« Ecrire l’histoire de l’Afrique à l’époque coloniale » Sophie Dulucq – Lecture critique I

« Ecrire l’histoire de l’Afrique à l’époque coloniale »

Sophie Dulucq

I

Le moment colonial : une nouvelle donne historiographique autour de 1900 (p,29)

                            Comment ne pas remarquer que dès l’entrée, il s’agit bien d’une nouvelle donne historiographique, et non d’une nouvelle donne historique ?

                      Après avoir procédé à un rappel sommaire de quelques-uns des récits historiques antérieurs à 1900, «  L’invention du Soudan, de Léon l’Africain, à Heinrich Barth (milieu du XVIème siècle – milieu du XIXème siècle) », l’auteure ordonne son propos autour des concepts ci-après :

           « Nouveau contexte, nouveaux acteurs, nouveaux moyens : l’affirmation d’un champ scientifique en situation coloniale »

         « Une nouvelle configuration savante : quelle place pour l’histoire coloniale de l’Afrique » (p,37)

                   Sont décrits la complexité des relations entre disciplines, « la collusion entre cartographie et conquête coloniale est plus nette dans un premier temps… », le succès de la géographie coloniale : « La géographie coloniale bénéficie quant à elle d’une faveur publique grandissante et commence à investir les institutions du monde savant, tant à Paris qu’en province. »

             Plusieurs remarques : il ne faut pas perdre de vue qu’en 1900, en tout cas en Afrique noire française, c’est à peine si les colonisateurs commençaient à avoir une certaine connaissance de la géographie des lieux.

           « la collusion » : un mot étrange pour qui sait que toutes les « colonnes » militaires qui pénétraient pour la première fois dans ces territoires disposaient d’un officier topographe, faute de cartes géographiques.

         Ne s’agissait-il pas plutôt d’un nouvel acquis précieux pour l’Afrique ?

         Autre réflexion, il est évident que tout le travail de collecte d’informations nécessaires à la connaissance des milieux africains était indispensable à la bonne administration de ces territoires, un capital perdu pour les générations qui leur ont succédé ?

         « Faveur publique grandissante », cela reste à préciser, car les sociétés de géographie ne concernaient et ne touchaient qu’une petite éliteune toute petite élite.

        Les analyses faites posent d’ailleurs le même type de problème de mesure des phénomènes :

       « Cependant, au début de la IIIème République,  c’est l’ensemble de la discipline historique qui est en position conquérante ; elle se professionnalise tout en s’assurant une place de tout premier ordre dans les instances de l’Université comme dans les allées du pouvoir républicain… Les chaires se multiplient… » (p38)

       « A partir de 1890, les thèses d’histoire coloniale se font plus nombreuses, mais concernent encore quasi exclusivement les quatre « vieilles colonies… » (p40) 

        C’est effectivement tout le problème de la place de ce nouveau domaine « scientifique », à la fois dans les territoires coloniaux eux-mêmes, et au sein des universités françaises, alors que les institutions savantes crées par les autorités coloniales étaient de plus en plus nombreuses, entre autres pour la raison toute simple de leur intérêt pour une meilleure efficacité des administrations coloniales.

         C’est la raison pour laquelle il parait difficile de souscrire à nouveau au jugement de collusion qui suit :

      « Mais les exemples de collusion entre instances savantes et administrations en charge des questions coloniales sont également légion. » (p46)

       Il est tellement évident qu’il s’agissait moins d’une collusion que de la création de toutes pièces d’institutions savantes qui n’existaient pas avant la conquête et qui ont à la fois conservé un héritage culturel du passé et continué à emmagasiner de plus grandes connaissances sur tel ou tel territoire.

          Il parait tout de même difficile de tenir de tel propos « place de tout premier plan…les chaires se multiplient… les thèses plus nombreusessans donner la mesure statistique de cette évolution.

       Il s‘agit là d’une des critiques de base que j’ai faites à plusieurs reprises à l’encontre de certaines thèses postcoloniales qui souffraient d’une grave insuffisance de mesure statistique.

       L’auteure cite à plusieurs reprises le cas de l’Académie Malgache (créée par Gallieni), une institution qui a effectivement donné la possibilité d’une administration plus intelligente de la grande île, les critiques diraient du projet impérialiste de la France, mais en même temps, elle a conservé et transmis, en héritage,  un capital culturel  précieux.

      « L’exemple de l’Académie malgache (p,48)

       « L’Académie malgache est emblématique de l’intrication des intérêts sur le terrain, au carrefour du pouvoir et du savoir »

       Plus loin : «  L’Académie tire ses moyens de subsistance du pouvoir politique. »

       Observations : « intrication… du  pouvoir et du savoir », n’est-ce pas le plus souvent le cas ?

    « Moyens de subsistance » : j’aimerais savoir combien d’académies savantes de France ne tirent pas aujourd’hui encore leur subsistance du pouvoir politique.

    « Les chaires se multiplient » : au Collège de France ? Il y en avait quarante- trois dans les années 1900, et leur nombre  a été réduit à quarante en 1913.

       Il a fallu attendre l’année 1921, pour voir la création d’une chaire d’histoire coloniale au Collège de France, donc une sur quarante.

     Il serait donc utile de mieux éclairer ce type de débat en donnant très précisément la statistique chronologique des chaires d’histoire coloniale ouvertes dans les universités françaises  entre 1890 et 1960.

     « Interconnexions des réseaux et mélange des genres (p,51)

      Des historiens pour l’Empire : un idéal professionnel ambigu

      La remarque que fait l’auteure à la page 52 est tout à fait intéressante, et j’ajouterais volontiers emblématique de l’écart existant entre les appareils savants comparés, entre celui de l’histoire coloniale et ceux des autres histoires considérées alors comme « nobles », alors qu’elles découvraient le problème de leur indépendance scientifique, leur pertinence de neutralité :

     « Mais qu’ils officient sous les tropiques ou d’ans l’orbite des cercles coloniaux métropolitains, les érudits et les historiens professionnels intéressés par l’Afrique vont progressivement s’accorder autour d’un idéal professionnel : celui de l’historien au service de l’action impériale. La chose est d’autant plus remarquable qu’à peu près au même moment, les historiens métropolitains commençaient à défendre une conception de plus en plus neutre de leur discipline par rapport aux pouvoirs en place. » (p,52)

       Même type d’observation : pourquoi vouloir comparer des situations historiques fondamentalement différentes, c’est-à-dire inégales, en moyens, en types et niveaux de professionnels, et en chronologie, au risque de manquer de pertinence historique, alors que l’histoire coloniale faisait, et a toujours fait partie des universités de seconde division ?

       Rien de commun entre les sources africaines et les sources européennes, entre les acteurs des histoires respectives, et des appareils universitaires en concurrence ! 

      Quoi de comparable entre cette histoire des self made historiens et des historiens professionnels ! Hardy était une exception à cette époque, comme d’ailleurs Delafosse..

     « Enfin, comment affirmer en même temps  que l’histoire coloniale est un sous-champ de la discipline historique, tout en prétendant qu’elle est épistémologiquement fondée sur d’autres présupposés (et notamment sur le contact avec l’expérience coloniale. » (p,57)

      «  L’histoire écrite à la période coloniale constitue, à plus d’un titre, l’histoire d’une domination coloniale » (p,59)

        Mais alors, comment comprendre le sens de la conclusion de ce chapitre ?

        « La position des historiens coloniaux est-elle foncièrement différente de celle des spécialistes de la France qui, tout en proclamant un  idéal de scientificité désintéressée, se sont engagés dans la construction d’une histoire patriotique et républicaine ? On peut se demander si la mission  assignée à l’histoire coloniale par Gorges Hardy est si éloignée de celle que proposaient à la discipline historique dans les années 1870 un Gabriel Monod ou  Ernest Lavisse dans les années 1900. » (p,60)

      Tout à fait ! En observant que l’histoire coloniale ne devint un objet d’histoire qu’à la fin du siècle, que Lavisse n’a pas accordé beaucoup de pages à « l’empire français » dans ses manuels d’enseignement  primaire, et tout à la fin…avant les grandes vacances.

      En ce qui concerne la période moderne, et au moins autant, mais sans les mêmes excuses de scientificité, il convient de noter que le marxisme a imprégné un certain nombre de lectures historiques, pour ne pas citer enfin le courant des historiens humanitaristes, et quelquefois repentants de la génération actuelle.

Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés