ma carrière, j’avais bien sûr constaté la progression dynamique de l’immigration, sans que les autorités publiques tentent de contrôler véritablement les flux d’immigrés, compte tenu de notre capacité nationale limitée d’intégration, et en l’absence d’une politique républicaine dans les quartiers sensibles.

            Yves Lacoste écrit à la fin de son avant-propos :

            « Le grand paradoxe (longtemps ignoré ou passé sous silence) fut que pour des raisons géopolitiques (que nous retrouverons plus loin, car la géopolitique n’est pas simple), nombre de patriotes algériens qui venaient de combattre l’armée française vinrent vivre en France, suivis par beaucoup d’autres. » (p,20)

La première parenthèse mériterait plus d’un commentaire. Rappelons simplement, si mes souvenirs sont fidèles, qu’à chaque occasion officielle de la visite d’un Président, Chirac en 2003, ou Sarkozy, en 2007, les médias soulignèrent une revendication permanente des gouvernements FLN, en faveur de l’ouverture de nos frontières aux jeunes algériens.

            Avant d’aller plus loin dans l’exercice critique, je remarquerai que l’analyse géopolitique réussie, pour autant qu’elle puisse l’être, suppose le classement des forces en action et leur ordre hiérarchique : les marxistes auraient choisi entre infrastructure et superstructures, entre capitalistes et prolétaires.

       Dans le cas de l’Algérie, il s’agirait d’abord de l’histoire du pourtour méditerranéen de Braudel, la Mare Nostrum, des anciennes Capitulations avec leurs racines chrétiennes, de la puissance de l’Empire Ottoman, et de l’influence de l’Islam jusqu’à Gibraltar, après les invasions arabes jusqu’en Espagne, du percement du Canal de Suez avec la rivalité française et anglaise, le hold-up anglais sur l’Egypte, autrement convoitée à l’époque que l’Algérie.

      L’Egypte fut d’ailleurs un des facteurs géopolitiques lourd de la guerre d’Algérie.

       Viennent ensuite les courants migratoires vers l’Algérie, des courants de faible importance comparés à ceux des Anglais, en Afrique du Sud, en Australie, ou en Nouvelle Zélande, des juifs marchands tout d’abord, et à la fin du dix-neuvième siècle, des migrants pauvres venus du sud de l’Espagne et de l’Italie, et dans des conditions comparables à ceux de l’Algérie indépendante, les proscrits de la République ou les réfugiés d’Alsace Lorraine.

     La présence d’une population européenne active localisée sur les côtes et leurs plaines a été, parmi d’autres, une des causes des tragédies algériennes, avec le continuel blocage des processus démocratiques projetés ou mis en œuvre entre les deux communautés, le parti radical-socialiste étant souvent à la manœuvre, avec son rôle charnière,  au sein d’une Assemblée Nationale toujours en quête de majorité sous la Quatrième, comme d’ailleurs sous la Troisième.

      Le rôle de René Mayer, homme politique influent aussi bien en métropole qu’en Algérie, dont il fut un des grands élus de l’Est algérien mériterait à lui seul un examen approfondi avec une question : quel fut son rôle dans la gestion de la crise algérienne ?

      La présence dans l’Algérie coloniale d’une communauté européenne  relativement importante constituait le seul cas français, à la différence des colonies de peuplement anglaises.

      Kabyles et Arabes partageaient la même religion, et comme l’a relevé l’historien Vermeren, la communauté musulmane vivait, en cote à cote dans un état de comptabilité religieuse et sociale avec la communauté européenne, chacun vivant dans son univers religieux, culturel et social.

     L’islam d’Algérie était imprégné d’un esprit de paix et de tolérance.

     Jusqu’à l’indépendance, en 1962, la population algérienne avait beaucoup augmenté, mais l’Algérie connut alors un véritable explosion démographique, alors que le FLN faisait preuve de beaucoup d’inefficacité pour développer son pays, et accueillir cette population active, d’où cette stratégie permanente « d’exportation » de ses excédents démographiques. En termes économiques, on dirait l’Algérie « externalisait » ses flux démographiques.

     Du côté géopolitique français, la guerre d’Algérie n’avait laissé que de mauvais souvenirs, et la « révolution » de 1968, « Faites l’amour et pas la guerre ! », avait déstabilisé la société  française, laissé libre cours à un cocktail de laissez faire, de démagogie et de veulerie des pouvoirs publics, des partis politiques en quête d’électeurs, de relativisme culturel, d’appétit mondial, de multiculturalisme, de repentance,  et de course aux images et au fric…

Le Paradoxe gaulliste ? Au lieu du paradoxe algérien !

     Résultat inverse de celui recherché par la général de Gaulle, dont l’ambition affichée était de donner l’indépendance afin d’éviter que la France ne soit submergée par l’immigration : ne s’agirait-il pas du véritable paradoxe de la Question Coloniale Algérienne ?

     Alors que quelques spécialistes du sujet avaient mis en garde notamment la France  sur l’explosion démographique déjà en cours, notamment Gaston Bouthoul, sociologue et polémologue dans son livre « La Surpopulation  L’inflation démographique »(voir blog du 12/07/2011).

     Avec au sein d’une école de pensée nourrie au lait du Maghreb, souvent marquée à gauche et imprégnée de marxisme, avant l’indépendance, et après, compte tenu du poids démographique de plus en plus lourd de l’immigration algérienne, une ressource inépuisable de recherches pluridisciplinaires très souvent orientées vers la culpabilité de la France, en faisant table rase de l’histoire telle que la pratiquaient les historiens des Annales?

     Nous reviendrons plus loin sur cette problématique souvent idéologique, ou tout simplement politique.

      Avant de proposer une analyse critique de cette « somme » géopolitique, il convient de préciser que j’ai toujours apprécié la Revue Hérodote et que je suis revenu au numéro 36 du premier trimestre 1985 « Les Centres de l’Islam » pour tenter d’éclairer ma lecture.

     Pourquoi ne pas cacher que je la sous-titrerais volontiers « Les Embrouillements géopolitiques de la Question postcoloniale », pour démarquer le titre utilisé dans cette Revue : « Les embrouillements géopolitiques des Centres de l’Islam » ?

 Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés

« La Question post-coloniale  » – Deuxième Partie – « Les luttes pour l’indépendance »

« La Question post-coloniale »

Deuxième Partie

Les luttes pour l’indépendance

(pages 123 à 213)

Chapitre 3

Comment les empires coloniaux ont-ils pris fin ?

&

 Avant-propos méthodologique

            L’auteur jouit de la réputation d’un géopolitologue sérieux et novateur, pour avoir fondé la revue savante et appréciée, la Revue Hérodote.

            Il n’empêche que l’analyse qu’il propose soulève des questions redoutables de déontologie intellectuelle, à partir du moment où les sujets traités, analysés, se caractérisent par un mélange des genres évident entre convictions, expériences, engagements politiques, même s’il est vrai que cette caractéristique a coloré toute une génération d’intellectuels et d’enseignants marxistes, une situation qui pèse sur le crédit scientifique des travaux.

            Ici, il s’agit de l’ensemble des historiens ou de géopolitologues qui se sont engagés dans les luttes coloniales, avec dans le cas de l’Afrique du nord, l’existence d’une matrice maghrébine très influente en métropole, déjà évoquée, avant et après les indépendances.

            C’est notamment le cas pour la guerre d’Algérie qui a donné naissance à une profusion de mémoires et de témoignages qui se sont largement substitués à l’histoire.

            J’ai déjà évoqué ce type de problématique, le plus souvent non résolue, des sciences humaines, et dans le cas de l’histoire, et rappelé les raisons du choix du domaine historique que fit l’historien Goubert.

            Les sciences humaines ont le redoutable défi d’accréditer leurs analyses sur des bases « scientifiques », et les situations décrites n’y échappent évidemment pas, compte tenu de la quantité de biais scientifiques qui sont à éviter, dans des contextes d’engagement et de fréquentation du terrain, pourquoi ne pas dire des « territoires », pour faire appel à un concept d’Yves Lacoste.

            Le même type de problème se pose quant à la « scientificité » des thèses de doctorat, à partir du moment où les présidents et directeurs de thèses sont les maîtres du jeu, et que la soutenance « publique » devant le jury est généralement confidentielle et que ses délibérations, non publiées, sont quasiment couvertes par un secret défense.

Les doctorats souffrent d’un véritable « secret de la confession », une carence de transparence, comme je l’avais écrit sur le blog « Etudes coloniales » et sur mon propre blog. J’en avais également fait part à la professeure Bergada.

            Une anecdote pour clore cet avant-propos : il m’est arrivé, il y a fort longtemps, et à l’occasion d’une rencontre non universitaire, d’évoquer le sujet auprès d’une professeure d’université (un temps à l’Elysée), laquelle n’avait pas caché  qu’il s’agissait effectivement des pratiques universitaires.

Chapitre 3

« Comment les empires coloniaux ont-ils pris fin ? »

&

Témoignage, mémoire, histoire, géopolitique ?

Un rapide passage en revue

            Compte tenu de mon passé d’officier SAS du contingent pendant la guerre d’Algérie (1959-1960), par hypothèse colonialiste et usager de la gégène, je me contenterai de passer en revue les thèmes traités et les quelques questions posées.

            D’autant plus que l’analyse fait l’impasse complète sur les centaines de milliers de petits gars du contingent de France qui pensaient faire leur devoir de citoyen !

            « Il y eut autrefois de grands mouvements d’indépendance sans indigènes. » (page 124) (notamment en Amérique centrale et sud)

            « … Au début du XXe siècle commencent d’importants changements dans les sociétés indigènes…… » (page 129)

            « … La Seconde Guerre Mondiale, principale cause de la disparition des empires coloniaux d’outre-mer… Mais les empires coloniaux en continuité territoriale se sont alors maintenus… » (URSS et Chine) « (pages 130,132)

            « La Seconde Guerre Mondiale et le mouvement national algérien (page 135)

            « En Algérie, les conséquences de la Guerre Mondiale furent extrêmement importantes. Elles sont d’abord à l’origine des massacres de Sétif du 8 mai 1945, jour de la capitulation de l’Allemagne et les souvenirs de ces massacres pèsent lourd, neuf ans plus tard, dans le développement de la « révolution algérienne »  contre la France. Cinquante ans après l’indépendance, la question post-coloniale qui préoccupe de plus en plus de Français, est pour une grande part un effet de l’évolution très singulière du drame algérien. On peut dire que le prologue de la tragédie a été constitué par ces massacres de Sétif que j’ai évoqué d’entrée de jeu. Les Algériens en parlent beaucoup encore mais sans en prendre en compte toutes les causes. » (page 135)

Questions :  les deux constats cités par l’auteur auraient mérité d’être statistiquement justifiés, 1) « la question post-coloniale qui préoccupe de plus en plus de Français ». 2) « les Algériens en parlent beaucoup encore »

            Un propos d’homme de science ? Sans justification statistique, alors que les sondages et enquêtes statistiques de toute nature nourrissent chaque jour l’actualité ? Les animateurs de ce type de propagande post-coloniale auront-ils le courage un jour de lever un légitime soupçon ?

            Pourquoi les Anglais ne se sont-ils pas cramponnés à l’Inde ? (page 140)

            Sans renvoyer le lecteur vers les analyses comparatives entre Empires coloniaux anglais et français que j’ai proposées sur mon blog, lesquelles sont beaucoup consultées depuis quatre ans, je dirais simplement que les situations coloniales n’avaient pas grand-chose à voir entre elles.

            Dans les pages 148 et suivantes, l’auteur cite in extenso le discours de Clément Attlee devant la Chambre des Communes, le 15 mars 1946, en le titrant :

 « Un très grand discours sur l’Inde que les Français devraient connaitre et méditer. »

Question dans quel univers géopolitique sommes-nous plongés ?

            L’auteur cite le cas de l’Irlande, qu’il m’est arrivé de citer moi-même, où le colonialisme britannique a régné très longtemps, et qui mériterait à lui seul une longue analyse géopolitique, géographique bien sûr, mais tout autant sociale et politique d’un pays qui gardait et garde encore une tradition sociale bien enracinée entre classes supérieures et classes inférieures : dans l’empire britannique l’administration coloniale était entre les mains de la classe supérieure.

            Pourquoi le Vietnam a-t-il dû mener de si longues guerres pour son indépendance et sa réunification ? (page 153-169)

            J’avancerais au moins deux raisons principales, sans aller plus loin, l’aveuglement des « décideurs » politiques de la métropole, dans un premier temps, et dans un deuxième temps, l’irruption de la Guerre Froide avec une Chine devenue communiste en 1949.

Chapitre 4

Les luttes pour l’indépendance en Afrique du Nord

(p,170 à 213)

            « Des colonies où le nombre des Européens était relativement élevé. »

            Commentaire : avant tout en Algérie, seul cas de figure dans l’empire colonial français !

            « Distinguer les luttes pour l’indépendance de celles qui autrefois avaient été menées contre l’invasion »

            « Des frontières anciennes » (p,172)

            « Une décolonisation assez bien menée en Tunisie et au Maroc, tragique en Algérie »

            « Comment expliquer cette différence de destin de ces trois peuples voisins et véritablement frères lors de leur lutte pour l’indépendance contre une même puissance coloniale ? Certes, l’Algérie était une colonie et constituait même « trois départements français », alors que la Tunisie et le Maroc étaient seulement des protectorats. Dans chacun d’eux régnait encore en principe un souverain indigène. Nous verrons que la conquête de chacun des trois pays avait été menée, à soixante-dix ans d’écart de façon tout à fait différente… »

            « Encore les conséquences de la Seconde Guerre mondiale » (p,175)

« Les luttes pour l’Indépendance de la Tunisie » (p, 175)

            « Les luttes pour l’indépendance du Maroc » (p,179)

« Les tragédies algériennes » (p,188 à 213)

     « Alors qu’au XIX siècle, la  conquête de l’Algérie par une grande partie de l’armée française a été une véritable tragédie tant elle a été longue et meurtrière (de toutes les conquêtes coloniales, elle a été la plus difficile) la lutte des Algériens pour leur indépendance, encore une fois contre la plus grande partie de l’armée française, fut, avec celle des Vietnamiens, celle qui dura le plus longtemps et fut la plus dure » (p,188)

Question : quel sens l’auteur a-t-il voulu donner aux expressions soulignées ? Curieuses !

    « Pourquoi les Français après le 1er novembre 1954 semblent s’être cramponnés à l’Algérie ? (p,188)

    « C’est l’image que la France a donnée sur le plan international. En fait, les « Français de France » ne savaient pas ce qu’y s’y passait habituellement : la morgue des grands colons, les fraudes électorales, la répression massive de Sétif. Ils croyaient que l’Algérie, c’était trois départements français comme les autres, à ceci près qu’il y avait des Arabes. En 1956, le gouvernement investi par des députés qui venaient d’être élus sur le mot d’ordre « Paix en Algérie»  a bientôt déclaré aux Français qu’il fallait envoyer des soldats, tous les soldats en Algérie, pour y rétablir l’ordre et pour garder le pactole tout juste découvert au Sahara.

     Les Français se sont-ils cramponnés à l’Algérie ? Ils ont surtout laissé faire nombre de partis politiques plus ou moins rivaux dont les chefs n’ont pas eu le courage ni surtout la possibilité de prendre des décisions fondamentales et les appliquer… » (p,189)

Commentaire : avec deux remarques, la première relative au fait que les Parti Communiste soutint la politique des gouvernements jusqu’en 1956, et la deuxième relative à la convergence de mon analyse historique avec l’auteur sur l’absence de culture coloniale de la France, même de l’autre côté de la Mare Nostrum.

     Je me demande pourquoi l’auteur n’a pas saisi cette occasion, déjà citée, pour illustrer son analyse historique en citant les flux d’« images » développés dans la thèse Blanchard-Bancel- Lemaire, et de la mettre en question, puisqu’il s’agissait de son choix d’analyse des « représentations », et dans cette hypothèse la « Fracture coloniale » des mêmes auteurs ?

    « La guerre aurait pu durer plusieurs années encore. «  (p,209)

     « … En définitive, la victoire du FLN résulte dans une grande mesure de la prise de conscience par de Gaulle et la grande majorité des Français des risques d’une prise du pouvoir par des militaires en Franc. Ceux-ci auraient pu s’appuyer en métropole sur un parti ultra-nationaliste réunissant, comme dans tout mouvement fasciste, des gens de gauche déçus, par les socialistes et d’autres venus de l’extrême droite, y compris d’anciens partisans de Vichy,  qui auraient pu dénoncer dans les médias la trahison de de Gaulle. Celui-ci pouvait être assassiné ; il échappa notamment à l’embuscade du Petit Clamart le 22 août 1962. »

Commentaire : je ne partage pas cette interprétation de la fin provisoire de cette histoire algérienne, d’autant plus que cette analyse fait l’impasse, étrange à mes yeux pour un homme de science qui déclare son amour pour la France, sur le sacrifice des centaines de milliers de petits Français que les gouvernements ont envoyé en Algérie, tout autant que le choix que de nombreux algériens et algériennes avaient fait en faveur de la France, dont nombre d’entre eux ont été les victimes de la barbarie du FLN.

   Dans la vallée de la Soummam, et dans les années 1954-1960, les douars n’étaient pas tous acquis au FLN et même à l’indépendance : je pense ici au douar que j’apercevais chaque jour en me levant, de l’autre côté de la vallée.

     En revanche, et comme  je l’ai déjà écrit pus haut, l’analyse Lacoste sur « La paradoxale émigration vers la France » (p,212,213) est intéressante, d’autant plus qu’elle déplace complètement les enjeux mémoriels.

     Je vous avouerai enfin que le contenu et le style évangéliste du paragraphe final « Puisse le récit – que j’ai fait à ma façon – (effectivement à sa façon), de ces luttes pour l’indépendance faire mieux comprendre aux fils et filles d Maghrébins nés en France pourquoi leur grand-père ou leur père y sont venus… » m’ont surpris.

     Je conclurai simplement en disant que les enfants et petits enfants des deux rives ont droit à la vérité.

        Jean Pierre Renaud  – Tous droits réservés

Osez le déconfinement intellectuel ! Lecture critique du livre d’Yves Lacoste « La Question Post-coloniale »

Avis de publication

Osez le déconfinement  intellectuel !

Sous le sceau de la parabole de la Bible « Les Raisins Verts »

&

Lecture critique du livre d’Yves Lacoste « La Question Post-coloniale »

Première publication avant le 15 juin 2020

Première Partie « La Question post-coloniale en France » (page 23 à 122)

Deuxième Partie : « Les luttes pour l’indépendance » (page 123 à 216

Deuxième publication en septembre 2020 :

Troisième Partie : « Les conquêtes coloniales » (page 217 à 398)

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            Certains lecteurs de l’ouvrage auront  peut-être été surpris du chemin d’analyse géopolitique choisi, compte tenu du poids de l’analyse des conquêtes coloniales, près de la moitié des pages de l’ouvrage.

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Un message aux jeunes Français originaires d’Algérie… une bouteille à la mer Méditerranée …

Sous le sceau du Livre d’Ezéchiel Chapitre 18, versets 1 à 9 :

« Pourquoi dites-vous ce proverbe dans le pays d’Isaïe : Les pères ont mangé les raisins verts et les dents des enfants en ont été agacées ? »

         Il est difficile de ne pas lire le livre d’yves Lacoste « La Question Post-coloniale » sans entendre le message permanent, le leitmotiv, que l’auteur adresse aux jeunes français d’origine algérienne : vous allez mieux comprendre pourquoi vous êtes venus chez nous,  nous, peuple colonialiste.

            Pourquoi cette parabole des Raisins Verts que j’ai déjà citée dans mes chroniques sur l’histoire post-coloniale ? Parce que l’histoire post-coloniale qu’on nous sert depuis des années, sur les deux rives, est fabriquée par des parents ou grands-parents qui ont le plus souvent mangé des Raisins Verts.

            Sur notre rive, nous sommes encore sous les ordres du groupe de pression intellectuelle et politique issu d’une matrice maghrébine repentante, bien qu’il s’en défende.

            Pour avoir servi la France et l’Algérie pendant la guerre 1954-1962, mon expérience n’est pas celle qui est la plus racontée : j’ai eu pour  garde du corps un type formidable, un ancien fel ; nous respections les fels bien que nous les combattions, et l’armée que nous servions n’était pas « colonialiste », car nous étions tous engagés, armée du contingent et armée de métier, dans la transformation démocratique du pays.

            Nous avions engagé à nos côtés des Algériens et des Algériennes qui partageaient notre vision républicaine de l’Algérie. Elle n’était plus celle de l’Algérie colonialiste de papa. En 1962, le FLN en a exterminé beaucoup d’entre eux, et continue de nos jours – presque 70 ans après – à les traiter comme des ennemis de la patrie, comme si certains membres du FLN et le mouvement lui-même avait toujours été des modèles de cette guerre insurrectionnelle.

            Le livre d’Yves Lacoste a été publié en 2010, et le message qu’il veut délivrer n’est-il pas obsolète, compte tenu du soulèvement démocratique de la jeunesse algérienne, depuis le 22 février 2019 ?

       Je puis témoigner que le message que nous portions dans les années 1958-1960 était celui de l’espoir, de la démocratie, des libertés, identique à celui qui vous anime aujourd’hui.

       Est-ce qu’il vous arrive aussi de comparer vos espoirs à ceux qui furent les nôtres ? A ceux qui furent ceux des jeunes d’une Algérie française défunte qu’ils quittèrent,  une terre qu’ils considéraient comme natale ? A ceux des jeunes Français d’aujourd’hui d’origine métropolitaine qui ont du mal à comprendre ce qui empêche d’avoir des relations normales avec votre pays, en levant tous les tabous qui pèsent sur la transparence nécessaire et  démocratique en ce qui concerne les flux démographiques, financiers et économiques ?

       Je n’ai jamais aimé le propos de ceux qui cultivent la victimisation, la repentance, ou la réconciliation, avec qui et en quoi ?

      Je préfèrerais franchement que la jeunesse française d’origine algérienne ou algérienne parle le langage de la vérité et de la bienveillance, ce qui veut dire clairement « Cartes sur table » !

Jean Pierre Renaud    Tous droits réservés.

« La Parole de la France »-  » Parole donnée et parole trahie » Indochine et Algérie- Conclusion – Fin

« La Parole de la France ? »

« L’Honneur du Soldat ? »

« Les Héritages »

Guerre d’Indochine (1945-1954)

Guerres d’Algérie) (1954-1962)

Conclusion

Parole donnée et parole trahie ou la mort de nos  officiers, sous-officiers et soldats !

En écho à l’introduction et au témoignage du colonel Hélie de Saint Marc, les témoignages du colonel Roger Trinquier, du général Gracieux, du général Valluy, et du petit-fils du général Crépin.

            Pour résumer mon analyse et pour comprendre tous les enjeux des guerres coloniales d’Indochine et d’Algérie et les sacrifices demandés, et acceptés jusqu’à la mort, par tous ces officiers, sous-officiers et soldats qui ont servi la France pendant les deux conflits, le témoignage du colonel Trinquier constitue une bonne introduction.

            Les officiers qui furent appelés à témoigner au procès Salan avaient le plus souvent partagé les mêmes épreuves et campagnes militaires de la Deuxième Guerre Mondiale, d’Indochine et d’Algérie. Nombre d’entre eux avaient servi sous les ordres du général Leclerc.

            Le colonel Trinquier est venu témoigner en mai 1962 au procès du général Salan qui fut un de ses chefs en Indochine et en Algérie, un chef qu’il a apprécié, d’autant plus qu’il avait compris le type de nouvelle guerre du peuple qu’il aurait fallu mener en Indochine, en suscitant et en animant des maquis contre le Vietminh dans les hautes régions frontalières de Chine : il y fut un des premiers acteurs des Services Spéciaux en Indochine, en même temps qu’un initiateur du nouveau type de guerre qu’il convenait d’y mener.

            Fort de son expérience, il fut un des inspirateurs de la nouvelle guerre psychologique  que l’armée française mena souvent avec succès en Algérie. Il livra son enseignement dans le livre « La guerre moderne ».

            J’ajouterai qu’à l’exemple du colonel de Saint Marc, il avait de l’amitié et de l’affection pour les hommes et les femmes qu’il avait réussi à rallier à la cause de la France, celle en laquelle ils croyaient, des hommes et des femmes qu’ils refusaient d’abandonner.

Quelques pièces du playdoyer

Déposition du colonel Trinquier  Audience du 21 mai 1962 (page 407)

            Questions de Me Tixier-Vignancour :

            « … Je voudrais qu’il indique ce qu’il pense de l’action du général Salan.

            Colonel Trinquier – Je suis effectivement un des officiers qui connait le mieux le général Salan. Je l’ai connu en 1934 en Indochine.

            Le témoin était alors lieutenant et Salan capitaine. Ils tenaient des postes aux confins de la frontière chinoise.

            Je donne un petit détail : le capitane Salan avait fait tout le tour et relevé la carte de son secteur, et sous ses ordres j’ai mesuré moi-même cinq cents kilomètres de piste au double décamètre. Ce petit détail n’a l’air de rien mais c’est la caractéristique d’un homme qui va au fond des problèmes.

Il a fait mieux : il nous a  appris à aimer les populations et à nous faire aimer d’elles. C’est cet amour des populations qui m’a permis moi-même, en 1952, de passer derrière les lignes dans notre région du Tonkin et de reprendre contact avec des populations que nous avions connues dix anas avant, et de lever en pleine zone Viet vingt mille maquisards avec des armes. Puis d’avoir en zone Viet onze terrains d’aviation où je me posais librement. Personne ne l’a su, ou n’a jamais voulu le dire. Mais si on avait écouté les directives du général Salan et du maréchal de Lattre, et si on ne s’était pas hâter de bâcler la guerre d’Indochine peut-être que nous l’aurions gagnée.

            En tout cas j’apprends aujourd’hui par les Américains que les maquisards que nous avons laissés se battent toujours. Et les Américains sont peut-être contents de pouvoir reprendre ce que nous y avions laissé.

            J’étais parti en Chine en 1938 – période de dépression pour la France et l’Europe – où on se battait pour défendre Shanghai. J’y suis resté pendant sept ans et demi. Je ne vous citerai pas toutes les péripéties que j’ai eues, mais en 1946 je retrouvai Ponchardier, et là j’ai appris que, bien qu’ayant suivi pendant sept ans dans des conditions difficiles, les ordres de mes chefs, moi-même et tous mes camardes d’Extrême Orient on nous avait rayé de l’armée française sans nous l’avoir demandé. Alors, estimant qu’un contrat avait été rompu entre moi et l’armée que j’avais servie, j’avais donné ma démission. Le général Salan l’a appris et m’a envoyé un mot en disant : « La guerre n’est pas finie, les problèmes de la France ne sont pas résolus, la guerre sera longue, on a besoin de gens comme vous. Restez. » Et je suis resté dans l’armée avec un certain nombre de mes camarades.

     Je précise qu’un des mérites peut-être les plus grands du général Salan c’est d’avoir refait cette armée qui, en1945 s’effilochait. Il y avait des gens qui venaient de partout, qui s’étaient battus entre eux, qui avaient servi sous le général Giraud, sous le général de Gaulle, et sous d’autres cieux. Or, c’était dans ce creuset d’Indochine, avec le général Salan, qui a  toujours été avec nous, que l’armée a pu atteindre le niveau moral de 1958 que vous avez connu.

            Voilà un des grands mérites du général Salan.

            Je vous dirai aussi un petit mot de la guerre d’Indochine, qui est nécessaire pour comprendre beaucoup de choses. A cette guerre d’Indochine où, nous les jeunes, nous allions, l’état-major ne s’y est pas intéressé, aucun officier général n’y est allé. Je vous citerai des chiffres. Sur les quinze généraux d’armée, que comptait l’armée française, et sur les trente généraux de corps d’armée, armée de terre seulement, – je me trompe peut-être à un chiffre près, je n’ai pas l’habitude de consulter l’annuaire des généraux – sur ce total de quarante- cinq ou de cinquante généraux, pas un seul n’est allé en Indochine. Ils déléguaient au plus jeune et ils attendaient avec l’escopette – excusez- moi ce mot- pour l’attaquer. Aucun n’y a résisté. La maréchal de Lattre est mort, les autres officiers en rentrant d’Indochine, on ne leur a pas tenu compte de ce qu’ils avaient fait, on les a seulement démolis et un homme comme le général Salan qui a été là-bas plus que tous les autres est forcément celui qui a été le plus démoli. Aujourd’hui on l’attaque dans la presse…

            Etant donné que l’armée française n’est pas allée en Indochine dans ses hauts grades, on a fait la guerre qu’à notre échelon, et si on a parlé des colonels, eh bien ! C’est parce qu’il y avait des colonels qui faisaient la guerre,  et que les autres ne la faisaient pas beaucoup. A notre échelon, on a essayé d’en tirer les leçons, on a fait ce qu’on a pu. On n’est pas des « cerveaux d’armée » mais malgré tout on a dit : « Dans cette guerre qu’on a fait depuis quinze ans, essayons d’y voir clair. » On a   été peu à y voir clair.

            Je vais ici, si vous voulez comprendre des tas de choses, vous expliquer ce qu’est la    guerre d’Algérie. On ne s’est jamais battu en Algérie contre les Musulmans de notre côté et la rébellion s’est bornée à une organisation terroriste dont le but était de plier les Musulmans à leur volonté. Lors de la bataille d’Alger, en étudiant notre adversaire  de jour et de nuit pour le battre, nous avons appris que nous avions seulement contre nous, une organisation de 5 500 terroristes dont 1 200 armés qui pressuraient la population et qui l’obligeaient à être à leurs ordres.

            On a démoli cette organisation. Pour cela on n’a pas eu besoin de chars et de canons, et quand  ça allait mal, les colonels étaient dans la rue, pas  derrière les PC, avec  leurs officiers. On y descendait…

            Au cours d’une opération en Kabylie, dans le secteur I, région de Michelet, avec une population un peu plus grande qu’un chef- lieu de canton, j’ai pris en septembre les archives militaires de cette région qui allaient du 1er novembre 1954, début de la rébellion, au 17 avril 1957.Eh bien ! dans ce secteur de canton, le FLN a condamné et exécuté 2 150 Musulmans. C’est effrayant. J’ai vu la liste et la petite fiche de condamnation. J’ai essayé de le faire savoir en haut lieu. Je l’ai dit au 2° Bureau, je suis allé moi-même voir des gens proches du général de Gaulle en disant : « Il faudrait le dire aux Français pour qu’ils sachent. » Impossible. On a caché tout.

            J’ai vu ensuite les élections de 1960, celles au Conseil d’Arrondissement. Je commandais un secteur. M.Tomasini m’a dit : « Il faut faire voter pour les listes UNR ». J’ai répondu : « Moi je ne peux pas, j’ai promis qu’ils choisiraient, pourquoi aujourd’hui je ferais pression sur eux ? Je me suis engagé vis-à-vis d’eux ; je leur ai dit : « Je suis peut-être dur pour vous mais je veux supprimer l’organisation qui vous enlève la liberté. Aujourd’hui on me demande de faire pression sur vous. Je refuse. »

     J’ai été convoqué par M.Delouvrier et par tout ce qu’il y avait comme grands chefs à Constantine et j’ai dit non. J’ai fait un rapport disant : après le référendum de 1958 j’avais pris les archives des fellaghas dans un petit village, or ceux-ci avaient exécuté cinquante-huit paysans dans ce village parce qu’ils avaient voté. Et j’avais la fiche par exemple de M.Mohamed Ben Choufre… : a pris part au référendum, a été condamné à mort tel jour et exécuté tel jour.

            J’ai envoyé ce dossier à M.Messmer lui-même  que je connaissais un peu. Et j’ai dit : « On me demande  de faire voter dans tel sens, je ne peux pas. » Alors j’ai réuni mes musulmans et  leur ai expliqué : « Je vous ai promis que je ferai aucune pression sur vous, je vous assure que je contrôlerai les urnes. » La commission de contrôle comprenait un membre des deux arrondissements. J’ai fait remarquer : « Ce n’est pas suffisant, j’ai un escadron de gendarmerie, nous allons mettre un scellé sur toutes les  urnes. » Et dans mon secteur, sur 10 000 inscrits, 1 000 ont voté, et j’ai eu le plaisir de voir que 500 avaient  mis des bulletins blancs.

            Je pense que, parlant d’autodétermination, il fallait d’abord rendre la liberté aux gens, sinon c’était une sinistre tromperie.

            Parlons du problème plus proche de l’OAS. Qu’est-ce que l’OAS ? dont on parle. Il y a une population française et  musulmane qu’on veut couper de la nation française. A partir du 1er juillet, plus personne ne se fait de doute, les choses allant ce qu’elles sont, ceux qui seront en Algérie ne seront plus  français. C’est impensable dirait quelqu’un qui entendrait qu’on ne les a pas consultés ! Eh bien ils se sont révoltés. La révolte est née de la population. Quels que soient les gens, cette révolte aurait eu lieu, et je connais assez le général Salan pour savoir que dans cette révolte, il a été certainement l’élément le plus modérateur par ce qu’il avait un âge plus grand et que je crois quand même  que la sagesse vient avec l’âge. Il était peut-être moins près des réalités et  il avait confiance. Le seul fait qu’on l’a arrêté  sans qu’il y ait personne pour le garder, seul au milieu d’Alger où les autorités se déplacent avec des automitrailleuses, car elles ne peuvent pas faire un pas, le prouve. Moi je lui tire mon chapeau.

            L’OAS n’est donc pas une organisation qui s’est faite, c’est un peuple qui se défend. Moi qui aime bien les Algériens et les Musulmans je suis assailli, ils viennent me voir tous les jours à Paris. Je ne sais pas ce que vous pouvez avoir comme renseignements, mais on sent  bien qu’ils ne lâcheront pas, que pour garder la nationalité française qui est le bien le plus précieux qu’on puisse avoir ils iront jusqu’au bout. Alors si l’on veut empêcher qu’ils aillent jusqu’au bout, je pense qu’il faudrait peut-être réviser le problème.

            Voilà ce que j’ai à vous dire. »  (Pages  407 à 410 du Compte rendu sténographique du Procès de Raoul Salan (Albin Michel-1962)

Deux commentaires : 1) en 1960, et à l’occasion des premières élections municipales que j’ai organisé dans ma SAS, une des trois communes avait voté blanc, des élections dont le déroulement pacifique et démocratique avait été exceptionnel.

            2) En préfectorale, j’ai eu la chance d’avoir à Paris, un collaborateur qui fut condamné comme ancien OAS et qui fut tout aussi exceptionnel, aujourd’hui décédé dans l’anonymat : il avait aimé l’Algérie et la France.

            A titre personnel, je n’ai jamais partagé la révolte OAS.

« La Parole de la France ? -Conclusion Deuxième partie et fin

Déposition du général Gracieux,  Audience du 19 mai 1962 (page345)

            Le nom du général Gracieux me rappelle évidemment deux souvenirs :

     – l’Opération Jumelles en Petite et Grande  Kabylie, au cours de l’été 1959 : il commandait les troupes de cette grande opération et après le parachutage de ses hommes, il avait implanté son PC à la cote 1621, eu dessus de la forêt d’Akfadou qui jouxtait la SAS de Vieux Marché, sur un des contreforts du massif de Djurdjura. – Cette grande opération fut un des succès militaires de la pacification, J’ai déjà rappelé ce souvenir plus haut.

            – le témoignage des officiers de Chasseurs Alpins qui furent invités à un briefing du général Crépin Commandant en Chef, le  14 ou 15 juillet 1960, en mission d’inspection dans mon secteur militaire.

            Les échos de son passage laissaient croire encore aux officiers que la France continuait à défendre ses couleurs en Algérie.

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       M. le général Gracieux. – «  Les liens qui m’attachent au général Salan sont en effet très anciens. J’ai connu le le général Salan en 1937, au ministère des Colonies. Je l’ai connu ensuite à Dakar en 1941-1942, à Alger en 1943, et c’est à partir de 1944 que ma carrière s’est faite, si je puis dire, à l’ombre de celle du général Salan et sous sa houlette.

            En 1944 en effet, je suis parti comme chef d’état- major du 6°R.T.F que commandait le général Salan, régiment formé en Algérie, mixte, Sénégalais et en grande partie un personnel pris parmi les réservistes de l’Afrique du Nord, d’Algérie particulièrement.

            Le colonel Salan, si en tant qu’inférieur, je puis me permettre de le juger, a été un chef de corps remarquable en tant que conducteur d’hommes. Je puis dire que nous l’aurions suivi n’importe où et de fait je pense que nous l’avons suivi dans beaucoup d’endroits. Je voudrais y insister, quand je dis nous, je je ne parle pas des officiers de l’état-major seulement, je parle de tout son régiment. Le colonel Salan était réputé, soit dans les périodes d’action, soit dans les périodes de repos, pour être au plus près de la troupe, sans aucun geste théâtral, sans aucun geste de démagogie, mais toujours présent là où il fallait. »

            Le témoin expose comment sa carrière a été liée souvent à celle du général Salan et qu’il l’a toujours vu tant en Indochine qu’ailleurs attaché à rester dans le cadre des directives qui lui étaient  données.

            M. le général Gracieux – « Du moment qu’il estimait ne plus pouvoir servir en Indochine, il a demandé sa relève, je l’ai suivi d’ailleurs, et il est totalement rentré dans le rang, sans faire, je pense, absolument  aucune objection spectaculaire ou aucun geste contre la discipline.

            Après avoir servi en métropole en dehors du général Salan, je l’ai retrouvé en Algérie, où j’ai servi sous ses ordres en 1957 et 1958, jusqu’au moment où il est rentré en métropole.

            En 1957, j’ai fait un séjour comme adjoint  de corps d’armée, et  ensuite comme adjoint de la 9ème Division parachutiste. En 1958, je commandais une zone, la zone d’Orléansville, et à cette époque j’ai eu évidemment de fréquents contacts avec le général Salan, j’ai eu l’occasion de vivre toute la période du 13 mai, et  j’ai donc eu aussi, en 1957-1958, l’occasion de voir ce que je peux appeler l’engagement total de l’armée en Algérie, engagement total dans le domaine de la lutte contre les fellaghas et dans le domaine de la pacification.

            On a dit beaucoup de choses sur le 13 mai et  la période qui a suivi. On a surtout beaucoup parlé d’Alger, des manifestations de masse sur le forum. Je  voudrais, moi, parler de ce qui s’est passé dans le bled. Je pense en effet que lorsqu’on cherche les mobiles de ce qui a pu faire agir le général Salan, c’est un problème extrêmement important ; je pense même que c’est le problème numéro un, et que c’est le cas de conscience dont on a tant parlé pour beaucoup de colonels en Algérie. Le  général Salan devait se le poser en premier, puisqu’il avait été le chef suprême à l’époque.

            On a tendance depuis quelque temps, à faire passer ce mouvement  d’émotion de 1958 comme une erreur monumentale ou comme une gigantesque mascarade. Sous la foi du serment, je peux assurer qu’il y a eu vraiment de la part des masses musulmanes un mouvement d’espoir et de confiance totale envers la France.

            En résumé, connaissant  le général Salan et  l’aimant comme le chef qu’il a toujours été pour moi, j’estime que le mobile de ses actes est un mobile noble, et  absolument pas, comme on a voulu le dire aussi, un mobile d’esprit d’aventure et d’ambition. »  (pages 345, 346)

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Déposition du général Valluy  Audience du 17 mai 1962 (page 85)

        Camarade de promotion de Saint Cyr, le général Valluy eut maintes occasions de servir sur les mêmes théâtres d’opérations que le général Salan.

      M. le Général Valluy – «  Lorsque j’évoque le 13 mai, tout cela est si peu en correspondance avec son sort actuel qu’il nous faut découvrir le choc extérieur qui a, à un moment donné, bouleversé cet homme et qui a fait de lui le chef d’une organisation secrète.

     Sentiment de frustration ? Au cours de notre dernier et bref entretien qui date déjà de plus de deux ans, j’avais eu, en effet le sentiment d’une grande amertume que j’ai retrouvée, du reste, neuf mois après chez le général Challe et pour les mêmes raisons, l’amertume de bons ouvriers experts et consciencieux qui n’ont pas pu, qu’on n’a pas laissés achever leur besogne, cette pacification qu’ils avaient si bien commencée.

     Frustration individuelle, personnelle ?…

    Non le général Salan a, en soldat, comme la plupart d’entre nous, éprouvé cette révolte naturelle qui, à un moment donné, s’est extériorisée en France contre les perspectives d’abandon d’une fraction du sol national et des gens européens ou musulmans qui y habitaient… » (page 186)

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Juillet 1960 : les flottements de la politique du Général de Gaulle : Algérie Française ou largage ?

Guerre d’Algérie

Souvenirs personnels de juillet 1960

            Après l’Ecole Militaire de Saint Maixent d’octobre 1958 à mars 1959, je fus affecté dans les SAS. Je rejoignis la SAS de Vieux Marché (arrondissement de Sidi Aïch) en avril 1959, une SAS « pourrie » dans le douar « pourri » des Béni Oughlis, en Petite Kabylie, dans la belle vallée de la Soummam.

            Après la grande opération Jumelles, la pacification avait battu son plein, la paix civile était quasiment revenue dans le douar, et j’avais la possibilité de me rendre à pied dans tous les villages de la SAS avec mon seul garde du corps, un ancien fel formidable.

            La situation politique semblait complètement retournée.

            En septembre 1959, le Général avait pris l’engagement d’un référendum d’autodétermination avec trois options, 

            Ce référendum avait commencé à troubler le monde des officiers de même que celui des pieds noirs, d’autant plus que l’on connaissait l’existence de pourparlers secrets avec le FLN.

            Le climat politique avait changé et beaucoup d’officiers se posaient des questions sur la politique du Général, d’autant plus qu’à la fois le général et son entourage continuaient à prodiguer leurs encouragements à l’armée française en Algérie.

            Sur le terrain, j’ai moi-même eu des échos très précis sur les consignes que le général Crépin, Commandant en Chef, donna aux officiers présents de mon secteur militaire, lors de sa tournée d’inspection de juillet 1960.

            Le général Crépin avait été nommé en remplacement du général Massu Commandant en Chef de l’Armée en Algérie le 25 janvier 1960.

                        Chemini, le 15 juillet 1960

            « … Je rentre de la popote. C’est vraiment dramatique !

            Longue discussion à la suite de la visite du général Crépin, Commandant en Chef en Algérie. … il a dit à peu près ceci (propos répétés).

            Alors ces villages ! Lesquels sont pour vous, lesquels sont contre vous ?

            Nous ne savons pas. La plupart continuent sans doute de payer les fellouzes.

            Qu’est-ce que vous attendez pour descendre ceux qui ne veulent pas être pour vous. Cela fait trop longtemps que dure ce petit jeu !

            Votre Compagnie ne sert à rien. Depuis trois mois combien de fellouzes au tapis ? Zéro ! Je veux des bilans ou je retire les troupes. »

            En juillet 1960, et alors que l’armée française avait repris le contrôle de l’Algérie, il semblait en effet que le gouvernement avait toutes les cartes en mains pour conduire autrement que cela a été fait la politique algérienne.

            Le général Crépin quitta d’ailleurs son commandement le 1er février 1961, remplacé par le général Gambiez.

        Il convient de noter que Gambiez comme Crépin faisait  partie de la grande cohorte d’officiers qui avaient partagé les mêmes combats, en France, en Indochine, puis en Algérie.

      Longtemps après la fin de cette guerre, j’ai eu l’occasion de faire la connaissance du général Gambiez, un des théoriciens des guerres indirectes, un thème sur lequel je travaillais et qui a nourri le petit livre « Chemins Obliques » : ce livre a pour préface la lettre que le général Gambiez m’avait adressée sur cet essai.

     Le petit-fils du général Crépin, Jean-René Van der Plaetsen a publié une biographie de son grand-père dans le livre « La nostalgie de l’honneur » (2017), un ouvrage intéressant qui retrace toute la carrière du général Crépin avant, pendant la Deuxième Guerre Mondiale, et après, avec les guerres d’Indochine et d’Algérie, sa contribution à la mise au point de la bombe atomique, enfin ses hauts commandements sur le théâtre européen.

      A lire le parcours de ce général, je me suis posé la question de savoir si le gaulliste qu’il était, et face au guêpier algérien, ne partageant pas les choix du général de Gaulle, et ce dernier le sachant, tout en comprenant ses états d’âme, ne l’avait pas « exfiltré » de cette guerre pour pouvoir continuer à compter sur lui dans le redéploiement stratégique qu’il avait décidé de mettre en œuvre en redonnant la priorité au théâtre d’opérations européen de la Guerre Froide et à l’arme atomique.

      En janvier 1961, le général Crépin avait en effet rédigé une note dans laquelle il faisait de sérieuses réserves sur les modalités qui étaient envisagées dans l’hypothèse d’un cessez-le feu éventuel, en cas de trêve unilatérales des opérations offensives : il ne les approuvait pas.

     Ci-après un des passages qui est consacré à l’une des versions proposée sur les propos tenus par le général Crépin, à l’occasion de sa tournée d’inspection dans mon secteur militaire, propos dont j’ai rappelé plus haut à la teneur rapportée par les officiers de Chasseurs Alpins du 28ème BCA :

       « Gaulliste un jour, gaulliste toujours ? »

      « … Alors, gaulliste un jour, gaulliste toujours ? Derrière cette formule en forme de boutade se dissimule une question, voire une possibilité, disons même une éventualité, qui m’a tourmenté et taraudé l’esprit pendant plusieurs années. Tout était parti de la lecture d’un livre intitulé : Les Gaullistes ? Rituel et annuaire, paru en 1963, de Pierre Viansson-Ponté, ancien rédacteur en chef de l’Express, puis éditorialiste au Monde. Dans cette enquête approfondie sur les us et coutumes de la famille gaulliste, ce journaliste chevronné consacrait un chapitre à Grand-Père, titré : « Le général Crépin a viré sa cuti », puis de façon extrêmement habile et persuasive, il reprenait, l’élaguant à grands coups de serpe, la vie de mon grand-père pour en tirer la conclusion que celui-ci avait rompu avec le général de Gaulle au cours de la crise algérienne, et qu’il fallait y voir la raison pour laquelle il avait été démis du commandement en chef au début de l’année 1961. J’avoue avoir été profondément ébranlé par la lecture de cet ouvrage dont j’avais découvert l’existence par hasard, chez les bouquinistes au bord de la Seine. En réalité, je l’appris par la suite, l’auteur de ce livre se fondait sur une rumeur qui avait couru les popotes au cours de l’été 1960 par les partisans de l’indépendance de l’Algérie afin d’enfoncer un coin entre le général de Gaulle et Grand-père, qui étaient unis l’un à l’autre par un lien quasi féodal, comme celui qui attachait autrefois le vassal et son suzerain. » (pages 174, 175)

     Le général Crépin ne fit pas de déposition au Procès du général Salan en mai 1962.

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     Comme je l’ai déjà écrit, je n’étais pas pour « L’Algérie Française » de papa, mais pour l’indépendance de ce pays en association étroite avec la France, ce qui n’a pas été le cas, alors que fin 1960, cette solution aurait été possible à la condition de ne pas brader ce pays, comme cela a été fait, notamment, dernière chance, en bâclant la mise en œuvre des accords d’Evian et en laissant le pouvoir à un FLN qui n’était pas préparé à l’assumer, et alors que l’armée française avait encore les moyens militaires d’assurer la paix civile.

Conclusion : Fin

 Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés

« La Parole de la France ? » Indochine-Algérie – Un nouveau type de guerre, la guerre subversive ?

La Parole de  la France ?

L’Honneur du Soldat ?

Guerre d’Indochine (1945- 1954)

Guerre d’Algérie (1954-1962)

VI

Un nouveau type de guerre ?

Les Guerres Subversives ?

            En Indochine, en 1945 et dans les années suivantes, le Corps expéditionnaire  découvrait un type de guerre auquel il n’était pas du tout préparé, à la fois sur le plan stratégique et tactique, en dehors de tous les schémas de guerre classique qui se déroulèrent aussi bien en Europe que dans la Pacifique, avec une nuance importante, celle des combats contre l’armée japonaise.

            A partir des mêmes sources et témoignages, nous proposons de décrire les différents aspects de ce type de guerre subversive, révolutionnaire et souvent totalitaire.

            Indiquons dès le départ que la différence essentielle à mes yeux portait sur la valeur attachée à la personne humaine, dans une culture plutôt individualiste, l’occidentale et les cultures asiatiques qui font primer le collectif social, une caractéristique qui n’a sans doute pas disparu.

            Forte de cette très mauvaise, mais utile expérience, l’armée française mit en œuvre en Algérie le même type de guerre contre-révolutionnaire, avec un certain succès, sauf que la stratégie mise en œuvre manquait d’un objectif politique crédible, de nature à rallier la population musulmane, c’est-à-dire une indépendance en association avec la France.

            La stratégie de la Troisième Force (la thèse de Galula) toujours introuvable, comme en Indochine (voir Graham Green), fut vouée à l’échec.

Quel type de guerre pour le Général Gras ?

Une guerre de la guérilla, du peuple et de la terreur

« Une guerre du tigre et de l’éléphant »

Extraits du livre du général Gras « Histoire de la guerre d’Indochine »

        « Il est certain que l’attitude de Ho Chi Minh à cette époque était ambigüe. S’il parlait de paix et d’amitié avec la France, il songeait aussi à lui faire la guerre. Quelques jours avant son départ, le 11 septembre, il accorda au journaliste américain David Schoenbrun une interview où il révélait ses intentions profondes.

      . Oui, disait-il, nous allons devoir nous battre. Les Français ont signé un traité et ils agitent les drapeaux. Mais tout cela n’est que mascarade.

      Et comme David Schoenbrun lui répliquait qu’une guerre contre les Français serait sans espoir, il lui répondit :

     . Non, elle ne serait pas sans espoir. Elle serait dure, acharnée, mais nous pourrions la gagner. Car, nous avons une arme aussi puissante que le canon moderne, le nationalisme. Quant aux armes, on peut se les procurer s’il le faut.

   Ce  sera donc une guerre de guérilla, une guerre de harcèlement et d’usure ?

      Ce sera une guerre entre un tigre et un éléphant. Si jamais le tigre s’arrête, l’éléphant le transpercera de ses puissantes défenses. Seulement, le tigre ne s’arrête pas. Il se tapit dans la jungle pendant le jour, pour ne sortir que la nuit. Il s’élancera sur l’éléphant et lui arrachera le dos par grands lambeaux, puis il disparaîtra de nouveau dans la jungle obscure. Et, lentement, l’éléphant mourra d’épuisement et d’hémorragie. Voilà ce que sera la guerre d’Indochine. »

     Les paroles sont trop précises, la vision trop claire pour ne pas correspondre à un projet mûrement réfléchi et déjà arrêté. A vrai dire, cette guerre qu’annonçait Ho Chi Minh, le Viet-minh la menait dans le Sud depuis un an.

            « Le Viet-Minh forme un gouvernement de combat »

     Quoiqu’il  en soit, dès le retour d’Ho Chi Minh, le Viet-minh durcit son attitude et renforça sa dictature en vue de l’épreuve de force…Afin d’interdire à cette opposition toute manœuvre au sein de l’Assemblée, le Viet-minh entreprit d’éliminer ce qu’il en restait.  Du 23 au 27 (octobre), la police opéra des arrestations massives… Le 3 novembre, Ho Chi Minh forma un nouveau gouvernement dans lequel tous les portefeuilles furent attribués à des militants communistes choisis parmi les plus durs… C’était un véritable gouvernement de combat…

     La guerre du peuple en Cochinchine

    … Dans cette forme de guerre, nouvelle pour les Français, le Viet-minh avait pour objectif essentiel d’étendre son emprise politique sur la population. Il y appliquait un terrorisme impitoyable… Mais le Viet-minh ne s’imposait que par la terreur… Les troupes françaises poursuivaient leurs opérations sans relâche. Elles se montraient capables d’aller partout sans que l’adversaire pût s’y opposer, mais elles ne pouvaient pas être partout en même temps. Elles avaient beau donner la chasse aux guérilleros et aux terroristes du Viet-minh, traquer ses chi doi et même leur infliger des pertes sévères, détruire leurs misérables repères cachés au plus profond des forêts et des marécages, par leur activité incessante elles plaçaient les forces du Viet-minh dans une situation très difficile, mais elles demeuraient impuissantes à rétablir l’autorité politique du gouvernement de Saigon en dehors des grands axes et des villes. La rizière et les villages restaient au Viet-minh… (p,138)

L’analyse du journaliste reporter Lucien Bodard

«  La Guerre d’Indochine »- Lucien Bodard- I – L’enlisement – II – L’humiliation-

III – L’aventure (Editions Grasset & Fasquelle- 1997)

            Lucien Bodard nous livre dans son pavé d’écriture de plus de 1 1OO pages un reportage vivant, foisonnant de vie et de mort, et truculent sur cette guerre qu’il a suivi aux côtés du corps expéditionnaire français, d’autant mieux documenté que, né en Chine, il bénéficiait d’une solide culture chinoise. Il avait donc  la chance de pouvoir décoder le cours sinueux et tout à fait asiatique de cette guerre, et de dresser au fil des pages une galerie de portraits de ses acteurs, toujours étonnants de vérité, et de grande qualité littéraire, tout autant que de scènes de guerre ou des arrières urbains de Saigon ou d’Hanoi qui étaient très loin de respirer la vertu guerrière.

            A lire ces pages, on ne sait jamais si on a affaire à un journaliste, à un romancier historique, ou à un grand romancier tout court.

            Notons dès le départ que Lucien Bodard ne débarqua dans la presqu’île indochinoise qu’en 1948, soit quelques années après le début des hostilités, en 1945.

            Notons également que, sans le dire ou l’avouer,  Lucien Bodard y manifeste une sorte de culte du Roi Jean, le Général de Lattre de Tassigny, sorte de nouveau héros antique qui perdit d’abord son fils Bernard, dans le delta du Tonkin, officier, comme lui, alors qu’il exerçait le commandement en chef et  tentait de reprendre la main dans cette guerre, et mourut lui-même à Paris, avant de connaître la fin de cette guerre funeste.

            Le livre commence par la description de « La fin d’Hanoï » après la défaite de Dien Bien Phu en 1954 et le témoignage d’officiers qui avaient été détenus par les Viet et libérés dans un état de santé déplorable :

            « Nous avions au camp une distraction un peu féroce. Nous passions au crible les principaux chefs de l’Indochine. Nous ne faisions grâce qu’à bien peu d’entre eux : à Vanuxem, à Bigeard, à d’Alançon, à Cogny aussi.

            Nous découvrions douloureusement que l’armée française était une institution dépassée. Nous portions  tous le même diagnostic. Pour nous, le drame de la guerre d’Indochine, venait de ce qu’un corps expéditionnaire ultramoderne avait été incapable de faire face à une armée révolutionnaire… Pendant huit années, nos généraux avaient combattu une révolution sans savoir ce qu’était une révolution, en employant des méthodes de l’Ecole de Guerre. Quand la situation avait trop empiré, le Commandement avait recouru à ce vieux procédé militaire – le mensonge. Nous frôlions la catastrophe depuis trois ans, nous ne l’avions évitée plusieurs fois que de justesse. Les Vietminh faisaient sans cesse leur autocritique et s’amélioraient. De notre côté, nous nous entre-décorions, nous proclamions que tout allait bien et nos généraux se haïssaient. Les états-majors fonctionnaient à plein, fabriquant sans cesse de nouvelles conceptions stratégiques, toujours plus optimistes, théoriques et intellectuelles. Il suffisait d’une erreur pour que tout notre système s’effondre. Le général Navarre y a pourvu. Dien Bien Phu n’a pas été un effet du hasard, mais un jugement.

            Mais nous, les vaincus, qui avons fait mourir nos hommes, qu’allons-nous devenir ? A quoi allons-nous croire ? Nous sommes désespérés moins de la défaite que de toute la pourriture qu’elle révèle. » (p,31)

Commentaire : cette citation constitue une bonne introduction pour l’analyse de la guerre d’Indochine et des prolongements qu’elle a eus dans la guerre d’Algérie.

            Ces témoignages résument parfaitement la problématique de cette première guerre impossible à gagner sans faire appel à la contre-insurrection, mais encore fallait-il qu’elle soit possible, et qu’intellectuellement le commandement et le gouvernement sortent des schémas de guerre classique.

            En 1939, le commandement fit une erreur du même genre en sous-estimant les guerres de blindés et d’avions, mais dans un contexte général de guerre encore classique, ce qui ne fut pas le cas en Indochine, puis en Algérie.

            Le commandement et les officiers tirèrent d’autant mieux les leçons du conflit que nombre d’entre eux, les survivants, furent les acteurs de la guerre d’Algérie, mirent en application des techniques de guerre psychologique qui n’auraient pu aboutir, permis de trouver une solution, qu’en jouant la carte d’un nationalisme indépendant,  ce qui ne fut pas le cas dans la perspective d’une « intégration » mal définie ou mal vendue.

            « Pour s’excuser, les combattants du Corps expéditionnaire disent : «  Nous n’avons pas été battus par une armée, mais par un peuple. » Ce n’est pas exact. Les Français n’ont pas été écrasés par un soulèvement spontané des masses, mais par leur embrigadement révolutionnaire. Les communistes d’Asie ont inventé une technique nouvelle pour s’emparer des corps et des âmes et les faire servir à leurs buts. Les Français ont été incapables de s’opposer à cette science de la psychologie des masses. Ils n’ont été en Indochine que les Français traditionnels, avec les qualités et les défauts de leur histoire millénaire… (p,33)

            Le Corps expéditionnaire évacue le Tonkin et se replie vers le port d’Haiphong, où il pénètre triomphalement :

      « Le général Cogny se dresse de tout son haut dans un scout-car. Toutes les troupes du Tonkin lui rendent les honneurs et défilent martialement. Le général Cogny prie l’évêque d’Haiphong de fair carillonner les cloches de sa cathédrale. Il parait que le saint homme a demandé s’il fallait sonner le Te Deum ou le De Profundis. » (p35)

            « L’Indochine perdue »

            « … Au nord, très rapidement, meurt le mythe du « bon Ho Chi Minh ». On s’aperçoit au bout de quelques jours que le nord-Vietnam n’est qu’un simple satellite rouge… Les Français ne comptent plus depuis Dien Bien Phu. Ils sont comme  effacés du continent jaune. Les Asiatiques les ignorent presque complètement… » (p,35)

      « … Au début, la disproportion en faveur des Français était énorme. Les Vietminh n’étaient alors que des guérilleros mal armés : ils vivaient sur le Corps expéditionnaire, selon le principe que c’est l’ennemi lui-même qui doit « entretenir » les forces populaires. Ils prenaient les armes par le vol et l’embuscade. En ce temps-là personne n’aidait vraiment les soldats d’Ho Chi Minh. La Chine de Mao Tsé Tung était encore loin, elle se battait en Mandchourie contre les immenses armées de Tchang Kaïchek.

            Face aux Vietminh misérables, les Français avaient le Corps expéditionnaire, la police et l’administration, la piastre et tout l’appareil économique. Une grande partie de la population était avec eux : ils recrutaient autant de soldats et de partisans jaunes qu’ils le voulaient. La métropole alimentait la guerre avec un milliard quotidien de francs. Ensuite vint le dollar, et le matériel américain.

            Maintenant, il est impossible de ne pas se poser la question : comment les Français ont-ils pu être battus, comment cela a-t-il été possible ? L’objet de ce livre, c’est de chercher des réponses… Je vais raconter l’histoire d’un déclin qui durera huit ans, s’accélérant d’année en  année, depuis la guerre heureuse d’avant 1950 jusqu’à l’agonie de Dien Bien Phu ».

     « L’on verra que personne n’a pu arrêter la courbe qui menait au désastre, pas même vraiment de Lattre – il arrivait trop tard. Ce qu’il aurait fallu faire dépassait par trop les imaginations et les préjugés des généraux et des ministres français…. Car il aurait fallu tout repenser. » (p,36)

      « La guerre d’Indochine a été le reflet de de la confusion française – l’on ne savait pas ce que l’on voulait, l’on ne faisait pas ce qu’il fallait.

      La chance de la victoire militaire a été perdue dans les trois premières années de la guerre, entre 1946 et 1949. A cette époque, il aurait été possible de saisir le Vietminh à la gorge et de l’étrangler. La France ne fit pas l’effort nécessaire, en prétendant qu’elle ne le pouvait pas (plus tard, elle en fit de bien plus grands sans aucun espoir de victoire).Quand la Chine de Mao Tsé Toung s’étendit jusqu’aux portes du Tonkin, c’était fini. Les Français étaient battus sur la RC 4, il n’était plus question, pour eux seuls, d’arriver à gagner la guerre d’Indochine.

      Le général de Lattre, après se premiers succès s’aperçut qu’il fallait aussi détruire la Chine rouge. Il voulait donc une grande guerre asiatique, l’extension du conflit à tout le continent jaune. Mac Arthur aurait commandé au nord de l’Asie, lui au sud. Mais, Mac Arthur fut renvoyé et de Lattre mourut. L’idée d’un conflit contre la Chine fut abandonnée, pour réapparaître au dernier moment, inutilement, à Dien Bien Phu.

      La sinistre bataille de la Rivière Noire, qui se déroulait lorsque de Lattre expirait à Paris, fut un terrible avertissement. Elle signifiait que les Vietminh étaient désormais les plus forts : il fallait se préparer à traiter avec eux ou tenter malgré tout de forcer le destin, en jetant dans la mêlée la puissance entière de la France. Mais, l’on ne fit rien, ni la paix, ni la guerre.

   Longtemps encore, les Français continuèrent leur aventure d’Indochine, sans savoir où elle les mènerait. Le Gouvernement de Paris, les Etats-Majors ne cherchaient qu’à en détourner l’attention. C’était facile, c’était tellement loin ! Le seul but, c’était de faire durer, c’était d’éviter la catastrophe toujours menaçante. Il en résulta une lente dégradation, sans idées nouvelles, au prix de combats effroyables dont on parlait le moins possible. Ce fut la marche logique au désastre. L’on ne peut pas toujours s’en tirer de justesse, par les cheveux. Même dans l’absurde, tout a une fin. » (p,37)

Commentaire : l’analyse de Lucien Bodard converge avec celles que le lecteur a trouvé dans les chroniques historiques qui ont été proposées, afin d’avoir un bon spectre de ce sujet, sauf à signaler à nouveau que ce reporter saisissait beaucoup mieux la complexité de ce conflit, que de nombreux confrères, compte tenu de son enfance chinoise.

     A mes yeux, cette guerre illustre le constat permanent qu’il m’est arrivé de faire et de proposer sur le fait que le peuple français, dans son ensemble, n’a jamais été un peuple colonial et qu’il a toujours porté un  regard de désintérêt sur les affaires coloniales tout au long de notre histoire coloniale.

     Seuls moments de conscience coloniale, quand les gouvernements applaudissaient à coups de trompette les exploits militaires de certains de ses enfants outre-mer, à Fachoda par exemple, en 1898, sur un fonds de rivalité historique avec les Anglais, ou découvraient les troupes noires pendant la guerre de 1914-1918, ou comptaient sur le même outre-mer, rallié au général de Gaulle, pendant la guerre 1939-1945.

      Désintérêt de l’opinion publique métropolitaine, doublé de l’ignorance de l’outre-mer de la part des élites politiques des Troisième, Quatrième et Cinquième République !

   Seule peut-être l’Algérie, proche de nos côtes, et peuplée par une importante population européenne, de triple origine – italienne, espagnole et française-, a suscité un certain intérêt, mais dans le même contexte d’ignorance des caractéristiques, de la culture, et de l’histoire de ce pays.

    Deuxième observation : il ne faut jamais oublier dans ce type d’analyse historique le contexte de l’époque, celui d’une France qui sortait d’un conflit destructeur avec des familles qui avaient de la peine à comprendre qu’on puisse refaire une nouvelle guerre alors qu’on s’alimenta encore avec des cartes d’alimentation, jusqu’en 1947.

    Ces différentes observations soulignent quelques grandes différences de contexte historique entre les deux conflits indochinois et algérien, en n’oubliant pas deux facteurs, la proximité géographique de nos côtes et des destinées du Maghreb, et le fait que le gouvernement Mollet ait décidé, avant le retour du général au pouvoir, d’envoyer en Algérie le contingent.

     Ce dernier facteur fut une des causes de la fin du conflit, le contingent ne comprenait pas les enjeux du conflit, et refusa d’apporter, en 1961, son concours au coup d’État militaire.

     Indiquons enfin que le général de Gaulle n’avait ni la tripe coloniale, ni l’expérience des Gallieni ou Lyautey, parce qu’il était avant tout familier des théâtres d’opérations des guerres modernes, et qu’à ses yeux le champ de bataille se situait alors en Europe, dans la configuration de la guerre froide et de la bombe atomique.

Les traits de ce nouveau type de guerre

La guerre des postes le long des pistes et dans la jungle

      « La RC 4 est un abcès sanglant » (p,53)…« La guerre ignorée d’Indochine » dans un « capharnaüm de jungles et de montagnes » (p,55)… Bientôt Ho Chi Minh dispose d’un corps de bataille de dix régiments solides bien armés, fanatisés » … Cette jungle du « quadrilatère, vue d’avion, est déserte ; au-dessous, elle grouille »

     En 1948, le corps expéditionnaire se lance dans la « pacification » contre la Résistance, ses « Comités d’assassinat », son terrorisme. « La nuit est vietminh » (p,58) De la cruauté partout, on dépèce les victimes, une guerre impitoyable, la torture, avec une guerre des centaines de postes qui quadrillent la presqu’île : « Chaque chef de poste sait quel sera son supplice s’il est pris ». Le poste est « une cage de verre », et les chefs de poste crèvent de solitude.

     « Flammes dans la nuit (p,62) « Sur l’horizon noir, une flamme dans la nuit, cela veut dire qu’un poste n’existe plus » et le Vietminh sait utiliser tous les moyens imaginables pour faire tomber les postes, notamment les « brigades d’amour » dans une civilisation viet plutôt prude.

    « J’ai connu des chefs de poste qui sont passés à travers des dizaines d’embuscades »… La plèbe seule peut protéger… « La plèbe c’est donc  le facteur décisif de la guerre entre le sergent français et le chef du chidoi vietminh…

    Mais chez les Viets, les hommes ne comptent que secondairement. Ce qui est essentiel, c’est le système. » (p,69

Commentaire : est ci-dessus évoquée la problématique de ce type de guerre révolutionnaire familière à tous ceux qui se sont penchés sur leur histoire, avec dans le cas présent, la source capitale que constituait la doctrine marxiste de Mao Tsé Toung.

     L’enjeu principal était constitué par le contrôle de la population par tous les moyens possibles et imaginables, et notamment  une propagande nourrie par une doctrine susceptible d’entrainer la population dans son sillage, ce qui fut le cas aussi avec le Vietminh, à la fois contre l’ennemi séculaire que constituait la puissance coloniale et avec l’espoir d’un meilleur sort une fois la révolution au pouvoir.

      En Algérie, le commandement militaire a tenté de tirer les leçons de l’échec indochinois en plaçant le peuple au cœur de son combat, avec des méthodes de pacification  inspirées de celle du théâtre indochinois : il n’a jamais réussi à proposer, ou trop tardivement, au peuple algérien, un objectif crédible d’intégration arbitrant entre une communauté européenne attachée à ses privilèges et un peuple de plus en plus épris de nationalisme et d’égalité.

     Dans ce débat historique très complexe, il convient aussi de ne pas oublier que les Européens d’Algérie, aux côtés des musulmans, constituèrent des régiments qui contribuèrent à la Libération de la métropole.

      L’auteur décrit alors de façon très détaillée ce qu’est la jungle « sur une surface presqu’aussi grande que la France, l’on se bat sans se voir, dans la pénombre. Des poignées d’hommes, perdus dans l’immensité, cherchent à se surprendre, pour s’entretuer à bout portant, dans la nuit et la végétation. », avec un avantage évident pour les Viets qui voient tout et les Français rien.

      La Cochinchine reste un monde à part, où la France tente d’occuper le terrain avec l’aide de sectes très puissantes, notamment le caodaïsme

     « Le miracle de la prospérité. (p,112)

    « Malgré ces tueries, tout ce sang répandu dans tous les camps ne comptent pas. La cruauté et le sadisme sont recouverts par une prospérité énorme, incroyable. Jamais l’on n’a aussi bien vécu en Indochine, jamais autant de gens n’ont connu un pareil bonheur.

      Un monsieur français de l’Import-Export me demande un jour :  » Combien croyez-vous qu’il y ait encore de bonnes années à faire en Cochinchine ? Pourvu que les hostilités durent longtemps ! En fait, cette pensée remplit chaque cervelle, pas seulement chez les riches et les puissants, blancs ou jaunes, mais même auprès de la plèbe, des coolies, des nhaqués. Qu’importe les victimes, il y a tellement plus de profiteurs. »

     C’est la guerre qui enrichit tout le monde. »

      L’auteur décrit alors le climat délétère de corruption généralisée qui règne à Saigon, la double administration qui y sévit, celle du Haut-Commissariat et celle du gouvernement vietnamien :

    « Par tous ces chenaux, bien d’autres aussi, la prospérité est sans fin. Elle est d’autant plus grande que tous les milliards déversés pour la guerre, un par jour – cette matière première de tout – sont doublés peut-être triplés par un acte magique de l’Administration financière, qui s’appelle le transfert. C’est une autorisation d’envoyer en France les piastres gagnées en Indochine au taux de dix-sept francs, alors qu’elles n’en valent réellement que sept ou huit. L’opération s’accomplit dans une poussiéreuse et lamentable maison de Saigon, l’Office des Changes, qui, plus que le Haut-Commissariat ou le Grand-Etat-Major, est le centre de l’Indochine. Là, des sous-ordres d’employés, par quelques traits de plume, multiplient par deux tous les bénéfices faits, les capitaux accumulés, tout l’argent qui roule. Et c’est l’État français qui paie la différence.

     Les bénéfices s’accroissent encore si les francs, si abondamment touchés dans la métropole reviennent en Indochine. Ils réapparaissent en Extrême Orient sous des formes diverses – marchandises, or ou devises. Ce retour peut être légal ou illégal : dans ce cas, c’est le fameux « trafic ». Mais, d’une façon ou d’une autre, tout est négocié, vendu, reconverti, ouvertement ou clandestinement, en piastres à huit francs. Il ne s’agit plus que d’obtenir un nouveau transfert ; cela dure infiniment.

      De toute façon, c’est entre l’Indochine et la France le circuit permanent de l’argent, un va-et-vient qui constitue probablement, honnêtement ou malhonnêtement, la meilleure affaire du monde.

      « … En réalité, tout se tient. C’est partout la même fermentation autour de la piastre surévaluée. Pour l’Indochine entière, il s’agit de profiter de la mirifique aubaine. Les gens bien placés, le font officiellement, les autres « se débrouillent ». C’est toute la différence. » (p,116)

La Parole de la France ? L’Honneur du Soldat – Les Héritages – Indochine- La Piastre et le Fusil – Hugues Tertrais

La Parole de la France ?

L’Honneur du Soldat

Les Héritages

Guerre d’Indochine (1945-1954)

Guerre d’Algérie (1954- 1962)

B

&

« La Piastre et le Fusil »

« Le coût de la guerre d’Indochine »

« 1945-1954 »

Hugues Tertrais

Avant propos : comment ne pas apprécier ce livre d’histoire coloniale et postcoloniale, un ouvrage qui va au fond des choses, des faits et des chiffres qui concernaient cette guerre d’Indochine presqu’ignorée de l’opinion publique française jusqu’au désastre de Dien Bien Phu, en 1954 ?

       Neuf années d’un conflit encore colonial qui fut à mes yeux un symbole de plus de la thèse historique que je défends depuis des années, à savoir    que la France ne fut jamais une nation coloniale, laissant à des « pros » quels qu’ils soient le soin de s’en occuper, sinon d’en profiter, comme ce fut le cas exceptionnel  en Indochine, notre « joyau colonial » aux yeux de Lyautey.

       Dans le cas de l’Indochine, la France « officielle » laissa le soin à une armée de métier et à des groupes de pression publics ou  privés divers, à la fois d’accompagner une  « sale » guerre et d’en profiter jusqu’au bout

      Dans une longue introduction, l’auteur expose les difficultés rencontrées dans tous les domaines, et notamment dans celui des chiffres, pour pouvoir procéder à une analyse rigoureuse.

      « L’extrême difficulté rencontrée à établir des données statistiques précises et définitives surprend et, d’une certaine manière, contrarie celui qui s’est longuement immergé dans les archives économiques et financières. » (p,17)

      « Une triple démarche »

       « Cet ouvrage suit un plan en trois parties. La première s’attache au déroulement de la question dans le temps. La configuration du conflit, les enjeux financiers, le jeu des belligérants et des partenaires ne sont en effet pas les mêmes à toutes les époques. Dans ce domaine, comme dans les autres, l’histoire est faite de situations successives, à l’intérieur desquelles la combinaison et le poids des principaux facteurs, anciens et nouveaux varient. Les données économiques et financières de la guerre d’Indochine, par leur propre évolution, suggèrent on l’a dit, trois moments dans l’évolution du conflit, trois périodes de trois ans environ chacune : 1945-1948, 1949-1951, 1952-1954. » (p,19)

       Première Partie

       « Tout problème n’est pas financier mais le devient un jour » (p,21)

       « La guerre d’Indochine ne se résume pas à cet aspect  des choses mais, compte tenu au moins de la réputation qu’elle s’est faite, il importe de tirer au clair l’importance du facteur financier dans son déroulement. Toujours trop chère pour les Français d’une part, au regard des autres besoins du pays, la « sale guerre » a généré aussi son lot de scandales financiers. Forcément très onéreuses pour le Viet Minh d’autre part, qui conduit une guerre dont les moyens excèdent largement ses propres capacités économiques, la Résistance n’en a pas moins été menée de main de maître.

      A considérer plus attentivement l’évolution de la guerre, trois moments se succèdent, les facteurs financiers apparaissent au fur et à mesure toujours plus contraignants, décisifs même, ce qui suggéra cette formule à Pierre Mendès France : « Tout problème n’est pas financier mais le devient un jour. Ainsi de l’affaire d’Indochine, mal engagée politiquement, militairement et moralement, précisait-il, elle tournait encore plus mal sur le plan budgétaire. » Dans sa première configuration de conflit colonial, entre 1945 et 1948, la guerre d’Indochine est chère sans l’être vraiment : le facteur financier pèse en tout cas moins lourd pour la France que pour le Viet Minh. Brusquement rattrapé pat  les crises de la guerre froide, le conflit change de physionomie : les dépenses militaires s’emballent, les problèmes financiers surgissent sur le devant de la scène, et l’urgence commande de trouver des solutions nouvelles, alors que le Viet Minh dispose de moyens supplémentaires mis notamment à sa disposition par la Chine populaire. A partir de 1952, dans une troisième époque qui s’achève en 1954, l’élargissement de la guerre à de nouveaux alliés nourrit la montée en puissance des combats, le coût de la guerre atteint des cimes vertigineuses et, cette fois, les « financiers » paraissent être devenus les vrais décideurs. »  (p,23)

 Commentaire : 1 – Le découpage historique proposé en trois périodes correspond à celui que l’on trouve dans les analyses consultées, avec trois phases de guerre bien identifiées.

     2 – Le contexte historique de l’après-guerre   est d’autant  plus important qu’en 1945, la France était ruinée, les cartes d’alimentation encore en circulation, et le pays déjà en état de perfusion du dollar américain.    

    3 –  Avec le départ du pouvoir du général de Gaulle le 20 janvier 1946, le déclenchement de la Guerre Froide en 1947 et le départ des ministres communistes, en 1947, provoqué par le Président du Conseil socialiste Paul Ramadier mit fin au tripartisme PC-SFIO-MRP, les communistes français venant en appui des revendications du Viet Minh.

    4 – La Quatrième République fit preuve d’une belle continuité avec la Troisième République par la volatilité de ses gouvernements, six mois en moyenne : il est difficile de faire la guerre, quelle qu’elle soit, dans de telles conditions d’instabilité, pour ne pas dire d’incompétence et de manque de courage.

    Chapitre I

     « Une guerre coloniale aux moindres frais (1945-1948) » (p,25)

    « Durant les trois années qui suivent les capitulations allemande et japonaise, un é tat de guerre dispendieux s’installe donc en Indochine. Les raisons de cette situation ne sont qu’indirectement économiques, tenant plutôt aux modalités de la libération en Asie et en Europe : au Vietnam, secoué du nord au sud par la Révolution d’août 1945(1), qui ne déplait ni aux Japonais ni aux Américains, la France évincée conserve une attitude impériale. Elle-même-est occupée à reconstruire son territoire, partiellement en ruine, son économie, son régime politique aussi. Mais elle a également des intérêts en Indochine, des investissements qu’elle n’envisage pas plus d’abandonner que l’idée qu’elle se fait de sa grandeur et de sa « mission civilisatrice ». Les rêves de la France sont-ils alors conciliables avec ceux du Vietnam, et des trois pays d’Indochine, la situation est la plus embrouillée ? » (p,25)

  1. La prise de pouvoir par Ho Chi Minh et le Vietminh

I.Le coût de la guerre avant la guerre

    « La guerre d’Indochine est officiellement déclenchée, si l’on peur dire le 19 décembre 1946, date à laquelle le gouvernement vietnamien dirigé par Ho Chi Minh doit abandonner Hanoi pour le « maquis » tonkinois.

  1. Indochine, année zéro

     « En France, on le sait, à la fin de la seconde guerre mondiale, « tout était à refaire ». En Indochine aussi : après avoir relativement échappé à la guerre du Pacifique, du fait de la politique conciliante à l’égard du Japon du gouverneur général Decoux, l’Indochine française avait été balayée durant six mois, en 1945, par un violent cyclone d’ordre politico-militaire, entrainant une rupture historique qui le rendait méconnaissable… Au début du mois d’août 1945, la conférence de Postdam avait écarté la France du règlement du conflit en Indochine, Chinois et Anglais y étaient chargés de désarmer les troupes japonaises, au nord du 16ème parallèle pour les premiers  et au sud pour les seconds. Peu après la Révolution d’août lancée par le Vietminh, suivie le 2 septembre 1945 par la proclamation de l’indépendance à Hanoi par Ho Chi Minh tournait vraiment aux yeux des vietnamiens la page de la colonisation.

 Encore pour peu de temps au pouvoir, de Gaulle lance le 24 mars l’idée d’une « fédération indochinoise » dans le cadre de l’Union française : seul petit problème, la France n’avait pas les moyens de reconquérir l’Indochine,, ignorait presque tout de la situation concrète de l’Indochine, et n’avait de toute façon pas encore pris le virage d’une décolonisation nécessaire.

      La France décide la création d’un Corps expéditionnaire qu’il faut financer et équiper sans en avoir les moyens, en utilisant des expédients et en faisant appel au concours des Anglais et des Américains qui disposaient alors des moyens d’équipement et de transport nécessaires : « il faut donc pratiquement tout acquérir… Les troupes ne suffisent pas », il faut de l’argent, et la monnaie est bien sûr un des enjeux, la piastre, la monnaie émise par la Banque d’Indochine, avec les difficultés inextricables crées par la présence de troupes chinoises nationalistes et du taux de change avec le franc à fixer :

    « Ainsi, le passage de la piastre de 10 à 17 francs apparait fin 1945 comme une mesure de circonstance, et une mesure provisoire… » (p39)

     Ce « provisoire » dura longtemps, presque jusqu’à Dien Bien Phu, alors qu’il fut très rapidement contesté et qu’il fut la cause du scandale des transferts frauduleux de piastres.

     « D.  Une logique de reconquête » (p,39)

     « Un accord est obtenu le 6 mars 1946 entre Sainteny et Ho Chi Minh à Hanoi, reconnaissant le Vietnam comme un Etat libre au sein de l’Union française, et prévoyant notamment une relève au Nord des troupes chinoises par celles du général Leclerc. Mais cet accord obtenu « à l’arraché », e’t qui fera date, ne semble pas modifier la logique militaire en cours en Indochine, qui est une logique de reconquête. D’ailleurs, si l’on en croit Leclerc, accord ou pas accord, les troupes françaises ont vocation à se réinstaller au Nord : « il importe en effet de ne pas oublier, précisa-t-il, que, si les forces françaises ne sont pas arrivées avant le mois de mars au Tonkin, ce n’est nullement pour une question d’accords non signés, mais pour des raisons techniques : elles ont embarqué dès que les bateaux nécessaires ont pu être rassemblés, et si les accords du 6 mars n’avaient pas été signés, elles avaient l’ordre de s’emparer de Haiphong, de Hanoi… » (p,40)

       Le Corps expéditionnaire fait face à beaucoup de difficultés et ne peut compter sur l’aide américaine «  en raison de l’attitude résolument anticoloniale qui prévaut à Washington, selon, comme l’écrit l’ambassadeur de France  Henri Bonnet, une sorte de principe tacite prévalant depuis la capitulation japonaise. Selon lui, le gouvernement des Etats-Unis est décidé à ne rien faire « qui fut de nature à aider (les anciennes puissances coloniales) dans la reconquête de (leurs) territoires si les populations indigènes tentaient de mettre obstacle à la réinstallation de leur souveraineté » en conséquence, « le gouvernement de Washington a interdit la cession de matériel de combat, à quelque titre que ce soit, aux Etats possessionnés dans le Sud-Est de l’Asie pour l’utiliser dans cette partie du monde. » (p,41)

    Décembre 1946  « A cette date, le nord est entièrement à reconquérir… Hanoi n’est dégagée que le 18 janvier 1947… et chaque déplacement des troupes françaises, de timides excursions d’abord dans  sa périphérie, est une « opération ».

      Au total, le coût de la reconquête de l’Indochine, entre le 15 août 1945 et le 31 décembre 1946 – reconquête encore très partielle – est évalué dans un document sans autre référence, datant  sans doute du début 1947, à environ 75 milliards de francs – soit l’équivalent de plus de 10 % du budget de 1946… Avant même  le « clash » du 19 décembre, date à laquelle les ponts sont définitivement coupés entre Vietnamiens et Français, la facture de la réoccupation du territoire est donc déjà lourde. Par la nature de ses dépenses, elle suggère que le conflit a bien commencé dès l’été 1945. » (p,43)

       II Les moyens de la Résistance (p,44)

      Les Vietnamiens – on dira bientôt le Viet Minh- ne vivent pas le conflit dans le même « temps » que les Français : c’est une guerre de longue durée qu’ils mènent contre la France et sa première phase, celle de la défensive a commencé dès le 23 septembre 1945, date de la reprise du contrôle de Saigon par les Français…

      A- Le temps de l’autosuffisance

     Les documents du Viet Minh ne sont pas innombrables _ ceux que nous avons pu consulter, apparemment authentiques, ont été le plus souvent saisis par les Français – mais ils donnent tout de même une impression : le Viet Minh n’est pas un mouvement mais un Etat, ou s’il n’est pas un Etat au sens complet du terme, il s’efforce de fonctionner comme tel. En 1947 par exemple, replié loin au nord de la capitale, hors d’atteinte des troupes françaises, un gouvernement central existe bien, réunissant plus de vingt ministres et secrétaires d’Etat : six notamment en matière financière et économique… L’administration Viet Minh s’appuie d’autre part sur une organisation territoriale décentralisée, six interzones (lien khu) en particulier, après la réorganisation de mars 1948. Des comités économiques fonctionnent… au niveau des provinces comme à celui des villages… »

        A la même page 45, l’auteur publie une carte de Bernard Fall intitulée « Le réduit » tonkinois », autre appellation du « quadrilatère » Viet Minh, sorte de forteresse repaire montagneux à la frontière de Chine, avec quelques défilés, notamment celui du Fleuve Rouge, qui furent  les voies séculaires des invasions chinoises ou des pirates que la France combattit lors de la conquête du Tonkin, à l’heure des Gallieni et Lyautey.

     « Cet Etat dispose d’une armée, une armée jeune  et sans doute, encore très onéreuse, mis qu’il faut former, nourrir et équiper. Elle regrouperait, en 1946, 80 000 à 100 000 hommes, dont 60 000 réguliers, soit pratiquement l’équivalent numérique des ex-forces françaises d’Indochine en état de mobilisation…. La République démocratique du Vietnam (RDV) dispose enfin d’un territoire… La RDV et son territoire, enfin, ont bientôt leur monnaie… la RDV s’est également donné un système fiscal… Le Viet Minh fonctionne ainsi à son propre rythme : la pratique autarcique va de pair avec l’idée de résistance de longue durée…

  1. La lutte économique et monétaire

       « Objectif essentiel » pour le Viet Minh, la lutte économique apparait comme un complément – ou comme un substitut – à une lutte militaire qui compte tenu du rapport des forces est toujours difficile… L’aspect le plus visible de cette lutte économique et financière concerne la monnaie, véritable « cheval de bataille » du Viet Minh pour des raisons qui touchent à la fois à la propagande et au financement de l’effort militaire… Propagande et répression se combinent pour imposer la monnaie « Ho Chi Minh ». (p,45 à 53)

III Un conflit mal maitrisé (1947-1948)

   Si l’état de guerre remonte à 1945, les événements de la fin de l’année 1946, font évidemment passer celui-ci à un cran supérieur… les dépenses trimestrielles … tournaient fin 1946 autour de 6 milliards de francs, elles bondissent à environ 10 milliards pour le premier trimestre 1947. »

  1. Une période incertaine

     Entre 1946 et 1948 : « Indépendamment de cet aspect technique de  la relève, la monotonie des chiffres traduit pour cette période une grande incertitude. Sur place, le Viet est partout, et l’on ne circule, même au Sud, qu’en convoi, et à ses risques et périls… Du côté français, la mésentente paraît l’emporter. Ce n’est pas ici le lieu de faire l’inventaire des conflits qui opposèrent civils et militaires en Indochine dans les premières années de la guerre, mais ils n’étaient pas sans arrière-plan ni conséquences financières. Le général Gras en a décrit les principaux épisodes… » (p,56)

  1. Un effort militaire parcimonieux (p,58)

     « … La logique coloniale continue pour sa part d’être à l’œuvre… Depuis la fin juin 1948, dans un contexte général de crise des paiements, la question des crédits militaires menaçait le gouvernement. L’Indochine n’était pas directement en cause, plutôt les crédits militaires dans leur ensemble. Mais comme ne pas rapprocher les deux quand 32% de ces derniers sont alors consacrés à l’Indochine ? » (p,58,61)

     19 juillet 1948, le gouvernement Schumann, dit de « troisième force » démissionne, et la crise politique allait durer trois mois. Une de plus !

     Chapitre II

      L’inflation des coûts et la redistribution des cartes (1949-1951)(p,69)

     « Après trois années de relative stabilité, ou du moins de croissance contenue, les dépenses militaires en Indochine s’envolent entre 1949 et 1951 : 135, 4 milliards de francs en 1949, 182 milliards en 1950, 322,3 milliards en 1951 – compte non tenu, pour cette dernière année des premières livraisons de l’aide américaine……

   Les premiers revers militaires propulsent les questions financières sur le devant de la scène. Après le désastre de Cao Bang, en octobre 1950…

    A la séance du 19 octobre 1950, Pierre Mendès France déclara :

    « Il n’y a que deux solutions «  La première consiste à réaliser nos objectifs en Indochine au moyen de la force militaire. Si nous la choisissons, évitons enfin les illusions et les  mensonges pieux. Il nous faut obtenir rapidement des succès décisifs trois fois plus d’effectifs sur place et trois fois plus de crédits et il nous les faut très vite ». Mais bien sûr, il y a l’énorme déficit budgétaire, « de 800 à 1 000 milliards de francs » Alors il y a l’autre solution, qui « consiste à rechercher un accord politique, un accord évidemment, avec ceux qui nous combattent. »

     « Mais aucune des deux solutions énoncées par Pierre Mendès-France ne fut mise en œuvre. Face à l’accroissement des charges de la guerre, le gouvernement  français s’engage dans une troisième voie, plus diplomatique destiné à lui procurer de nouveaux partenaires. »

  1. Une situation nouvelle

    « A partir de 1949, le conflit se durcit à différentes échelles. En Indochine même, sans parler du grave revers militaire de Cao Bang en 1950, la lutte se fait tenace, en particulier sur le plan économique. L’environnement régional est pour sa part en pleine bouleversement, et avec lui les relations extérieures du Viet Minh : au sud de l’Indochine, l’indépendance est acquise pour l’Indonésie de Sukarno, après plusieurs années d’affrontement armé avec les Pays Bas, et la Chine bascule dans le monde communiste. La France, qui signe le Pacte Atlantique en avril 1949 et prend à ce titre de nouveaux engagements militaires, commence à se demander sérieusement comment elle va pouvoir continuer à financer cette guerre du bout du monde. »

  1. La guerre économique, B. L’irruption chinoise :

« Autant que l’on sache, les principaux éléments de l’aide chinoise à la RDV se mettent en place en 1950. Le premier accord militaire aurait été conclu dès sa reconnaissance par Pékin…

     Dans les maquis vietnamiens, une telle évolution donne raison à la conception de la guerre dont Truong Chinh s’était fait le théoricien en 1947, prévoyant « trois phases de la résistance de longue durée » : après une première « étape de la défensive », venait en effet celle « de l’équilibre des forces », annonçant elle-même le moment final « de la contre-offensive générale » (p,79)

  1. La dérive financière

   La situation financière était de plus en plus dégradée, avec en plus le recours à des expédients de financement, dans l’ambiance de la spéculation connue sur la piastre et un taux de change avec le franc (10 contre 17) qui fonctionnait comme une machine financière infernale :

    «  La dévaluation de la ; piastre fut cependant à deux doigts d’être décidée en septembre 1949, quand justement le haut-commissaire Pignon vient de faire ouvrir le « compte spécial n° 2 »

   « Un irrépressible sentiment de fin d’empire, la crainte pour les Français, en particulier, de devoir quitter l’Indochine, jouait un rôle important dans la fièvre spéculative qui agitait les villes, surtout Saigon – une ambiance de « sauve qui peut monétaire… »