« Eclats de vie coloniale : Madagascar »
En 1937, Madagascar n’était pas la France !
Non plus d’ailleurs que la société coloniale de l’époque !
1937 : mort tragique du grand poète malgache Rabearivelo
Echec de la colonisation française !
Robert Boudry a publié en 1958 aux Editions Présence Africaine, un petit livre intitulé « Jean-Joseph Rabearivelo et la mort », livre préfacé par Jean Amrouche.
L’auteur avait eu accès aux milliers de pages des « Calepins Bleus », noircis par le poète.
L’auteur avait fait carrière au Contrôle financier de Madagascar et fait partie de la petite minorité de Français de métropole qui avaient partagé les aspirations intellectuelles et civiques de la jeune élite malgache, faites d’un goût de la liberté et de l’indépendance.
C’était donc en ami du poète que l’auteur évoquait sa mémoire. Il lui rendait un vibrant hommage, mais en situant sa vie tragique dans le contexte historique et colonial de l’époque, dans la capitale de Tananarive.
Et cette évocation est particulièrement intéressante parce qu’elle décrit la problématique des rapports entre la puissance coloniale et les « indigènes », c’est-à-dire les Malgaches, et plus précisément des relations entre la société coloniale et les Malgaches.
Car pour un lecteur des récits historiques de cette époque, il existait bien un phénomène de « société coloniale », dont le comportement différait singulièrement de la société française de métropole.
Jean Amrouche décrivait le poète dans la préface de ce livre :
« Jean-Joseph est moins exemplaire par ses réussites, fragmentaires et contestables, que par ses erreurs. Il n’était pas taillé pour la victoire, mais pour la défaite. Sa vitalité, son ardeur spasmodique et déréglée marquent sa profonde faiblesse, celle d’une conscience et d’une âme déroutée.
Il enfle la voix par désespoir, se voit grand homme, lui qui est petit comme Napoléon, et s’exalte jusqu’à se proclamer dieu pour lui-même : mesure démesurée de son incurable humiliation.
Tout recours efficace lui est interdit. Ni la voie française, ni la voix malgache dans les deux directions des ancêtres fabuleux et vers l’aval révolutionnaire, ne peuvent accueillir et porter ses pas d’homme sur un sol ferme.
Alors Jean-Joseph bascule sur sa couche, et nous tourne à jamais le dos. »
Le poète s’est en effet suicidé le 22 juin 1937 : il avait à peine trente-six ans.. Il laissait une veuve et cinq enfants.
Et comme le soulignait Jean Amrouche, voie française ou voie malgache, l’une ou l’autre, lui étaient définitivement fermées, et c’est à partir de ce constat que Robert Boudry propose sa biographie du poète, déplore ce « drame colonial », un « suicide d’intellectuel imputable au colonialisme »
« On touche ici au drame qui n’est pas seulement celui d’un individu mais d’un peuple. La culture occidentale, la soumission aux colonisateurs conduisent le poète à une impasse. Ceux qui font miroiter à ses yeux sa libération de sa condition de Malgache par la culture lui ferment en même temps toutes les portes et le relèguent dans une situation misérable. ..
Son sacrifice prend ainsi une valeur symbolique. Il signifie la révolte de l’intellectuel précurseur contre le destin qui lui est fait, à lui, homme de couleur et colonisé par le conquérant, et celle de n’importe quel colonisé qui se reconnait en lui. Il signifie aussi la protestation du peuple malgache et celle de tous les peuples colonisés contre le régime auquel ils sont soumis. » (page 83)
Je ne vais pas évoquer les talents du poète, car j’en serais mauvais juge, alors que et d’autres lecteurs, des amateurs de poésie et des critiques, en ont loué le génie.
A lire Boudry, il semble que l‘on soit en présence d’un monstre sacré de la poésie, à l’image de Gérard de Nerval ou de Baudelaire.
L’homme n’était pas un petit saint, c’est le moins que l’on puisse dire, sans avoir la possibilité de discerner dans sa vie de patachon, d’opiomane, et d’alcoolique, ce qu’il convenait d’attribuer à son drame personnel de poète et de malgache humilié ou à ses penchants personnels.
Son ami Boudry écrivait :
« Enfant particulièrement précoce sous ce climat tropical, les récits de ses bonnes fortunes et de ses orgies, tiennent une grande place dans son Journal. Il passe des nuits à boire du vin rouge et du rhum – il ne peut pas se payer mieux – et il rentre ivre chez lui. Il se sent ainsi plus près des conquérants, ce qui n’est guère flatteur pour ceux-ci. Un jour de 1933, il note :
« Ai joué comme un forcené jusqu’au matin. Ai bu comme le sable la mer. A minuit, tout ce que j’avais sur moi était brûlé après une apparence éphémère de chance… rentré aussitôt pour prendre tout ce que nous avions, ma femme et moi, d’argent liquide… J’ai tout perdu encore et ce sont des Chinois et des Indiens qui m’ont eu… Rentré seulement à 4 h 15, rond et saoul comme la lune… » (page 49)
Le poète Rabearivelo souffrait tout à la fois de ne pas voir ses talents de poète et d’homme de lettres reconnus par les conquérants, mais tout autant des conditions humiliantes dans laquelle l’administration coloniale tenait les Malgaches, outre le fait que les mœurs de la société coloniale étaient tout à fait détestables.
Humiliation d’autant plus sensible qu’il appartenait à la caste andriana (noble) de Zanadralambo, et que l’administration coloniale le traitait comme un indigène.
En dépit de ses talents reconnus, elle refusait de lui faire une place dans l’administration. A l’occasion de l’exposition coloniale de 1937, à la préparation de laquelle il avait collaboré, le gouverneur Cayla n’avait pas cru bon de le convier à faire le voyage de Paris, son souhait le plus cher.
L’auteur cite une anecdote qui en dit long, très ou trop long, sur la mentalité de la société coloniale :
« Je me rappelle à ce propos qu’un jour l’autorité militaire avait convié les personnalités de Tananarive à la distribution des prix offerts aux enfants de troupe malgaches. Quelles ne furent pas la stupeur et la gêne des assistants d’entendre appeler sur l’estrade, non pas Rakoute ou Ranaive, mais des numéros martricules, sans état civil, ni personnalité. » (page82)
L’auteur écrivait : « Sa culture, son érudition mêmes sont considérables et il en conçoit un orgueil légitime, quand il se compare aux Malgaches et aux Européens qui l’entourent. Il s’intitule « un lettré de couleur fou de langue française et brûlant de garder sa personnalité…
Il réalise cette gageure de faire à Madagascar le métier d’homme de lettres se tenant au courant de toute l’actualité française » (page 46)
Et de publier ses poèmes dans des revues françaises, et de nouer des relations épistolaires avec des écrivains ou poètes français, notamment son ami Fagus, poète aujourd’hui peu connu.
« Il se heurte à tout instant à une contradiction vitale qu’il ne peut résoudre parce que cette société, par sa structure même, ne lui permet pas de le faire. Sa solitude, c’est le champ de bataille qui se livre en lui.
En dépit de sa culture occidentale, Rabearivelo demeure profondément malgache et il souffre de voir la culture de son peuple méprisée. Constamment son atavisme se rebelle et ranime le conflit. Plus il avancera en âge, et plus cet atavisme l’emportera sur sa formation française, d’autant plus d’ailleurs que la société européenne demeure fermée à une véritable assimilation. » (page 58)
Et quelle société européenne ? Une société assez largement dépravée, telle que la décrit l’auteur, et dont l’ancien magistrat de Madagascar, et poète, Camo a brossé de son côté la décadence dans le petit livre intitulé « Madame de la Rombière ».
Boudry écrivait : « Fondée sur l’appât du gain, sur une morale de l’argent facile et sur la supériorité du conquérant, la société européenne est composée d’éléments hétéroclites qui se renouvellent sans cesse et ne s’appuient sur aucune tradition. Aventuriers par vocation, par le hasard des circonstances ou malgré eux, la plupart des Européens occupent dans la hiérarchie sociale, du fait même de leur transplantation, une situation supérieure à celle que leur conféreraient leurs mérites dans la métropole, tandis que les Malgaches destinés à figurer localement dans les hauts postes sont condamnés à ne remplir que des fonctions subalternes ». (page 24)
Et pour illustrer cette situation, seulement mille deux cents Malgaches jouissaient alors de la citoyenneté française sur une population de quatre millions d’habitants !
Grand poète, poète incompris et méprisé par la société coloniale, mais au moins autant poète en permanence habité par l’image de la mort.
Incontestablement, il s’est complu à évoquer la mort, sa mort, et celle de son ami Fagus, très tôt convaincu qu’il était destiné à connaitre une mort violente, trouvant souvent l’inspiration dans l’évocation de la mort.
Rabearivelo inscrivait souvent sa poésie dans un des versets de Musset : « Les chants désespérés sont chants les plus beaux », et sa propre mort :
« Avec l’idée – oh ! sans trembler – qu’un jour ma chair
et mon front
et mes os pourriront
en ton sein, au mieux
des restes innombrables
et méconnaissables
de mes aïeux »
Car la culture malgache accorde une place capitale au culte des ancêtres !
Et pour terminer le bref commentaire de ce petit livre, indiquons que le poète Rabearivelo eut l’occasion, avant sa mort, de collaborer à une revue à laquelle collaborait également Jacques Rabemananjara. Ce dernier eut la chance de partir en France, et donc de ne pas périr étouffé dans cette ambiance mortifère de l’époque, le Rabemananjara, futur député du RDM, accusé d’avoir comploté contre la France, lors de l’insurrection malgache de 1947.
Le même Robert Boudry vint au procès pour témoigner en faveur des trois députés accusés et condamnés par la « justice » française de la grande île.
Et pour raccorder la destinée du poète Rabearivelo, dans le contexte colonial de l’époque, avec l’actuelle situation de son pays, comment ne pas y voir certaines similitudes troublantes ?
Jean Pierre Renaud