« Ecrire l’histoire de l’Afrique à l’époque coloniale »
Sophie Dulucq
Ou Ecrire « l’historiographie de l’histoire de l’Afrique à l’époque coloniale ? »
Premières pages de ma lecture critique
Pour avoir beaucoup investi intellectuellement dans les recherches historiques sur la période coloniale française, et m’être posé beaucoup de questions sur la pertinence historique d’un certain nombre de publications postcoloniales, j’ai naturellement entrepris la lecture du livre de Sophie Dulucq avec intérêt et curiosité, afin de savoir s’il était possible de procéder à un examen objectif de ce sujet trop souvent polémique.
Pour simplifier provisoirement, et peut-être arbitrairement, le débat, il n’y aurait donc pas eu d’histoire coloniale sérieuse avant la décolonisation, c’est-à-dire avant que le postcolonial ne « surgisse », ou si elle a existé, qu’elle souffrirait de tels défauts et suspicions « scientifiques » qu’il ne s’agirait pas, à proprement parler, d’histoire, capable de rivaliser avec celle d’aujourd’hui ?
Introduction
Nous proposerons tout au long des prochaines semaines notre lecture critique du livre de Sophie Dulucq, mais d’ores et déjà, évoquons quelques- unes des questions qu’elle pose, ou se pose, dans son introduction, avec une première série de questions en écho aux propos de A.E.Afigbo d’après lequel :
« Ecrire l’histoire de l’Afrique ne se résume pas à intégrer du matériau africain dans l’étude des pratiques, de l’expansion et des réalisations d’une civilisation dont l’âme et le centre de gravité sont extérieurs au continent africain… », (partie de citation traduite par l’auteure, (p,8) :
« Dans cette perspective, l’écriture de l’histoire de l’Afrique n’a donc pu être entreprise qu’avec la décolonisation. Les caractères méthodologiques pertinents censés caractériser cette historiographie authentique sont cependant fort variables : pour les uns, c’est l’utilisation systématique des sources orales qui ont fondé leur légitimité ; pour d’autres, c’est la dimension afro-centrée du propos (étudier une société africaine pour elle-même, indépendamment des Européens) qui la garantit ; pour d’autres encore parmi les plus radicaux, c’est l’africanité des historiens qui pourrait seule assurer sa recevabilité. » (p,8)
Il n’est pas superflu de savoir que M.A.E. Afigbo est originaire de la Nigeria du sud- est, ancienne et puissante région côtière sous domination anglaise, et qu’il y a assumé des fonctions politiques.
« En souscrivant à ces visions, toute la production historique du début du XIXème siècle et de la période coloniale se trouve irrémédiablement disqualifiée, celle écrite durant la colonisation étant particulièrement mal perçue. » (p, 8)
« …L’on se rend vite compte que faire démarrer l’écriture de l’histoire de l’Afrique dans les années 1950-1960 pose un certain nombre de problèmes et amène totalement à simplifier l’historiographie antérieure… » (p, 9)
« Disqualifiée » ? Pour ne pas dire à la nier, comparée à quel autre type d’histoire ? Celle des traditions orales, par exemple ? Celles des griots ? Celle des lettrés musulmans dans l’Afrique islamisée en surface ou en profondeur ?
« La solution n’est donc pas d’isoler, parfois artificiellement, l’histoire écrite à la période coloniale (en décrétant que ce n’est pas de l’histoire de l’Afrique) ou bien de la considérer comme un héritage inavouable » (p,14)
« … Les faits sont têtus : la genèse de l’histoire de l’Afrique n’est pas malgré des affirmations réitérées, une immaculée conception datant des années 1950-1960. Elle a, par des ramifications lointaines, partie liée avec l’expansion européenne dans le monde et avec, la domination impériale. » (p14)
« Dans les années 1980, l’histoire coloniale disparaît à peu près complètement des préoccupations ; on en trouve mention dans quelques bilans historiographiques, mais de façon essentiellement négative ou allusive ». (p,18)
Il serait évidemment intéressant de savoir pourquoi ?
L’auteure définit très clairement les enjeux de son étude :
« Position de recherche
« L’historiographie coloniale constitue donc un objet historique riche. Ni simple sous-produit d’une idéologie surannée et détestable, ni reflet fidèle de la science historique du moment, l’histoire écrite à la période coloniale est intéressante par son hybridité même. C’est sa nature composite qui permet de mieux saisir sa fonction dans le cadre global du projet impérial. Qu’elle ait été mobilisée pour justifier la domination européenne est une évidence, mais il est également vrai qu’elle a concouru à construire des connaissances. De même, elle a été partie prenante de constructions mémorielles encore mal évaluées.
Mais il ne faut pas se leurrer. L’histoire méthodique qui triomphe en France à la fin du XIXème siècle possède elle aussi cette triple dimension idéologique, cognitive et mémorielle : elle contribue à accumuler méthodiquement, outils et savoirs pour une appréhension de plus en plus critique du passé, tout en s’attachant à (re)fonder la Nation autour du pacte républicain – au risque de devenir un véritable catéchisme au service du pouvoir et un authentique instrument du nationalisme revanchard – et à construire des « lieux de mémoire » nationaux… » (p21)
« L’historiographie coloniale » comme je l’ai souligné, ou l’histoire coloniale en tant que telle ? « L’histoire méthodique », comme je l’ai souligné, est-ce si sûr ? L’historienne en donne, à juste titre, les limites
« L’histoire produite durant la colonisation doit pouvoir être étudiée avec le même détachement critique que l’ont été les manuels de Lavisse ou les écrits de Langlois et Seignebos. » (p,22)
« Autrement dit, une des questions centrales sera de déterminer ce qu’il y a de proprement colonial dans l’histoire écrite à la période coloniale, et en particulier dans ce que l’on nommait alors l’« histoire indigène ». (p,25)
« … Enfin, la question du rapport des Africains à l’historiographie coloniale devra être posée. Elle devra être envisagée autrement qu’en termes de simple confiscation. »(p,25)
Question : comment remédier à l’absence d’une histoire écrite en dehors de la zone géographique du Sahel, et à la condition que l’on puisse faire confiance à celle des lettrés musulmans dans la zone islamisée ?
« Outils et cadre de l’enquête (p,26)
« … L’enquête se centre dans un premier temps sur les conditions concrètes de l’épanouissement d’une « histoire coloniale » de l’Afrique au début du XXème siècle. Elle met en évidence l’imbrication entre réseaux coloniaux et réseaux savants, la progressive affirmation des historiens des colonies et la patiente constitution de jalons institutionnels indispensables à l’essor du sous-champ disciplinaire : création de chaires universitaires, multiplication des revues et des publications, organisation des dépôts d’archives, appui matériel de l’administration coloniale à la collecte des sources documentaires. « (p27)
L’attention se concentre ensuite sur le contenu d’une production historiographique placée sous le signe d’une ambiguïté consubstantielle…
Enfin de multiples recompositions ont accompagné la remise en cause de la colonisation à partir de 1945 : nouvelle configuration institutionnelle et historiographique, montée d’une génération d’historiens critiques de la colonisation, émergence d’auteurs issus des pays africains… (p,27)
Nous verrons à la lecture si cet ouvrage nous donne la possibilité d’évaluer la place de l’histoire coloniale, notamment dans le monde savant et universitaire, en concurrence avec celle d’autres histoires consacrées à l’Antiquité, au Moyen Age, aux monarchies, ou aux Républiques
Je souscris tout à fait au positionnement d’analyse qui est annoncé, mais j’aimerais dire de façon plus prosaïque trois choses, pour revenir les pieds sur terre :
– que dans toutes les premières opérations de conquêtes nouvelles de territoire en Afrique noire ou en Indochine, il y avait toujours dans le détachement un officier qui procédait aux premiers relevés de cartes géographiques qui n’existaient évidemment pas,
– qu’il conviendra toujours, dans l’analyse qui est proposée, d’avoir à l’esprit le fait que les historiens, qu’ils soient en Afrique, ou en Europe, ne jouaient pas dans la même catégorie de jeu, un sujet qui ne peut manquer d’être au centre de ce type d’analyse. A titre d’exemple, combien y-avait-il de « chaires universitaires » avant 1914 ou 1939 ? Et où ?
– enfin que l’objet de recherches choisi est un challenge d’autant plus ambitieux qu’il concerne un continent immense, sauf à dire que le propos concerne avant tout l’A.O.F.
Pourquoi ne pas conseiller, à ce sujet, de lire la seule introduction du livre « Afrique occidentale française » de Richard-Molard (1952) pour mesurer l’ampleur de la tâche, avec quelques-unes de ses remarques :
« L’on n’évoque jamais une terre située entre les Tropiques sans songer premièrement au climat…. Mais pour l’A.O.F il faut aussi dès l’abord attirer l’attention sur cet autre trait : l’immensité… cette immensité se dilate encore démesurément si l’on songe que 16 millions d’habitants seulement y vivent… Un autre contraste éclate entre l’Europe et l’A.O.F. Là, le continent fait corps avec la mer… .Elle subit une anémiante continentalité… Tournée vers l’intérieur, l’A.O.F se heurte au plus grand et plus rigoureux désert du monde….
Dans un continent que l’on a pu qualifier de « marginal » (Th.Monod)… » (p, XII, XIII, XIV)
Dans le livre « Les empires coloniaux », Pierre Singaravélou introduit le sujet par trois citations, dont la troisième est tout à fait intéressante, parce qu’elle pose à sa manière la difficulté d’écrire l’histoire, selon que l’on est lion ou chasseur
« Tant que les lions n’auront pas leurs propres historiens, les histoires de chasse ne pourront que chanter la gloire du chasseur »
Proverbe nigérian.
Sauf à faire observer 1) qu’il faut au moins deux conditions, qu’il y ait un chasseur et encore un lion, 2) que dans la tradition africaine les griots ne chantaient pas plus les exploits du chasseur que ceux du lion.
Est-ce que l’histoire coloniale a jamais compté dans les universités françaises ? A-t-elle jamais eu une place qui ait compté, en concurrence avec les autres disciplines des histoires considérées comme « nobles » ?
Est-ce que le nouvel intérêt pour cette catégorie d’histoire, s’il existe, n’est pas tout simplement lié à la place de plus en plus importante qu’a prise la population d’origine immigrée dans notre pays ? Et juste avant, à la domination des historiens de mouvance marxiste en quête d’une démonstration des méfaits de l’impérialisme ?
Et dans la foulée, la venue du courant des historiens qui, par mauvaise conscience, engagement politique, ou humanitarisme de bon ton, ont privilégié, plus que l’histoire dite « méthodique », les « envers » des histoires plus que les « endroits ».
A lire l’excellent ouvrage de Pierre Vermeren, « Le choc des décolonisations », on ne peut qu’être surpris par le nombre d’intellectuels sortis de la matrice algérienne ou maghrébine.
Enfin quelques remarques :
Lorsque l’on prend connaissance des sources citées par l’auteure, quelques constats sont frappants : sauf erreur, l’auteure ne cite aucun récit de terrain, ou carnet de route datant des années de la conquête ou postérieure , c’est à dire les sources du « terrain ». L’essentiel de la bibliographie des sources constitue une historiographie des sujets traités.
Ne s’agirait-il pas aussi d’une construction d’interprétation historiographique qu’il serait possible de déconstruire, sur le terrain historiographique ?
Dernière remarque ou conseil :
Le lecteur me pardonnera, mais je lui conseillerais de faire comme moi, livre en main, une lecture au mot à mot, étant donné que nous avons l’ambition de nous projeter ou plonger, au choix, dans la lecture de l’histoire « méthodique ».
Pour notre lecture, nous adopterons le plan suivant :
I – La lecture critique elle-même, chapitre par chapitre, c’est-à-dire :
1 Le moment colonial : une nouvelle donne historiographique autour de 1900, page 29
2 Les voies étroites de la légitimation savante (années 1890-1930), page 61
3 Sources et objets de l’histoire coloniale de l’Afrique : usage empirique et pratiques raisonnées (années 1890-1930), page 85
4 L’histoire coloniale en ses œuvres (années 1890-1930), page 119
5 Les Africains et la mise en récit du passé ( années 1890-1930), page 161
6 De l’essoufflement au renouveau (1930-1950), page 209
7 Chaînes de transmission et points de rupture : la charnière des indépendances ( années 1950- début des années 1960), page 257
8 Conclusion
II – Une synthèse de ma critique de fond
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