La conquête coloniale du Mali (anciennement le Soudan Français (1880-1900)

La conquête coloniale du Mali (anciennement le Soudan Français)

Années 1880-1900

La Conquête du Soudan : années 1880-1900

Avant propos

        En 2006, j’ai publié un livre intitulé « Le vent des mots, le vent des maux, le vent du large » consacré aux recherches historiques que j’avais effectuées sur la façon dont fonctionnait concrètement le processus des conquêtes coloniales à travers l’évolution de la communication des mots par télégraphe ou câble, et celle des moyens de communication.

       Il s’agissait en quelque sorte de tenter de déterminer qui donnait véritablement les ordres et qui les exécutait, c’est-à-dire de décrire le fonctionnement du système nerveux et du système sanguin de la conquête militaire.

    Cette analyse montrait le rôle que les technologies nouvelles ont eu sur la conquête, rôle majeur ou négligeable, dans sa dimension artisanale en Afrique, ou nulle à Fachoda, et industrielle au Tonkin, ou à Madagascar.

       L’historien Brunschwig avait noté à juste titre qu’en l’absence du télégraphe, il n’y aurait pas eu de conquête coloniale en Afrique.

     Mon ambition était de vérifier la thèse d’après laquelle les conquêtes coloniales auraient le plus souvent résulté du « fait accompli » des exécutants sur le terrain colonial.

    Cette analyse mettait en évidence l’importance du concept de « liberté de commandement » dans le fonctionnement de l’action militaire, un principe théorique et pratique permanent qu’il était d’autant plus difficile de mettre en œuvre dans un contexte colonial.

     Ces recherches ont montré que le « fait accompli » colonial se « logeait » le plus souvent dans les instances ministérielles.

      Ajoutons que mon analyse ne confirmait pas la thèse défendue par deux historiens, MM Person et Kanya Forstner , d’après laquelle la conquête en question aurait été le « fait accompli » d’une clique d’officiers, qualifiés le plus souvent de « traineurs de sabre ».

    Dans le livre de référence, la deuxième partie était intitulée « La conquête du Soudan : une conquête en cachette » Titre 1 : Les caractéristiques du Soudan (page 79 à 107) – Titre 2 : Cap sur le Niger (page 119 à 161) – Titre 3 : Cap sur Tombouctou (page 183 à 249)

      Nous proposons aux lecteurs le texte de la conclusion qui a été consacrée dans ce livre à la conquête coloniale du Soudan, en gros le Mali d’aujourd’hui.

Conclusion générale du rôle de la communication et des communications dans la conquête du Soudan, au cours des années 1880-1894 (page 305 à 310)

      « Quelles conclusions tirer de notre analyse ?

  Tout au long du XIXème siècle, avec une accélération vers la fin du siècle, le monde connut de grands bouleversements techniques, une révolution dans les transports terrestres et maritimes, avec la vapeur, dans les communications avec l’électricité, le télégraphe et le câble, et dans l’armement avec le fusil à répétition et les canons aux obus de plus en plus performants, mais aussi l’invention de la quinine.

               Une nouvelle puissance formidable était conférée aux pays capables de mettre en œuvre ces différentes technologies, et l’historien Headrick avait raison de souligner que « Technology is power ».

               Les techniques sûrement, mais aussi le management militaire des conquêtes, sorte de technologie que l’on passe trop souvent sous silence, car les officiers européens savaient parfaitement utiliser les nouveaux outils de leur puissance.

               En Afrique de l’ouest, l’armée d’Ahmadou ne fit jamais le poids en raison des insuffisances de son commandement et de son armement, ce qui ne fut pas le cas de Samory et de ses généraux, de Samory lui-même qui fut incontestablement un grand chef de guerre au témoignage de ses adversaires français les plus objectifs.

               La faiblesse des Etats de l’Afrique de l’ouest en faisait des proies faciles pour les nouveaux prédateurs, perpétuant ainsi à leur façon le mouvement du monde de la grandeur et de la décadence des civilisations.

               L’Afrique de l’ouest était mûre pour tomber entre les mains des puissances européennes, parce que l’Europe était devenue avide de terres nouvelles, qu’elle voulait considérer comme vierges, et de richesses supposées.

               Comment interpréter ces conquêtes, décidées ou entérinées le plus souvent par des gouvernements qui n’avaient ni connaissance, ni expérience des pays vers lesquels ils dirigeaient leurs bateaux et leurs troupes ?

               Les initiatives d’un Léopold II qui, par le biais d’une association créée de toutes pièces, lui fit attribuer un territoire gigantesque qu’il fit ensuite reconnaître comme un Etat indépendant, constitue le meilleur exemple de cette folie qui saisit alors les gouvernements d’Europe. Sauf à faire observer que le roi des Belges était alors un des rares chefs d’Etat qui avait une connaissance assez étendue de l’outre-mer !

              Mais revenons au cœur de notre sujet, le rôle qu’ont pu jouer la communication et les communications dans le cas concret de la conquête du Soudan.

        L’analyse a fait ressortir deux grandes périodes, la première période entre 1880-1888  et la deuxième période entre 1888 et 1894.

               Au cours de la première période qui correspond en gros à la construction des lignes de communication de tous ordres (des mots, des hommes, et de leurs approvisionnements) entre Kayes et Bamako, et à la consolidation des positions françaises sur le Niger, période qui s’acheva avec le deuxième commandement supérieur de Gallieni en 1888, la communication gouvernementale a été le plus souvent claire, même si elle connut quelques hésitations à partir de 1885, date à laquelle le commandement supérieur eut d’ailleurs la possibilité, à Bamako, de communiquer directement avec Saint Louis et Paris.

             Mais cette mise en relation directe ne changea pas sensiblement les conditions d’exercice du commandement et le fonctionnement de la chaîne de commandement ministre – gouverneur – commandant supérieur. Les instructions ministérielles étaient, pour l’essentiel, respectées, étant donné qu’on ne peut pas à partir des quelques cas particuliers, quelques opérations hors normes, telles que Goubanko, Kéniera, ou Niagassola, accuser les commandants supérieurs d’avoir outrepassé leurs instructions.

               Elle eut surtout pour effet de permettre au ministre de la Marine et des Colonies, et donc au gouvernement, d’être informé de ce qui se passait sur les rives du Sénégal et du Niger, et donc de pouvoir satisfaire la curiosité éventuelle des députés.

               L’observation est importante, étant donné que câble ou non, et télégraphe ou non, les colonnes du Soudan étaient inévitablement laissées à elles-mêmes, dans une logique décrite comme celle du coup parti, qui ouvrait en grand le champ possible des faits accomplis.

               Succès ou échec reposaient presque entièrement sur les épaules des officiers, chefs de colonnes, sur leur ligne de ravitaillement, leur logistique, l’armement dont ils disposaient, leur état de santé, et leur capacité de management sur des terres inconnues.

              L’ installation de lignes télégraphiques, et au moins autant, l’aménagement parallèle d’une ligne de transport entre Kayes et Bamako ont en revanche modifié les conditions du commandement sur le théâtre d’opérations local lui-même. Les combats de Niagassola, en 1885,  en ont fourni un exemple, une sorte de contre- exemple de l’épisode Rivière au Tonkin.

          Les autres technologies utilisées, celle de l’armement, de la santé, et du management, ont contribué au moins autant, sinon plus, au succès des colonnes françaises vers le Niger.

               La thèse d’après laquelle la conquête du Soudan aurait été le résultat de l’action d’une clique d’officiers, thèse défendue par les historiens Kanya Forstner et Person, nous semble donc excessive, en tout cas pour cette première période.

               La deuxième période allant de 1888 à 1894, date de la prise de Tombouctou, soulève des questions différentes, et elle correspond en gros au proconsulat d’Archinard.

               Alors que la France était à présent solidement installée sur les rives du Niger et qu’elle disposait des lignes de communication nécessaires à ses opérations, le constat a été fait d’un flottement incontestable de la communication gouvernementale et de la décision elle même. Le gouvernement donnait l’assurance au Parlement de sa volonté de mettre un terme à de nouvelles conquêtes territoriales, mais en même temps, il se contentait d’entériner les faits accomplis d’Archinard, après avoir fait mine de les désavouer.

        Signe du pouvoir d’un petit nombre d’hommes politiques qui occupèrent successivement un sous secrétariat d’Etat aux Colonies de plus en plus puissant et autonome, avec la montée en force progressive et parallèle d’un groupe de parlementaires acquis à l’expansion coloniale, et sans doute des affinités maçonnes entre les décideurs politiques.

        Ce flottement des décideurs, dans un contexte institutionnel complexe du commandement sur le terrain, fut à l’origine des initiatives indisciplinées des commandants des canonnières, dont les conditions d’exercice de leur commandement étaient très comparables à celles des chefs de colonnes terrestres, avant que n’existent les lignes télégraphiques, au cours de la période 1880-1885.

               En 1893, le télégraphe s’arrêtait à Ségou, et le commandant de la flottille inscrivait toute initiative dans la même logique du coup parti que ses prédécesseurs des colonnes terrestres, Borgnis Desbordes ou Combes.

               Force est de constater que les officiers de marine ont fait preuve de beaucoup plus d’indiscipline que les officiers de l’infanterie de marine, pour les raisons que nous avons décrites, que l’on pourrait ramener au facteur Archinard, mais sans doute au moins autant par la facilité que leur donnait leur commandement, l’assurance et l’autonomie que leur donnait la flottille dont ils disposaient, son armement, et surtout la tentation du grand fleuve, de la découverte, sinon de la conquête, puisqu’il suffisait de larguer les amarres et de se laisser porter par le courant du fleuve.

               Au cours de cette période de conquête, ce fut beaucoup plus la problématique du commandement et sa déontologie, que celle des communications qui fut en jeu.

               Problématique du commandement : les ministres ayant toujours entériné les faits accomplis d’Archinard, avaient pris la responsabilité d’un processus de décision vicié, et lorsque Delcassé convainquit le gouvernement de ne pas renouveler le mandat d’Archinard et de nommer un gouverneur civil, il ne se donna ni les moyens, ni le temps, de gérer la transition dans de bonnes conditions, d’où les désastres de Tombouctou, et de Toubacao. 

               Déontologie du commandement des Archinard,  Bonnier, Jaime, Hourst, et Boiteux, qui incontestablement interprétaient les instructions, exploitaient une situation floue pour prendre les initiatives qui leur convenaient.

        Dans de telles conditions, est-ce qu’il est possible d’adopter la thèse de l’impérialisme militaire du Soudan défendue par les deux historiens cités plus haut ? Rien n’est moins sûr, parce après tout, il fallait que les ministres disent non, révoquent les officiers insubordonnés, et Archinard lui-même défendait cette thèse dans la fameuse note que nous avons citée.

               A partir du moment où le ministre entérinait un fait accompli, il l’assumait complètement.

               A la séance de la Chambre du 4 mars 1895, le député Le Hérissé stigmatisait la façon de procéder du gouvernement et corroborait l’analyse d’Archinard :

               « Si nos gouvernants avaient eu alors l’intention de ne pas marcher sur Tombouctou, si le sous secrétariat d’Etat avait eu la volonté de dire aux militaires du Soudan : vous n’irez pas plus loin ; il aurait pu télégraphier au colonel Combes : arrêtez vous, n’allez pas au-delà de Djenné et de Ségou.

               Au lieu de cela, au lieu de donner des ordres nets et précis, que fait le Gouvernement ?

               Il envoie au colonel supérieur, le 7 août 1893, une dépêche conçue dans des termes les plus vagues et les plus insignifiants :

               Soyez très prudents, n’écoutez les ouvertures que si elles vous paraissent sérieuses ;

               Dans le langage habituel du ministère des Colonies, cela signifiait : allez faites ce que vous pourrez ; réussissez, nous serons avec vous ; et si vous ne réussissez pas, nous vous blâmerons et vous désavouerons. »

               Il est difficile d’interpréter les initiatives d’Archinard et de ses officiers en considérant qu’elles traduisaient une forme d’impérialisme secondaire,  du type de celui que décrivait Headrick dans le cas des Indes. L’empire anglais des Indes avait la richesse nécessaire pour armer une marine et une armée, ce qui n’était pas du tout le cas du Sénégal. Le groupe de pression des maisons de commerce de Saint Louis avait de tout petits moyens, et il n’avait jamais réussi à peser sur la politique de conquête, alors qu’il préférait aux colonnes la paix des traités avec les grands chefs africains.

               Il existait dans l’exercice du commandement de l’époque une grande inertie, liée aux conditions de transmission des ordres et des comptes rendus, aux conditions de transport des hommes et de leurs approvisionnements. Succès ou échecs dépendaient beaucoup de la clarté et de la pertinence de la communication politique et militaire d’engagement de la campagne. Une fois le coup parti, les ministres n’avaient plus qu’à former le vœu que tout se passe bien. Nous revenons aux propos auxquels nous avons fait allusion dans notre introduction, ceux de lord Swinton : une fois les ordres donnés, Moltke pouvait partir pêcher à la ligne. Pendant la guerre 1914-1918, et la deuxième guerre mondiale,  les commandements continuèrent à être confrontés à ce type de situation.

               Les ministres de la Marine et des Colonies pouvaient d’autant plus aller pêcher à la ligne que la conquête du Soudan s’effectuait en cachette du Parlement et de la presse, ce qui ne fut pas du tout le cas de la conquête du Tonkin et de Madagascar. Les désastres de Tombouctou se produisirent au moment où les journaux, et cette fois l’opinion publique, étaient mobilisés par l’expédition de Madagascar.

               La conquête du Soudan qui allait s’achever, en 1898, par la défaite de Samory, fut également une conquête à petit prix ? Entre 1879 et 1899, la France y dépensera de l’ordre de 433 millions d’euros, alors que la seule expédition du Tonkin, en 1885,  coûtera la bagatelle de 1 600 millions euros.

               Et tout cela, dans quel but ? Pour faire cocorico à Tombouctou ou pour trouver un « Eldorado » qui n’y existait pas. Paul Doumer posa plus tard la bonne question : pourquoi étions – nous allés à Tombouctou ? »

           ( A la Chambre des Députés, le 13 novembre 1894, Gaston Doumergue avait déclaré: « Nous sommes allés à Tombouctou sans que personne ne sût pourquoi »)

               Il n’est pas besoin de présenter Paul Doumer, qui fut un homme politique important de la Troisième République, ministre, Président du Sénat (1927), Président de la République (1931), et Gouverneur Général de l’Indochine entre 1896 et 1902.

Et en qui concerne le titre choisi pour le livre en question :

« Le vent des mots, le vent des maux, le vent du large » (2006)

Le titre un peu énigmatique de ce livre tire sa source dans une anecdote citée par Roland Dorgelès lors de son séjour chez les Moïs d’Indochine :

« le vent des mots », l’installation des lignes télégraphiques par les troupes coloniales les inclinait à penser que c’était le vent qui portait les mots du nouveau télégraphe.

« le vent des maux », étant donné que la colonisation n’a pas été un long fleuve tranquille.

« le vent du large », parce qu’en définitive cet épisode de l’histoire de la France n’a peut être servi qu’à lui donner un peu plus le goût du large.

Jean Pierre Renaud

PS : ce livre a fait l’objet d’un prix de l’Académie des Sciences d’Outre Mer –  editionsjpr.com – prix port compris en métropole : 27 euros

Gallieni et Lyautey, ces inconnus. Gallieni à Madagascar: les problèmes politiques

Gallieni et Lyautey, ces inconnus !

Eclats de vie coloniale

Morceaux choisis

16

Gallieni à Madagascar : les problèmes politiques

         Les pages qui viennent d’être consacrées aux « œuvres » de Gallieni seraient sans doute incomplètes, s’il n’était fait mention, en finale, des problèmes politiques que le Gouverneur général rencontra pour les mener à bonne fin : l’abolition de l’esclavage, l’action des églises et des missions, les caractéristiques de la nouvelle société coloniale, les colons et le groupe de pression de la Réunion.

            L’abolition de l’esclavage

 Il convient de rappeler que l’esclavage constituait une des caractéristiques du fonctionnement de la plupart des sociétés africaines, sinon de leur totalité, à l’époque des conquêtes de la Troisième République.

            C’était aussi le cas à Madagascar et la décision d’abolition qui fut prise avant l’arrivée du général à Tananarive créa des difficultés inévitables dans l’ensemble du corps social et économique de l’île, identiques à celles que causa la même mesure dans les autres sociétés d’Afrique concernées.

            Dans le livre que nous avons déjà cité, le colonel Charbonnel donnait sa version de cette abolition décidée par M.Laroche, qui était alors le Résident Général de France à Madagascar, et que Gallieni venait remplacer :

        « M.Laroche s’était flatté de rester Résident Général, Gallieni succédant simplement au général Voyron. Quand il comprit qu’il fallait y renoncer, il prit par dépit, à la veille de la remise de ses pouvoirs, une mesure d’une extrême gravité, l’abolition de l’esclavage. »

Il est évident que cette mesure devait être prise un jour ou l’autre, même si elle devait être la source de beaucoup de difficultés dans l’ensemble de la société malgache, mais elle n’avait pas été préparée.

        Le colonel dépeignait  l’esclavage alors existant de façon peut être trop idyllique :

      «  A Madagascar, il était fort doux. Tout esclave était libre de travailler à son compte où et comme il l’entendait, avec la seule obligation de verser à son maître un impôt mensuel de cinq francs. Moyennant trois cents francs, il pouvait acheter sa liberté…. En contrepartie, le maître était tenu de soigner et de nourrir l’esclave tombé malade ou devenu vieux et surtout, ce à quoi les malgaches tenaient essentiellement, le maître avait l’obligation d’assurer, à la mort de son esclave, le transport de son corps au tombeau familial… Avoir des esclaves était un placement à 10% de l’an… »

        Donc un rapport d’argent qui était tout de même confortable !

     « La brusque suppression de l’esclavage fut d’abord bien accueillie par les libérés valides. Très vite les maîtres déclarèrent que, leurs recettes taries, ils ne pouvaient plus remplir leurs obligations. Les milieux qui nous étaient hostiles, notamment ceux touchant à la Cour, répandirent le bruit que les Français condamnaient les vieux esclaves à mourir de faim et à être inhumés n’importe où, comme des chiens. En quelques semaines, le nombre des rebelles doubla. » (C/p,45)

       Gallieni institua le système des corvées afin de trouver la main d’œuvre nécessaire aussi bien au secteur public qu’au secteur privé, mais Gallieni prit ensuite des mesures pour mettre fin au détournement du nouveau système mis en place.

     Le problème de la main d’œuvre fut un problème récurrent tout au long de la période coloniale, et les formules de travail contraint que l’administration coloniale mit en œuvre, notamment, le SMOTIG,  n’étaient pas très éloignées de l’ancien servage.

La puissance des églises et des missions

    Les missions étrangères, majoritairement protestantes et de mouvance  anglaise, occupaient une place importante dans la société des plateaux, notamment grâce aux nombreuses écoles confessionnelles qu’elles avaient déjà construites avant la conquête française.

      Gallieni évoqua le sujet dans de nombreuses lettres.

     Dans une lettre du 26 décembre 1903, au secrétaire général de l’Union Coloniale, il écrivait :

     « … Mais, je veux répondre simplement et brièvement encore à quelques-uns des griefs, présentés par votre correspondant anonyme qui, ou je me trompe fort, doit porter une robe de missionnaire catholique ou une redingote de pasteur, la première plutôt.

    Le contrat avec les Frères a été dénoncé en vertu des instructions très précises du ministre qui m’a prescrit, à moi comme à tous les autres  gouverneurs, de laïciser toutes nos écoles. Le moment était d’ailleurs venu où cette mesure pouvait être prise sans inconvénient, avec avantage même. Pendant les premières années de mon séjour à Madagascar j’ai réagi, et vous savez avec quelle vigueur, contre l’influence anglaise, en ne cessant de seconder par tous les moyens possibles la mission  catholique : subventions, dons d’argent et de terrains, conseils aux Malgaches, etc. Mais il n’est jamais entré dans mon idée de soutenir en quoi que ce soit l’œuvre religieuse de cette mission, et c’était cependant au développement de cette œuvre qu’était surtout employé le concours financier que je donnais aux Jésuites. Mais depuis, la situation a changé. La mission protestante française s’est solidement installée dans l’île….Vous voyez donc l’avantage de la suppression du contrat avec les Frères. Nous avons supprimé, du même coup, la subvention  aux écoles protestantes. Toutes ces écoles sont désormais soumises à la règle générale… »(GM/p,137)

     Dans une lettre du 1er juin 1904, Gallieni écrivait :

     « …je me suis toujours efforcé de me placer au-dessus des querelles religieuses. Mais j’ai vu bientôt que je faisais fausse route. Mais je n’ai jamais perdu de vue le programme que je m’étais tracé : faire de notre colonie une terre vraiment française et pouvant être utilisée dans l’intérêt de notre commerce, de notre industrie, de nos compatriotes. A l’origine, au moment de l’insurrection et pour réagir contre les tendances trop protestantes de mon prédécesseur, ce qui avait été mal interprété par nos Hovas, j’ai favorisé les missions catholiques françaises en leur accordant faveurs de toutes sortes, terrains, argent, main d’œuvre gratuite, etc. Mon tiroir est plein de lettres de remerciements et de gratitude.

Mais, j’ai vu bientôt que je faisais fausse route. Jésuites, frères et Sœurs me considéraient comme l’homme prédestiné, devant assurer dans l’île la ruine du protestantisme et la prééminence du catholicisme. Nous ne parlions pas le même langage. Je parlais de l’influence française, de l’organisation de la vie économique dans un sens français. On me répondait religion et catholicisme…

     D’où ces querelles religieuses qui ont absorbé tout mon temps pendant mon premier séjour et qui ont été si funestes à la paix intérieure de l’île, engendrant entre les villages, entre les familles, des haines qui se continueraient aujourd’hui, si je n’étais intervenu avec notre enseignement officiel. Nous n’étions plus les maîtres d’accomplir la tâche d’organisation et d’apaisement, que nous avions entreprises après la période d’anarchie que vous connaissez. Prêtres et pasteurs mettaient aux mains les populations de nos villages de l’Imerina et du Betsiléo. » (GLM/p, 153)

     Comment ne pas noter que les relations entre les églises et les autorités civiles de Madagascar ont toujours été « affectées » par le pouvoir et l’influence que ces églises exercent sur la vie de la grande île ?

     Les convulsions politiques actuelles sont encore marquées par ce facteur religieux capital.

Les colons

         Un sujet très sensible et sur lequel Gallieni nourrissait beaucoup trop d’illusions.

      S’il est vrai que la faible population de Madagascar pouvait laisser croire qu’il était possible d’y favoriser une colonisation européenne proprement dite, la réalité des faits fut très différente, en particulier sur le plan agricole, car le climat et les conditions sanitaires de vie sur la côte orientale,  la plus favorable aux cultures d’exportation, étaient alors rédhibitoires.

Gallieni prit tout un ensemble de mesures pour encourager des colons français à venir dans l’île, ou pour inciter d’anciens soldats à s’y enraciner, en instituant une politique de petites ou grandes concessions, mais le succès ne fut pas au rendez-vous.

      Lorsque Gallieni tenta de réorganiser le marché du travail, bouleversé par la suppression de l’esclavage, en instituant un régime de prestation, ce dernier fut souvent détourné par des colons peu scrupuleux :

      Dans une lettre du 12 janvier 1900,

    «  Comme je l’explique dans mes instructions, la prestation indigène n’était pour moi qu’un moyen transitoire entre la mesure de l’abolition de l’esclavage et la liberté du travail complète. Pour favoriser nos colons, j’ai même pensé que l’on pouvait aller plus loin, et j’ai créé tourte une série d’avantages pour les indigènes qui s’employaient au service de nos colons. Mais les abus ont été grands. Un certain  nombre de nos colons, les moins intéressants d’ailleurs, se sont mis aussitôt à souscrire des engagements avec les indigènes, ceux-ci se faisant ainsi exempter des prestations à fournir à l’Etat et remettant en échange une somme donnée à leurs employeurs qui, bien entendu, ne leur faisaient faire aucun travail… Ces individus ne faisaient rien et, n’ayant aucune ressource apportée avec eux, se bornaient à vivre de cette espèce de rente, qui leur était faite par les engagés indigènes » (GM/67)

    Dans une lettre du 13 septembre 1903, Gallieni écrivait :

    « … Et cependant nous sommes de plus en plus infestés par des aventuriers de tous pays qui débarquent dans nos ports, mettant notre police sur les dents, entrent en prison ou à l’hôpital et finalement, leurs consuls refusant énergiquement de se charger d’eux, se font rapatrier à nos frais. » (GM/p,118)

     Le colonel Lyautey commentait de la même façon la piètre qualité des colons qui arrivaient dans l’île.

    Le 3 juillet, à Fort Dauphin, Lyautey réunissait les membres de la Chambre consultative, composée uniquement de Français :

    « Sauf … deux officiers démissionnaires fixés ici dans une grande concession, tous les autres membres sont des créoles besogneux. » (LSM/p128)

     Fort Dauphin, le 30 décembre 1901 :

    « … Les redoutables, ceux dont vous dites qu’ils nous obligent à « concilier les intérêts inconciliables », ce sont les petits colons, les besogneux, ceux qui marchandent sou par sou la rémunération de leur main d’œuvre, qui font flèche de tout bois au détriment de l’indigène. C’est ceux-là dont il ne faut à aucun prix dans nos « possessions ». (LSM/p,214) 

      Les créoles de la Réunion, un groupe de pression aussi actif que celui des églises.

     Nous avons déjà évoqué cette question, à l’occasion des réflexions que le colonel Lyautey faisait à ce sujet, mais un extrait d’une des lettres de Gallieni, du 26 décembre 1903, adressée à M.Chailley, suffira à décrire les difficultés qu’il rencontrait pour gouverner la colonie face au groupe de pression réunionnais :

     « Quoiqu’il en soit et bien que mon maintien ici pendant une période aussi longue prouve que nous avons fait de grands progrès en France au point de vue colonial, je crois que j’aurais mieux fait de suivre mon premier mouvement. C’est bien difficile de conserver si longtemps le même poste sans mécontenter un grand nombre de personnes : fonctionnaires inaptes ou paresseux, qu’il a fallu révoquer ou auxquels il a été impossible de donner l’avancement exagéré qu’ils réclamaient ; hommes d’affaires avides et besogneux, toujours prêts à la critique, au chantage même, si on ne veut leur livrer en pâture les ressources de la colonie ou les aider à tromper les naïfs ; colons inexpérimentés ou ignorants, qui ont dissipé leurs capitaux et font retomber leurs erreurs sur l’administration ; politiciens, recrutés surtout parmi les créoles, qui voudraient introduire à Madagascar mœurs, élections, quémandage, accaparement de tous les emplois, qui font la ruine de notre voisine et qui, ici, auraient pour effet de mettre à l’écart les colons sérieux et d’opprimer les indigènes qui peuvent, à peu près seuls, assurer la prospérité future de notre colonie ; enfin missionnaires catholiques ou protestants, toujours jaloux des avantages faits aux voisins et qui voudraient vivre exclusivement de subventions employées cependant pour un autre but que l’intérêt de la colonie, ou qui désireraient pouvoir, sans être dérangés, arracher aux indigènes des dons pour la construction d’églises ou de temples, etc… » (G/M p,126)

     Commentaire : rien à ajouter, sauf le regret, qu’à ma connaissance, et sauf erreur, les historiens ne se soient pas suffisamment intéressés à l’impérialisme secondaire de l’île de la Réunion, dont certains effets durent encore de nos jours.

Jean Pierre Renaud

Réflexions sur les sociétés coloniales- Conclusion-Deuxième Partie

Réflexions sur les sociétés coloniales

Conclusion sur la problématique des sociétés coloniales françaises

Deuxième partie

La première partie a été publiée sur le blog du 10 mai 2013  (définition du concept, les scènes, le scénario, la politique coloniale (début))

Les indications techniques du scénario

      Le scénario reposait sur plusieurs indications techniques, une administration coloniale de type napoléonien dotée de tous les pouvoirs, l’obligation pour les nouvelles colonies de financer elles-mêmes leur développement, un statut des indigènes standard afin de simplifier et de faciliter la gestion des nouveaux territoires, un régime douanier protectionniste.

       Première indication technique, une administration coloniale de type despotique : les gouverneurs généraux disposaient quasiment de tous les pouvoirs, étant donné qu’il leur appartenait de faire application ou non, sur leur territoire, des lois ou décrets applicables en métropole.

    La France avait créé de toutes pièces une administration coloniale calquée sur l’administration française avec un découpage en colonies et en cercles. Au fur et à mesure des années, l’appareil administratif des fédérations et des colonies devint de plus en plus bureaucratique, alors que le maillage de l’administration de brousse était assez léger.

     A Paris, le ministère des Colonies ne fut jamais un ministère convoité, et la mobilité ou l’instabilité des gouvernements de la Troisième République, de l’ordre de six mois en moyenne,  laissait encore plus d’initiative et de pouvoir aux gouverneurs,   de véritables proconsuls de la République.

     Le pouvoir colonial : certains diraient, mais de façon un peu caricaturale, que l’administration coloniale fonctionnait comme une administration de type dictatorial, au mieux despotique, mais selon les territoires, les époques, et les hommes, la situation concrète était bien différente.

       Il serait possible d’avancer avec la même assurance que, dans beaucoup de cas de figure, l’irruption de l’administration coloniale n’a pas changé grand-chose dans le fonctionnement de la plupart des sociétés locales.

     La problématique du pouvoir a suivi plusieurs sortes de chemins, le premier, géographique, pour simplifier, de la côte vers l’hinterland,  le deuxième chronologique, le choc de la colonisation diffusant ses effets en suivant la courbe de la chronologie, et le troisième, celui de l’acculturation progressive et partielle de la population, très majoritairement dans les nouvelles villes, posant un défi de plus en plus grand à une soi-disant  politique d’assimilation qui ne trouvait pas son compte civique dans le Code de l’Indigénat.

      Deuxième indication technique, celle déjà rappelée du financement des colonies, avec la loi du 3 avril 1900, et un concours zéro de la métropole, sauf à garantir des emprunts.

     Indiquons que sur ce plan, la France imitait ce que faisait la Grande Bretagne dans son empire, mais les ressources des colonies anglaises n’avaient pas grand-chose à voir avec les françaises.

     Troisième indication technique, le Code de l’Indigénat

    S’il est vrai que le Code de l’Indigénat donnait à l’administration coloniale un outil de maintien de l’ordre public facile, il n’avait pas toujours une rudesse différente de celle des mœurs de certaines sociétés locales, et il n’était pas l’outil de travail préféré de l’administration coloniale, sauf dans certaines circonstances telles que le travail forcé local pour de bonnes (corvées) ou mauvaises raisons (portage, recrutement pour les plantations de Côte d’Ivoire ou de Madagascar par exemple…).

     La définition qu’en propose le « Dictionnaire de la colonisation française » (page 367) a un côté surréaliste par rapport au « moment colonial » et à la diversité des « situations » coloniales :

    « Connu sous le nom du Code de l’Indigénat, c’est un ensemble juridique et réglementaire répressif à l’encontre des seuls indigènes appliqué par l’administration en violation du principe fondamental de séparation des pouvoirs. Il prévoit des sanctions collectives, autre violation des principes du droit métropolitain. Il a symbolisé l’arbitraire le plus total »

     Le même dictionnaire précise qu’en Indochine, il a été supprimé en 1903, et assoupli, en Afrique noire, en 1938.

     En face du Code de l’Indigénat, l’administration coloniale mettait en œuvre, autant que possible, et pour autant qu’elle les connaisse, les coutumes, c’est-à-dire un droit coutumier qui variait selon les territoires et leurs peuples, qu’elle s’efforçait de respecter, sorte de contrepoids, que beaucoup de chercheurs feignent d’ignorer.

     La pratique concrète du pouvoir n’avait donc pas toujours le caractère « répressif » décrit plus haut.

     La référence au principe fondamental de la séparation des pouvoirs mériterait à elle seule un commentaire, alors que dans la France d’aujourd’hui, il a encore bien de la peine à être garanti.

     Un premier exemple pour aider à comprendre le type de problématique que rencontrait l’administration coloniale : l’ancien administrateur  Delavignette racontait qu’en Haute Volta (Burkina Fasso), il avait fait mettre en prison un homme qui avait tué sa femme. A sa libération, et de retour dans son village, l’intéressé revint remercier Delavignette en lui apportant un cadeau pour l’avoir si bien traité pendant ses années de prison.

     De façon plus subtile, le maintien du Code de l’Indigénat était non seulement un élément de l’ordre public, mais avant tout de l’ordre social, c’est-à-dire d’une ségrégation des droits qui existait entre les indigènes et les Français, notamment dans les villes qui comptaient le plus d’acculturés.

     Il symbolisait l’échec d’une politique coloniale incapable d’ouvrir la voie de la citoyenneté aux nouveaux « lettrés », et c’est sur ce terrain que la légitimité ou non de ce code est la plus critiquable, car elle méconnaissait les promesses démagogiques de la France, en même temps qu’elle rendait de plus en plus difficile l’association des nouveaux lettrés à la gestion  de leur pays, et c’est toute la question du truchement colonial dont l’importance a trop souvent été ignorée.

     Omnipotence du pouvoir colonial mais très souvent contrebalancée par celui du truchement indigène, du rôle des « lettrés » dans le fonctionnement concret du pouvoir colonial.

II – Les autres acteurs de la scène coloniale

      Henri Brunschwig observait la montée inexorable des lettrés en Afrique noire.

     Nous avons évoqué cet aspect important des institutions coloniales, en posant entre autres la question : qui manipule qui dans la société coloniale ? Des types de manipulation qui évoluaient en fonction des chronologies diverses de l’acculturation des territoires.

     Quels étaient les véritables acteurs du théâtre colonial, la société indigène ou la société européenne ?

     Comme nous l’avons déjà noté, l’administration coloniale fut pendant longtemps un acteur clé de la scène coloniale, disputant ou partageant ses pouvoirs avec les intérêts économiques locaux, lorsqu’ils commencèrent à exister dans les colonies qui disposaient d’atouts économiques et d’accès géographique facile.

     Les sociétés coloniales d’origine européenne furent peu nombreuses, hors Algérie, comme nous l’avons déjà dit, et elles étaient avant tout urbaines, et très « passantes », fondamentalement différentes de la société métropolitaine, même si elles ressemblaient souvent étrangement dans la construction de leurs lieux de vie, et dans la vie quotidienne elle-même, à celle de nos villes de province, à la différence près, capitale pour beaucoup de ses membres, souvent des « petits blancs », celle d’une sorte de conscience de nouvelle classe sociale supérieure à celle des indigènes que contribuait à favoriser effectivement le statut juridique auquel ils étaient soumis.

    C’est une des raisons qui expliquait pourquoi un indigène, soldat ou étudiant, venu en France, n’y ressentait pas le rapport de ségrégation qu’il connaissait en Côte d’Ivoire, au Soudan, à Madagascar, ou en Indochine.

     Les sociétés coloniales d’origine européenne constituaient souvent des sortes de kystes sociaux en bordure des sociétés indigènes démographiquement dominantes, et les sociétés coloniales d’origine européenne de la brousse étaient souvent réduites à leur plus simple expression : l’administrateur colonial, avec ou sans épouse, le médecin militaire avec ou sans épouse, le gendarme, le garagiste quand il y en avait un, éventuellement un commerçant d’origine étrangère.

     Le dernier roman de Paule Constant, « C’est fort la France ! », dont l’histoire se déroule après la deuxième guerre mondiale dans le cercle de Batouri, au Cameroun, donne une assez bonne image de ce type de société coloniale de brousse.

     Scènes variées à l’infini, avec des sociétés d’origine européenne souffrant en règle générale de deux faiblesses initiales, mais durables, l’hostilité des climats et l’absence de communications.

     La brousse fut longtemps un monde hostile aux blancs, et ce n’est pas par hasard que les européens s’installèrent et s’agglutinèrent sur les côtes et dans les nouvelles villes que la colonisation  y fit naître.

     En 1914, les grandes villes de l’Afrique de l’Ouest que nous connaissons, Dakar, Conakry, Abidjan, ou Lomé étaient à peine sorties de terre, pour ne pas citer des villes de l’hinterland qui ressemblaient à peine aux bourgs de nos campagnes les plus délaissées.

    En 1930, et à Madagascar, il n’était possible de rejoindre l’île que par bateau, et après un voyage de l’ordre de trente jours. Les européens, mais surtout les femmes européennes y vivaient avec la conscience d’être coupées du monde, dans une sorte de vase clos.

     Au cours de la première phase, les officiers et les aventuriers ont joué le premier rôle, mais rien n’aurait déjà été possible sans le concours des tirailleurs, des interprètes, de certains chefs de village ou de rois locaux, dans un climat d’insécurité publique généralisée qui favorisait l’intrusion française dans ces nouveaux territoires.

   Dans les phases suivantes, l’administration coloniale étendit son pouvoir dans tous les secteurs d’activité, mais en se gardant bien de toucher aux coutumes locales, lorsqu’elles étaient compatibles avec la conception du droit français, notamment en matière de droit criminel.

    Le plus souvent, c’est d’ailleurs cette administration, coloniale qui dans beaucoup des colonies fut à l’origine de la création des premiers grands équipements économiques, et ne trouva le concours d’un capitalisme national ou international que dans les colonies qui disposaient d’atouts économiques, comme ce fut le cas en Indochine, ou de possibilités de développement de cultures tropicales, en Guinée, Côte d’Ivoire, ou Madagascar.

    Les chercheurs spécialistes pourraient sans doute apporter toutes précisions utiles sur les grandeurs économiques, notamment capitalistiques, qui ont sous-tendu aux différentes époques citées les fameuses sociétés coloniales, et éclairer le rôle des pôles de développement capitalistique chers à François Perroux, lorsqu’ils ont existé.

    L’ouvrage collectif intitulé « L’esprit économique impérial » n’a pas apporté la preuve que « l’esprit économique impérial » des entreprises françaises ait beaucoup soufflé dans la plupart des colonies, et se soit donc traduit en termes de résultats de développement économique et d’investissement.

     Comme je l’ai indiqué dans un commentaire de lecture joint en annexe, les analyses qui y sont généralement présentées souffrent le plus souvent d’un manque d’analyse macroéconomique dans un domaine qui appellerait effectivement des évaluations, des comparaisons entre grandeurs financières ou économiques, entre petits ou grands agrégats.

    A lire ce pavé rédactionnel, on en tire la conclusion que l’impérialisme français n’a généralement pas été convaincant, sauf dans une colonie privilégiée, l’Indochine, anglaise.

L’impérialisme français serait donc à ranger, pour ceux qui en défendraient l’existence et l’efficacité coloniale, au rang des mythes comme ceux que l’économiste Bairoch a analysés dans le livre « Mythes et paradigmes de l’histoire économique »

      Deux types de sociétés coloniales coexistaient, l’européenne concentrée dans les villes, et très diffuse en brousse, avec le maillage toujours présent d’un commerce de traite, et les sociétés indigènes elles-mêmes, la composante de plus en plus importante des lettrés ou des évolués devenant au fur et à mesure des années, le véritable truchement de la colonisation.

    Dans l’ensemble des colonies et sur toute la période coloniale, il convient de considérer que les véritables acteurs de la scène coloniale ont été les « lettrés », les « évolués », qu’ils appartiennent à l’administration coloniale au sens le plus large, de l’armée à l’enseignement ou à la santé, les membres des églises, les anciens chefs ou nouveaux chefs  des territoires coloniaux, et les employés des entreprises privées.

Ce sont ces « évolués » qui ont assumé le changement colonial au fur et à mesure de leur croissance dans les sociétés coloniales.

      Dans le Togo des années 1950, avant l’indépendance, peuples du nord et peuples du sud faisaient le grand écart.

    Au nord vivaient côte à côte des peuples nus, animistes, et des peuples habillés, musulmans, les Tchokossis, qui se rencontraient par exemple à l’occasion du marché de Sansanné-Mango, ce qui ne voulait pas dire que les Gam-Gam ou les Tamberna ne disposaient pas de leurs propres codes religieux et sociaux, en juxtaposition de l’ordre public colonial et des codes religieux de l’ethnie dominante, les Tchokossis.

     Cette dernière ethnie comptait déjà une petite minorité de lettrés, mais il fallait aller sur la côte pour y trouver la grande majorité d’entre eux, mais à l’évidence, les uns et les autres ne vivaient pas dans le même monde.

     Au fur et à mesure des années, et surtout à partir des années 1920, les effectifs de lettrés grossirent, comme nous l’avons vu dans le cas de Madagascar, mais l’Indochine disposait incontestablement d’une élite autochtone qui ne trouva pas dans la politique française l’issue politique à laquelle elle avait droit, soit l’assimilation, soit l’association à une gestion des affaires de la colonie, précédant l’autonomie et l’indépendance.

     Rappelons que dans les années 1940,  Madagascar comptait de l’ordre de 300 000 personnes acculturées, avec environ et seulement 2 000 malgaches ayant accédé à la citoyenneté française

     Henri Brunschwig avait écrit qu’il n’y aurait jamais eu de colonies si le télégraphe n’avait pas existé, et pourquoi ne pas le paraphraser en écrivant qu’il n’y aurait jamais eu de colonisation sans le concours d’un truchement autochtone.

III – Echec ou succès pour la pièce coloniale ?

     S’il s’agissait de projeter dans les colonies un modèle de la société française dans les colonies, l’échec fut patent, tant pour les sociétés coloniales d’origine européenne le plus souvent réduites à singer celles de métropole, dans ses personnages les plus balzaciens, que pour les sociétés autochtones, dans leurs éléments « évolués » de plus en plus nombreux, que le pouvoir colonial refusait d’associer à la gestion de leurs territoires sur un pied d’égalité.

       Les sociétés coloniales d’origine européenne, dans leur composition et leur mode de vie, n’étaient pas de nature à diffuser en dehors des centres urbains où elle était concentrée la modernité qu’elle croyait et disait représenter ou incarner.

     A la réserve près de la sorte de modèle urbain qu’elles avaient contribué à créer et qui pouvait être regardé comme l’exemple de ce qu’il était possible de généraliser ailleurs, avec sa palette d’équipements de voirie, de santé, d’écoles, et de distribution d’eau et d’électricité.

Les évolués de plus en plus nombreux venaient en effet s’agglutiner dans les villes nouvellement créées, et occuper les emplois très divers que la colonisation politique ou économique avait suscités.

      C’est peut-être ce mouvement d’urbanisation qui a été un des facteurs les plus importants du changement colonial.

      Dans chaque « situation coloniale », la France jouait une pièce différente avec des acteurs différents, mais avec toutefois quelques éléments communs, sorte de décor standard pour toutes les colonies : une ségrégation territoriale de fait dans les villes, des sociétés coloniales européennes urbaines, sortes de kystes coloniaux, avec à leurs côtés, la ou les sociétés autochtones de la brousse, les véritables infrastructures coloniales, et au- dessus, la superstructure bureaucratique européenne qui donnait l’illusion de la modernité coloniale.

    Les véritables sources de rupture des systèmes des croyances et des pouvoirs autochtones, de leur ouverture aux  échanges et à la découverte du monde extérieur, reposèrent avant tout sur la création de voies de communications modernes qui n’existaient dans aucune de ces colonies.

      Autre source de rupture capitale, l’établissement de la paix publique dans les colonies, une paix publique qui n’existait pas dans la plupart de ces territoires !

     En gros, le scénario de l’ordre colonial, d’une paix publique rétablie dans l’ensemble des territoires a en effet plutôt bien fonctionné en Afrique et à Madagascar jusqu’en 1939, un ordre colonial servi par la mise en place de superstructures bureaucratiques, des formes d’Etats qui ne furent réputés nationaux qu’après les indépendances.

      Le scénario de l’assimilation, de l’accession des évolués à la citoyenneté, fut dès le départ un échec.

     La colonisation mit en route un processus d’acculturation et d’ouverture au monde extérieur facilité par la réalisation de grands équipements de communication, par un ensemble d’actions de santé publique, de scolarisation, de socialisation, de développement économique, mais ce furent les sociétés indigènes qui accompagnèrent et soutinrent le mouvement, beaucoup plus que les sociétés d’origine européenne.

Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés

Les sociétés coloniales à l’âge des Empires: Les ethnies, une « invention » des Blancs?

Les sociétés coloniales à l’âge des Empires

 (1850-1950)

Les ethnies, une « invention » des Blancs ?

« Ainsi, par exemple, l’invention de l’ethnie permet au colonisateur de se doter d’une arme de gestion particulièrement efficace » (voir livre « Les sociétés coloniales à l’âge des Empires, page 11, et premiers commentaires sur le blog du 8 janvier 2013

Réalité ou fiction ?

Ou encore la forme moderne de l’ethnocentrisme d’une mauvaise conscience anachronique ?

Ou encore le syndrome historique des filles repenties de la monarchie ?

             Des chercheurs à la mode ont « inventé » à proprement parler la thèse d’après laquelle le concept d’ethnie, et sa réalité toute coloniale, et exclusivement coloniale, c’est-à-dire inscrite dans un rapport de domination, aurait été « inventée », c’est à dire créée de toutes pièces par le colonisateur.

            Définition et vocabulaire

Avant d’aller plus loin, rappelons le sens qu’un dictionnaire comme le Petit Robert donne au mot « inventer » : « 1° Créer ou découvrir quelque chose de nouveau – 2° Trouver, imaginer pour un usage particulier -3° Imaginer de façon arbitraire

            La thèse citée plus haut parait faire référence aux 2° et 3° des définitions ci-dessus, c’est à dire que la puissance coloniale aurait donc imaginé le concept d’ethnie aux fins de pouvoir mieux dominer les sociétés autochtones.

            Et au mot « ethnie » : « ensemble d’individus que rapprochent un certain nombre de caractères de civilisation, notamment de communauté de langue et de culture »

            Pertinence historique ?

 Il est possible de reprocher beaucoup de choses aux premiers explorateurs, officiers, ou administrateurs, mais les récits ou rapports qu’ils faisaient, et ils furent nombreux, tentaient de décrire plus ou moins bien, plus ou moins précisément, les langues, mœurs, coutumes civiles ou religieuses des peuples qu’ils « découvraient » effectivement.

            En Afrique, Mage racontait-il des bêtises, et avant lui Mungo Park, en décrivant les peuples dont il faisait la connaissance, les Toucouleurs, les  Soninkés, les Bambaras, ou  les Touaregs, en se rendant à Ségou, chez l’empereur Ahmadou, au cours de son voyage des années 1864-1866 ? Il assista même à une bataille célèbre et meurtrière entre Toucouleurs et Bambaras, celle de Toghou, en 1866.

            Dans le livre très documenté, intitulé « L’Empire Peul du Macina » (1818-1853), et en décrivant cet Empire, les deux auteurs A.Hampaté-Bâ et  J.Daguet inventaient le concept d’ethnie en dénommant Peuls, Bambaras, Songhay, et Touaregs au cours des nombreuses guerres qui eurent lieu sous le règne de l’Empereur Cheik Amadou ?

            Les esprits curieux pourraient d’ailleurs y trouver maintes informations susceptibles d’éclairer les crises du Mali, actuelle ou passées.

            Plus tard, au cours des deux années 1887 et 1889, Binger, dans son long périple d’Afrique occidentale, du Sénégal à une Côte d’Ivoire qui n’existait pas encore, racontait des histoires, en décrivant les peuples qu’il y rencontrait, ou pour le dire plus crument mentait ? Et plus tard, aussi Delafosse, par exemple ?

            Et Livingstone au cours de ses expéditions à travers l’Afrique du Sud et l’Afrique Centrale, dans les années 1840-1850, dénommait beaucoup des peuples qu’il rencontrait, les Cololos, les Londas, les Tébélés ou les Zoulous, en déformant complètement la réalité… ?

            En Asie, des explorateurs du Laos comme Mouhot ou Pavie, inventaient-ils  les ethnies qu’ils rencontraient et décrivaient, Mouhot, dans les années 1860-186, et Pavie dans les années 1889-1890, les Khmers, les Annamites, les Thaïs, les Méos…. ?

            A Madagascar, Grandidier, après y avoir effectué, entre 1865 et 1870,  un long voyage de découverte de type encyclopédique,  inventait-il les dix-huit ou dix-neuf ethnies qui peuplaient la grande île ?

Pertinence actuelle ? :

A lire les reportages dans les journaux sur l’actualité du monde, ou à en voir à la télévision, il ne se passe peut-être pas un jour sans qu’il soit question de peuples qui se différencient les uns des autres, par leurs mœurs, leurs coutumes, leurs croyances, leur identité, qui s’en différencient pacifiquement ou non, qu’ils soient qualifiés ou non d’ethnies.

Tous les journalistes auraient donc été intoxiqués à ce point par une fausse interprétation du monde ? Par l’invention de l’ethnie ? Ou manqueraient-ils de culture ?

De multiples exemples au choix : Libération du 29/01/2008, page 10 Monde : « Kenya  A Naivasha et dans la vallée du Rift, les violences politico-ethniques empirent », de la faute des Anglais qui écrasèrent dans le passé la révolte des Mau-Mau, c’est-à-dire des kikuyu qui ont toujours maille à partir avec les autres peuples ou ethnies, les Luos, Kisii, ou Kalenjin.

Dans le Figaro du 9 octobre 2012, page 8 sur le Mali, « l’ethnie touareg », les « mouvements touareg », la « minorité touareg ». Le Président du Niger parle de « peuple touareg », « Il n’y a pas d’ethnie privilégiée »

Dans La Croix du 15 février 2012, page 7 : « Au Maroc : des femmes revendiquent leurs droits sur les terres »… « Le Maroc compte 4 600 tribus exploitant près de 15 millions d’hectares de terres collectives. »

Dans Le Monde des 3 et 4 mars 2013, à nouveau le Kenya, Géo &Politique, page 3 : «  Le Kenya hanté par ses heures sombres », une page entière d’analyse sur le sujet avec toute une gamme de qualificatifs de caractère ethnique ou pseudo-ethnique « triptyque : luttes tribales, conflits fonciers, ambitions politiques », les rivalités interethniques », « les membres d’une tribu ou d’une ethnie », « les deux champions des communautés kikuyu et kalenjin »

Bien sûr, il est tout à fait possible de tourner autour du pot des définitions, car beaucoup de mots peuvent être utilisés pour cerner ce type de réalité sociale, culturelle, ou religieuse, mais le fond du concept de la définition reste le même, c’est-à-dire un classement par critères d’identification et de revendication de croyances, de mœurs, ou de cultures différentes.

Au choix, les termes d’ethnies, de peuples, de minorités, de communautés, de mouvements, de tribus,  ou encore celui d’appartenance, récemment relevé !

La thèse en question repose donc sur une querelle du type « sexe des anges », et elle cache en réalité la volonté de masquer une problématique très ancienne de rivalité et de conflit entre des peuples, des communautés, ou des ethnies, pour user de cette expression, en transférant la responsabilité de cette problématique sur les épaules des anciens colonisateurs, c’est à dire de leur faire endosser tous les malheurs actuels de ces peuples.

Pour le dire clairement, les interprétations qui sont données au concept d’ethnie, telles que celles que j’ai citées, manifestent à mon avis une sorte de nouvelle forme d’ethnocentrisme rentré, inversé, qui se veut coupable, qui ne dit pas son nom, laquelle veut réinterpréter la marche du monde.

Il s’agirait donc d’une tendance à considérer l’histoire avec une culture de repentance qui marquerait un nouveau modèle de recherche idéologique, plus que scientifique.

Une  restriction toutefois dans la démonstration, celle qui a vu effectivement les puissances coloniales s’appuyer sur telle ou telle ethnie pour assurer son pouvoir, comme ce fut le cas avec la politique des races de Gallieni, mais une telle politique n’a rien inventé en matière d’ethnie, si ce n’est quelquefois d’ajouter à une complexité interethnique préexistante.

Il aurait été tout à fait surprenant que la puissance coloniale ait pu miraculeusement, en un peu plus de cinquante ans, mettre au monde des ethnies qui n’existaient pas.

Le CQFD de l’histoire coloniale et postcoloniale : la démonstration historique qu’il fallait faire ! Les blancs, puisqu’il convient de les appeler clairement, dans le cas d’espèce, par leur nom,  ont créé de toute pièce les ethnies pour mieux asservir les populations colonisées, et sont donc responsables des guerres ethniques qui agitent encore plusieurs continents, dont l’Afrique !

En résumé, une propagande postcoloniale sans doute plus efficace que ne l’a jamais été la propagande coloniale.

Jean Pierre Renaud

PS : après avoir lu ce texte, pas drôle du tout, une amie chère à mon cœur, en a tiré la conclusion qu’il suffisait peut-être de lire le CQFD !

Au Mali, quelle stratégie?

  La France a engagé son armée au Mali, sans avoir demandé préalablement à ses partenaires européens, d’assumer collectivement cette mission, alors qu’elle est un enjeu important de la sécurité internationale de toute l’Union Européenne.

A lire une presse qui est très volatile sur le sujet,  la France est au Mali pour longtemps, si l’ONU n’accepte pas de mettre à sa place une force de paix internationale.

Au terme des quatre mois de guerre « autorisés » par le Parlement, il va  falloir que la communauté internationale tout autant que le gouvernement français, aient des idées claires sur la longue durée stratégique.

Sur la longue durée, les conditions du succès ne seront pas faciles à remplir :

Une paix difficile à réaliser, sans qu’aux côtés de la coalition africaine en charge de cette mission de guerre et paix, des mouvements de l’islam modéré ne viennent soutenir sa lutte anti-djihadiste, dans une région où traditionnellement l’islam a toujours été fort, pour ne pas dire conquérant, adossé à une histoire riche de grands empires musulmans.

Une paix difficile à réaliser sans l’Algérie, et si l’Algérie, placée au cœur du sujet ne prend pas ses responsabilités en coopérant avec les Etats Africains, parce que la France, compte tenu de son passé colonial n’est pas la mieux placée, à la différence de l’Union Européenne, pour obtenir ce résultat.

Une paix difficile à réaliser, alors qu’il n’y a plus ni Etat, ni armée, sans que l’ONU, avec un mandat de transition, ne mette en place au Mali un pouvoir- relais capable d’administrer et de remettre sur pied un nouvel Etat, et il y faudra plus que quelques mois, et peut-être quelques années !

La présence du capitaine Sanogo, auteur du dernier coup d’Etat, aux côtés d’un chef d’Etat qu’il a chassé du pouvoir, ne laisse augurer rien de bon sur le retour de la paix civile dans cette région.

Le reportage du Monde intitulé « Au Mali, l’encombrant capitaine Sanogo reste au centre du jeu » (15/02/13, page 7) est tout à fait édifiant :

« L’ancien putschiste a  été investi au palais présidentiel de Koulouba par le chef de l’Etat par intérim Dioncounda Traoré au rang de président du « Comité militaire de suivi de la réforme des forces de défense et de sécurité »

Ce qui veut dire le loup dans une bergerie qui, il est vrai, n’en est plus une ! Et en plein pataquès africain ! On le croyait ou sur le « front », ou en prison !

Une paix difficile à réaliser, si les nouvelles autorités du Mali, à condition qu’elles existent à nouveau, ne trouvent pas une solution intelligente et pérenne, pour associer le peuple touareg aux décisions politiques du nouvel état à créer.

Une paix encore plus difficile à réaliser, sur la longue durée encore, si les gouvernements africains n’arrivent pas à modérer la pression démographique de leurs pays, pour ne pas dire à confiner l’explosion démographique, car il est évident que ce facteur est un des éléments d’instabilité du continent, avec un manque de développement en face d’une jeunesse au chômage.

Jean Pierre Renaud

CAPES et Agrégation, avec un brin d’impertinence historique!

CAPES et Agrégation, avec un brin d’impertinence historique !

Les sociétés coloniales (1850-1950) : le puzzle de l’histoire coloniale ! 

            Le puzzle historique, un puzzle géant, comme un jeu intellectuel cher à certaines écoles pédagogiques ! Dans le cas présent, celui des sociétés coloniales d’Afrique, des Antilles, et d’Asie entre les années 1850 et 1950 ! C’est peut-être le choix qui a été fait dans la conception de l’ouvrage collectif dirigé par JF.Klein et C.Laux.

            Un puzzle géant composé de nombreuses pièces que les candidats au Capes et à l’agrégation d’histoire sont chargés d’interpréter et de classer selon la définition, soit du Larousse du XXème siècle en six volumes, des années 1930 :

            « Jeu de patience composé d’une infinité de fragments découpés qu’il faut rassembler pour reproduire un sujet complet »

 soit du Petit Robert :

            « Multiplicité d’éléments qu’un raisonnement logique doit assembler pour reconstituer la réalité des faits »

            Un puzzle dont les concepteurs ont peut-être caché certaines pièces, faussé volontairement d’autres, afin de renforcer l’intérêt de ce nouveau jeu.

            Puzzle ou casse-tête matériel ou immatériel,  selon la définition, en deux ou trois dimensions selon les « faiseurs de puzzle », et dans le cas présent, la troisième dimension  présente un réel intérêt, s’il s’agit de la profondeur historique, de la période de temps choisie et de celle des sociétés coloniales antérieures ou postérieures à ce calendrier.

            Et tout autant, le long et le large, s’il convient de limiter ou non le champ géographique du raisonnement, c’est-à-dire pour un cas de société coloniale déterminée dans un espace de temps également déterminé.

            Encore et enfin, pour reprendre le titre d’une des rubriques du livre de Mme Coquery-Vidrovitch « L’histoire des colonisés vus d’en bas » dans « Les enjeux politiques de l’histoire coloniale », est-ce que les pièces de ce puzzle expriment une histoire vue d’en bas ou des histoires d’en bas ?

            Et en ce qui concerne les propositions qui ont été faites par leurs auteurs pour entrer dans la composition de ce puzzle, s’agit-il des sources qu’ils ont exploitées eux-mêmes, ou d’un travail d’historiographie ?

            Les « faiseurs de puzzle » proposent donc de nous intéresser successivement à trois sous-ensembles de pièces de ce puzzle : « Politiques et encadrement des sociétés en contexte colonial », « Acteurs, groupes sociaux, résistances et accommodements dans les sociétés coloniales », et enfin, « Les pratiques culturelles dans les sociétés coloniales ».

            Le puzzle aurait pu tout aussi bien s’organiser autour de trois pôles :

le pouvoir colonial, comme dans une pièce de théâtre, avec quel message, quelle thématique, ou quelle intrigue,

 les acteurs,

le jeu lui-même, convaincant ou non, et pour quel résultat : bide ou succès ?        

             Au cours de leur tentative de recomposition de ce puzzle historique, les candidats à ces concours ne manqueront donc pas de trouver sur leur route d’assez nombreux pièges que leur ont sans doute tendus les concepteurs de cet ouvrage collectif.

            A titre personnel, et avec une formation universitaire différente de celle d’un historien, et uniquement en ce qui concerne les contributions dont les sujets me sont un peu familiers, deux sortes de pièges me sont apparus, les premiers d’une nature générale, les seconds dans quelques-uns des cas particuliers analysés.

I – Quelques pièges de nature générale, en conservant à l’esprit le fil rouge du raisonnement logique qui doit conduire à la réalité des faits :

Grandeurs économiques et financières, statistiques et évaluation : des grandeurs mesurables, fiables, et comparables ?

Il est difficile d’analyser des sociétés coloniales, et encore plus de les comparer entre elles, sans avoir à sa disposition tout un ensemble d’indicateurs statistiques statiques ou dynamiques, en termes de flux, portant sur la démographie, l’économie, les structures économiques et sociales, l’immigration…, et cela en fonction évidemment d’une chronologie, avec toujours l’addition de la situation coloniale et de son moment.

Ajouterai-je que dans un certain nombre de ces sociétés coloniales les séries statistiques disponibles, si elles existent, n’auront pas toujours une fiabilité assurée. Pour ne prendre que l’exemple de l’Afrique occidentale, les chiffres de la population ont mis beaucoup de temps à être connus, ne serait-ce qu’en raison des difficultés concrètes de recensement, et du fait que la population n’avait pas « envie » de se faire recenser, puisqu’elle donnait alors prise aux impôts de capitation.

Une des contributions procède à un long examen des migrations de travail, mais il n’est pas très facile de les interpréter sans disposer de séries statistiques solides et sans les mettre en rapport avec d’autres migrations de travail telles que celles des migrations blanches des mêmes époques, comparables ou non, entre autres, d’origine anglo-saxonne. Etats Unis, Australie, Afrique du Sud, et Nouvelle Zélande ont accueilli tout au long du XIXème siècle des millions d’anglo-saxons, dont une partie, pour les Etats Unis venait de « la colonie »  d’Irlande.

De même, et dans un tout autre domaine, celui de la littérature ou du cinéma qui concernent plus les métropoles que les sociétés coloniales, il est difficile de porter une appréciation sans avoir à sa disposition un certain nombre d’indicateurs tels que le poids de l’édition de type « colonial » par rapport à l’édition de type « métropolitain », nombre d’ouvrages, thèmes, tirages, etc… .. aux différentes époques considérées.

Le même type de remarque méthodologique pourrait être faite pour la presse qui n’a pas, en tout cas à ma connaissance, ou qu’on m’en pardonne, fait l’objet d’un travail d’inventaire et d’évaluation qui permettrait d’affirmer comme l’ont fait certains chercheurs que la France baignait dans une culture coloniale, à une époque coloniale française dont les bornes chronologiques ne sont d’ailleurs pas les années 1850-1950, mais 1870-1960, et de façon plus rigoureuse pour l’Afrique noire, 1900-1960.

Cette thèse n’a pas encore été démontrée, comme je m’en suis expliqué dans le livre « Supercherie coloniale ».

Comment ne pas être surpris, comme je l’ai été, de voir un historien connu autant qu’apprécié, traiter longuement dans un livre de « L’idée coloniale en France de 1871 à 1962 », sans avoir fait procéder à une analyse statistique de la presse qui accréditerait l’influence effective de cette idée, tout au long de la période examinée ?

Il en est de même pour le cinéma. Dans le cas de la France, le cinéma colonial n’a pas beaucoup concerné l’Afrique noire, et les films diffusés avant 1939, n’ont pas été nombreux.t

En l’absence de chiffres comparables, il est donc difficile de faire des comparaisons !

Aliénation économique ou aliénation coloniale, selon le moment et le lieu ?

Autre remarque générale, liée au concept de situation coloniale, en matière d’entreprise, et donc de capitalisme colonial !

Il est difficile d’analyser une situation aliénée du travail, sans la rapporter à une autre situation aliénée du travail, dans le même continent à une étape comparable de développement, par exemple entre Indochine, Chine ou Inde, ou dans des étapes comparables de développement capitaliste, par exemple en France.

Pour reprendre une expression assez connue que nous trouverons plus loin : comment pouvait-on être coolie en Chine ?

Ordre colonial et truchement colonial

Dernière remarque générale, celle de la place et du rôle, au titre des acteurs et des groupes sociaux, ceux du truchement colonial, qu’on les appelle les lettrés, les évolués, ou les nègres blancs comme ce fut le cas en Afrique noire.

La dissertation intitulée « Ordre et maintien de l’ordre en situation coloniale » évoque le sujet, celui des intermédiaires, mais il est dommage que le texte n’ait pas été plus précis sur ce point, au lieu de perdre un peu le lecteur dans des considérations ou observations au demeurant intéressantes, mais en pratiquant une sorte de télescopage historique qui va des tournées de « maintien de l’ordre » des commandants de cercle aux fonctions des SAS, que j’ai bien connues, en passant au travail du renseignement et à l’évocation du rôle du célèbre Lawrence d’Arabie que l’auteur place gaiement dans une réflexion originale, mais crédible ? relative à une nouvelle stratégie fondée sur l’emploi des désordres dans les sociétés coloniales ?

Diable ! Lawrence d’Arabie revisité à ce point ? Dans quel type de société coloniale ?

Le texte était plutôt engageant au départ, en notant que le nouvel ordre colonial créait « un ordre colonial moins manichéen qu’il n’y parait. » (page126), s’il n’avait pas été un peu trop « tendance », au moins dans sa conclusion, en proposant un mot cher à certains chercheurs, l’impensé, ici, « l’impensée globale du désordre colonial. » (page 131)

Les pièges particuliers du puzzle historique

Dans la première partie, « Politiques et encadrement des sociétés en contexte colonial », les thèmes traités entrainent à l’évidence un grand risque de télescopage historique, de l’échec inévitable et peut-être programmé de la résolution du casse-tête, du fait de la variété des sujets et des époques, et à cet égard, il est possible de se poser la question de l’utilité de la pièce « Vichy » : où la mettre ?

Il manque peut-être à la pièce photographique du port de Tamatave, pour que le puzzle puisse fonctionner, un rapide état des communications à Madagascar,  à la date de 1895, c’est-à-dire le degré zéro.

Dans la deuxième partie du puzzle, « Acteurs, groupes sociaux, résistances et accommodements dans les sociétés coloniales », la pièce « Races et cultures d’entreprise. Travailler chez Denis Frères dans la Cochinchine des années 1930 » doit-elle se rapporter au concept moderne de culture d’entreprise, sans anachronisme ? Alors même que le concept d’analyse ne trouve pas toujours facilement, et même de nos jours, une application dans beaucoup de nos entreprises ?

Afin de pouvoir mesurer toute la relativité de la description, une citation :

« Ces derniers points montrent que « la culture d’entreprise », vue comme un ensemble de codes de reconnaissance dont l’assimilation est nécessaire pour faire partie  d’un groupe est ici biaisée par le rapport colonial. » (page 190)

Questions sur cette pièce du puzzle ? Un rapport colonial différent de celui qui existait dans la Chine voisine ? Différent également de celui qui existait encore dans beaucoup de nos entreprises à des époques de développement comparable en France, avec des salariés en condition aliénée, prolétaire, comparable, entre autres dans nos campagnes profondes, ou dans nos grands bassins industriels ?

Compte tenu de son importance et de sa grande influence, le  groupe de pression des compradors chinois, par ailleurs évoqué, dont la présence était antérieure à celle des Français, pourrait fournir une comparaison intéressante avec la hiérarchie raciale décrite.

Une pièce du puzzle colonial ou capitaliste ?

Dans les années 1930, et en France, il serait sans doute possible de trouver des exemples d’aliénation au travail, qu’il s’agisse des journaliers agricoles, travailleurs précaires,  embauchés à la fête de la Saint Jean, pour combien de temps ? Ou d’ouvriers ou ouvrières dans nos usines textiles ?

Dans la troisième partie, « Les pratiques culturelles dans les sociétés coloniales », quelques remarques sur une des pièces du puzzle, « La promotion sociale des indigènes au sein de la société coloniale à Madagascar, itinéraire du premier évêque malgache, Mg Ignace Ramarosandratana » (page 246)

Tout d’abord, et comme nous l’avons déjà indiqué plus haut, parmi les pièces du puzzle rapportées aux acteurs, une ou plusieurs pièces sont manquantes relatives au groupe de plus en plus nombreux des intermédiaires de la colonisation et du truchement colonial, les lettrés, les évolués, ou les acculturés.

Dans le cas particulier de l’évêque, l’auteur note dès le départ : « Dans tous les cas, c’est bien l’impasse de la politique d’assimilation qui se révèle » (page 246)

.Je serais tenté de dire tout d’abord, à la condition sine qua non qu’il y ait jamais eu, sauf dans les discours, une politique d’assimilation.

Une deuxième remarque relative à l’intitulé d’une partie de la pièce « Prêtre, une position dans la société coloniale » : n’était-ce pas aussi le cas dans une société qui a priori n’était pas coloniale, la société française des siècles passés ?

Et pourquoi ne pas ajouter qu’à notre époque, il continue à en être encore ainsi, et quelquefois, dans la grande île ?

Troisième remarque relative au contexte de la pièce du puzzle : avant même la conquête de Madagascar par la France, l’île a été un champ de compétition entre missions protestantes et catholiques, une compétition qui continue de nos jours, avec une incidence importante sur le fonctionnement du pouvoir politique, avec quelquefois dans les villages des plateaux la construction d’une église face à un temple.

Difficile donc de ne pas analyser ce facteur, comme la description en est faite, comme un des facteurs importants de la situation politique de l’époque, avec les positions sans doute inévitables de tergiversation ou de manipulation de la part d’une administration coloniale théoriquement férue de laïcité : s’agissait-il d’un enjeu de position sociale ou d’un enjeu du pouvoir colonial ?

Une dernière remarque relative au « Chapitre 7 Sociétés coloniales au miroir de la littérature L’exemple impérial français. »

Nous avons déjà évoqué plus haut la difficulté de l’évaluation à la fois des vecteurs et de l’effet produit sur l’opinion publique par la littérature, alors que les premiers sondages d’opinion publique n’ont eu lieu en France qu’à la veille de  la deuxième guerre mondiale.

Prudemment, l’auteur esquisse les termes d’une approche du sujet, à partir de sa définition, de son évolution, et de son contenu, à savoir s’il s’agit de littérature coloniale ou exotique, et c’est là une partie importante de la question.

Rôle de propagande coloniale ou de contre-propagande coloniale ? à voir le nombre de romans qui n’ont jamais rien caché des réalités coloniales.

Est abordée également la question capitale du regard, avec la transposition du « Comment peut-on être Persan ? Ou comment peut-on être Français », entre civilisés, non civilisés, décivilisés… ?

Quel regard ? Celui du colonisateur ou celui du colonisé ? Le regard inversé du colonisateur, comme ce fut de plus en plus, et semble-t-il, le cas ?

En guise de conclusion d’analyse de ce puzzle historique, nous ferons nôtre le « Pour ne pas conclure » de l’auteur de cette pièce du puzzle :

«  Avec l’Histoire, la littérature en général, et coloniale en particulier, entretient des liens que l’on pourrait qualifier de dangereusement séduisants. Dangereux parce qu’elle n’est pas une duplication des faits historiques, dont elle est en quelque sorte décrochée, par le temps et par les sujets. Séduisants parce que l’on peut y lire l’histoire des projections des écrivains sur cette histoire, avec illusions, rêves, mensonges et témoignages. Souvent caricaturée, la littérature coloniale mérite d’être interrogée de façon renouvelée, comme c’est le cas aujourd’hui, pour la redécouvrir dans toute sa complexité qui témoigne des sociétés qu’elle s’attache à décrire. »

Histoire des idées ou histoire des faits, histoire des lettres ou histoire des chiffres ?

Vaste chantier aussi excitant sans doute sur le plan intellectuel que celui du puzzle dont la recherche de lien logique est proposée aux candidats comme exercice de préparation!

Jean Pierre Renaud

PS : dans les semaines qui viennent, nous proposerons à nos lecteurs et  à nos lectrices, car j’espère qu’il y en a, deux textes consacrés à Charles Péguy, et à Clio,le premier, avec pour thème « l’histoire ou les histoires », le deuxième, avec pour thème « l’Orient ou les Orients » vus par le grand peintre Gustave Courbet.

Humeur Tique : Mali et « France Go Home » ?

     Le gouvernement de la France est entré en guerre avec l’accord implicite du Parlement, pour combien de temps ? Nul ne le sait !

Quelques mois ou plus ? Avec en tout état de cause, l’obligation constitutionnelle pour le gouvernement d’avoir l’accord du Parlement au terme de quatre mois d’engagement des forces armées, c’est-à-dire le 14 mai 2013.

Que d’événements peuvent se passer d’ici là !

            Il est regrettable que l’Union Européenne elle-même n’ait pas pris ses responsabilités, s’il s’agit bien de lutter contre de nouvelles formes et forces du terrorisme au Sahara, ce qui est effectivement le cas.

            A titre de point de vue, comment ne pas citer celui d’un article paru dans le journal Jeune Afrique, numéro 2716, dans une rubrique intitulée « Mali Grand Angle » :

            «  Du sentiment d’être libéré à celui d’être occupé, de l’expédition salvatrice à la croisade, le chemin est court ainsi que l’ont expérimenté les Américains, de Bagdad à Kaboul. »

            Et il y a déjà longtemps, avec le « US Go Home » dans l’Europe libérée des années 50 !

La France et les Touaregs ou l’actualité de l’histoire – Tahoua 1901 avec les Ouliminden

La France et les Touareg ou l’actualité de l’histoire

En 1901, la France et les Touareg à Tahoua, entre fleuve Niger et lac Tchad, avec le colonel Péroz et le commandant Gouraud

L’âme du peuple Touareg !

            Avec la guerre du Mali, les Touareg sont à nouveau à la mode, et un Etat malien qui n’existe plus, doit, une fois de plus, rechercher une solution humaine et institutionnelle pour associer le destin des tribus Touareg à celui du Mali.

            Pourquoi ne pas revenir sur un épisode historique qui en a dit long sur l’âme de ce peuple ?

            A la fin du dix-neuvième siècle, le gouvernement français poursuit son objectif colonial d’assurer la continuité territoriale entre l’Afrique de l’ouest et l’Afrique centrale.

C’est dans ce cadre qu’il charge le colonel Péroz, assisté du commandant Gouraud, le futur général, de mettre en place le nouveau territoire du « Niger-Tchad ».

            Le gouvernement lance donc le colonel Péroz à l’aventure, sans moyens. En 1898, une autre colonne, celle de Voulet-Chanoine, était passée à l’histoire  des horreurs coloniales, en raison également, et en partie, du manque des moyens accordés par le gouvernement.

Le colonel Péroz accomplit sa mission dans de bonnes conditions, bien que très difficiles, alors que sa colonne devait traverser un  désert inconnu et privé de toute ressource en eau.

Dans cette actualité qui remet au goût du jour les destinées du peuple Touareg, un épisode mérite d’être raconté brièvement, celui d’un accrochage meurtrier entre les troupes commandées par le colonel Péroz et plusieurs tribus Touareg.

Le colonel en a fait le récit.

A Tahoua, avec les Touareg

«  Après plusieurs alertes, nous arrivons le sixième jour à Tahoua…. Les Touaregs Ouliminden, Kelgress, et Ifisen, s’y approvisionnent en grains… notre venue les a chassés dans le désert. Je me suis fait un point d’honneur de conduire pacifiquement cette campagne. La guerre dans ces contrées… Celui qui a comme moi, vécu les heures sombres de nos luttes contre les grands chefs noirs, Samory, Ahmadou, Tiéba, peut aisément reconstituer, en son esprit les épouvantes de l’invasion hunnique dans les Gaules.

Par  mille moyens divers, je m’étais efforcé d’entrer en relations avec les tribus Touaregs qui nomadisent dans le Sahara méridional. Je voulais les persuader de mes intentions pacifiques, de mon vif désir de respecter leur hégémonie sur leurs noirs vassaux, à la seule condition qu’ils reconnaissent la suprématie de la France et qu’ils nous payassent en hommes un très léger impôt. Enfin, je reçus la réponse des chefs Ouliminden :

« Gloire à Dieu le Tout-puissant, le Juste, l’Eternel, qu’il fasse descendre sa bénédiction sur la tête de Mahomet, son prophète, et que celui-ci se répande sur les fronts inclinés de vrais croyants.

Cette lettre est destinée au chef des Français.

Nous sommes dispersés dans le désert. Nous sommes pauvres. Nous avons faim, nous avons soif ; mais nous nous portons bien, car nous sommes libres. Nous échangions nos troupeaux contre les  grains et les étoffes sur les marchés des noirs azbins. Nos chameaux venaient paître et se refaire dans le pays des hommes noirs. Et ceux-ci nous payaient tribut. Il en était ainsi pour nous ; il en a été ainsi pour nos pères et les pères de nos pères. Maintenant, depuis l’arrivée des Français, nous sommes errants dans le désert, souffrant de la faim et de la soif, car nos vassaux se sont révoltés contre nous. Mais Dieu nous aide et nous soutient ; il nous donne la force de supporter tous ces maux.

Le chef des Français nous a écrit : « Soumettez-vous à moi et vos maux cesseront ».Les chefs des tribus se sont  réunis et ont écouté la lecture de la lettre du chef des Français et ils ont décidé de demander à nos femmes ce qu’elles pensaient de cette lettre.  

Et celles-ci ont répondu :

« O hommes, pourquoi délibérez-vous. Ces Français sont-ils vos vainqueurs. Vous êtes-vous mesurés contre eux la lance et le bouclier à la main, et Dieu, vous ayant retiré sa protection, les plus braves d’entre vous sont-ils restés morts sur le terrain et les autres ont-ils dû fuir couverts de blessures et hors  d’état de soutenir la lutte ? Et si vous n’avez pas mesuré vos armes contre celles des français, pourquoi parlez-vous de soumission

On ne se soumet qu’à son vainqueur ; ainsi ont parlé nos femmes ; salut »

Et il revint donc au commandant Gouraud de mener le tournoi meurtrier

Il fallait donc qu’en quelque brillant tournoi, en une joute sanglante, dans des passes d’armes où la lutte est sans merci, se décidât le sort des tribus Touaregs. La faim, la soif, la misère ne comptaient pour rien au regard de ce sentiment d’honneur chevaleresque, enrubanné par les encouragements héroïques de leurs femmes. Et la joute eut lieu, à la mare de Zanguébé d’abord, ensuite à Galma..

De notre côté, cent dix fusils ; mais à leur tête, un jeune chef de bataillon de trente-deux ans, connu de tous les Africains pour sa valeur, le commandant Gouraud, à ses côtés, l’élite de mes officiers et des sous-officiers du bataillon. Les Touaregs étaient huit cents… »

L’affrontement fut sanglant, à cheval ou au corps à corps et beaucoup de Touaregs y furent blessés ou tués ;

« L’honneur est satisfait. Les femmes ne refuseront plus à ceux qui survivent même s’ils nous acceptent comme maîtres.

Pauvres nobles Touaregs ! Ont-ils été assez calomniés par nous : « faux, menteurs, traîtres, lâches, fourbes, voleurs ! » Sauf Duveyrier et de Polignac, qui, du reste, seuls alors, ils les avaient vu d’assez près pour les connaître, tous les écrivains qui ont parlé d’eux les ont traité de si piteuse sorte. Et cependant, est-il au monde une race primitive plus intéressante par la droiture de ses sentiments, la valeur chevaleresque, l’esprit inné de compassion et de justice. »

&

Extrait de texte tiré du chapitre 22 «  Le colonel Péroz à la tête du 3ème Territoire Niger-Tchad (1900-1901) »,  dans le livre «  Confessions d’un officier des troupes coloniales- Marie Etienne Péroz »  Présentation et commentaire par Jean Pierre Renaud – editionsjpr.com

Jean Pierre Renaud

Les sociétés coloniales – CAPES et AGREGATION -HISTOIRE

Les sociétés coloniales

CAPES ET AGREGATION HISTOIRE, le sujet !

Les sociétés coloniales : Afrique, Antilles, Asie (1850-1950)

            Beau sujet, vaste sujet, ambitieux et passionnant sujet, mais on ne peut plus difficile à analyser, puis à synthétiser !

            Tout d’abord de quoi s’agit-il ? De quelle société coloniale ? La société d’origine européenne ? La société indigène ? La société coloniale juxtaposée, ségréguée, ou mixée ?

            Des sociétés qu’il est possible de comparer entre elles, quel que soit leur continent, l’origine de leur population européenne, et leur chronologie ? En tenant compte des dynamiques démographiques ou économiques internes ?

            En disposant des instruments nécessaires à l’évaluation statistique de l’ensemble des facteurs de société étudiés, qu’il s’agisse des rapports de force des populations en cause, entre acteurs économiques, notamment dans les sociétés qui ont bénéficié ou souffert d’un développement de type capitaliste ?

            Car, à la lecture de beaucoup de recherches d’histoire coloniale, il manque souvent un travail d’évaluation statistique solide qui les ferait échapper à une histoire de type idéologique.

            Les sociétés en question sont-elles le fruit de l’expansion des religions chrétiennes ou musulmanes, ou de la mise en application de la théorie de Lénine, d’après laquelle l’impérialisme serait « le stade suprême du capitalisme » ?

            Ou tout simplement le résultat de l’esprit d’aventure, de la recherche du lucre, ou quelquefois de la curiosité de certains de ses acteurs ?

            Ou encore le produit d’une émigration blanche, le plus souvent d’origine anglo-saxonne, dans le cas de grandes colonies d’Amérique, du Pacifique, ou d’Afrique, due à des famines ou encouragée par le gouvernement britannique ? Sans minimiser aussi les migrations de type chinois ou indien.

            Ou le résultat de la supériorité technologique de l’Occident à ce moment de son histoire, avec toutes les nouvelles technologies qui ont déferlé sur le monde à partir de la deuxième moitié du dix-neuvième siècle, une explication qui en vaut beaucoup d’autres, et qui s’inscrirait bien dans la philosophie taoïste chinoise du cours des choses ?

            L’énumération de tous ces facteurs montre l’ampleur de la tâche qu’il convient d’assumer lorsqu’on nourrit l’ambition d’analyser les sociétés coloniales de trois continents au moins, pendant un siècle de bouleversements, avec notamment les deux grandes fractures chronologiques de la première et de la deuxième guerre mondiale.

            Et au plus près de chaque cas de figure étudié, car il est difficile d’échapper à la méthode d’analyse par cas, comment évaluer dans une société coloniale, son immobilisme ou son mouvement, le rôle qu’a pu jouer le capitalisme, s’il existait, le pouvoir colonial, ou tout simplement les sociétés indigènes elles-mêmes ?

            Beaucoup de sociétés indigènes furent longtemps des sociétés closes que la colonisation ne fit qu’effleurer, et souvent aussi, le véritable ordre colonial ne fut pas celui des administrateurs coloniaux, mais celui des chefs traditionnels, assistés de leurs lettrés musulmans ou de leurs sorciers.

            Mes réflexions actuelles sur un sujet aussi complexe, mais tout aussi passionnant, me conduisent à penser qu’il est le domaine de toutes les interprétations possibles,  souvent d’ailleurs idéologiques, comme l’ont déjà montré de nombreux travaux historiques faits sur le sujet, car dans l’ambiance du monde actuel, de sa mondialisation rapide, des échanges importants de population, chaque ancienne société coloniale est en quête de proposer son propre « roman national », à l’exemple des nations qui les ont colonisées.

            Il est beaucoup plus facile de brandir des mots qui claquent au vent comme des drapeaux que de s’attacher à examiner, cas par cas, à l’anglaise, chacune des sociétés coloniales.

             Puisqu’il s’agit de la préparation à un concours toujours prestigieux, j’ai eu la curiosité de lire et analyser deux documents publiés sur le sujet,  le commentaire préparatoire du jury d’agrégation (MM Cassan, Carroué, et Badel), et l’introduction Klein-Laux d’un ouvrage intitulé « Les sociétés coloniales à l’âge des Empires. »(1)

            Dans leur cadrage méthodologique, les deux textes accordent une  importance tout à fait justifiée aux analyses Balandier centrées sur « la situation coloniale », un concept qui compliquera inévitablement les travaux d’analyse et de comparaison des sociétés coloniales, quel que soit leur « moment colonial », concept évidemment clé dans toute analyse historique.

            Dans l’introduction citée, les auteurs utilisent à plusieurs reprises (pages 7,10 ou 11) le mot « colons», un mot très ambigu, car dans les colonies françaises, en tout cas, le « colon » a été une denrée plutôt rare : rien à voir par exemple avec les migrations britanniques de colons vers l’Afrique du Sud, la Rhodésie, ou le Kenya par exemple, pour ne pas citer celles de l’Amérique du Nord, de l’Australie, ou de la Nouvelle Zélande.

            De même que  l’appréciation «  la facilité avec laquelle la société coloniale se reproduisit » (page8) parait plutôt optimiste, car des blocs importants de population africaine restèrent imperméables aux influences coloniales jusque dans les années 1950.

            En ce qui concerne l’esclavage domestique, rappelons qu’il ne fut supprimé dans les « royaumes » de « l’indirect rule » de la colonie de Nigeria, qu’en 1940. (H.Grimal De l’Empire britannique au Commonwealth, page 175)

            D’autres concepts d’analyse sont tout à fait pertinents, les notions de « bricolage empirique » ou de « hiérarchies raciales », en n’omettant pas toutefois le fait que dans beaucoup de sociétés africaines, en tout cas, il existait bien déjà une « hiérarchie raciale ».

            Sur le concept de « modernité », il est possible d’être plus hésitant, sauf à lui donner un contenu précis, celui des nouvelles technologies, par exemple, celles de la santé, de l’enseignement, ou des communications, et à cet égard il est difficile de ne pas considérer la date de 1850 comme un peu théorique, car c’est la révolution des technologies des communications, de l’armement, et de la médecine, qui expliquent sans doute le mieux, tout au long du demi-siècle, la naissance des nouvelles sociétés coloniales proposées à l’examen. (voir The Tools of Empire Headrick)

            Le texte de commentaire du jury insiste à juste titre sur « la perspective comparatiste », une perspective difficile à saisir, ainsi que sur le concept clé de Balandier, celui de « situation coloniale », une sorte de mise en garde qui est de nature à éviter des dérapages de type chronologique qui s’accorderaient mal avec  un tel exercice de méthode historique.

            J’aimerais terminer ce petit texte en faisant un sort à une phrase de l’introduction Klein-Laux, à savoir : « Ainsi, par exemple, l’invention de l’ethnie permet au colonisateur de se doter d’une arme de  gestion particulièrement efficace. » (page 11)

            Les auteurs font leur cette thèse à la mode de nos jours, mais il suffit de lire de nombreux récits d’explorateurs, d’officiers, ou d’administrateurs pour admettre, pour ne parler que de l’Afrique noire, qu’il existait une myriade d’ethnies ou de peuples, et tout autant de dialectes.

            L’africaniste Delafosse se trompait donc en identifiant des ethnies par exemple dans la toute nouvelle Côte d’Ivoire ? Dans le nord du Togo, dans les années qui ont précédé son indépendance, la France, pays mandataire de l’ONU, aurait construit de toutes pièces les ethnies qui le peuplaient (Tyokossi, Kokomba, ou Gourma, etc… ?

            Question : pure invention des Blancs, les Bétés ou les Baoulés …? Les Peuhls, les Malinkés, les Bambaras, les Senoufos, ou les Mossi … ? Les Ewé ou les Kabré …? Les Fangs, les Bamilékés, les Pahouins ou les Djingués… ? Les Mérinas, les Tsimihety, les Antandroy, ou les Vezo… ? Les Annamites ou les Thos, les Mans, ou les Nungs… ? Ces dernières ethnies ou peuples font encore l’objet d’un classement dans une catégorie des « minorités ethniques » par le régime communiste du Vietnam.

Et enfin, il suffit de lire dans la plupart des journaux des reportages sur les nombreuses guerres qui ont agité, ou agitent encore, le continent africain, pour rencontrer, au détour d’une phrase ou d’un paragraphe, le mot ou le qualificatif ethnique.

Henri Brunschwig était-il un affreux colonialiste en utilisant l’adjectif « ethnique » en analysant le cas des très nombreux « collaborateurs » des colonisateurs ?

«  L’enquête aurait été décevante si elle ne nous avait conduit, une fois de plus, à une mise en garde pour l’appréciation de ces gens : ils ne sont absolument pas comparables aux « collaborateurs » de la Seconde Guerre mondiale en Europe. Ils n’étaient pas et ne pouvaient pas être qualifiés de « traitres » pour la bonne raison que les sentiments de solidarité raciale ou nationale n’existaient pas au-delà de la vigoureuse conscience ethnique. » (page 155 « Noirs et Blancs dans l’Afrique Noire Française, Flammarion).

Alors faut-il vraiment ergoter sur les mots pour identifier les peuples, les tribus, les sociétés, et peut-être être à la mode ?

Pour terminer, je forme le souhait qu’au terme des travaux de préparation de l’agrégation de l’année 2012-2013, les connaissances aient bien progressé sur le sujet, et peut-être qu’une méthode d’analyse historique de ces sujets difficiles ait pu faire ses preuves.

L’enjeu est en tout cas de belle taille, car les sources disponibles sont à manier avec précaution, d’autant plus grande que de nos jours, l’historiographie coloniale semble prendre quelquefois la place de l’histoire.

Jean Pierre Renaud

(1)    Ultérieurement, nous nous proposons de communiquer nos réflexions sur certaines des communications qui figurent dans ce livre.

L’Europe, la France, et le Mali: Une Europe du « Courage, Fuyons! »

L’Europe, la France, et le Mali :

Une Europe du « Courage, Fuyons ! »

 Le chacun pour soi !

Mali, y aller ou pas ?

            La France, ou plutôt le Président de la République vient d’engager notre pays dans une nouvelle guerre en Afrique.

            Cette grave décision d’intervention militaire au Mali soulève une question capitale : s’il est vrai que l’ONU a autorisé une intervention armée dans ce pays et que la France s’efforce de respecter à la lettre les décisions de l’ONU, il est tout de même étrange, pour ne pas dire anormal, que la décision d’intervention n’ait pas été prise par l’Union Européenne, si l’objectif est bien celui d’assurer la sécurité de l’Europe à des frontières qui ne sont pas les siennes, afin d’endiguer la menace d’un nouvel Afghanistan au Sahara.

            Ce qui voulait dire comme autre condition préalable de notre intervention, celle de l’Algérie, sollicitée par l’Union Européenne, et non par l’ancienne puissance coloniale qu’est la France.

            Ce qui voulait donc dire, et clairement, que la France devait demander la réunion d’urgence d’un Conseil Européen, afin que chaque pays d’Europe prenne clairement ses responsabilités dans un conflit qui met en cause la sécurité de l’Europe toute entière.

            Lorsqu’il s’agit de gros sous, on réunit un Conseil Européen, mais quand il s’agit de la vie de nos soldats, on ne le fait pas ?

            Dans les conditions actuelles de l’intervention, il est difficile de ne pas y voir la résurgence, en raison de l’urgence, d’un relent de la « Françafrique », même si ses motifs n’ont rien à voir avec des intérêts économiques, inexistants, et alors que le Mali n’a plus d’Etat, pour autant qu’il en ait eu un, pas plus que d’armée, une situation d’autant plus curieuse que le Mali a toujours eu sur son sol de fiers guerriers, tels que les Bambaras.

            Où est donc passé le capitaine Sanogo, auteur du dernier coup d’Etat ? Sur le front à Konna ?

            Et comme je l’ai déjà dit sur ce même blog, la Constitution actuelle qui donne au Président de la République le pouvoir d’engager l’armée à l’étranger, sans avoir  à en référer au Parlement, est une sorte d’insulte à la démocratie républicaine.

            Heureusement que le pays dispose encore de soldats expérimentés dans ce type de guerre, mais est-ce que leur existence même, compte tenu de l’absence de l’Union Européenne et de forces mises à sa disposition, ne fournit pas à la France la bonne excuse pour intervenir et à l’Europe la même excuse pour se défausser ?

            Le 16 janvier au matin, j’ai entendu le ministre de la Défense déclarer que le pays avait « le plein soutien de la communauté internationale », mais dans les conditions actuelles de l’intervention nos soldats sont les Suisses de l’Europe, les Suisses qui vinrent souvent alimenter les régiments des rois de France.

Jean Pierre Renaud