Gallieni et Lyautey, ces inconnus !
Eclats de vie coloniale
Fin du parcours documentaire annoncé sur mon blog, le 5 avril 2012 !
J’avais alors fait part de mon intention de publier successivement une série de morceaux choisis de témoignages rédigés par les deux « inconnus » qui relataient leurs expériences coloniales en Indochine et à Madagascar, à l’époque des grandes conquêtes coloniales de la Troisième République
Gallieni servit au Tonkin entre 1892 et 1896, et à Madagascar de 1896 à 1906. Lyautey servit au Tonkin entre 1894 et 1896, et à Madagascar entre 1897 et 1902.
J’introduisais mon propos en citant un extrait d’une lettre de Lyautey rapportant une de ses conversations avec le colonel Gallieni, à « l’occasion » d’une des colonnes de pacification qu’il commanda aux frontières de Chine, celle du Ké-Tuong, la conversation du 3 mai 1895.
Au commandant Lyautey que le bon « déroulement » de la colonnepréoccupait, le colonel Gallieni lui recommandait d’adopter sa méthode du « bain de cerveau », en s’entretenant de livres reçus, concernant deux auteurs encore plus « inconnus » de nos jours, Stuart Mill et d’Annunzio.
A travers ces témoignages, le lecteur aura pu se faire une idée de ce que fut l’ expérience coloniale de ces deux personnages coloniaux de légende, telle qu’ils la racontaient avec leur belle écriture, Lyautey y ajoutant la marque personnelle et talentueuse de ses croquis.
Gallieni et Lyautey formaient un couple d’officiers paradoxal : Lyautey était profondément marqué par la grande tradition française d’un conservatisme mâtiné de christianisme, alors que Gallieni était un pur produit de l’immigration de l’époque, républicain et laïc dans l’âme.
Les extraits que nous avons cités des lettres du Tonkin de Lyautey montrent un Lyautey soucieux de ne pas trop toucher aux structures politiques et religieuses traditionnelles de l’Annam, et clair partisan du maintien des pouvoirs de la Cour d’Annam de Hué.
Comme chacun sait, ou ne sait pas, en Indochine, la France n’a pas suivi cette ligne politique que Lyautey sut plus tard faire adopter au Maroc.
Lorsqu’il arriva à Madagascar, Gallieni avait déjà détrôné la reine Rananavolona III, et il n’est pas certain que le même Lyautey aurait fait le même choix : les destinées de la Grande Ile auraient alors été, et vraisemblablement, différentes.
Car à lire ses lettres, le lecteur en retire l’idée que sa conception de l’empire colonial était proche de celle de l’empire anglais, le pragmatisme et le traitement des « situations coloniales » au cas par cas.
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Ainsi que je l’ai annoncé sur ce blog, avant l’été, le lecteur trouvera ci-après la dernière publication de la série « Gallieni et Lyautey, ces inconnus ! Eclats de vie coloniale – Morceaux choisis – Tonkin et Madagascar – Haro sur la métropole ! »
Leurs auteurs condamnaient à leur façon, la ou les conceptions coloniales d’une métropole, qui n’avait aucune connaissance des « situations coloniales » que rencontraient les acteurs de la colonisation sur le terrain : tout le monde sur le même modèle, et au même pas, que l’on soit à Hanoï, à Tananarive, ou à Guéret !
Comme rappelé plus haut, Lyautey avait une doctrine coloniale proche de la britannique, modernisation d’un pays, en tenant compte de leurs pouvoirs établis et de leurs coutumes.
Les extraits des correspondances relatives à la politique coloniale française du Tonkin et de l’Indochine l’annonçaient.
Gallieni et Lyautey, ces inconnus !
Eclats de vie coloniale
Morceaux choisis
Tonkin et Madagascar
Lyautey et Gallieni : haro sur la métropole !
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Une métropole, tout à la fois incompétente et avare de ses sous !
Comme nous l’avons vu, le commandant Lyautey était fort bien placé pour donner son avis et son jugement sur les relations qui existaient entre la métropole et la colonie du Tonkin, et Gallieni, fut à son tour, dans le même type de position, en qualité de Gouverneur général de Madagascar pendant presque dix années, pour juger du même type de relation.
Et leur jugement ne fut pas tendre !
Les colonies ne devaient rien coûter à la métropole
Une remarque préalable capitale, relative au régime financier des colonies, capitale parce qu’elle a conditionné la mise en application de la politique coloniale française, pour autant qu’il y en ait eu toujours une, hors son uniformité tout française.
Les gouvernements de la Troisième République avaient décrété que les colonies ne devaient rien coûter à la métropole, et donc financer leurs dépenses sur les recettes à créer.
La loi du 13 avril 1900 fixa définitivement ce principe dont l’application dura jusqu’à la deuxième guerre mondiale.
Les colonies ne devaient rien coûter au pays, mais en même temps le pouvoir central n’avait de cesse, par l’intermédiaire de ses bureaux, de vouloir tout régenter dans les colonies, et donc de passer au rouleau compresseur des standards métropolitains des sociétés et des territoires qui avaient très peu de points communs entre eux, et encore moins avec la métropole.
Lyautey, à Hanoï, le 20 janvier 1895, à mon frère,
« Le Ministère par terre, Casimir-Périer par terre, Félix Faure Président. Vous êtes tous fous, vous ne pouvez pas nous laisser fabriquer notre Tonkin sans venir troubler tous nos projets de labeur par cette mortelle et constante instabilité ? Les mandarins rigolent, eux, les tempérés et les sages. » (LTM/p110)
En 1896, à Hanoï, le commandant Lyautey écrivait à son ami Béranger :
« …Les deux ans que je viens de passer aux affaires, successivement comme Chef d’Etat-Major du corps d’occupation et comme chef du cabinet militaire du Gouverneur, tenant directement la correspondance avec les ministres métropolitains et recevant la leur, me laisse la stupeur de ce par quoi nous sommes gouvernés. Incompétence, ignorance crasse et prétentieuse, formalisme aveugle, observations de pions aigris, négation dédaigneuse des compétences sur place et des besoins locaux, voilà tout ce qu’en deux ans j’ai pu voir de la métropole ; et cela se résume d’un mot : obstruction. Si le devoir professionnel ne me m’interdisait pas, j’aurais voulu pouvoir faire un recueil des documents sur lesquels j’appuie mon dire et vous le montrer… » (LTM /p148)
Et dans son nouveau poste, le commandement du sud de Madagascar, le colonel écrivait encore de Fort Dauphin, le 30 décembre 1901, à M.Chailley :
« …C’est d’abord la maladie de l’Uniformité. C’est peut-être là le plus grave péril et, ici du moins, je le vois grandir plutôt que diminuer. Il vient essentiellement de la métropole : des rouages centraux, du Ministère, des partis pris parlementaires, de l’emballement sur des clichés faussement humanitaires et des fonctionnaires formés dans cette atmosphère et qu’on nous envoie tout faits, au lieu de les envoyer à faire. C’est dans le domaine de la justice que le mal vient de sévir de la façon la plus nocive. Vous l’avez fortement signalé dans Quinzaine du 25 août. Ici ce problème de la justice, déjà faussée par une introduction prématurée, inopportune et exagérée de la magistrature française et de nos codes se pose d’une manière très grave. Mais ce mal de l’uniformité s’étend à toutes les branches. L’application par exemple des règles les plus minutieuses de la comptabilité métropolitaine, étendue aux districts les plus reculés, aux administrations qu’il serait le plus indispensable de simplifier, aboutit à de véritables contre-sens…
Les « règlements » sont des dogmes et ceux mêmes qu’ils fabriquent leur apparaissent au bout de quelques mois comme aussi intangibles que des documents issus d’une « Révélation surnaturelle ». » (LSM/p212)
Un bref commentaire : rien de comparable entre la politique coloniale anglaise et la française ! La Grande Bretagne laissait une très grande liberté de manœuvre à ses représentants et faisait, sur le plan institutionnel, du cas par cas.
En fin d’année, nous publierons sur ce blog un essai d’analyse comparative entre les deux « empires » britannique et français.
Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés