L’Afrique et ses élites prédatrices: interview M.Thioub, Le Monde du 1er juin 2010, Philippe Bernard

L’Afrique et ses élites prédatrices

Alors que l’on célèbre l’anniversaire des indépendances africaines, ce continent n’en finit pas de solder ses comptes avec le colonialisme et les traites négrières relayées par une exploitation et une inégalité endémique 

L’Afrique et ses élites prédatrices

Interview de l’historien Ibrahima Thioub, actuellement résident à l’Institut d’études avancées à Nantes

Le Monde du 1er juin 2010 (Le grand débat Décryptages, page 19), par M.Philippe Bernard

        Une interview au contenu intéressant, car M.Thioub n’inscrit pas son propos dans une réflexion simpliste sur les relations ancien colonisateur – colonisé, et sur la nature de la traite négrière, mais ce texte soulève beaucoup de questions.

            Traite transatlantique et traite domestique

            Dans l’article qu’il a publié dans le livre « Petit précis de remise à niveau sur l’histoire africaine à l’usage du Président Sarkozy » (voir l’analyse du blog (3/03/2010), l’historien proposait une analyse objective des traites négrières, animée du souci de ne pas occulter les traites domestiques, une impasse que font un certain nombre de chercheurs.

            Il relevait : «  Sur les 884 titres que compte le « recensement des travaux universitaires soutenus dans les universités francophones d’Afrique noire », on ne trouve que six références portant sur l’esclavage domestique. «  (p.207)

            Il est possible de disserter à longueur de temps sur la responsabilité des Blancs dans les traites négrières, mais les bons connaisseurs de l’histoire de l’Afrique de l’ouest savent en effet que la plupart des sociétés africaines de l’ouest, des années 1880-1890, avaient presque toutes les caractéristiques de sociétés esclavagistes, asservies par des pouvoirs de type à la fois féodal, et « prédateur ».

            Elites prédatrices ou cultures africaines prédatrices ?

            La question est donc posée du rôle et de la responsabilité des élites féodales d’alors, à la fois dans la préservation de cet état social et dans la transmission d’une culture prédatrice aux élites modernes ?

            Des obstacles redoutables

            Question utile mais dérangeante, qui incite à aller plus loin dans les recherches, car leur « malfaisance » a sans doute été facilitée par l’existence d’obstacles redoutables, tels que l’insécurité générale qui régnait avant la colonisation, une géographie physique, humaine, et économique, qui tournait le dos à la mer, un immense éparpillement de villages et de dialectes, des communautés à castes, formées à l’obéissance familiale, sociale, et religieuse, enfermées sur elles mêmes, très imbibées de religieux, avant tout paysannes, sur des terres de démesure, selon l’expression d’un géographe…

            Le collectif et le religieux

            M.Konaté, dans un livre récent, « L’Afrique noire est-elle maudite ? » reconnaît le poids du pacte originel, des traditions religieuses et culturelles de l’Afrique profonde, et toujours actuelle, plus qu’ambiguë, selon le titre de Balandier « Afrique ambiguë », l’importance des anciens et des ancêtres, de la lignée, de la  naissance, du collectif, la famille ou la communauté.

            Les Européens ne soupçonnent généralement pas le non-dit et le non-écrit de cette Afrique profonde, alors que les anciennes colonies françaises sont devenues indépendantes dans les années 60.

            La présence à chaque pas du religieux ! Il suffit de lire les textes du grand lettré qu’était Hampâté Bâ (sur la première moitié du vingtième siècle), ou ceux plus récents, de Kourouma, pour en prendre conscience.

            Elites traditionnelles prédatrices, et pourtant qui laissaient fonctionner, dans maintes ethnies, une forme indubitable de démocratie éclairée.

            Le « sabre et le goupillon » de Samory

            Personne ne conteste, je crois, le fait que la colonisation ait fait exploser les cadres sociaux et religieux traditionnels, et sans doute laissé libre cours à ces élites prédatrices, mais comment expliquer que de grands chefs d’Empire, tels Ahmadou à Ségou, ou Samory à Bissandougou, se soient livrés, bien avant l’arrivée des Français sur le Niger, à des entreprises prédatrices, le premier contre les royaumes Bambaras, le second contre les royaumes Malinké ?

            Comment un historien africain peut-il expliquer qu’un grand chef de guerre et d’Empire comme Samory, très intelligent, issu d’une famille de colporteurs dioulas, ait choisi de fonder un nouvel empire par les armes et le « goupillon » de l’Islam, et non par le commerce, bien avant que les Français ne viennent à son contact ?

            Et sur le plan culturel, est-ce que la tradition africaine de respect, pour ne pas dire d’obéissance ou de soumission, à la famille, au clan, au village, aux anciens, aux ancêtres, au « chef »,  n’est pas une des clés des problèmes de l’Afrique moderne.

            Est-ce que la modernité individualiste, qui marche, bonne ou mauvaise est compatible avec la préservation de ces puissantes solidarités collectives ?

            Dans le livre déjà cité, M.Konaté ouvre des pistes fructueuses d’évolution, liées d’une façon ou d’une autre à une tentative d’équilibre entre libertés individuelles et traditions.

            Des élites françaises également prédatrices

            Mais pour rassurer M.Thioub, et m’attrister de mon côté, il n’y a pas que les élites africaines qui sont prédatrices, c’est aussi un gros problème pour les élites françaises actuelles, de plus en plus gangrenées par le fric, toujours plus de fric.

            Un « marqueur chromatique » de l’histoire ?

            Je partage en gros l’analyse de M.Thioub sur la situation de l’Afrique de l’ouest, l’existence d’élites prédatrices, le rôle très ambigu des Ong « 4×4 », et de certains clans de la Françafrique, dont on surestime, à mon avis, la puissance et l’intérêt économique, mais je suis beaucoup plus réservé sur la thèse historique du « marqueur chromatique », sur l’analyse du « piège chromatique ».

            Est-ce que ce concept a une valeur opératoire sur le plan historique ? Une valeur susceptible d’être démontrée, et effectivement démontrée ? A mon avis, pas plus que les quelques concepts flous que certains historiens manipulent, sans avancer aucune démonstration scientifique, tels que la mémoire collective, les stéréotypes, ou l’inconscient collectif cher au cœur de Mme Coquery-Vidrovitch.

            Un droit à l’immigration ? Curieuse proposition d’historien ! 

            M.Thioub, chiche !

            Quant au propos de l’historien sur l’état d’esprit de la France et des Français à l’égard des anciennes colonies :

            « Regardez à Paris les rues qui portent le nom de colonisateurs ! Les Français les ignorent, mais pas nous. L’image de l’Afrique coloniale n’a jamais été déconstruite en France. Elle sert les intérêts des tenants de la Françafrique. »

            Deux observations, premièrement, je suis un de ceux qui pensent que les colonies, mis à part le cas de l’Algérie, et encore, n’ont jamais été un sujet de préoccupation et d’intérêt majeur, y compris économique, pour les Français.

            Ils découvriraient, presque aujourd’hui, l’histoire coloniale grâce à l’immigration.

            Deuxièmement, je dis à M.Thioub, chiche ! Dites nous sur quelle base scientifique, une enquête d’opinion par exemple, vous pouvez confirmer ce que vous dites au sujet des rues « coloniales »  par le « pas nous »

            Il est exact que Faidherbe, Archinard, Combes qu’admirait d’ailleurs Samory, ont des rues à Paris, mais ni Brière de l’Isle, ni Borgnis-Desbordes, qui furent des acteurs importants de la première phase de conquête du Sénégal et du Soudan.

            Mais pour en terminer provisoirement avec ce débat, la vraie question de fond que posent les relations entre colonisateur et colonisé est celle des effets d’une modernité, bonne ou mauvaise, c’est-à-dire toujours un certain cours de l’histoire, qui de toute façon, aurait fait exploser les cadres traditionnels des sociétés africaines, et mis en jeu leur capacité à réagir et à s’adapter.

            Et il me semble que le livre déjà cité de M.Konaté apporte déjà un certain nombre de réponses intéressantes sur le sujet.

            Jean Pierre Renaud

Humeur Tique: plan banlieues et TVA restauration, Cade, histoire et Afrique de demain

 Humeur Tique: plan Banlieues et TVA restauration

Que penser du sérieux de la gestion « politique » du gouvernement?

    Il a trouvé 3 ou 4 milliards d’euros pour accorder une TVA réduite à la restauration, une « faveur politique », électorale dont les résultats en termes d’additions et d’emploi, sont loin d’être convaincants,  mais il a remis à plus tard, en 2011, dit-on, le plan banlieues qu’attendaient, depuis des années, des gens sérieux.

Humeur Tique: Bulletin de la CADE(avril 2010,Page 11) Madagascar et l’Afrique pour demain

    Dans son bulletin d’avril 2010, la CADE, « Coordination pour l’Afrique de demain- Un autre regard sur l’Afrique et les Africains », dresse un tableau historique rapide sur les anciennes colonies françaises devenues indépendantes dans les années 1958-1960.

   A la rubrique Madagascar, le bulletin écrit:

    » Violentes émeutes lors d’affrontements avec le maire d’Antananarivo Andry Rajoelina, il sera nommé président de la haute autorité de transition en attendant de nouvelles élections. Face aux affrontements incessants entre les partisans de l’ex-président et Rajoelina, l’UA interviendra. »

  « HIC historique »! Le bulletin ne dit pas que Rajoelina a pris le pouvoir par un coup d’Etat.

   Ce n’est donc pas la meilleure façon pour une association française de servir « L’Afrique de demain » et d’aider les Français et les Malgaches à porter un autre regard sur l’Afrique et les Africains

« Essai sur la colonisation positive », un livre de l’historien Marc Michel

  Tout d’abord pourquoi ce titre un brin provocant ?

        Avant de proposer quelques notes de lecture, il n’est pas inutile, je crois, dans le contexte politique et idéologique actuel de certains chercheurs, plus qu’historique, d’éclairer le lecteur sur le sens complet du titre choisi, et pour ce faire, quoi de mieux que de citer une des phrases clés  de la conclusion ?       

            L’auteur rappelle à ceux qui ont la mémoire courte, qu’avant l’élection de Barack Obama, un exemple qui serait à suivre, la France a eu, depuis longtemps,  des députés, des hauts fonctionnaires noirs, des ministres… Sans attendre l’exemple américain !

            “Ils étaient le fruit d’une longue histoire où la colonisation a eu sa part, tantôt positive, tantôt négative toujours complexe, contradictoire, ambiguë.”

            Et pour éclairer le même propos, Amadou Hampâté Bâ, le grand lettré de l’Afrique occidentale, écrivait dans son livre « Amkoullel, l’enfant peul » (1992) :

            « Une entreprise de colonisation n’est jamais une entreprise philanthropique, sinon en paroles… Mais, comme il est dit dans le conte Kaïdara, toute chose a nécessairement une face diurne et une face nocturne. Rien, en ce bas monde, n’est jamais mauvais de A jusqu’à Z et la colonisation eut aussi des aspects positifs qui ne nous étaient peut être pas destinés à l’origine mais dont nous avons hérité et qu‘il nous appartient d’utiliser au mieux. » (p.492)

            Un regard de « collabo » des Français ? Si l’on retenait une des interprétations  qui figure dans le « Petit précis de remise à niveau sur l’histoire africaine à l’usage du Président Sarkozy » ? (voir mon analyse de ce livre sur le blog du 3 mars 2010)

            L’auteur nous emmène donc dans l’histoire des relations entre les blancs et les noirs en Afrique au cours d’une longue période, qui va de 1830 à 1930, en nous proposant très souvent une analyse historique internationale et transversale, du nord au sud, et de l’ouest à l’est de ce vaste continent.

            Sont successivement présentés les paramètres les plus intéressants de la problématique coloniale, des analyses et des synthèses fondées sur une historiographie très riche de sources toujours citées.

            Les réflexions sur les transitions économiques du XIXème siècle sont stimulantes : les sociétés côtières africaines réussirent à s’adapter à l’évolution, à passer de la traite des esclaves à la traite des produits, mais échouèrent à sortir du système des comptoirs côtiers, à franchir  le cap redoutable des  nouvelles technologies du commerce international, et notamment celle des transports maritimes.

            Les pages consacrées aux aventuriers font écho aux analyses pertinentes d’Headricks sur l’impact des nouvelles technologies de la médecine (quinine),des communications, et des armes, bien sûr, qui ont favorisé explorations, conquêtes coloniales, et aussi aventures. Les Blancs avaient d’autant bonne conscience qu’ils mettaient en avant le slogan des trois C de Livingstone: “ Commerce, Christianisme et Civilisation.”

            L’auteur écrit: “Si l’on compare donc la présence européenne dans les différentes parties de l’Afrique à la veille du partage, on ne peut être que frappé par des disparités géographiques extraordinaires. L’Afrique du Sud constitue une zone de peuplement blanc… comparable seulement à l’Afrique du Nord. Ailleurs, l’Afrique n’en est qu’aux balbutiements de l’apparition du Blanc dans le  monde noir, aux explorations.”(p.92) Le livre s’attarde longuement sur le cas de l’Afrique du Sud.

            Un continent de l’inconnu

            L’auteur relève qu’effectivement, l’Afrique était encore un continent à découvrir, un “continent de l’inconnu… la raison en est encore l’ignorance gigantesque de l’intérieur du continent pourtant le plus proche de l’Europe.” (p.93).

            Esprit de découverte encouragé par la curiosité et le dynamisme des sociétés de géographie. Rappel des grandes découvertes et du rôle des explorateurs les plus célèbres, Barth, Livingstone, Stanley, et Brazza.

            L’auteur note que Gallieni “ comme l’immense majorité de ses pairs à Saint Cyr, ne sait rien de l’Afrique intérieure lorsqu’il arrive au Sénégal en janvier 1877...”

            Et en ce qui concerne la mission Marchand, véritable “épopée nationaliste”, le livre observe qu’elle fut marquée par une “tache indélébile”… de violence inhérente à l’entreprise coloniale.” (p.127)

            Bible et fétiche

            Le chapitre intitulé “La Bible et le fétiche est un titre accrocheur, et c’est bien. L’histoire aborde là le sujet sensible du choc des convictions, et des cultures. L’écart était tel entre la culture occidentale et les cultures africaines qu’il était difficile à combler. Après la lutte contre l’esclavage atlantique, souvent animée par les Anglais, les missionnaires (ainsi que les autres blancs) se trouvèrent confrontés à la perpétuation d’une traite des esclaves intérieure, notamment en Afrique de l’Est, et à des coutumes, au mieux ésotériques et incompréhensibles, au pire barbares, que le livre rappelle, notamment les sacrifices  humains au Dahomey et en Ashanti. Mais quelle attitude adopter face au fétichisme existant sous de formes multiples, ou à la polygamie?

            Le livre décrit la condition des premiers missionnaires dont l’espérance de vie, sur place, ne dépassait guère trois ans (p.141).

             « La tentation missionnaire a été de tenir leurs chrétientés  à l’écart des influences délétères du monde profane et immoral des blancs (p.162), mais les missionnaires partageaient les mêmes préjugés que les autres blancs sur les noirs; leur position était, par ailleurs et souvent, ambiguë face au  pouvoir colonial. Les missions protestantes anglaises étaient beaucoup plus favorables à l’émergence d’églises indigènes que les missions catholiques.

            “Au total? Durant cette longue période des années 1820 aux années 1880…les Eglises chrétiennes s’implantèrent avec persévérance, malgré les obstacles, grâce à quelques dizaines d’hommes. Du point de vue chrétien, c’était une sorte de miracle…Du point de vue  des Africains, le succès tenait aussi au fait qu’ils avaient su saisir de ce christianisme importé qu’ils se sont approprié et y ont vu un instrument de modernité. Ce faisant, ils en ont fait aussi un instrument de contestation. Mais l’essentiel est qu’en définitive ils n’ont pas “choisi” entre la Bible et le fétichisme; ils ont ajouté l’une à l’autre. “ (p.173)

            Donc, la bible plus le fétiche!

            La parole comme enjeu: j’ajouterais volontiers la palabre, puisqu’il s’agit d’abord de cela.

            Le sujet n’est pas traité en tant que tel dans l’histoire coloniale, sauf ignorance de ma part, et à ce titre, il est novateur. Le thème est capital puisqu’il s’agit du truchement des mots et des pensées entre deux mondes qui s’ignoraient, et qui n’avaient pas grand-chose en commun à l’époque.

            Ainsi que le note l’ouvrage, la palabre avait de multiples sens, passant de la relation de pouvoir, à la négociation, à la sociabilité du groupe, à l’arbitrage, au jugement coutumier, au jeu …et s’il est vrai, comme le souligne l’auteur, que le pouvoir colonial  a fait dériver le sens du mot et de la coutume, pour les administrateurs coloniaux, le mot avait aussi un sens proche de celui que lui donnaient les Africains.

            Est-ce que le constat proposé par l’auteur: “En situation coloniale, “la palabre” devint très largement une coquille, progressivement repoussée dans le magasin des articles pittoresques, comme les “fétiches” ou les danses africaines.” ne force pas trop le trait de l’évolution? (p.208)

            Des guerres inégales: un chapitre très documenté qui met clairement en valeur la problématique de ces guerres, les enjeux respectifs, et les questions que pose leur interprétation en Afrique. L’ouvrage examine tout à tour les paramètres de la confrontation, armes, effectifs, organisation, logistique, art de la guerre…        

            Les nouvelles technologies ont donné un avantage décisif aux troupes coloniales. Les Africains leur ont le plus souvent opposé de gros effectifs et subi de lourdes pertes  humaines, mais dans quelques cas, la confrontation fut moins inégale, et prit incontestablement une allure européenne. Le livre cite le cas du Dahomey, mais au niveau d’unités plus  modestes, de l’ordre d’un ou deux bataillons, comme ce fut le cas en 1892, contre Samory, avec la prise de sa capitale, Bissandougou : les sofas de Samory y firent jeu égal avec les Français, nombre égal de fusils à tir rapide et art égal de la manoeuvre, au témoignage des officiers français.

            En 1897, à Dabala, où s’était réfugié Samory, alors pourchassé et sur le déclin, l’administrateur Nebout, en mission de contact chez l’Almamy, comptait encore près de mille fusils à tir rapide, soit encore, en équivalent, l’armement d’un ou deux bataillons.

            Guerres-batailles ou guerres de guérilla ?

            Je serais tenté de dire que pour tout classement entre “guerres-batailles et guerres de guérilla” (p.240), il conviendrait peut être de combiner les critères de niveau d’unité, d’armement, et de durée de l’affrontement. Je ne suis pas sûr que le concept de guérilla rende bien compte des confrontations les plus fréquentes, mais pas seulement africaines de l’époque, c’est à dire les “colonnes”, avec leurs accrochages successifs, l’assaut, et la prise du tata (village ou cité avec leurs fortifications), grâce au canon, “le roi des conquêtes” en pays soudanais.

            Sentiment patriotique des combattants africains ou culte du chef de la communauté? A Biassandougou, en 1892, les sofas de Samory lançaient l’assaut et mouraient en criant “Sokhona! Sokhona”, la mère qu’adorait l’Almamy.

            Enfin, deux remarques, la première partagée, la conquête coloniale n’aurait pas été possible sans le concours des Africains eux-mêmes, la deuxième, moins partagée quant à la conclusion:

            “Une chose est certaine, les Européens ne permirent jamais aux Africains de lutter à armes égales.”

            Est-ce qu’il y a eu beaucoup de guerres sans que l’initiative ne soit prise par un des deux camps assuré de disposer de la supériorité des armes?

            Il serait intéressant, par ailleurs, de savoir pourquoi des chefs de guerre africains intelligents ont le plus souvent donné la préférence à l’affrontement direct, et non indirect, en inscrivant peut être ce type de réflexion dans le registre des analyses de Victor Hanson, et de son livre « Carnage et culture » ?

            Quand le monde s’effondre L’auteur relève tout d’abord que le temps de la gestion coloniale a été un temps historique courtune cinquantaine d’années, mais qu’il a provoqué, en une génération, un profond changement, alors que les auteurs de ce bouleversement, sur le terrain, n’étaient que quelques centaines d’Européens.

            Le livre relève, comme aberrante, l’affirmation d’un « historien » à succès, d’après lequel il aurait existé un totalitarisme colonial, alors que les administrateurs coloniaux, les  rois de la brousse, les véritables leviers du changement n’ont jamais été guère plus d’une centaine, soit, en moyenne, un administrateur pour 150 000 habitants.

            Il a bien fallu que les administrateurs cherchent à connaître les africains dont ils avaient la charge, leurs cultures, leur organisation, il leur fallait les nommer, d’où la description des ethnies, sujet aujourd’hui controversé, mais comment pouvait-il en être autrement? Auraient-elles disparu de nos jours?

            Les femmes…  Et trouver des truchements, des intermédiaires, et le livre aborde là un sujet tout à fait novateur que frappe une sorte de censure historique, mais dont les historiens ne sont pas obligatoirement responsables.

            Pour avoir fréquenté de très nombreux récits d’explorations ou de conquêtes, il est exceptionnel que leurs auteurs parlent des femmes, sur un plan intime. Landeroin, l’interprète en langue arabe de la mission Marchand, évoque le sujet dans ses carnets manuscrits, mais ces carnets n’étaient peut-être pas destinés à être publiés tels quels.

            A titre anecdotique, à l’occasion de son retour de Fachoda à Djibouti, Landeroin notait lors de son séjour à Goré, en Abyssinie: “La belle pastèque, que Dieu soit loué, est revenue avec moi la nuit“. A titre anecdotique, Landeroin épousa une femme d’origine peule qu’il ramena en Touraine. Nebout, cité plus haut, épousa une femme d’origine baoulé.

            Dans ses carnets, Binger notait que refoulé de Whagadougou, en 1888, il était revenu chez le frère du chef de cette cité, qui lui avait offert trois femmes pour qu’il se marie avec elles, mais ce type d’information n’est pas très fréquent dans les récits de l’époque. (p.42)

            Il est dommage que le livre n’ait pas consacré à ce sujet quelques pages supplémentaires, faute de sources sans doute, parce qu’il en vaut la peine.

            Deux facteurs me paraissent déterminants à ce sujet, très au delà des interprétations égrillardes les plus répandues, la liberté des moeurs qui existait dans beaucoup des sociétés africaines rencontrées, et la nécessité professionnelle pour un administrateur, à côté de l’interprète ou du garde, de trouver un partenaire de confiance pour connaître et comprendre ce monde nouveau et inconnu dans lequel il se trouvait plongé.

            S’accommoder avec l’inévitable, c’est à dire la malédiction du travail forcé, dont les Européens n’étaient toutefois pas les inventeurs, une sorte de fil rouge dans la littérature, mais pour lequel il existe encore peu d’études… du portage qui fut une des plaies de la conquête, notamment en Afrique centrale, faute en partie d’une absence quasi-totale de voies de communication et de moyens de transport. Parce qu’il fallait produire.

            Soigner – Le passage consacré à la médecine coloniale est intéressant, parce qu’il touche, comme la bible, au domaine sensible des convictions; médecine rationnelle ou médecine traditionnelle, souvent celle des sorciers ou des marabouts. De toute façon, en 1914, et longtemps après, le pouvoir colonial n’était pas en mesure de la développer, étant donné qu’il n’y avait alors, en AOF, que 140 médecins, et qu’ils étaient  militaires.

             Ecoles et élites: aux origines du grand malentendu – Je me contenterai à cet égard de citer le jugement de l’auteur:

            ”Ensuite, l’école exprima dès le départ, plus manifestement que d’autres indicateurs, les contradictions de l’Etat colonial de se doter d’une classe sociale d’auxiliaires, celle des missionnaires de susciter des artisans pour de  nouvelles chrétientés, et celle des Africains de se rendre maîtres d’un outil de leur émancipation.(p.338)

            L’Afrique pendant la grande guerre – Le livre décrit la guerre sur le théâtre africain, un pan peu connu de la grande guerre et traite d’un sujet que l’auteur connaît parfaitement, l’effort de guerre colonial, l’appel à l’Afrique, le loyalisme des soldats africains. Il démonte en même temps la légende de la chair à canon, en démontrant par les chiffres, que leurs pertes étaient comparables à celles des Français, qui rappelons-le, étaient elles-mêmes considérables.

            L’évocation des rencontres et des images réciproques entre français et africains est éclairante sur la complexité des rapports entre cultures, en notant que dans beaucoup de cas, et de part et d’autre, jamais autant de personnes de race et de cultures différentes ne s’étaient déjà rencontrées.

            Mais contrairement à l’armée américaine, les Africains purent constater que l’armée française n’était pas une armée de ségrégation.

            Après la grande guerre, l’Afrique ne fut plus du tout la même.

            1916, la révolte en Haute Volta

            Pendant la guerre, l’AOF avait enregistré des refus et des révoltes, notamment, en 1916,  en Haute Volta. “La répression fut terrible et soigneusement cachée en France… Ce fut, semble-t-il, la plus importante  révolte qu’ait connue l’Afrique noire française durant la période coloniale.”(p.362)

            Les lendemains de guerre  Le livre souligne qu’après la guerre, on pouvait, encore moins qu’auparavant, comparer l’Afrique du Sud (plus la Rhodésie et le Kenya)  au reste de l’Afrique : “Plusieurs Afriques se dessinent…”; en France et en Afrique noire française, il existait un “non-dit” entre “identité et “assimilation”, qui alimente encore le débat.

            L’auteur résume:“Les sociétés colonisées d’Afrique sortirent à  la fois déstabilisées et encore plus contrôlées qu’auparavant de la période de guerre; les révoltes qui se produisirent alors marquèrent le terme presque définitif des “résistances primaires”, l’avènement réel de l’Etat colonial.” (p.395).

            Mais avec un regard nouveau de l’Europe sur ces civilisations, le “renversement que les sciences humaines opèrent après la Grande  Guerre…”, la naissance de l’africanisme, la découverte de l’art dit primitif…

            Et le contraste entre bonnes paroles et réalités     

            « Il est évidemment facile de souligner le contraste entre ces bonnes paroles et les réalités, la condescendance ou l’ignorance, quand ce n’était pas la brutalité, qui régissaient les relations entre Blancs et Noirs dans l’Afrique colonisée, à cette époque. Pour autant la construction coloniale comporta suffisamment d’aspects positifs par la suite, qu’on ne peut en nier l’ambiguïté fondamentale.” (p.408)

            Et l’auteur d’épingler “quelques idées reçues”: les Africains ne seraient “pas capables de modernité… les relations entre Africains et Européens n’auraient été que violence à sens unique…les Européens sont “coupables” de la traite, de la colonisation: “ils ont eu tort”. Certes… L’Afrique ne s’est pas défendue, elle s’est donnée…il y a une Afrique “authentique”, celle des paysans, de la “tradition” et une Afrique “pervertie”, celle des villes, des évolués...”

            Et l’historien de conclure avec le grand africaniste que fut Delafosse (un administrateur colonial) :

            “ Mais pourquoi perdre notre temps à toujours comparer les Noirs aux Blancs et les Africains aux Européens? C’est là une besogne assez vaine…” (p.411)

            En résumé, un livre dense et d’une grande honnêteté intellectuelle, dans la droite ligne des travaux du grand historien Henri Brunschwig, un livre rafraîchissant sur le plan intellectuel, parce qu’il nous sort du discours trouble et idéologique de certains livres qui flirtent trop souvent avec la mémoire, les médias, et le goût du jour, et qui surfent sur le terrain sensible de l’immigration africaine, et surtout algérienne.

            Il serait sans doute  intéressant de connaître l’accueil que les historiens africains feront à l’ouvrage

Jean Pierre Renaud

Humeur Tique: des crevettes de Madagascar et de notre histoire coloniale

 Une grande chaîne de supermarchés de l’ouest de la France a lançé une campagne de souscription en faveur de la construction d’un lycée à Madagascar: bravo!

      Si vous achetiez un kilo de crevettes de la Grande île, vous donniez un euro pour cette bonne et noble cause.

      Elles sont d’ailleurs excellentes, comme d’habitude, et je vous les recommande. Conseil tout à fait désintéressé!

      Deux questions  ont été posées aux quatre vendeurs du rayon « marée », trois femmes et un homme, de la génération 30-40 ans:

     Première question: savez-vous où se trouve Madagascar? Réponse; deux disent en Afrique, sans pouvoir préciser la localisation, les autres ne savent pas.

    Deuxième question: Est-ce que Madagascar a été une colonie française? Trois ne savent pas, le quatrième répond, interrogatif,  « une colonie anglaise?

    De quoi sans doute rassurer les zélateurs d’une histoire coloniale qui aurait marqué la mémoire des Français, et , plus sûrement encore, leur inconscient collectif.

   Ce petit sondage n’est bien sûr pas représentatif, mais il nous invite, une fois de plus, à mesurer sérieusement les fantasmes qui planeraient sur notre mémoire nationale.

Sarkozy et sa remise à niveau ! Le Livre « Petit précis de remise à niveau sur l’histoire africaine à l’usage du Président Sarkozy »

Comme beaucoup d’autres l’ont fait avant moi, on peut s’interroger sur la qualité du véritable auteur du discours de Dakar, car ce texte manifeste une grande méconnaissance de l’histoire, de la culture, et de la sensibilité africaines. 

            Est-ce le signe, aujourd’hui, du manque de culture générale d’une partie de l’élite politique ? C’est en tout cas ma conviction.

            Ce livre est incontestablement intéressant pour un lecteur  averti, mais utile aussi pour un lecteur néophyte curieux de connaître un peu mieux le passé de l’Afrique. Nous verrons toutefois que certaines des analyses ou affirmations des différentes contributions, il y en a vingt et une au total, soulèvent quelques questions, réserves, ou même objections.

            J’examinerai, dans l’ordre, les quatre parties de ce livre, en indiquant que mes remarques porteront bien sûr sur les quelques pans de cette histoire que je connais et notamment, sur quelques points historiques sensibles, analysés dans quelques unes des contributions :

            Qui a dit que l’Afrique n’avait pas d’histoire ? (Partie 1)

            La contribution (p. 71) sur l’universalité des « valeurs sous-tendues par l’idéal d’humanité » en Afrique, constatée par des témoignages des quelques explorateurs cités, est éclairante, et mes lectures nombreuses de ces récits, (Mage, Gallieni, Vallière, Péroz, Binger, Toutée, Monteil…), en apportent une ample confirmation dans l’Afrique occidentale, mais elle fait, curieusement, l’impasse pudique sur certains aspects négatifs des sociétés qu’ils découvraient, fréquentaient, et racontaient,  tel l’esclavage.

            Ce thème est visité par plusieurs des contributions de la deuxième partie en réponse à la question : « Qui est responsable des « difficultés actuelles » de l’Afrique ?

            Ces analyses proposent une vue kaléidoscopique de l’esclavage, allant de la « traite négrière atlantique » (p.189)), à « L’esclavage et les traites en Afrique occidentale : entre mémoire et histoire. » ( p.201)

            A la lecture de ces analyses, on voit bien que le sujet embarrasse certains historiens, quelquefois tentés de renvoyer toute la responsabilité de la traite sur les blancs, alors que d’autres reconnaissent bien la réalité de l’esclavage intérieur,  de ce que l’un d’entre eux appelle « l’esclavage domestique ».

            Le premier auteur fait état de résistances africaines à la traite et note :         « Toutefois ces résistances montrent que la TN n’était pas le prolongement du système d’esclavage interne à la société africaine dont elle a en revanche décuplé l’ampleur. » (p.197)

            La conclusion de l’auteur, citée ci-dessous,  peut, au minimum, prêter à discussion, et assurément à contestation, tant le rapprochement  historique est hardi, pour ne pas dire plus:

            « La question de la responsabilité africaine dans la TN est en conséquence posée : peut-on affirmer que la France est responsable du nazisme qui s’était imposé au pays dans les années 1940 et auquel des collaborateurs français ont pris part, malgré les vives résistances au système ? » (p.199)

            Le roi Béhanzin est cité comme résistant : on peut s’interroger à son sujet, compte tenu de ses pratiques sacrificielles et esclavagistes connues, et alors que ses rois voisins se félicitèrent de sa disparition.

            L’autre contribution relève précisément la quasi-absence d’études sur l’esclavage domestique et les traites dans l’historiographie africaine : 6 références seulement  de travaux universitaires sur 884 portent sur l’esclavage domestique. (p.207)

            Le même auteur propose toutefois une citation de M.Bazémo,  qui peut susciter beaucoup de questions sur l’analyse et l’interprétation du phénomène :

            « Au-delà de la documentation, c’est l’historicité même de l’objet qui est : « Dans son essence, l’organisation de la famille africaine exclut l’isolement et l’individualisme… Dans ces conditions un homme isolé n’avait aucune chance de survie. L’esclavage des populations dispersées à la suite de calamités accidentelles ou naturelles constituait un moyen à la fois commode et humain de leur donner un nouveau cadre de vie accordé à leurs espérances temporelles. » (Séminaire du Burkina Fasso-1999). (p.208)

            Le lecteur aura noté l’expression « espérances temporelles ».

            Ces analyses montrent bien la complexité du concept et du fait  « esclavage », mais je serais tenté d’inviter, si besoin était, les historiens africains à relever le défi intellectuel de son histoire, car, comme ces contributions le montrent,  l’historiographie actuelle est insuffisante, et cette carence ne permet pas de se faire une opinion fondée, en ce qui concerne une responsabilité partagée ou non, de l’Afrique, dans une chronologie prolongée, une fois que la traite atlantique a été supprimée au dix neuvième siècle.

            En ce qui concerne la contribution sur les sociétés précoloniales du Sahel (p.83), n’est-il pas difficile de traiter ce sujet, sans évoquer les incursions fréquentes des Maures au-delà du fleuve Sénégal, et des tribus Touaregs au nord du Soudan ? Ces interventions prédatrices sur les villages africains ont sans doute beaucoup compté dans la problématique de la gestion des crises de subsistance. Ceci dit, une analyse intéressante.

            La contribution  intitulée « Le paradigme de l’opposition tradition / modernité comme modèle d’analyse des réalités africaines » (p.95) ouvre un vrai débat sur les causalités de la situation moderne de l’Afrique, vaste chantier de recherche, d’une recherche d’autant plus difficile que le concept de modernité a inévitablement, en histoire, des contenus à la fois divers et chronologiquement relatifs, et qu’aujourd’hui aussi, il serait possible de disserter à loisir sur le contenu du concept.

            La contribution relative au « Rôle de la colonisation dans l’immobilisme des sociétés africaines » (p.215) ouvre un certain nombre de pistes fructueuses à ce sujet.

            D’après l’auteur, la colonisation aurait désorganisé les sociétés africaines, créé des ruptures qui seraient donc « les causes profondes de ce que l’on présente comme l’ « immobilisme » africain » (p.225)

            En ce qui concerne le bouleversement des organisations politiques de l’hinterland, notamment celles du bassin du Niger, n’était-il pas inévitable, compte tenu du choc de la modernité portée par les technologies nouvelles, véritables technologies de rupture, et d’une façon générale, du « choc de civilisation »  qu’a été l’irruption de la colonisation occidentale ?

            Enfin, est-il possible de démontrer que la colonisation a plus désorganisé les sociétés traditionnelles que « l’état de guerre endémique », antérieur, qu’évoque la contribution de Mme Ba Konaré (p.313)?

            Le concept de « modernité » ouvre de vastes horizons d’analyse et de discussion. Et pour faire une comparaison, d’un autre temps, et à une autre échelle, la France a toujours éprouvé une certaine difficulté à s’accommoder d’une modernité venue bien souvent du monde anglo-saxon ? Avec une réussite mitigée, et avec des jugements souvent opposés sur les résultats. Et encore plus le monde rural immobile de nos villages avec l’irruption des révolutions politiques et industrielles successives des dix neuvième et vingtième siècles.

            Un discours d’un autre âge (Partie 2-p.113)

            Sur l’ensemble des cinq contributions, la dernière sur le « retour du catéchisme impérial » m’a un peu étonné, même en tenant compte de sa signature politologique, et la première suscite des réserves de ma part.

            L’auteur observe tout d’abord : « Le discours de Dakar n’est-il pas tout bonnement inscrit dans une vision française de l’Afrique largement partagée par nos concitoyens ? «  (p.113)

            Et d’ajouter « cette vision d’un continent peuplé d’une humanité infériorisée » (p.115), « Cette façon de voir les Africains est bien présente dans la mentalité française » (p.116), « une collection de stéréotypes » (p.117), « combien le discours de Dakar « colle » à une opinion majoritaire en France » (p.122).

            Et l’auteur de proposer une mission tout à fait honorable à l’histoire, la mettre « au service de l’anéantissement de ces clichés et stéréotypes si profondément ancrés dans une certaine vision de l’Afrique. » (p.123)

            Le problème est qu’en dépit de ma curiosité naturelle et de toutes mes recherches actuelles, sans doute imparfaites, je n’ai pas encore mis la main sur une enquête d’opinion et de mémoire collective sérieuse sur le sujet. Il serait peut être temps pour la puissance publique et pour les historiens de procéder à la vérification scientifique, statistique, et publique, de ce type d’assertion.

            Le retour à la source de la définition de la mémoire collective, c’est-à-dire Halbwachs, et aux travaux des sociologues qui ont permis de définir des outils de mesure, lèverait, j’en suis sûr, la plupart de ces ambiguïtés.

            Qui est responsable des « difficultés actuelles » de l’Afrique ? (Partie 3-p.177)

            Nous avons déjà proposé un certain nombre de réflexions sur certaines des contributions de cette partie, en tant que leur contenu pouvait se rattacher à celles de la première partie. Ont déjà été évoquées les analyses relatives aux traites négrières et à la colonisation, en tant que responsables de l’immobilisme supposé de l’Afrique

            Il convient de remarquer que le terme de responsabilité, renvoie plus à une notion de procès que de détermination d’un processus historique conduisant à tel ou tel résultat.

            Indiquons enfin qu’une des causes  de l’ « immobilisme » supposé de l’Afrique est sans doute à rechercher dans la désagrégation qu’a causée la colonisation dans des sociétés de culture collective, légitimement réticents, et donc inaptes à passer du collectif à l’individuel des occidentaux.

            Qui a parlé de Renaissance africaine ? (Partie 4-p.255)

            Sont intéressantes les contributions sur la « philosophie négro-africaine » (p.255)),   sur « la Renaissance africaine : un défi à relever » (p.293)), mais c’est surtout celle intitulée «  Gouvernance et expérience démocratique en Afrique : l’éclairage de la culture et de l’histoire » (p.305) qui me parait ouvrir les voies de recherche les plus fécondes, inscrites effectivement dans l’histoire précoloniale, coloniale, et post coloniale, qu’elle rappelle.

            Rappel d’un grand passé des royaumes du bassin du Niger, mais aussi de leurs caractéristiques guerrières et esclavagistes, de leur profonde insertion dans la culture populaire d’hier et d’aujourd’hui.

            L’auteur écrit :

            « Il est symptomatique que les héros de référence d’aujourd’hui restent encore ceux d’hier et d’avant-hier, ces seigneurs de la guerre qui ont dompté leurs ennemis et courbé le Mali pour le redresser ensuite. » (p.310)

            Ajouterais-je qu’il serait possible de substituer à l’adjectif « dompté », l’adjectif « tué », et même « exterminé » !  Et que contrairement à ce que certains chercheurs tentent de nous faire croire, avant que la France, et d’autres pays, ne conquièrent l’Afrique occidentale, la paix civile n’y régnait ni toujours, ni partout. Beaucoup de ses royaumes ne se prélassaient pas dans le climat idyllique de Paul et Virginie.

            Citons un exemple tiré du témoignage de Mage qui assista à une des batailles entre Talibés d’Ahmadou et Bambaras de Sansanding, celle de Toghou, le 28 janvier 1865 : Ahmadou, vainqueur, fit exécuter les chefs et les combattants prisonniers vaincus (p,97,Tour du Monde)). Mage chiffrait le total des morts à 2 500, et le nombre de captifs, femmes et enfants à 3 500.

            Car, comme l’indique aussi l’auteur, la guerre était « une guerre prédatrice » (p.313).

            Pourquoi ne pas citer également le témoignage d’un grand savant africain, Hampaté Bâ, qui dans son livre « Amkoullel, l’enfant Peul » évoque aux pages 36,45,49, les exécutions massives de la période Tidjani ?

            L’analyse consacrée à la corruption m’a particulièrement intéressé, relative au rôle de la famille, des proches, mais aussi, et au fur et à mesure, de celle de la colonisation.

            Les récits des premiers blancs sur leurs premiers contacts avec chefs de village, rois, ou almamys, font tous état de l’importance de l’échange des cadeaux entre blancs et noirs, et entre noirs eux-mêmes. En 1864, Mage emporte des cadeaux pour El Hadj Omar ; en 1880, Gallieni emporte également des cadeaux pour son fils Ahmadou. Comment fallait-il interpréter ces cadeaux, alors que leurs hôtes leur faisaient également des cadeaux, lait, viande, ou mil ?

            Il est possible que le développement des structures intermédiaires, notamment des interprètes et des gardes de cercles, véritables truchements entre blancs qui parlaient rarement la langue du pays, et qui n’en connaissaient pas bien les mœurs, et noirs, ait fourni l’occasion d’une nouvelle corruption.

            Le grand historien Henri Brunschwig en a fait également une analyse dans son livre « Noirs et Blancs dans l’Afrique noire française », ceux qu’il appelle les « nègres blancs », les mêmes qu’Hampâté Bâ dénomme les « blancs noirs ».

            Un vrai sujet de recherches : le fonctionnement historique du truchement, de l’interface entre deux mondes, deux cultures, avec une incompréhension fréquente entre leurs codes culturels et sociaux respectifs.

            Le livre « Oui, mon commandant », nous propose un certain nombre d’exemples de corruption, mettant en cause aussi bien des commandants que des interprètes, et le magnifique roman « L’étrange destin de Wangrin » n’est-il pas à ranger au nombre des pièces à conviction ?

            Il conviendrait donc d’aller dans les archives de ces personnels intermédiaires qui jouèrent un rôle essentiel dans la colonisation française, entre 1890 et 1920,   « le commandant passe, l’interprète reste », afin de pouvoir mesurer l’étendue de ce type de corruption. De toutes les façons, et presque inévitablement, la position de l’interprète ne pouvait être qu’ambiguë.

            Ceci dit, l’auteur rappelle que dans la culture politique du Mali, le rôle des mansas était capital, compte tenu de leur pouvoir sacré et héréditaire, et que la Charte dite du  Mandé contenait toutes les valeurs civiques traditionnelles de ses communautés.

            En résumé, beaucoup de ces contributions éclairent le passé et le présent de l’Afrique, nous invitent à sortir, si besoin était de notre ethnocentrisme, et ouvrent des voies intéressantes pour faire encore avancer la connaissance du passé de l’Afrique, en oubliant jamais qu’il s’agit d’un vaste continent, et que la prudence la plus grande doit être observée, quand il s’agit de généraliser une situation historique.

            En évoquant la France, de quelle France parlons-nous, et en évoquant l’Afrique, de quelle Afrique parlons-nous ?  

Jean Pierre Renaud le 15 décembre 2009