La conquête coloniale du Mali (anciennement le Soudan Français)
Années 1880-1900
La Conquête du Soudan : années 1880-1900
Avant propos
En 2006, j’ai publié un livre intitulé « Le vent des mots, le vent des maux, le vent du large » consacré aux recherches historiques que j’avais effectuées sur la façon dont fonctionnait concrètement le processus des conquêtes coloniales à travers l’évolution de la communication des mots par télégraphe ou câble, et celle des moyens de communication.
Il s’agissait en quelque sorte de tenter de déterminer qui donnait véritablement les ordres et qui les exécutait, c’est-à-dire de décrire le fonctionnement du système nerveux et du système sanguin de la conquête militaire.
Cette analyse montrait le rôle que les technologies nouvelles ont eu sur la conquête, rôle majeur ou négligeable, dans sa dimension artisanale en Afrique, ou nulle à Fachoda, et industrielle au Tonkin, ou à Madagascar.
L’historien Brunschwig avait noté à juste titre qu’en l’absence du télégraphe, il n’y aurait pas eu de conquête coloniale en Afrique.
Mon ambition était de vérifier la thèse d’après laquelle les conquêtes coloniales auraient le plus souvent résulté du « fait accompli » des exécutants sur le terrain colonial.
Cette analyse mettait en évidence l’importance du concept de « liberté de commandement » dans le fonctionnement de l’action militaire, un principe théorique et pratique permanent qu’il était d’autant plus difficile de mettre en œuvre dans un contexte colonial.
Ces recherches ont montré que le « fait accompli » colonial se « logeait » le plus souvent dans les instances ministérielles.
Ajoutons que mon analyse ne confirmait pas la thèse défendue par deux historiens, MM Person et Kanya Forstner , d’après laquelle la conquête en question aurait été le « fait accompli » d’une clique d’officiers, qualifiés le plus souvent de « traineurs de sabre ».
Dans le livre de référence, la deuxième partie était intitulée « La conquête du Soudan : une conquête en cachette » Titre 1 : Les caractéristiques du Soudan (page 79 à 107) – Titre 2 : Cap sur le Niger (page 119 à 161) – Titre 3 : Cap sur Tombouctou (page 183 à 249)
Nous proposons aux lecteurs le texte de la conclusion qui a été consacrée dans ce livre à la conquête coloniale du Soudan, en gros le Mali d’aujourd’hui.
Conclusion générale du rôle de la communication et des communications dans la conquête du Soudan, au cours des années 1880-1894 (page 305 à 310)
« Quelles conclusions tirer de notre analyse ?
Tout au long du XIXème siècle, avec une accélération vers la fin du siècle, le monde connut de grands bouleversements techniques, une révolution dans les transports terrestres et maritimes, avec la vapeur, dans les communications avec l’électricité, le télégraphe et le câble, et dans l’armement avec le fusil à répétition et les canons aux obus de plus en plus performants, mais aussi l’invention de la quinine.
Une nouvelle puissance formidable était conférée aux pays capables de mettre en œuvre ces différentes technologies, et l’historien Headrick avait raison de souligner que « Technology is power ».
Les techniques sûrement, mais aussi le management militaire des conquêtes, sorte de technologie que l’on passe trop souvent sous silence, car les officiers européens savaient parfaitement utiliser les nouveaux outils de leur puissance.
En Afrique de l’ouest, l’armée d’Ahmadou ne fit jamais le poids en raison des insuffisances de son commandement et de son armement, ce qui ne fut pas le cas de Samory et de ses généraux, de Samory lui-même qui fut incontestablement un grand chef de guerre au témoignage de ses adversaires français les plus objectifs.
La faiblesse des Etats de l’Afrique de l’ouest en faisait des proies faciles pour les nouveaux prédateurs, perpétuant ainsi à leur façon le mouvement du monde de la grandeur et de la décadence des civilisations.
L’Afrique de l’ouest était mûre pour tomber entre les mains des puissances européennes, parce que l’Europe était devenue avide de terres nouvelles, qu’elle voulait considérer comme vierges, et de richesses supposées.
Comment interpréter ces conquêtes, décidées ou entérinées le plus souvent par des gouvernements qui n’avaient ni connaissance, ni expérience des pays vers lesquels ils dirigeaient leurs bateaux et leurs troupes ?
Les initiatives d’un Léopold II qui, par le biais d’une association créée de toutes pièces, lui fit attribuer un territoire gigantesque qu’il fit ensuite reconnaître comme un Etat indépendant, constitue le meilleur exemple de cette folie qui saisit alors les gouvernements d’Europe. Sauf à faire observer que le roi des Belges était alors un des rares chefs d’Etat qui avait une connaissance assez étendue de l’outre-mer !
Mais revenons au cœur de notre sujet, le rôle qu’ont pu jouer la communication et les communications dans le cas concret de la conquête du Soudan.
L’analyse a fait ressortir deux grandes périodes, la première période entre 1880-1888 et la deuxième période entre 1888 et 1894.
Au cours de la première période qui correspond en gros à la construction des lignes de communication de tous ordres (des mots, des hommes, et de leurs approvisionnements) entre Kayes et Bamako, et à la consolidation des positions françaises sur le Niger, période qui s’acheva avec le deuxième commandement supérieur de Gallieni en 1888, la communication gouvernementale a été le plus souvent claire, même si elle connut quelques hésitations à partir de 1885, date à laquelle le commandement supérieur eut d’ailleurs la possibilité, à Bamako, de communiquer directement avec Saint Louis et Paris.
Mais cette mise en relation directe ne changea pas sensiblement les conditions d’exercice du commandement et le fonctionnement de la chaîne de commandement ministre – gouverneur – commandant supérieur. Les instructions ministérielles étaient, pour l’essentiel, respectées, étant donné qu’on ne peut pas à partir des quelques cas particuliers, quelques opérations hors normes, telles que Goubanko, Kéniera, ou Niagassola, accuser les commandants supérieurs d’avoir outrepassé leurs instructions.
Elle eut surtout pour effet de permettre au ministre de la Marine et des Colonies, et donc au gouvernement, d’être informé de ce qui se passait sur les rives du Sénégal et du Niger, et donc de pouvoir satisfaire la curiosité éventuelle des députés.
L’observation est importante, étant donné que câble ou non, et télégraphe ou non, les colonnes du Soudan étaient inévitablement laissées à elles-mêmes, dans une logique décrite comme celle du coup parti, qui ouvrait en grand le champ possible des faits accomplis.
Succès ou échec reposaient presque entièrement sur les épaules des officiers, chefs de colonnes, sur leur ligne de ravitaillement, leur logistique, l’armement dont ils disposaient, leur état de santé, et leur capacité de management sur des terres inconnues.
L’ installation de lignes télégraphiques, et au moins autant, l’aménagement parallèle d’une ligne de transport entre Kayes et Bamako ont en revanche modifié les conditions du commandement sur le théâtre d’opérations local lui-même. Les combats de Niagassola, en 1885, en ont fourni un exemple, une sorte de contre- exemple de l’épisode Rivière au Tonkin.
Les autres technologies utilisées, celle de l’armement, de la santé, et du management, ont contribué au moins autant, sinon plus, au succès des colonnes françaises vers le Niger.
La thèse d’après laquelle la conquête du Soudan aurait été le résultat de l’action d’une clique d’officiers, thèse défendue par les historiens Kanya Forstner et Person, nous semble donc excessive, en tout cas pour cette première période.
La deuxième période allant de 1888 à 1894, date de la prise de Tombouctou, soulève des questions différentes, et elle correspond en gros au proconsulat d’Archinard.
Alors que la France était à présent solidement installée sur les rives du Niger et qu’elle disposait des lignes de communication nécessaires à ses opérations, le constat a été fait d’un flottement incontestable de la communication gouvernementale et de la décision elle même. Le gouvernement donnait l’assurance au Parlement de sa volonté de mettre un terme à de nouvelles conquêtes territoriales, mais en même temps, il se contentait d’entériner les faits accomplis d’Archinard, après avoir fait mine de les désavouer.
Signe du pouvoir d’un petit nombre d’hommes politiques qui occupèrent successivement un sous secrétariat d’Etat aux Colonies de plus en plus puissant et autonome, avec la montée en force progressive et parallèle d’un groupe de parlementaires acquis à l’expansion coloniale, et sans doute des affinités maçonnes entre les décideurs politiques.
Ce flottement des décideurs, dans un contexte institutionnel complexe du commandement sur le terrain, fut à l’origine des initiatives indisciplinées des commandants des canonnières, dont les conditions d’exercice de leur commandement étaient très comparables à celles des chefs de colonnes terrestres, avant que n’existent les lignes télégraphiques, au cours de la période 1880-1885.
En 1893, le télégraphe s’arrêtait à Ségou, et le commandant de la flottille inscrivait toute initiative dans la même logique du coup parti que ses prédécesseurs des colonnes terrestres, Borgnis Desbordes ou Combes.
Force est de constater que les officiers de marine ont fait preuve de beaucoup plus d’indiscipline que les officiers de l’infanterie de marine, pour les raisons que nous avons décrites, que l’on pourrait ramener au facteur Archinard, mais sans doute au moins autant par la facilité que leur donnait leur commandement, l’assurance et l’autonomie que leur donnait la flottille dont ils disposaient, son armement, et surtout la tentation du grand fleuve, de la découverte, sinon de la conquête, puisqu’il suffisait de larguer les amarres et de se laisser porter par le courant du fleuve.
Au cours de cette période de conquête, ce fut beaucoup plus la problématique du commandement et sa déontologie, que celle des communications qui fut en jeu.
Problématique du commandement : les ministres ayant toujours entériné les faits accomplis d’Archinard, avaient pris la responsabilité d’un processus de décision vicié, et lorsque Delcassé convainquit le gouvernement de ne pas renouveler le mandat d’Archinard et de nommer un gouverneur civil, il ne se donna ni les moyens, ni le temps, de gérer la transition dans de bonnes conditions, d’où les désastres de Tombouctou, et de Toubacao.
Déontologie du commandement des Archinard, Bonnier, Jaime, Hourst, et Boiteux, qui incontestablement interprétaient les instructions, exploitaient une situation floue pour prendre les initiatives qui leur convenaient.
Dans de telles conditions, est-ce qu’il est possible d’adopter la thèse de l’impérialisme militaire du Soudan défendue par les deux historiens cités plus haut ? Rien n’est moins sûr, parce après tout, il fallait que les ministres disent non, révoquent les officiers insubordonnés, et Archinard lui-même défendait cette thèse dans la fameuse note que nous avons citée.
A partir du moment où le ministre entérinait un fait accompli, il l’assumait complètement.
A la séance de la Chambre du 4 mars 1895, le député Le Hérissé stigmatisait la façon de procéder du gouvernement et corroborait l’analyse d’Archinard :
« Si nos gouvernants avaient eu alors l’intention de ne pas marcher sur Tombouctou, si le sous secrétariat d’Etat avait eu la volonté de dire aux militaires du Soudan : vous n’irez pas plus loin ; il aurait pu télégraphier au colonel Combes : arrêtez vous, n’allez pas au-delà de Djenné et de Ségou.
Au lieu de cela, au lieu de donner des ordres nets et précis, que fait le Gouvernement ?
Il envoie au colonel supérieur, le 7 août 1893, une dépêche conçue dans des termes les plus vagues et les plus insignifiants :
Soyez très prudents, n’écoutez les ouvertures que si elles vous paraissent sérieuses ;
Dans le langage habituel du ministère des Colonies, cela signifiait : allez faites ce que vous pourrez ; réussissez, nous serons avec vous ; et si vous ne réussissez pas, nous vous blâmerons et vous désavouerons. »
Il est difficile d’interpréter les initiatives d’Archinard et de ses officiers en considérant qu’elles traduisaient une forme d’impérialisme secondaire, du type de celui que décrivait Headrick dans le cas des Indes. L’empire anglais des Indes avait la richesse nécessaire pour armer une marine et une armée, ce qui n’était pas du tout le cas du Sénégal. Le groupe de pression des maisons de commerce de Saint Louis avait de tout petits moyens, et il n’avait jamais réussi à peser sur la politique de conquête, alors qu’il préférait aux colonnes la paix des traités avec les grands chefs africains.
Il existait dans l’exercice du commandement de l’époque une grande inertie, liée aux conditions de transmission des ordres et des comptes rendus, aux conditions de transport des hommes et de leurs approvisionnements. Succès ou échecs dépendaient beaucoup de la clarté et de la pertinence de la communication politique et militaire d’engagement de la campagne. Une fois le coup parti, les ministres n’avaient plus qu’à former le vœu que tout se passe bien. Nous revenons aux propos auxquels nous avons fait allusion dans notre introduction, ceux de lord Swinton : une fois les ordres donnés, Moltke pouvait partir pêcher à la ligne. Pendant la guerre 1914-1918, et la deuxième guerre mondiale, les commandements continuèrent à être confrontés à ce type de situation.
Les ministres de la Marine et des Colonies pouvaient d’autant plus aller pêcher à la ligne que la conquête du Soudan s’effectuait en cachette du Parlement et de la presse, ce qui ne fut pas du tout le cas de la conquête du Tonkin et de Madagascar. Les désastres de Tombouctou se produisirent au moment où les journaux, et cette fois l’opinion publique, étaient mobilisés par l’expédition de Madagascar.
La conquête du Soudan qui allait s’achever, en 1898, par la défaite de Samory, fut également une conquête à petit prix ? Entre 1879 et 1899, la France y dépensera de l’ordre de 433 millions d’euros, alors que la seule expédition du Tonkin, en 1885, coûtera la bagatelle de 1 600 millions euros.
Et tout cela, dans quel but ? Pour faire cocorico à Tombouctou ou pour trouver un « Eldorado » qui n’y existait pas. Paul Doumer posa plus tard la bonne question : pourquoi étions – nous allés à Tombouctou ? »
( A la Chambre des Députés, le 13 novembre 1894, Gaston Doumergue avait déclaré: « Nous sommes allés à Tombouctou sans que personne ne sût pourquoi »)
Il n’est pas besoin de présenter Paul Doumer, qui fut un homme politique important de la Troisième République, ministre, Président du Sénat (1927), Président de la République (1931), et Gouverneur Général de l’Indochine entre 1896 et 1902.
Et en qui concerne le titre choisi pour le livre en question :
« Le vent des mots, le vent des maux, le vent du large » (2006)
Le titre un peu énigmatique de ce livre tire sa source dans une anecdote citée par Roland Dorgelès lors de son séjour chez les Moïs d’Indochine :
« le vent des mots », l’installation des lignes télégraphiques par les troupes coloniales les inclinait à penser que c’était le vent qui portait les mots du nouveau télégraphe.
« le vent des maux », étant donné que la colonisation n’a pas été un long fleuve tranquille.
« le vent du large », parce qu’en définitive cet épisode de l’histoire de la France n’a peut être servi qu’à lui donner un peu plus le goût du large.
Jean Pierre Renaud
PS : ce livre a fait l’objet d’un prix de l’Académie des Sciences d’Outre Mer – editionsjpr.com – prix port compris en métropole : 27 euros