« Ghosts of Empire »
Par Kwasi Kwarteng
3ème et dernière partie, les 1ère et 2ème parties ont été publiées les 13 et 28 novembre 2013
Esquisse de comparaison entre les administrations coloniales anglaise et française
Notre esquisse est tirée en partie du livre intitulé « Empereurs sans sceptre » de William Cohen, et en partie de l’exploitation de livres d’histoire coloniale, de récits, de compte rendus d’expériences d’administrateurs eux-mêmes, et enfin de notre formation universitaire.
En deçà, et en arrière-plan, de la scène coloniale sur laquelle les acteurs anglais et français de la politique coloniale mise en œuvre par les deux pays, trois facteurs d’explication capitale doivent être cités pour bien comprendre la problématique analysée et présentée :
Le facteur géographique : rien de comparable entre les colonies anglaises riches et accessibles, assez bien desservies par la mer ou les fleuves, et les colonies françaises. Seule l’Indochine pouvait alors rivaliser avec les autres colonies anglaises d’Asie, et encore dans une tout autre catégorie que l’Empire des Indes.
Le facteur culturel : contrairement à la légende que tentent de répandre dans l’opinion publique certains cercles de chercheurs, la France n’a jamais eu la fibre coloniale (1), pas plus d’ailleurs que la fibre commerciale, alors que les Anglais dominaient le commerce maritime depuis des siècles, et que coulait dans les veines d’une grande partie de leur élite le sang des affaires, du business, beaucoup plus que celui de la gloire ou de la révolution, comme chez nous.
Même dans la période impérialiste anglaise la plus active, à la fin du dix-neuvième siècle, la politique coloniale eut toujours comme premier souci, celui de se mêler le moins possible de politique locale.
Les portraits que trace M.Kwasi Kwarteng le montrent parfaitement.
Ce même facteur culturel éclaire la façon dont la politique coloniale, pour autant qu’elle exista, fut définie par les deux pays, car en Grande Bretagne, et à lire, entre autres le texte de l’auteur, elle se résumait à sa plus simple expression, c’est-à-dire favoriser le business.
Dans le livre « Supercherie Coloniale », il me semble avoir apporté la démonstration que la thèse d’une « Culture coloniale » ou « impériale » dans laquelle la France aurait « baigné » souffrait d’un manque d’évaluation sérieuse des outils de la fameuse culture et de ses effets.
Avec des ambitions différentes, la politique coloniale française se résuma souvent à sa plus simple expression, c’est-à-dire l’aveuglement.
En France, on se piquait officiellement, d’exporter dans les colonies civilisation et assimilation, mais paradoxalement sans que le gouvernement y mette les moyens nécessaires, dans le désintérêt des Français.
Les gouvernements valsaient, et donc les ministres ; le ministère des Colonies n’était pas recherché, et c’était un mauvais signe. Les acteurs, à la base, tentaient de promouvoir une politique coloniale qui n’existait pas, et pourtant ils continuaient à croire qu’ils étaient porteurs de cette fameuse civilisation du progrès, d’un idéal d’assimilation que les réalités coloniales rendaient impossible.
Du fait de leur choix stratégique, les Anglais n’ont pas eu autant de difficultés à mettre en place leur système d’administration coloniale, étant donné que leur objectif était moins de diffuser la civilisation occidentale qu’à favoriser le business. Il suffisait donc de laisser le plus souvent possible les autorités indigènes locales administrer leur territoire, pour autant que l’ordre public soit assuré.
La chronologie : dans le cas de la France, et en ce qui concerne les acteurs de sa politique coloniale, il est difficile de ne pas distinguer une première phase de la « colonisation », en gros jusqu’en 1914, phase de tâtonnements et de mise en place d’une administration, et souvent de paix civile non assurée, dans une chronologie coloniale totale qui n’a duré guère plus d’une soixantaine d’années, la dernière période de 1945 à 1962, étant une sorte de période de liquidation coloniale.
En ce qui concerne la chronologie et son domaine d’application, la seule comparaison qui parait avoir du sens comme nous le verrons dans notre travail de comparaison entre les deux empires anglais et français concerne l’Afrique noire.
.Les acteurs de la colonisation à la française
Recrutement comparé
Jusqu’en 1914, une administration coloniale française médiocre, très médiocre ;
Au cours de cette première période, le recrutement des administrateurs coloniaux commença à se normaliser lentement, avec la venue d’éléments formés par la nouvelle Ecole Coloniale (création 1887), c’est-à-dire recrutés par concours, avec un recrutement exclusif du corps par l’Ecole à partir de 1905.
Les administrations coloniales des différents territoires étaient alors constituées de bric et de broc, d’abord d’officiers de qualité inégale, souvent de fils de famille venant s’y refaire une « santé », d’aventuriers, et d’une minorité d’administrateurs recrutés par concours.
William Cohen cite plusieurs témoignages à ce sujet :
« Un colon français (A.H.Canu, dans « La pétaudière coloniale ») décrivait les colonies en 1894 comme : « le refugium peccatorum de tous nos ratés, le dépotoir où vient aboutir les excréta de notre organisme politique et social.
En 1909, Lucien Hubert, qui était favorable à l’administration coloniale, juge nécessaire de réfuter : « l’odieuse légende qui représente le fonctionnaire colonial tenant d’une main une bouteille et de l’autre la cravache ».
Aussi récemment qu’en 1929, Georges Hardy, directeur de l’Ecole coloniale, déplorait que lorsqu’un jeune homme partait pour les colonies, ses amis se demandaient : « Quel crime a-t-il pu commettre ? De quel cadavre veut-il s’éloigner ? » Même durant la décade suivante et en dépit des améliorations sensibles apportées dans le recrutement du corps, l’image négative de la vocation coloniale semblait demeurer. On pouvait lire, en 1931, dans un article de journal (L’Echo de Paris) :
« Quitter la métropole, aller s’enfoncer dans la brousse africaine ou indochinoise, signifiait qu’on avait quelque chose à se reprocher. »
Le même auteur rapporte le propos d’Hubert Deschamps, ancien gouverneur, qui, en 1931, écrivait que l’administrateur colonial était toujours considéré comme « un peu le mauvais garçon de jadis, le gentilhomme d’aventure… »
Henri Brunschwig, le grand historien colonial écrivait dans son livre « Noirs et blancs dans l’Afrique noire française » :
« En 1914 encore, les deux tiers des administrateurs des colonies n’avaient pas, dans leurs études, dépassé le niveau du baccalauréat. 12 % seulement, entre 1910 et 1914, étaient passés par l’Ecole coloniale dont le concours n’était pourtant pas difficile » (page 24)
La description des membres de ce corps qu’en fait l’auteur à l’époque considérée, ne manque pas de réalisme :
« …Ils avaient tous un appétit de puissance, étaient tous plus ou moins attentifs à leurs intérêts matériels et jouissaient tous, contrairement aux autres Blancs ou aux Noirs, d’une certaine sécurité.
Par appétit de puissance, nous entendons non seulement le besoin de s’affirmer, d’exercer une autorité, d’obtenir une promotion sociale, des honneurs et de la gloire, mais encore le goût de l’aventure, du risque, du jeu. Echapper aux cadres étriqués des bureaux ou des garnisons métropolitaines… se sentir « roi de la brousse », quelle exaltation dont tant de militaires et de fonctionnaires ont gardé la nostalgie ». (page 25)
Pour mémoire, indiquons que les lettres de Gallieni et de Lyautey font effectivement état d’une des motivations des officiers qui partaient aux colonies, celle d’échapper aux routines de la métropole.
Pierre Mille, journaliste et romancier colonial en vogue à son époque, dans son roman intitulé « L’Illustre Partonneau », brosse le portrait satirique du monde colonial de la première période, avec humour et férocité. L’administrateur colonial Partonneau incarne plusieurs personnages à la fois, en Afrique occidentale, à Madagascar, et en Indochine, dans leurs aventures, tribulations, et travers, par le moyen d’anecdotes souvent truculentes :
« Sa prudence
Je m’amusais parfois – et il était assez rare que je fisse une erreur – à deviner l’origine ou le corps d’où sont issus les administrateurs coloniaux, par la seule façon dont ils prononcent, devant leur chef suprême, cette phrase élémentaire : « Oui, monsieur le Résident Général ! Ce brave Lefebvre, à qui l’on confiait toujours les postes les plus difficiles ou les plus déshérités, qui ne s’en offusquait nullement, qui même les sollicitaient, « parce que, disait-il, on y est plus à son aise que près des légumes, et que les inspecteurs y passent moins de temps » ne la pouvait sortir des lèvres sans y ajouter, dans son inexprimable émotion, un explétif blasphématoire : « Nom de Dieu ! Oui ! Monsieur le Résident Général ! Oui, sacré nom de Dieu ! » C’est que Lefebvre a été tout petit commis des affaires indigènes, et même auparavant, simple sergent de la vieille infanterie de marine, puis employé de factorerie… les anciens officiers de l’armée de terre émettaient la formule automatiquement et comme à cinq pas de distance…Ceux qui venaient de la marine, avec une courtoisie raffinée qui dissimule un dédain latent…
Pour Partonneau, il disait d’un souffle raccourci : « Oui, m’sieur le Résident Général ! » J’en avais induit que, des bancs du lycée, il était entré tout droit à l’Ecole coloniale ; il continuait à répondre au pion… » (page 162)
Comme l’explique William Cohen, cette situation était sans doute inévitable :
« Malgré les plaintes des gouverneurs formulées à l’égard de leurs subordonnés, il serait possible de soutenir qu’en fait ces rudes aventuriers étaient probablement bel et bien le genre d’hommes nécessaires pour briser les résistances locales et asseoir l’autorité française. » (p,59)
A titre personnel, et pour avoir lu de nombreux récits des premières années de la conquête, je serais tenté de dire qu’il fallait avoir un petit grain de folie pour aller servir en brousse, compte tenu des conditions de vie de cette époque, maladies, morts prématurées, isolement…
Entre 1887 et 1912, et sur un effectif de 984 fonctionnaires, 16% sont morts outre-mer, et à cette époque on calculait qu’un fonctionnaire colonial mourait dix-sept années plus tôt qu’un fonctionnaire métropolitain.
Au fur et à mesure des premières années de cette première période, et comme l’a relevé William Cohen :
« L’aventurier disparut et fut remplacé par l’administrateur. (p,59)
Origine sociale
La Grande Bretagne procéda de façon différente dans le recrutement de son personnel colonial supérieur, avec des formules de choix qui permettaient de s’assurer le concours de collaborateurs formés sur le même moule d’éducation, partageant le même idéal de société, et généralement convaincus tout à la fois de la supériorité de la race anglaise et de son mode de vie.
Les administrateurs coloniaux français n’avaient pas du tout la même origine sociale que les Anglais, issus pour la plupart de la petite aristocratie, d’une gentry constituée de fils de pasteurs ou d’officiers. Ils venaient d’abord des classes moyennes supérieures, et pour un petit nombre d’entre eux des classes populaires.
Les modes de recrutement ne se ressemblaient pas, du cas par cas, chez les Anglais avec des modalités différentes entre l’Empire des Indes, dont la sélection était la plus huppée, et les territoires africains moins exigeants, le concours, quand il existait, dans le cas de l’Inde, n’avait pas du tout le sens qu’on lui donnait en France.
Les administrateurs recrutés par des concours à la française venaient généralement de la petit bourgeoisie.
Les modes de vie
A lire les nombreux témoignages sur le sujet, il existait incontestablement une différence importante entre les deux catégories d’administrateurs, le mode de vie.
Les Anglais avaient emporté dans leurs bagages les attributs de leur mode de vie aristocratique, les horaires de travail, la pratique de leurs sports favoris, polo ou cricket, le rite des réceptions mondaines habillées comme at home, la plupart de ces manifestations avaient lieu dans des clubs fermés aux indigènes.
Le roman d’Orwell sur une certaine vie coloniale anglaise en Birmanie est tout à fait intéressant à ce sujet.
Motivations
Leurs motivations n’étaient non plus pas les mêmes. Venant d’une France agricole, une France des villages et des bourgs, tournée vers elle-même, et habitée à cette époque par un esprit de revanche contre l’Allemagne, ils manifestaient un goût certain pour l’aventure, le dépaysement, tout autant que le service d’une certaine France sûre de ses propres valeurs de civilisation, avec en tête la République, l’égalité, la laïcité, l’assimilation, tout idéaux qu’ils durent rapidement confronter aux dures réalités coloniales.
Dans le même livre « L’illustre Partonneau », Pierre Mille livre une assez bonne description de ce type de motivations :
« – Comment, lui dis-je, tu repars ?
– Non, non, je m’en vais…
Vous ne comprenez pas la différence ; cela doit vous paraître un propos d’imbécile. « Partir » ou « s’en aller » ont toujours passé pour des synonymes. Mais, j’avais tellement l’habitude de son esprit, et de l’entendre dire à demi-mot ! « Partir », pour lui, comme pour moi, cela signifiait l’aventure devenue naturelle, l’exercice du vieux métier, l’océan traversé, puis la « mission » quelque part , ou bien le poste n’importe où, la besogne administrative chez les noirs ou les jaunes, le proconsulat colonial, quoi ! avec sa monotonie, ses bâillements, mais aussi ses rudes plaisirs, que vous ignorerez toujours, vous les gens d’ici, vous les « éléphants ! S’en aller, ce n’est pas la même chose, c’est même le contraire : c’est abandonner. Partonneau abandonnait, voilà ce qu’il voulait dire à la fois Paris et les colonies (page 212)
Je serais tenté de dire que dès le départ la tâche était impossible. Il suffit de lire les récits d’un Delafosse aux tout débuts d’une Côte d’Ivoire qui n’avait jamais existé, pour mesurer, rétroactivement en tout cas, l’absurdité des enjeux.
Et pourtant, un des premiers directeurs de l’Ecole, Dislère, membre du Conseil d’Etat, directeur indéboulonnable pendant une quarantaine d’années, continuait à donner une imprégnation assimilationniste au contenu de la formation des futurs administrateurs coloniaux.
Des politiques coloniales différentes ?
Je jouerais volontiers à la provocation en avançant l’idée que les deux puissances coloniales de l’époque, n’avaient, ni l’une ni l’autre, de politique coloniale.
En Grande Bretagne, parce que les ministres laissaient leurs gouverneurs ou résidents apprécier au cas par cas, et décider, sauf peut-être pendant la courte période du partage de l’Afrique, à la fin du dix-neuvième siècle.
Une politique coloniale existait-elle à Paris ?
Il est permis d’en douter, en tout cas au cours de la première période de mise en place des structures de commandement françaises.
En Indochine, les gouverneurs généraux ne savaient pas trop quelle doctrine il fallait appliquer, les uns penchant pour le protectorat, les autres pour l’administration directe, alors qu’une politique de commandement indirect, à l’anglaise aurait pu être appliquée.
Sur ce blog, nous avons consacré une chronique tirée des lettres de Lyautey au Tonkin, qui montrait bien les hésitations des gouverneurs généraux : de Lanessan, qu’admirait Lyautey, était partisan de la solution de protectorat.
A Madagascar, et après 1895, une fois la conquête effectuée, Hanotaux, le ministre des Affaires Etrangères lui-même n’avait pas l’air de bien savoir le régime colonial qu’il fallait mettre en place dans la grande île, protectorat ou colonie, c’est-à-dire l’annexion, et l’option de colonie fut largement le fruit du hasard, de l’ignorance du sujet, ou de l’indécision gouvernementale.
Il convient toutefois de reconnaître que le concept de protectorat fut largement galvaudé en Afrique, les conquérants anglais ou français, pour ne citer qu’eux, faisant la course auprès des chefs indigènes pour qu’ils signent des textes de protectorat qu’ils ne comprenaient pas, en raison notamment de la doctrine « dite » du Congrès de Berlin, celui du partage de l’Afrique, d’après laquelle ces papiers serviraient de preuve d’appropriation coloniale par l’une ou l’autre des puissances coloniales.
Etienne, qui fut Secrétaire d’Etat aux colonies, se gaussa un jour de ce type de papiers.
William Cohen éclaire ce débat.
« Les ministres des colonies étaient incapables, à la fois, d’être eux-mêmes bien informés, et de déterminer une politique. Leur ignorance les empêchait de formuler une politique intelligente. » (p, 93)
Comment ne pas répéter une observation déjà faite plus haut, les ministres des Colonies défilaient au rythme des gouvernements de la Troisième République, de l’ordre de six mois pendant la première période ? Et de plus, ils avaient rarement une quelconque expérience de l’outre-mer?
Comment ne pas noter aussi que le Colonial Office existait déjà avant 1850, alors que le ministère des Colonies ne datait que de 1894 ?
Le fonctionnement concret de l’administration coloniale française : un indirect rule déguisé ? La nécessité des truchements
Confrontée aux réalités humaines et économiques de l’outre-mer, l’administration française ressemblait à la britannique, en s’appuyant sur les autorités traditionnelles, petits ou grands chefs, qu’elle tentait de contrôler.
La France avait mis en place d’énormes structures coloniales de type bureaucratique, mais une grande partie des territoires coloniaux échappait d’une façon ou d’une autre, à leur emprise.
M.Kwasi Kwarteng analyse longuement la politique de « l’indirect rule » de Lugard, mais les administrateurs français étaient bien obligés de les imiter, avec un indirect rule au petit pied.
En comparant les grands territoires du Soudan anglais ou du Soudan français, le nombre des administrateurs était assez comparable, quelques dizaines, d’où la nécessité de trouver dans ces contrées des appuis, des relais de commandement, avec la place trop souvent ignorée du truchement, soit des anciennes autorités traditionnelles, soit des nouveaux « évolués ».
L’administration coloniale anglaise avait fait, dès le départ un choix stratégique qui conditionnait l’efficacité de son système, celui d’un corps spécialisé par grande colonie, et ce fut le cas en Inde et au Soudan par exemple.
Non seulement, les administrateurs recrutés y faisaient une grande partie de leur carrière, mais étaient astreints à parler les idiomes du pays, ce qui ne fut pas le cas des administrateurs français qui changeaient en permanence de colonies, au fur et à mesure des congés, et qui ne parlaient la langue de la colonie où ils étaient affectés que de façon tout à fait exceptionnelle.
William Cohen notait :
« La rotation constante de ces derniers les empêchait également de demeurer en contact étroit avec la population. Il en était de même pour les gouverneurs, ce qui constituait également un obstacle dans la continuité de l’administration. Il arrivait souvent que ces derniers ne restent pas plus d’une année dans leurs fonctions. Le Dahomey connut six gouverneurs successifs entre 1928 et 1933, la Côte d’Ivoire en eut cinq entre 1924 et 1933 et la Guinée quatre. L’instabilité de l’administration était proverbiale : un ancien administrateur a noté que dans un cercle du Tchad, il y eut trente-trois commandants différents de 1910 à 1952 ; sept seulement restèrent en fonction deux ans ou davantage, et certains de quatre à six mois… Les postes faisaient l’objet de si fréquents changements que Cosnier déclara que cette instabilité (L’Ouest Africain français) était « le caractère » le plus évident de notre administration coloniale. » (p,179)
Une administration coloniale française par « truchement »
Il est donc évident que le système dit d’administration directe était très largement une fiction, et que son fonctionnement concret reposait sur les collaborateurs permanents de l’administration coloniale, les chefs naturels ou nommés, les commis lorsqu’ils existaient, et avant tout les interprètes.
La supériorité du système colonial anglais paraissait donc manifeste, car les administrateurs français, pour bien « commander », étaient en effet le plus souvent entre les mains de leurs interprètes, et le livre d’Hampâté Bâ, « Wrangrin » décrit bien le fonctionnement concret de l’administration coloniale française.
Sauf que le plus souvent, les administrateurs coloniaux anglais, baptisés le plus souvent du nom de résidents, étaient eux aussi et d’une autre façon, entre les mains de maharadjas, sultans, ou de rois locaux !
Et pourquoi ne pas ajouter que la pratique des mariages de convenance de nombre d’administrateurs, jusqu’à ce que les conditions sanitaires furent suffisantes, représenta une solution d’intermédiation souvent efficace avec la société indigène ?
La volonté française de plaquer dans ces pays les structures administratives de métropole trouvèrent rapidement leurs limites, faute de ressources, et William Cohen le note très justement :
« L’établissement d’une administration centralisée se révéla ainsi impossible, même à l’intérieur de chaque colonie » (p,98)
Faute au surplus du contrôle quasiment impossible des commandants de cercle sur le terrain, en pleine brousse, et ce ne sont pas les quelques tournées périodiques de brillants inspecteurs des colonies qui pouvaient avoir une quelconque efficacité sur le fonctionnement concret de l’administration.
Les récits de vie coloniale de nombreux anciens administrateurs coloniaux évoquent souvent tel ou tel épisode d’inspection. Je pense notamment à celui de Pierre Hugot qui, dans « Suleïman, Chroniques Sahéliennes », en relate quelques-uns tout à fait facétieux.
Le lecteur doit en effet tenter de se projeter rétroactivement dans l’univers colonial, géographique et ethnographique multiforme de cette époque, mettre en scène ces administrateurs, souvent coupés de tout pendant de longs mois, isolés en pleine brousse, pour réaliser qu’en définitive, leur pouvoir était plutôt ou théorique, ou abusif.
Conclusion
Je serais tenté de dire que les deux administrations coloniales n’ont fait que projeter leur ambitions, leurs mythes, leurs contradictions dans l’outre-mer qu’ils ont conquis, car le recrutement de leur personnel, leurs carrières, la politique qu’ils ont tenté d’y mettre en œuvre, pour autant qu’il y ait eu politique, aussi bien dans le cas britannique que dans le cas français, constituaient une sorte d’incarnation souvent très imparfaite, surtout dans le cas français, de leur modèle de société.
La Grande Bretagne n’avait pas l’ambition de révolutionner les sociétés locales où elle faisait régner un ordre public favorable à l’épanouissement de son commerce, et jouait le jeu des pouvoirs déjà en place.
La France avait une autre ambition, théorique et abstraite, tout à fait à la française, celle de promouvoir son modèle d’égalité républicaine et d’assimilation, un modèle que les administrateurs coloniaux avaient bien de la peine à mettre en œuvre, tant la tâche était impossible, d’autant plus que le gouvernement de la métropole, dès le début du XXème siècle, avait décidé de laisser les colonies financer leur propre fonctionnement et développement.
Concrètement, cela voulait dire que l’administration coloniale se débrouillait, d’autant plus difficilement qu’elle gouvernait des colonies beaucoup moins riches que les anglaises.
Cela voulait dire aussi que, compte tenu du petit nombre d’administrateurs dans des territoires immenses, par exemple de l’ordre d’une centaine de commandants de cercle dans l’ancienne AOF, de la mobilité décrite plus haut, l’administration coloniale était largement entre les mains des petits ou grands chef locaux, en concurrence avec les interprètes du système colonial.
Il serait presque possible d’en tirer la conclusion qu’au fond, et dans leur fonctionnement concret, les deux administrations se ressemblaient beaucoup, sauf à relever que l’administration coloniale française projetait naïvement et hypocritement un modèle politique et social qui n’était pas viable, et qui précipita très normalement le processus de décolonisation.
Les nouvelles élites locales avaient faim d’égalité, mais la métropole était bien incapable, faute de moyens, de l’établir. On sortait enfin de l’hypocrisie coloniale française.
A voir les débats ouverts et entretenus par des cercles de chercheurs, et à constater les échos postcoloniaux qui ont succédé à la décolonisation, il parait évident que la politique coloniale anglaise, en ne faisant pas miroiter une situation politique et sociale d’égalité, a échappé aux procès permanents que l’on fait de nos jours à la France.
Jean Pierre Renaud, avec quelques éclairages de mon vieil et fidèle ami de promotion Michel Auchère