XIXème et XXème siècles : Empire colonial britannique et Empire colonial français
Esquisse de tableau comparatif à grands traits : deux empires semblables ou différents ?
Quels héritages ?
Lilliput face à Gulliver !
Rêve ou réalisme ?
Empirisme ou théorie ?
Quelles conclusions générales est-il possible de tirer de la comparaison entre l’Empire britannique et l’Empire français ?
Comme je l’ai indiqué au tout début de cette analyse comparative, la tâche était ambitieuse, à l’image du travail inlassable d’une termite à l’assaut de sa pyramide, mais au terme de notre examen, il est possible de se poser la bonne question, à savoir si les bases mêmes de cette comparaison ne la rendaient pas inopérante.
La comparaison est d’autant plus difficile en effet, sinon impossible, qu’elle se déroule sur une longue période – quel moment colonial ? – et dans des territoires géographiques on ne peut plus variés – quelle situation coloniale ? – tellement les territoires avec leurs atouts et leurs handicaps, les épisodes de la colonisation, les manières coloniales de faire des Britanniques et des Français, leurs objectifs véritables, la conception de l’avenir qu’ils proposaient aux uns et aux autres, étaient différents, et encore plus les réactions infiniment variées des peuples « colonisés ».
Alors aussi que l’Empire des Indes parait avoir « cannibalisé » cette histoire ! Et j’ajouterais volontiers qu’il en a été de même pour l’Algérie.
Autre sujet d’interrogation et de doute à partir du moment où notre analyse a laissé dans l’ombre la comparaison historique entre grandeurs économiques et financières des deux empires en question.
Au sein de son empire, la France n’a jamais trouvé la poule aux œufs d’or que constituait l’Inde, ni des territoires en capacité de se transformer rapidement en dominions.
Une carence que nous regrettons d’autant plus qu’il s’agit d’une des critiques que nous faisons le plus souvent à la plupart des travaux des histoires coloniales et postcoloniales.
Et qui plus est, alors que, comme toute histoire, elle est devenue non seulement un enjeu pour les historiens, mais plus encore pour les politiques.
Comment distinguer entre le roman devenu « national » et la réalité des situations coloniales rencontrées ou racontées ?
On voit bien qu’après une assez forte imprégnation marxiste des écoles d’historiens, un courant humanitariste s’est saisi des mêmes écoles, faisant un large écho aux constructions ou reconstructions des histoires dites de « la périphérie », très largement teintées à la fois d’un regard moins ethnocentrique, mais aussi de mauvaise conscience de la part des métropoles et de revendication d’assistance de la part de certaines anciennes colonies, en réparation des dommages que l’Occident leur aurait causé.
Effet de loupe historique, comme dans le cas de l’Algérie, dont l’histoire laisse dans l’ombre tout un pan de l’histoire coloniale, tout en lui imprimant la marque de l’histoire algérienne !
Désintérêt aussi de plusieurs générations d’historiens pour l’histoire coloniale, un parent pauvre de la recherche, laissant le champ libre par exemple à des historiens « entrepreneurs » qui surfent sur les médias, d’autant plus facilement qu’ils se font l’écho, à tort ou à raison, et en France, en tout cas, des revendications, fondées ou non, formulées par des groupes de pression nourris par l’immigration.
A cet égard, comment ne pas évoquer, à titre d’exemple le débat récurrent que certains historiens, politologues, sociologues, anthropologues, … et naturellement politiques, ouvert sur la question de la « collaboration » des autorités indigènes, des « évolués » en général, avec les pouvoirs coloniaux ?
Une « collaboration » que certains chercheurs teintent en France de la couleur de la collaboration entre Français et Allemands pendant l’occupation des années 1940-1945 !
Il est d’ailleurs de plus en plus à la mode de parler des nazis plutôt que des allemands.
Collaboration ou truchement inévitable ? Car à la vérité, et dans la plupart des cas, il s’agissait d’une collaboration qui s’inscrivait dans un truchement qui s’imposait, sauf dans les colonies de peuplement, entre un petit nombre de Blancs et un grand nombre de gens de couleur, une collaboration qui s’imposait au fur et à mesure des années avec le concours d’évolués de plus en plus nombreux.
Il est évident que cette caractéristique était plus marquée dans les territoires de grande superficie que peu de Blancs administraient, par exemple dans l’ancienne Afrique Occidentale ou Equatoriale Française, en Nigéria du Nord, ou dans le Soudan anglo-égyptien.
Ou encore « accommodement » ?, le terme utilisé par M.A. Adu Boahen, auquel nous avons fait une large référence ? Ce dernier a bien récapitulé les différents traits et types de collaboration rencontrés en Afrique, et de la nécessité, pour que le colonialisme existe et subsiste, qu’il puisse faire appel à un truchement indigène local, sans obligatoirement jeter un opprobre de principe sur ce type de relation.
Comme nous l’avons rappelé dans un de nos textes, Henri Brunschwig écrivait quelque chose comme « pas de colonisation sans télégraphe », et nous l’avons paraphrasé en disant « pas de colonisation sans truchement ».
Un seul exemple de l’incarnation d’un truchement réussi, celui du grand lettré Hampäté Bâ ! Un « collabo » ?
Le chemin choisi pour notre conclusion
Pour la synthèse de nos conclusions, nous proposons de faire appel au même chemin que celui que nous avons emprunté pour nos réflexions sur les sociétés coloniales publiées sur ce blog, c’est-à-dire celui du théâtre, avec une récapitulation des scènes, des pièces avec leurs intrigues et leurs acteurs, et enfin des succès ou échecs des pièces en question, la question sensible des legs coloniaux.
Les scènes du théâtre colonial, c’est-à-dire les « situations coloniales » et les « moments coloniaux »
Il est très difficile de comparer les scènes britanniques et les scènes françaises, tant elles étaient différentes en tailles géographiques, en caractéristiques démographiques, en potentiel économique, en évolution des types de gouvernances indigènes qui existaient ou n’existaient pas.
Comme nous l’avons vu avec l’exemple de l’Empire des Indes, il y avait peu de choses en commun entre ce quasi-continent, cet empire secondaire anglais, et cette sorte de « cour » de l’Asie que pouvait représenter pour la France, le joyau que constituait l’Indochine, dans une tout autre échelle géographique, humaine et économique ?
Pour retenir un autre exemple, sur les rives du canal de Mozambique, quoi de commun entre les colonies d’Afrique Australe et Madagascar ?
De l’ordre de 570 000 kilomètres carrés à Madagascar contre 1 220 000 kilomètres carrés pour les quatre Etats de l’Union Sud-Africaine, soit le double, mais avec une population blanche sans comparaison : à Madagascar, 6 880 blancs en 1902, pour une population de l’ordre de cinq millions d’habitants, et dans l’Union sud-Africaine de l’année 1904, 1 116 801 blancs pour une population de l’ordre de 6 millions d’habitants, dont 579 741 dans la colonie du Cap, 297 277 dans l’Etat du Transvaal, 142 679 dans celui d’Orange, et 97 109 dans l’Etat du Natal.
Dans l’Union sud-africaine, une grosse industrie minière d’or et de diamant s’était déjà développée et avait donné naissance à des villes importantes.
Autre indication, celle de la population blanche en AOF ou en Indochine : en 1913, 18 069 en AOF et 13 000 en Indochine.
Le domaine colonial le plus comparable a été celui de l’Afrique tropicale qui a longtemps interdit l’immigration blanche, mais il était ouvert à l’échange international, côté anglais avec le grand fleuve Niger, et fermé, côté français, au même échange international, côté français, avec un fleuve Sénégal et son hinterland inaccessible.
Pour le reste du continent africain, et à l’exception de l’Algérie, devenue colonie de peuplement, rien de comparable, ni en taille, ni en ressources, ni en flux d’immigration, entre les deux empires, avec la naissance ou le renforcement de colonies de peuplement blanc en Afrique Australe, au Kenya, en Rhodésie, et en Afrique du Sud, des colonies de peuplement qui avaient vocation à devenir des dominions du Commonwealth, comme ce fut le cas du Canada, de l’Australie et de la Nouvelle Zélande.
Comment comparer le décor social qui régnait dans les deux empires ?
Côté anglais, l’existence d’un décorum social très typé dans la plupart des colonies, un décorum bâti de toutes pièces, une stricte séparation entre les maîtres et les serviteurs, des lieux de vie séparée, et presque partout l’existence de « clubs » naturellement réservés aux Britanniques, avec l’exaltation aristocratique et quotidienne de la pratique des sports.
L’exemple de Hong Kong est intéressant à cet égard : jusqu’à la fin du vingtième siècle, anglais et chinois cohabitèrent de façon séparée, sans aucune passerelle sociale.
Côté français, et à la différence de ces scènes coloniales anglaises socialement bien ordonnées et corsetées, les scènes coloniales françaises étaient plutôt décontractées, pour ne pas dire « débraillées ».
Cela tenait beaucoup aux conceptions coloniales mises en œuvres, rêve d’égalité et d’assimilation pour la France, et pour l’Angleterre, réalité de deux mondes séparés sur un modèle aristocratique, avec le choix d’administrateurs qui, sur le terrain, « fabriquaient » l’une ou l’autre forme de colonisation.
Dans un de ses récits de voyage, le géographe Weulersse rapportait la conversation qu’il eut avec un Français travaillant à Ibadan (Nigéria), dans les années 1930 :
« Le héros de Kipling qui, perdu dans la jungle, seul dans sa case de feuillage, chaque soir revêtait son smoking, incarne bien l’idéal britannique. La colonisation anglaise porte faux-col, la nôtre se ballade, souriante, en débraillé. »
L’intrigue coloniale
Au cours de l’exécution du premier acte de l’intrigue, c’est-à-dire la conquête militaire, les deux puissances coloniales usèrent des mêmes moyens militaires, des mêmes technologies (armes à tir rapide, télégraphe, machines à vapeur, quinine…) pour imposer leur domination, la violence, avec des adversaires très différents, capables ou non de manifester des résistances d’intensité très variables en force et en durée, des résistances fort bien décrites dans l’ouvrage de l’Unesco.
Certains auteurs ont pu dire qu’en Inde, en Asie en général, et en Afrique, l’Europe avait en face d’elle, pour des raisons d’inégalité de puissance, de divisions ou guerres intestines, des partenaires ou des adversaires qui étaient disponibles pour une domination coloniale.
Comparées aux opérations de conquête militaire anglaises, les opérations françaises eurent beaucoup moins d’ampleur à la fois par le nombre des théâtres d’opération et par la puissance des moyens utilisés.
Rien de comparable entre la conquête du Tonkin et celle du Soudan Egyptien par Kitchener ! Rien de comparable non plus entre la longue lutte anglaise contre .les Ashantis en Gold Coast, et celle des Français contre les Sofas de Samory dans le bassin du Niger, ou contre les Amazones du roi Behanzin au Dahomey !
L’Empire Britannique put rapidement compter sur les ressources civiles et militaires de l’Inde, un Empire des Indes, en second du premier, pour renforcer les expéditions militaires que la Grande Bretagne menait en Asie en dehors des frontières de l’Inde.
Tel fut le cas, comme nous l’avons vu, en Ethiopie, et en Birmanie !
Des deux côtés, les guerres coloniales firent beaucoup de victimes, déstabilisèrent les sociétés locales, provoquèrent des flux d’émigration, mais sur le plan militaire, les guerres des Boers n’eurent pas d’équivalent dans l’empire français, à la fois par les moyens de guerre modernes mis en œuvre et par des méthodes de pacification qui confinèrent à une forme de génocide.
Sans commune mesure entre les deux empires furent, également et à la fois, les flux d’émigration de population blanche d’origine anglo-saxonne vers les nouvelles conquêtes de l’Empire et les appropriations de terres indigènes, telles qu’elles furent pratiquées par les Anglais en Australie, en Nouvelle Zélande, en Afrique Australe et Orientale.
L’intrigue elle-même
Au dix-neuvième siècle, la Grande Bretagne avait atteint un niveau de puissance économique sans égal par rapport à la France. Bénéficiant de la maîtrise des mers du globe, d’un réseau commercial efficace, elle était fort bien placée pour se lancer à la conquête du monde et constituer un empire colonial qui s’ajoutait au premier, celui des siècles passés.
En comparaison, la France était restée une puissance de type continental et agricole, tournée sur elle-même, une France des villages.
Money and business, gagner de l’argent en faisant du commerce
La Grande Bretagne persévérait dans la consolidation de son modèle de « business » international et mondial, tout en mettant la main sur tel ou tel territoire du monde qui représentait pour elle une chance supplémentaire de puissance économique, tels que l’Afrique du Sud ou la Nouvelle Zélande, et continuait à verrouiller ses voies de communication vers l’Empire des Indes et l’Asie, l’Egypte, Singapour, et Hong Kong.
Quelques-unes des citations que nous avons reprises dans la lecture critique du livre de M.Kwasi Kwarteng « Ghosts of Empire» méritent d’être rappelées, car elles fixent clairement les objectifs de l’impérialisme anglais.
Sir Charles Napier, gouverneur des Indes, déclarait dans les années 1872 :
« in conquering India, the object of all cruelties was money » (Ghosts, page 96)
L’historien notait à ce sujet:
« This was cynical, but then was a large element of the truth in the claim. »
Le même historien notait par ailleurs, en ce qui concerne l’Afrique :
“The colonial mission in Africa according to the Prime Minister, was about of money and commerce”
Lord Salisbury, Premier Ministre déclarait en 1897:
« The objects we have in our view are strictly business object » (Ghosts, page 278)
Au moins les choses étaient claires au plus haut niveau de l’Etat du Royaume Uni, mais elles ne l’étaient pas du tout au plus haut niveau de la République Française, les acteurs d’une politique coloniale flottante mélangeant allégrement tous les objectifs imaginables, les bonnes ou mauvaises raisons de se lancer à la conquête du monde, l’ouverture de marchés, – mais la France n’avait pas la fibre commerçante -, la propagation d’une civilisation qu’elle estimait la meilleure au monde, ou encore son rêve d’assimilation et d’égalité qu’elle faisait miroiter aux yeux des peuples indigènes.
A la vérité, alors que l’expansion impériale anglaise ne trouvait pas son inspiration et son souffle dans une nouvelle volonté de puissance internationale, – elle l’exerçait déjà – la France, après sa défaite dans la guerre franco-prussienne des années 1870-1871, y trouvait une raison de revanche politique en fondant un nouvel empire colonial.
L’intrigue impériale française était constituée d’un cocktail de facteurs au sein desquels le politique comptait plus que l’économique, quoiqu’en aient dit les défenseurs des conquêtes coloniales de la fin du siècle, Jules Ferry étant par exemple le défenseur des industries textiles des Vosges, un brin obsolètes, qu’il entendait protéger.
Alors bien sûr, les deux métropoles se piquaient du désir de faire bénéficier le monde entier des bienfaits de la civilisation, le « fameux fardeau » de la race blanche, mais les deux métropoles ne l’entendaient pas de la même oreille.
L’intrigue anglaise faisait confiance au modèle de vie anglais, incontestablement le meilleur du monde – nous sommes naturellement les meilleurs -, que les peuples indigènes auraient bien sûr le désir d’imiter et d’adopter, alors que l’intrigue française propageait une volonté d’égalité entre les peuples, le rêve de l’assimilation.
Anglais et Français n’avaient pas la même conception du jeu de l’intrigue coloniale, les premiers n’entendant pas, en tout cas le moins possible se mêler des affaires indigènes, alors que les deuxièmes mettaient en œuvre une certaine politique indigène, hésitant beaucoup moins que leurs collègues anglais à interférer dans les affaires indigènes, à voir dans les chefs des pays colonisés des agents subordonnés de l’autorité coloniale.
Administration indirecte des Britanniques et administration directe des Français, selon le gigantisme des territoires, les différences n’étaient pas toujours aussi sensibles que le voulait la théorie de l’indirect rule, mais il est vrai que l’application du Code de l’Indigénat impliquait le pouvoir des administrateurs français dans la vie locale, alors que les pratiques répandues de discrimination raciale, poussées à l’extrême avec le système du Colour Bar tenait soigneusement les officers anglais à l’écart de la vie indigène.
Il ne serait peut-être pas exagéré de dire que l’intrigue coloniale anglaise se déroulait dans un jeu qui s’affichait en termes qui seraient aujourd’hui qualifiés de racistes, alors que l’intrigue coloniale française se défendait officiellement de l’être, tout en étant concrètement et historiquement discriminatoire et en définitive raciste.
Les acteurs
Les grands acteurs du théâtre colonial
Tout d’abord les officiers, dans la phase de conquête et de pacification
Au cours de la première période, l’armée tint évidemment les premiers rôles, souvent composée en grande partie de troupes recrutées sur place, et nécessairement recrutées sur place dans les régions tropicales.
Comment ne pas signaler que les deux puissances coloniales n’auraient pas pu se lancer à la conquête d’aussi vastes territoires sans le concours de tirailleurs recrutés sur place, tels que les Gurkhas des Indes ou les tirailleurs sénégalais d’Afrique occidentale ?
Des armées de nature professionnelle le plus souvent commandées par des officiers de carrière qui étaient volontaires pour servir outre-mer, animés par l’esprit d’aventure, la recherche de la gloire, mais aussi par l’envie de servir leur pays.
Parmi les plus connus, quelques-uns d’entre eux, Kitchener ou Lugard, chez les Anglais, Gallieni ou Lyautey, chez les Français.
Ce sont les officiers qui mirent en place la première organisation de ces territoires, laissant progressivement la place et le pouvoir à des administrateurs civils.
Dans un deuxième temps, et au fur et à mesure de la pacification, les officers anglais et les administrateurs coloniaux français, et aux côtés des officers le plus souvent de grands acteurs du monde économique, c’est-à-dire de grandes sociétés capitalistes, beaucoup plus actives dans l’empire britannique.
Il convient de noter que ces acteurs déployaient en effet leur activité dans un contexte administratif très différent, centralisateur et bureaucratique chez les Français, et décentralisé et pragmatique chez les Anglais.
La bureaucratie coloniale française fut le plus souvent écrasante, pour au moins deux raisons, le goût des Français pour tout réglementer, d’une part, et d’autre part par le fait que dans la plupart des colonies françaises, compte tenu de leur état et de leurs ressources, en l’absence de moteurs de colonisation privée, l’administration pourvoyait à tout.
Le livre « Ghosts of Empire » décrit à grands traits les caractéristiques des officers coloniaux anglais, issus le plus souvent de l’aristocratie, grande ou petite, qui maintenaient encore plus qu’à domicile, les distances qu’ils conservaient avec le peuple, ce qui n’était pas le cas des administrateurs français, d’origine sociale variée, mais concrètement, et selon les circonstances, il n’est pas démontré que les différences aient été très grandes.
La pratique coloniale anglaise du chacun chez lui contrastait avec la pratique coloniale française qui laissait croire que les colonisateurs et les colonisés pouvaient immédiatement vivre sur un pied d’égalité en faisant l’impasse sur les deux éléments de l’intrigue qui constituaient le fond du décor, c’est-à-dire la « situation coloniale » et le « moment colonial »
Les acteurs de second rang
Les colons, individus ou sociétés
C’est incontestablement dans ce domaine que la comparaison entre les deux Empires est la plus difficile.
A titre individuel, le colon fut une denrée plus rare dans l’Afrique tropicale française que dans l’Afrique tropicale anglaise, et si l’on fait entrer en ligne de compte les colonies anglaises des Afriques Australe et Orientale, considérées comme des colonies de peuplement, toute comparaison est impossible, sauf à y introduire l’Algérie, le Maroc et la Tunisie, mais dans un rapport de population de colons bien inférieur à celui des colonies anglaises.
Quant aux sociétés commerciales ou industrielles coloniales, les Françaises faisaient pâle figure avec les Anglaises, le commerce africain étant par exemple très largement dans les mailles de sociétés britanniques.
Dans le riche Empire des Indes ou à Hong Kong, les grandes sociétés anglaises ont pu déployer leur activité tout au long de la durée de vie de l’empire.
Le livre « L’esprit économique impérial » a montré les limites relatives des succès des entreprises françaises dans l’expansion de l’Empire.
Aucune des colonies françaises, à l’exception peut-être de l’Indochine, n’a bénéficié d’un développement économique ou industriel comparable à celui très tôt enregistré dans les Indes ou en Afrique Australe
L’Algérie entrerait en ligne de compte dans cette comparaison, si sa situation juridique de département français n’était pas venue la « fausser ».
Les populations blanches des sociétés coloniales, des acteurs ?
Comme je m’en suis expliqué longuement dans les analyses que j’ai proposées sur le thème des sociétés coloniales, il est recommandé, avant toute chose, de se mettre d’accord sur la définition d’une société coloniale.
A la fin du dix-neuvième siècle, les sociétés coloniales des différents territoires avaient des caractéristiques fort différentes, dues en partie à la présence plus ou moins importante d’immigrés blancs, importante dans les colonies de peuplement anglaises en Australie ou en Afrique Australe, comparable au seul cas français de l’Algérie, et faible notamment dans les colonies tropicales d’Afrique, qu’elles soient françaises ou britanniques.
A noter en Indochine une minorité chinoise importante, et au Natal, une minorité indienne qui n’était pas négligeable et au sein de laquelle Gandhi commença à acquérir la grande notoriété internationale qui fut la sienne.
Jusqu’à la moitié du vingtième siècle, il y avait peu de points communs en Afrique entre les sociétés coloniales de l’ouest africain français ou anglais et celles d’Afrique Centrale et Australe où s’était développée une grande industrie minière internationale.
Comme je l’ai indiqué dans mes réflexions, la question peut se poser de savoir si, dans les territoires de climat tropical, où la population blanche était peu nombreuse, cette société coloniale vivant souvent en kyste, a eu véritablement un rôle.
Dans les territoires où la même population blanche était nombreuse, les colonies de peuplement anglais, cette dernière a eu un rôle majeur dans leur modernisation, mais au moins autant dans l’établissement d’un état de relations discriminatoires tendues, notamment dans les colonies de l’Afrique Australe, où la proportion de populations noires était importante.
Les véritables acteurs du changement
D’une façon générale, il serait possible de dire que dans la plupart des colonies où la population blanche était peu nombreuse, ce sont les Asiatiques ou les Noirs qui ont les véritables acteurs du développement de leur pays, sans le concours desquels il n’aurait pas été possible, et que dans celles de peuplement blanc possible et encouragé, le même développement fut le résultat le plus souvent de l’exploitation de la main d’œuvre noire par le capitalisme anglais.
Succès ou échec de la pièce de théâtre ?
Legs et héritage
Dans les pages qui précèdent, nous nous sommes fait l’écho du regard que des historiens africains, un historien indien, et deux historiens allemands, dans une version plus récente, ont porté sur l’héritage du colonialisme.
Il est évident qu’il convient de placer toute appréciation de cette période dans le cours de l’histoire du monde, de ses phases successives de puissances dominantes, en raison de facteurs religieux, militaires, économiques, souvent grâce à une innovation qui leur a donné les outils de la conquête.
A cet égard, pourquoi ne pas rapprocher la période coloniale de la période de la Renaissance, l’explosion de nouvelles technologies fournissant aux puissances européennes les outils et la capacité de dominer le monde ?
Mais sans remonter à l’Antiquité, la Chine impériale et un Islam conquérant s’étaient déjà illustré dans la conquête du monde.
L’historien Adu. B. Boahen caractérisait la période coloniale comme un « interlude » historique, un choc qui n’avait fait qu’accélérer la transition du continent africain dans un autre âge, que les Occidentaux qualifient volontiers de modernité.
Comme nous l’avons répété, en histoire coloniale, il est nécessaire de faire du cas par cas, « situation coloniale » par situation coloniale, et « moment colonial » par moment colonial, mais cette prudence historique n’empêche pas de rechercher les caractéristiques générales des dominations anglaise et française, et des legs qu’elles ont laissé dans les territoires dominés.
Les analyses historiques qui constituent le livre publié par l’Unesco en 1987 sous le titre « Histoire générale de l’Afrique » proposent une lecture plutôt nuancée de l’histoire coloniale des deux empires, tout en relevant que le colonialisme a eu un tel un impact politique, économique et social qui a complètement déstabilisé les sociétés africaines.
Comme déjà indiqué, M.A.Adu Boahen caractérisait la période coloniale en écrivant : « épisode ou interlude » ? (p,864), et dans un de ses commentaires précédents, il écrivait :
« Aucun sujet n’est probablement aussi controversé que l’impact du colonialisme sur l’Afrique » (p, 838)
Comment résumer l’héritage colonial à l’issue du temps relativement court de la colonisation à l’échelle de l’histoire de l’Afrique ? Succès ou échec de l’entreprise coloniale ?
Nous avons tenté de résumer le bilan qu’en faisaient les historiens retenus par l’Unesco pour raconter l’histoire du colonialisme, mais sur le seul continent africain, un bilan effectué au cours d’une période qui suivait de peu la décolonisation, mais Der Spiegel Geschichte nous a proposé un regard plus actuel sous la question : « Was Bliebt ? »
Un bilan ancien : il est évident qu’en ouvrant, par la violence ou non, les différents continents aux échanges économiques et politiques, les puissances occidentales ont complètement déstabilisé les sociétés locales, des gouvernances indigènes de type très varié, mais un tel bouleversement n’a été ni uniforme, ni simultané.
Il ne pouvait s’agir que d’un choc violent, armé ou non, compte tenu de l’inégalité généralisée qui existait entre adversaires ou partenaires, inégalité en moyens civils ou militaires, et des écarts souvent gigantesques entre modes de vie ou de culture.
Pour ne citer qu’un exemple dans l’univers des relations internationales du dix-neuvième siècle, celles de l’Océan Pacifique, les premiers contacts entre la France et le Japon, un Japon fermé à tout échange international, ont été d’une rare violence.
J’ai publié sur ce blog une chronique consacrée à l’incident de Sakhaï, entre la marine française et l’armée japonaise.
La paix civile:
Aussi bien M.Panikkar que M.Adu Bohaen reconnaissent que la domination occidentale a eu pour résultat l’établissement d’une paix civile.
Les historiens les moins partisans reconnaissent en effet, et au moins, qu’une fois la conquête réalisée, et pendant toute la période qui a précédé les convulsions politiques nées de la deuxième guerre mondiale, le continent connut une période de paix civile.
La création de grandes infrastructures:
Au crédit de la colonisation, attribué par les historiens cités, il est possible de mettre la création d’un réseau de communications diversifié (pistes, voies ferrées, lignes télégraphiques), quoiqu’inégal, et souvent réalisé grâce aux sacrifices imposés à la population indigène, qui n’existait pas auparavant, même si certains auteurs reprochent aussi à ces infrastructures d’avoir été, avant tout, conçues pour l’exploitation économique de l’empire.
Il est toutefois difficile, sur ce plan, de comparer des territoires aussi différents que l’Inde, capable dès le début du vingtième siècle, de disposer d’un premier réseau de voies ferrées et maritimes, et l’Afrique occidentale où à la même époque, aucune voie de communication ne reliait les côtes du Sénégal ou du golfe de Guinée au bassin du Niger, pour ne pas citer Madagascar qui, à la fin du dix-neuvième siècle, transportait encore par porteurs, les fameux « bourjanes », voyageurs ou marchandises, entre la côte de Tamatave et la capitale Tananarive.
Des villes nouvelles:
Tout autant, et peut-être plus que la création de voies de communication, la construction de villes nouvelles fut sans doute un des facteurs majeurs d’une révolution dans les mœurs d’Afrique, et le livre de l’Unesco a raison de ne pas faire l’impasse sur ce facteur de changement et de développement difficile à évaluer, même si le même facteur mettait en place ou consacrait des pratiques de discrimination plus ou moins fortes et persistantes selon les territoires.
Nous avons vu que M.Panikkar montrait toute l’importance de cette nouvelle urbanisation, qui a été, comme nous l’avons déjà souligné un des grands facteurs de l’ouverture de ces pays aux échanges, à l’acculturation d’une partie de plus en plus importante de la population qui a été un des facteurs majeurs du truchement colonial.
Une économie monétaire et des investissements:
C’est sans doute en Afrique que l’introduction d’une monnaie commune a été un des facteurs les plus puissants du changement, comme le reconnaissait M.Adu Boahen.
En ce qui concerne les investissements, l’héritage a été très inégal selon les territoires, pour des raisons d’atouts économiques existants ou non, selon les époques, et surtout selon les territoires.
L’Inde avait au moins un siècle d’avance sur l’Afrique, et en Afrique même, la découverte de grandes richesses minières en Afrique méridionale et centrale par les Anglais et les Belges a attiré très tôt le grand capitalisme international.
L’Afrique de l’Ouest n’est entrée dans cet âge du grand capitalisme qu’après la deuxième guerre mondiale, notamment en Mauritanie et en Guinée.
Un nouvel état de droit:
Il est toujours difficile de porter une appréciation scientifique sur l’expression état de droit, car selon les religions ou les cultures, selon les pays et selon les époques, l’expression peut recevoir des sens très différents.
L’historien Panikkar reconnait à l’Empire indien le legs d’un état de droit unifié :
« C’est le droit qui gardera sans doute de façon la plus durable l’empreinte occidentale », le « système juridique », « l’égalité de tous devant la loi » (p,430)
Ce legs doit être compris comme celui d’un droit qui se superposait aux coutumes locales, comme c’était le cas aussi dans les colonies françaises, mais également avec une dimension discriminatoire, étant donné que les indigènes ne disposaient pas d’une égalité des droits avec les européens.
En Inde, le nouveau système juridique cohabitait avec le régime des castes, mais dans certaines régions d’Afrique, il existait également un régime atténué des castes entre nobles et manants.
La création d’Etats:
Les deux historiens mettent au crédit de la domination occidentale la création d’Etats modernes et de leur bureaucratie
Ces nouveaux Etats ont été souvent créés, en tout cas en Afrique, au travers des frontières poreuses des communautés ethniques traditionnelles, mais la décolonisation n’a pas remis en cause le statu quo, sauf dans le cas de l’Inde.
Le sous-continent indien érigé en Etat unique par les Anglais a vu son unité brisée à l’indépendance avec la constitution de trois Etats, à l’est et à l’ouest, les deux islamiques du Bangladesh et du Pakistan, et au centre du sous-continent, l’Union Indienne
En 2013, quel regard ?
Comme nous l’avons vu, la revue Der Geschichte du journal Der Spiegel a proposé son regard sur le legs de l’Empire britannique en donnant la parole aux deux historiens que nous avons cités.
Les legs reconnus seraient en définitive plutôt limités, la langue anglaise et l’existence du Commonwealth.
Incontestablement, la langue anglaise jouit d’un rayonnement mondial qui n’est pas celui de la langue française, parce que très tôt elle s’est inscrite dans un langage des affaires au moins autant que de culture, sinon plus.
En face d’un Commonwealth dont les bases furent fondées dès le début du vingtième siècle, avec le concours de dominions blancs puissants, après le feu de paille de l’Union, puis de la Communauté française, la Francophonie fait pâle figure, mais quid de son influence réelle dans les affaires du monde ?
Récemment, la Gambie a décidé de quitter le Commonwealth en l’accusant d’être « une institution néocoloniale », faisant passer le nombre de ses membres à 53 Etats.
Je serais tenté de dire que les effets de l’impérialisme anglais ou français se situeraient de nos jours beaucoup plus dans les métropoles que dans les anciens territoires colonisés, en raison des courants d’immigration relativement importants qu’ont fait naître ou favoriser les relations impériales anciennes, notamment la langue.
Il n’est pas démontré que les populations d’origine immigrée connaissent mieux l’histoire de leur passé, pas plus d’ailleurs que la population en général, mais elles sont réceptives à une forme de nouvelle propagande coloniale qui tend à les convaincre qu’elles ont un droit irréfragable à réparation, et donc à assistance, d’où le surgissement ou l’entretien d’ambiances de revendications
Dans le cas de la France, les séquelles de la guerre d’Algérie dans l’opinion publique contribuent à oblitérer presque complètement toute mémoire coloniale.
Je soulignerai volontiers qu’en dépit de mes nombreuses demandes de sondages approfondis et sérieux sur l’existence ou non d’une mémoire coloniale, et si oui laquelle, aucune institution ou média n’ont eu le courage jusqu’à présent de se lancer dans l’aventure.
Est-ce qu’il n’en serait pas de même du refus officiel des statistiques dites ethniques, c’est-à-dire du refus de pouvoir mesurer les discriminations qui affecteraient tel ou tel groupe de citoyens français, par rapport au poids qu’ils représenteraient dans la population française ? Une position très largement inspirée par des groupes de pression de type ethnique ?
Et pour conclure sur le sujet, et ne pas être accusé aussitôt de développer une argumentation de type colonialiste, pourquoi ne pas donner la parole à un historien, grand spécialiste indien de l’histoire « connectée », Sanjay Subrahmanyam, dans les termes de la présentation de son interview par le journal Le Monde des 8 et 9 septembre 2013, intitulée « Une terre d’asile vraiment ? »
A la question : « Estimez- vous que la France a toujours du mal à assumer son passé, surtout son passé colonial ?
– Est-ce que la France a plus de difficultés à assumer son passé colonial que les autres puissances impériales ? Qui parle aux Etats Unis de ce qui s’est passé aux Philippines aux XIX° et XX° siècles ? Personne, pas plus que l’on a assumé la guerre du Vietnam dans ce pays.
La comparaison doit se faire aussi avec l’Angleterre : d’un côté, les Anglais ont mieux digéré leur passé colonial, mais de l’autre, les Français ont une attitude moins dure envers les populations issues de leur ex-empire colonial. Le niveau de racisme que j’ai ressenti en Angleterre envers les Indiens et les Pakistanais est bien supérieur à ce qu’on vit avec les Maghrébins en France. Dans bien des milieux en Angleterre, on n’a aucune idée de ce qui s’est passé dans les colonies, et on croit parfois qu’il s’agissait d’une belle aventure.
La vraie question est de savoir comment on enseigne ce passé… »
Toute la question est là, l’enseignement du passé.
En France, ce passé colonial, hors celui de l’Algérie, mais surtout de la guerre d’Algérie, n’a jamais passionné les foules, d’autant moins qu’un certain discours idéologique qui tend à faire croire qu’il aurait existé en France une culture coloniale, ou même impériale, n’a pas encore apporté la preuve statistique, par tout autre moyen que de belles images coloniales brandies comme preuves, qu’un tel état d’esprit de l’opinion aurait effectivement existé.
Comment ne pas compter sur des études approfondies de la presse de la période coloniale, qui n’existent pas à ma connaissance, des études qui mesureraient la place faite par la presse de province ou de Paris aux questions coloniales?
Pour l’instant, je maintiens donc le point de vue d’après lequel la France n’a jamais été un pays colonial.
Historiquement, seule une petite élite politique, économique et religieuse, a su et pu entrainer le pays dans ce type d’aventure.
Comment ne pas mettre en parallèle les conquêtes coloniales de la Troisième République avec les expéditions militaires de maintien de la paix de la Cinquième République qui ont encore la faveur des gouvernements français, pour des raisons de prestige, d’un rôle international qui leur serait dévolu ?
François Hollande est à cet égard le digne successeur de Jules Ferry qui décida de partir à la conquête du Tonkin, comme hier, en décidant de son propre chef d’engager la France dans la nouvelle guerre du Mali, puis dans celle de la Centrafrique
De même que Sarkozy, pour la Libye !
Jean Pierre Renaud – Droits réservés