Le Qatar, impérialisme de l’Orient ?
Jeu stratégique du « A qui perd gagne ! » ? Entre Orient et Occident ?
La France, partie prenante dans le « grand jeu » entre sunnites et chiites ?
Ou enfin, et plus simplement, un jeu de « grenouilles » ?
Avec mes remerciements à mon vieil et fidèle ami M.A pour sa lecture critique éclairée.
Le Qatar entre sur la scène publique
Une curiosité de l’opinion publique française, nouvelle, à l’endroit des initiatives de l’Emirat du Qatar, à l’endroit d’un nouvel impérialisme qui ne dirait pas son nom ?
Au fur et à mesure des années, et des initiatives que prend le Qatar sur le plan national et international, l’opinion publique commence à connaître le petit émirat du Qatar, en tout cas dans sa « face » extérieure, médiatique.
Le Qatar a suscité un premier mouvement de curiosité lorsque sa candidature fut retenue pour la Coupe du Monde de Football de 2022, avec la surprise de voir un petit pays du Golfe Persique se porter candidat pour cette manifestation mondiale !
Un territoire à peine plus grand que la Corse, mais, il est vrai, gorgé de gaz et de dollars, « pour le moment » !
Plus récemment, et au cours des derniers mois, le Qatar a fait la une des journaux avec une succession d’investissements et de prises de participation dans de grandes sociétés françaises, notamment au PSG, le club de football de Paris, ou chez Lagardère.
Et chaque jour, ou presque, l’acquisition par le Qatar d’un des plus beaux immeubles de la capitale.
Quelques titres de journaux :
« L’intrigant intérêt du Qatar pour Lagardère » (Les Echos du 20/03/12)
« Notre ami l’émir » (Le Monde du 22/03/12) « …La France apporte son poids sur la scène internationale, l’Emirat ses leviers régionaux et son carnet de chèques.. »
« Le fonds souverain du Qatar de plus en plus offensif dans ses investissements » (Les Echos des 23,24/03/12) : 12,8% du capital de Lagardère, 5,5% de Vinci, 5% de Veolia, 2% de Total et 1% de LVMH.
Certains dirigeants sont inquiets de cette « intrusion » : « Canal Plus face à la menace Al-Jazira » (Les Echos du 2/04/12),mais d’autres, tels que le Président de la Ligue de football professionnel, se félicitent, au contraire, de la même « intrusion » , en concluant que grâce aux gros sous espérés d’Al Jazira, Ligue et Al Jazira font faire du « gagnant-gagnant » (voir son plaidoyer dans les Echos du 21/05/12, sous le titre « Au secours, le Qatar débarque »)
« Avec le 52, avenue des Champs Elysées, le Qatar ajoute une adresse de prestige à son portefeuille immobilier parisien » ( Les Echos du 6/06/12)
Encore tout dernièrement, les achats d’immeubles de luxe ou d’hôtels à Paris ou sur la Côte d’Azur :
Le Parisien du 23 juin 2012, en première page « Ce que le Qatar vient chercher en France », et en pages 2 et 3, « Pour le Qatar, la France reste une terre de prédilection », « Total, liens historiques », investissements, rapports politiques, etc…
Notons au passage que le qualificatif « historique » attribué par un ancien diplomate n’est pas tout à fait approprié, étant donné que cette « histoire » n’a commencé qu’en 1990.
En novembre 5th 2011, the Economist publiait un article sous le titre :
« Pygmy with the punch of a giant »
Les enjeux de cette entrée en scène
Le Canard Enchainé du 4 avril 2012 pose le problème sous un tout autre angle, que nous adoptons pour notre analyse du sujet :
« Le Qatar et la manière de coloniser
Les milliards investis en France par l’émirat hypnotisent notre classe politique. Anciens ministres, élus, capitaines d’industrie se ruent dans le Golfe pour causer religion, justice fromage de chèvre et… business. »
Le Canard Enchainé a-t-il raison de placer le débat sur le terrain de la colonisation, nous dirions-nous, tout simplement de l’impérialisme ?
De même que Les Echos du 19 juillet 2012, et à propos de l’achat d’un nouveau joueur au Paris-Saint Germain, un article intitulé : « Ibrahimovic pourrait coûter au moins 250 millions d’euros au Paris-Saint Germain », avec un deuxième article dont le titre est une forme de commentaire :
« Le sport est l’un des supports de la stratégie d’influence planétaire du Qatar »
Les deux journaux en question posent donc la vraie question : s’agit-il d’une nouvelle forme de l’impérialisme moderne, dont on avait l’habitude d’attribuer la seule paternité à l’Occident ?
Un nouvel impérialisme venu de l’Orient ? Prenant, en quelque sorte, à revers, la thèse, incontestablement brillante, qu’a défendue Edward W. Said dans son livre « Culture et Impérialisme » ?
En concurrence avec d’autres thèses privilégiant notamment la puissance des technologiesdont a disposé l’Occident à partir du milieu du dix-neuvième siècle, vapeur, électricité, armement à tir rapide, télégraphie, ou quinine, des thèses qui ont plutôt notre faveur en ce qui concerne l’impérialisme de la deuxième moitié du dix-neuvième siècle.
Le jeu impérial du Qatar
Tel peut être l’enjeu d’une réflexion sur le nouveau jeu impérial du Qatar !
Le cas de cet émirat illustre-t-il un renversement des facteurs de domination tel qu’il puisse exprimer et réaliser une nouvelle forme d’impérialisme, venue cette fois, et à nouveau, de l’Orient, longtemps après, par exemple celui d’ l’Empire Ottoman ?
Réalisant une fusion réussie entre la religion, la culture, le sport, les médias, les technologies les plus modernes, au moyen de ses pétrodollars, de la chaîne télévisée Al Jazira, ou de ses nombreux investissements à l’étranger ?
Une forme aussi réussie d’impérialisme que toutes les formes antérieures des impérialismes que l’histoire du monde a connus, avec leur caractéristique essentielle de domination.
La forme impériale du Qatar et l’analyse Said ?
Dans la lecture, l’analyse, et la critique, que nous avons proposée du livre de M.Said « Culture et Impérialisme » (1), le concept central d’une « structure d’attitudes et de références », et aussi « d’affinités » apparaissait à ses yeux comme la clé de l’interprétation et de la compréhension du fonctionnement de l’impérialisme occidental, un concept qui le sous-tendait et l’expliquait.
Cette thèse reposait sur l’analyse de très nombreuses œuvres littéraires publiées au dix-neuvième et vingtième siècle, allant du « Mansfield Park » de Jane Austen à « La Peste » ou à « L’étranger » de Camus, ou à « Les damnés de la terre » de Frantz Fanon.
D’après cet auteur, l’’ensemble de ces œuvres était porteur du message de l’impérialisme occidental, une « structure d’attitudes et de références » qui formatait et justifiait cet impérialisme, et qui, toujours, minorait la culture de l’Orient.
L’état d’esprit d’un Occident dominateur et sûr de lui, de ses valeurs, de son pluralisme, de son libéralisme, de ses libertés de pensée et d’action, de son esprit d’entreprise, mais au moins autant de son esprit critique, à la source de sa créativité technologique et de ses conquêtes impériales.
Nous avons relevé que ce concept, pour séduisant qu’il fut, souffrait d’au moins deux faiblesses, son manque de cohérence historique entre les œuvres culturelles analysées et citées sur les deux siècles considérés, d’une part, et, d’autre part, son défaut d’identification susceptible d’être évaluée à la fois dans ses éléments et dans ses effets.
Edward W.Said ne propose jamais une évaluation historique pertinente, quantitative, des éléments de sa thèse impériale, et nous restons donc dans le domaine de la théorie des idées, séduisante, mais pas nécessairement dans celui de l’histoire réelle.
Alors que dans le cas du Qatar, le concept de « structure d’attitudes et de références » est susceptible, semble-t-il, de recevoir un contenu historique très concret, mesurable.
Le concept de jeu impérial du Qatar peut faire sursauter certains observateurs qui seraient plutôt prêts plutôt à épingler un comportement de « nouveau riche ». C’est à qui aura le plus grand aéroport, la plus haute tour, le plus beau musée… ! Sans qu’apparemment le mouvement Al Quaïda n’y trouve rien à condamner…
Une puissance d’Etat incontestable, oui, mais plutôt celle d’une famille régnante, avec une minorité d’autochtones et beaucoup de travailleurs étrangers.
Sous la houlette d’un émir, un Etat unitaire et centralisé, de type islamique, appliquant la charia, animateur et soutien de la propagation de l’Islam dans le monde entier, disposant de moyens considérables, les pétrodollars, pour développer son influence à l’étranger, grâce à sa chaine de télévision Al Jazira, de type CNN, c’est-à-dire une diffusion de l’information en continu dans le monde arabe, mais aussi grâce à ses investissements dans le capitalisme mondial.
Un puissant cocktail de moyens de puissance et d’influence sachant mêler et associer le matériel et l’immatériel, les investissements lourds et le culturel, la religion et le sport…
Tous les ingrédients donc d’un nouvel impérialisme moderne utilisant au mieux les technologies d’influence les plus efficaces !
Mais comment ne pas souligner en parallèle que les talibans savent également utiliser les mêmes technologies, dans leur ordre de la révolution islamique.
Le Qatar met en œuvre, avec une très grande habileté, tous les outils des nouvelles puissances, en choisissant des cibles financières et économiques qui démultiplient son influence, notamment dans le sport, la culture, et l’information, mais en développant une stratégie religieuse subtile qui a le mérite de doubler le plus souvent son influence civile.
Et le même Qatar ne s’est pas privé d’intervenir directement ou indirectement dans la solution des crises récentes du monde musulman et arabe, dernièrement en Libye, et aujourd’hui en Syrie.
Et c’est sans doute cette cohérence politique et religieuse qui donne sa forme et sa force à cette nouvelle influence impériale, surtout dans le monde musulman.
Le Qatar soutient, jusqu’à preuve du contraire, un Islam, beaucoup moins rigoureux que celui de l’Arabie Saoudite, un Islam qui tend à faire la part de la modernité, et c’est en cela que son influence est intéressante, car elle semble apporter une réponse au débat qui oppose souvent une majorité de musulmans traditionnalistes, comme le sont aussi nos « intégristes », et les musulmans pragmatiques.
Entre Qatar et France, un échange de stratégies indirectes ?
Curieusement, l’influence du Qatar trouve un appui « mondain » auprès d’une partie de notre élite politico-économique, sans que l’on sache toutefois si ce soutien est fondé sur une véritable analyse de stratégie indirecte, seule praticable par le Qatar et par la France.
Sans vouloir encombrer ce débat, indiquons simplement que la stratégie indirecte, telle qu’elle a été définie à l’origine par Sun Tzu, et remise au goût du jour par Liddell Hart, consiste à imposer sa « volonté » à un « adversaire », en utilisant tout un ensemble de stratagèmes pour triompher, pour prendre intact « tout ce qui est sous le Ciel », en mettant l’accent sur la psychologie, la volonté, l’esprit.
Cette stratégie implique la mise en œuvre d’approches indirectes de toute nature, de détours stratégiques efficaces pour endormir ou apaiser l’adversaire ou le partenaire, et au résultat, imposer sa volonté.
Simple petit rappel ! A la différence de Clausewitz qui prônait lui l’affrontement direct, et en quelque sorte la mise à mort de l’adversaire !
Il n’est pas interdit de se poser la question, à la fois de l’existence d’un tel schéma stratégique réciproque, et s’il existait, de son importance réelle dans les relations internationales, de sa place dans l’échelle des puissances mondiales.
Un article récent du Monde (24/08/12, page 4) viendrait illustrer ce type de stratégie pour la Syrie :
« La France coordonne avec la Qatar son aide à la rébellion »
Soit dit en passant, entre Sarkozy et Hollande, donc rien de changé !
De mauvais esprits relèveraient peut-être aussi que les deux acteurs auraient pris les habits de la fable connue, l’un, la France, une « grenouille » qui n’a plus envie ou qui n’a plus les moyens de se gonfler, et l’autre « grenouille » qui se dégonflerait vite, s’il y avait un « printemps arabe », si les Etats Unis quittaient la plus importante base de la région qu’ils ont dans cet émirat, si la Chine trouvait du gaz de schiste ou n’achetait plus le gaz du Qatar ,etc…
Car il ne faut pas exagérer l’influence de cet émirat, pas plus que celle de la France du XXIème siècle, même s’il dispose d’un fonds d’investissement de plus de cent milliards de dollars, d’une tirelire confortable de pétrole, et d’une chaine d’information continue, Al Jazira.
L’audience de cette chaine, même si elle fait concurrence à notre chaine France 24, plutôt modeste, avec 3,4% d’audience internationale, est très loin derrière les grandes chaines mondiales, CNN International, avec 18% ; Skynews (16,8%), Euronews (14,2%) , ou BBC World New (13,1%).
Son intérêt est ailleurs, c’est-à-dire la cible de son public arabe et musulman.
En 1953, les Editions du Seuil (Esprit) présentaient ainsi le livre de F.W.Fernau « Le Réveil du Monde Musulman » :
«… Un monde que travaillent deux « réformes », l’une religieuse qui purifie l’islam par un retour aux sources – l’autre politique, qui vise au contraire à la laïciser, à la moderniser… des nations qui cherchent leur voie, à travers les pressions étrangères et les secousses intérieures. Et l’Islam, ne l’oublions pas est le plus riche réservoir du pétrole. »
Cette analyse est un peu dépassée car la deuxième réforme a disparu des écrans, vraisemblablement avec la guerre des Six Jours de 1967, et laissé toute la place à l’expansion de l’Islam, avec la poussée d’une religion souvent conquérante.
Le Qatar est un bon exemple de cette problématique ancienne, toujours d’actualité, étant donné qu’il se trouve à la frontière de ces deux mouvements, purisme religieux d’un côté, et tentative de modernité de l’islam de l’autre.
En conclusion, chacune des deux parties, la France et le Qatar, a un intérêt à entretenir des stratégies indirectes d’influence, une sorte de « soft power », pour autant qu’elle existe au Qatar, et dans notre pays, car les deux partenaires paraissent avoir à cœur de promouvoir une cohabitation apaisée entre un Orient islamique en pleine renaissance et un Occident laïc et démocratique de plus en plus contesté, mais il ne conviendrait pas d’exagérer l’influence respective des deux puissances en question, l’une ancienne et déclinante, et l’autre jeune, en montée de puissance, mais aux pieds fragiles.
Seul l’avenir dira qui sera le gagnant de ce jeu stratégique du « A qui perd gagne » ! Pour autant qu’il existe ! Pour la France du XXIème siècle !
Dans l’état actuel des forces respectives des deux partenaires, entre un Qatar décidé et offensif, et une France ouverte à tous les vents du large, les paris ne peuvent qu’être très ouverts.
Mais comment ne pas remarquer enfin que les groupes de pression influents de la défense des droits de l’homme dans notre pays restent bien discrets sur le sujet, lorsqu’il s’agit de nos relations avec ce pays, et noter que dans ce nouveau « Grand Jeu » stratégique, la France se trouve partie prenante dans la confrontation entre le sunnisme, dont le Qatar est un des défenseurs et promoteurs, et le chiisme ?
Une tout autre sorte de « Grand Jeu » que celui décrit par Kipling dans le très beau roman de « Kim », dans l’Inde des Anglais !
Jean Pierre Renaud
(1) Sur ce blog ma lecture critique du livre « Culture et Impérialisme » les 13/07/11, 7/10/11, 19/10/11, 7/11/12, et 1/12/11.