Gallieni et Lyautey, ces inconnus !
Eclats de vie coloniale
Morceaux choisis
Madagascar
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Les femmes
Je vous propose enfin de consacrer quelques lignes à un sujet que la plupart des récits coloniaux n’abordent pas, ou refusent d’aborder, donc un sujet tabou, alors que dans la première phase de la conquête coloniale, il était inévitable que ce qu’on appelait alors les « mariages à la mode du pays » se multiplient.
Le colonel Charbonnel dont le récit est notre source principale l’explique fort bien plus loin.
Il fallut attendre que la paix civile soit définitivement établie, que les conditions de vie sanitaire s’y prêtent, pour que les premières françaises viennent s’installer dans les colonies.
Quelques femmes aventurières, telles que madame Bonnetain, épouse du journaliste du même nom, journaliste, qui séjourna au Sénégal, à Kayes, à l’époque du commandement d’Archinard, dans les années 1890, furent des exceptions.
Dans son livre « Essai sur la colonisation positive » l’historien Marc Michel aborde brièvement le sujet dans son livre, et nous en avons rendu compte sur le blog du 22 mai 2010.
Landeroin, membre de la mission Fachoda, en 1898, abordait le sujet dans ses carnets intimes, non publiés, et Binger, l’officier et explorateur, puis gouverneur d’une Côte d’Ivoire dont il fut un des créateurs, évoque aussi le sujet en rendant compte de son passage à « Waghadougou », en1888. Le Chef proposa de lui donner trois femmes.
En ce qui concerne Madagascar, et ainsi que nous l’avons déjà indiqué plus haut, notre source sera celle du colonel Charbonnel qui décrit dans son livre « De Madagascar à Verdun –Vingt ans à l’ombre de Gallieni » quelques-unes des situations qu’il connut à l’occasion de son séjour dans la grande île.
Tout d’abord à Tananarive en 1896 :
« Nous menions à Soanerane une vie calme. Nos amourettes malgaches y tenaient une large place. Le commandant Henry occupait une belle villa appartenant au Ministre Rasange. Ce Houve intelligent s’était rallié, par intérêt plus que par sympathie. Il avait laissé dans sa villa, comme par oubli, une de ses filles fort jolie, que le commandant appréciait à sa juste valeur.
Les mœurs malgaches étaient alors extrêmement libres. Les filles y jouissaient de la même liberté sentimentale que chez nous les garçons. Elles prenaient même souvent des initiatives qui, à cette époque lointaine, étaient réservés au sexe fort. Les parents n’y trouvaient pas à redire. Peut-être jugeaient-ils qu’un pseudo-gendre français offrait une sorte de garantie.
Borel, qui devait avoir une fille prénommée Suzy, aujourd’hui madame Georges Bidault (voir les précisions plus loin dans le commentaire), ne songeait pas encore au mariage. Il était nanti d’une petite ramatou aux yeux rieurs dans un visage rond, nommée Romaine. Elle devait bien avoir treize ans et atteignait à peine à la poitrine de son seigneur. Le ménage Borel-Romaine décida que je ne pouvais rester célibataire. Il invita un soir Florentine, la sœur ainée de Romaine. Elle était plus épanouie que sa cadette et devait avoir atteint sa seizième année. Dans un pays où l’on rencontre des grand’mères de 22 ans, ce n’est plus la prime jeunesse. Le lendemain, Borel et moi étions beaux-frères à la mode malgache.
On a beaucoup discuté de ces liaisons franco-malgaches. Il leur a manqué un Loti pour les idéaliser. Certes la morale en était heurtée ; mais condamner à la chasteté tous ces jeunes gens, aurait été exiger beaucoup d’eux. La petite épouse tenait le ménage de son mari temporaire. Elle lui apprenait le malgache. Mon camarade Steiner, qui devait mourir peu après, appelait sa ramatou : « Mon dictionnaire relié en peau ». La fidélité de ces petites épouses n’était pas exemplaire et la durée de leurs deuils n’excédait pas une semaine. Mais bon gré, mal gré, leur sort était lié au nôtre. Si l’insurrection avait triomphé – et en 1896 pareille éventualité ne pouvait être exclue – ces « collaboratrices » ne nous auraient pas survécu.
Je peux citer deux cas où des officiers durent la vie à leur ramatou. Le premier fut prévenu juste à temps d’avoir à changer son cuisinier qui devait l’empoisonner au tanguin, ce poison national malgache. Contraint d’absorber le plat préparé, le cuisinier en mourut. Le second fut avisé d’une très prochaine attaque contre son poste. Il fit aussitôt occuper les positions de combat par ses Sénégalais qui repoussèrent l’assaut de justesse. » (C/p33)
Et en 1900, à l’occasion d’une tournée de Gallieni dans le territoire du Sud de Madagascar, confié au colonel Lyautey, Charbonnel racontait :
« Au déjeuner qui nous réunit, le colonel Lyautey engagea la conversation sur un sujet dangereux, du moins pour les officiers de son état-major. Quelques jours auparavant, alors qu’il nous plaisantait sur nos prétendus succès féminins, nous avions commis, Charley et moi l’imprudence de lui dire : « c’est une règle que les femmes soient attirées par les états-majors. Sous l’Empire, c’était l’état-major de Berthier qui avait le plus de succès auprès des dames de la cour et même des sœurs de l’Empereur. A Madagascar, vous êtes Berthier, mon colonel, vos officiers en profitent. »
Cette comparaison n’était pas pour déplaire à Lyautey. Malheureusement, il ne l’oublia pas. A table, comptant amuser Gallieni, il s’écria :
– « Mes officiers sont des « zèbres », mon général. Ils ont tous les succès. Ceux des officiers du maréchal Berthier sont éclipsés. Si Pauline était ici…
– « La sœur de l’Empereur aurait aujourd’hui cent trente ans », coupa Gallieni.
Un peu plus tard, il demanda à Charley :
– « Comment s’appelait ce capitaine qui était l’amant de Pauline Borghèse ? »
Nous l’avions oublié ; le général nous le dit.
– « Et rappelez-vous, Charles-Roux, conclut-il, que l’Empereur l’a envoyé se faire tuer en Espagne. A votre place je serais prudent. »
Les yeux de Gallieni pétillaient de malice derrière les verres de son lorgnon. Après le déjeuner, il me dit :
– -« Je vous emmène Charbo. Nous allons marcher un peu »
Il me parla des affaires du commandement supérieur et me fit part de sa satisfaction
– « Votre colonel, me dit-il, mène grand train. Cela coûte cher. Essayez donc de réduire le nombre des porteurs qu’il emmène dans ses tournées. »
– « Pas commode mon général »
– « Je sais. Essayez tout de même. A propos de ces histoires sentimentales, l’écho m’en est parvenu à Tananarive ; Je n’aime pas beaucoup cela. »
Je racontai mes propos imprudents sur l’état-major de Berthier, que le colonel aurait dû oublier. Je donnai l’assurance au général qu’il y avait une grande part d’exagération et que d’ailleurs aucun incident ne s’était produit.
– « Aucun incident ? Que voulez-vous dire ? Les maris ? Oh ! les maris ! Que diable ! Les malgaches sont charmantes. »
– « Mais mon général, chacun de nos officiers a sa « ramatou ».
– « Alors, dites-leur de s’en contenter. »
– « Bien, mon général ».
C’était le seul reproche que Gallieni m’adressa au cours d’une collaboration de vingt ans. Il n’était pas très grave, ni très mérité. « (C/p,164)
Commentaire
Un premier commentaire pour la petite ou la grande anecdote historique :
Suzy Borel devint effectivement l’épouse de George Bidault, l’homme politique bien connu de la 4èmeRépublique, grande figure de la Résistance et du parti politique MRP, ministre à maintes reprises, et Président du Conseil.
Le blog publiera ultérieurement une courte chronique sur le livre de souvenirs que Mme Bidault a publié, concernant l’Algérie et l’outre-mer, une sorte d’état des lieux de la « culture coloniale » de son époque.
Le deuxième commentaire portera sur le sujet lui-même. Beaucoup de commentateurs ont glosé sur un thème qui incitait au propos de gaudriole, mais « ces mariages à la mode du pays », selon leur appellation consacrée, correspondaient à la fois à un état de fait difficilement évitable, c’est la justification proposée par Charbonnel, à une situation des mœurs très différente de celles des pays européens, mais tout autant, et pour la première période de l’histoire coloniale, à la nécessité des officiers ou des administrateurs coloniaux de trouver des « truchements » au sein d’une société qui leur était complètement étrangère.
Aucune entreprise de colonisation n’aurait eu de chances de durer, sans trouver au sein de la société « indigène » des intermédiaires, les « middlemen » à l’anglaise, négociants, puis interprètes et lettrés, et évidemment ces épouses temporaires qui acquéraient souvent un vrai pouvoir.
D’une façon plus générale, et sur le plan de l’histoire coloniale française, je serais tenté de dire que très souvent, les chefs « apparents » n’étaient pas ceux qui exerçaient « réellement » le pouvoir…
Et que certaines de ces unions temporaires furent aussi de belles histoires d’amour, telle que celle par exemple de Nebout, en Côte d’Ivoire.
Jean Pierre Renaud
Post scriptum : Albert Londres, dans le livre « Terre d’ébène » publié en 1929, a consacré un certain nombre de pages au même sujet.