« HISTOIRE COLONIALE, DEVELOPPEMENT ET INEGALITES DANS L’ANCIENNE AFRIQUE OCCIDENTALE FRANCAISE »
Thèse de Mme Elise Huillery
Sous la direction de Denis Cogneau et de Thomas Piketty
27 novembre 2008
Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales
Thèse Huillery
Rappel de publication des notes précédentes : annonce de publication, le 10 juillet 2014 – avant- propos, le 27 septembre 2014 – Chapitre 1, les 10 et 11 octobre 2014 – Chapitre 3, le 5 novembre 2014 – Chapitre 4, le 6 novembre 2014
Notes de lecture critique
VI
Chapitre 2
« LE COÛT DE LA COLONISATION POUR LES CONTRIBUABLES FRANÇAIS ET LES INVESTISSEMENTS PUBLICS EN AFRIQUE OCCIDENTALE FRANCAISE » (p,71)
Le 10 juillet 2014, nous avons annoncé la publication de nos notes de lecture critique en concluant ainsi :
« Avec deux énigmes historiques à résoudre :
La première : Avec ou sans « concession » ?
La deuxième : Avec quelles « corrélations » ? »
En ce qui concerne ce chapitre 2, et comme nous tenterons de le démontrer, il serait tentant de dire, effectivement, et sans discussion, sans « concession » !
Un résumé (abstract) annonce le contenu du chapitre :
« Cet article s’appuie sur l’extraction des données budgétaires de l’Afrique Occidentale Française sur toute la période coloniale pour étudier le coût que la colonisation a fait peser sur le budget de l’Etat français, et l’ampleur des bénéfices qu’en aurait retirés les pays de l’ancienne AOF en termes de ressources publiques et d’investissements en écoles, enseignants, médecins, et infrastructures. Il s’avère que les transferts de fonds publics de la France vers l’AOF, subventions et prêts confondus, n’ont représenté en moyenne que 0,1% des dépenses de l’Etat français ; seuls 0,007% des dépenses de l’Etat sont de plus imputables à de l’aide publique…Les populations de l’AOF ont donc non seulement subvenu presque totalement à leurs besoins, mais aussi supporté de lourdes dépenses liées à la présence française. » (p,72)
&
Avant d’aller dans le texte lui-même, quelques remarques sur les termes et concepts utilisés :
1) s’agissant du domaine de l’histoire, les dates retenues par les différentes analyses effectuées ne sont pas toujours les mêmes, et nous verrons que dans ce type d’analyse, le respect de la chronologie est capital
2) il convient de retenir que l’analyse annoncée porte sur les flux de capitaux publics, et non sur les flux de capitaux privés,
3) on peut regretter qu’avant toute réflexion historique, l’auteur n’ait pas donné les ordres de grandeur respectifs des budgets de la France et de l’AOF, ainsi que du commerce extérieur, au moment de la création d’une AOF créée de toute pièce, c’est à dire en 1895, et en ce qui concerne les années ultérieures, afin d’éclairer la portée des deux pourcentages donnés plus haut.
Nous verrons par ailleurs que les démonstrations techniques de l’auteur n’accréditent pas nécessairement les deux pourcentages cités plus haut, 0,1% ou 0,007%.
Nous nous sommes déjà interrogés sur le sens qu’il convenait d’accorder à ce type d’évaluation comparative qui ne tient pas compte de l’effet marginal d’un franc AOF de même valeur que le franc métropolitain jusqu’en 1945, puis convertible au taux fixe avec le franc métropolitain, de 1,7, puis de 2 francs CFA.
Dans son introduction, l’auteure regrette qu’en ce qui concerne le bilan de la colonisation, c’est-à-dire des coûts et bénéfices de la colonisation « les historiens se fondent sur des données anecdotiques et sur des hypothèses très approximatives » (p,74).
L’auteure note tout d’abord que «Le besoin se fait donc sentir d’en revenir aux fondamentaux de l’histoire coloniale et d’interroger directement les comptes publics coloniaux. », tout en faisant remarquer que « on a souvent le sentiment au niveau médiatique, tout du moins, que la colonisation française est assimilée à la colonisation de l’Algérie. » (p,75)
Tout à fait ! J’ajouterais volontiers, mais en respectant l’histoire coloniale des comptes publics
L’auteur écrit qu’ : « Il est donc plus pertinent de concentrer son attention sur les territoires séparément les uns des autres, et nous proposons ici de le faire pour l’Afrique de l’ouest. » (,76)
- I. Présentation des données
- A L’organisation financière
Pour que le lecteur puisse bien apprécier le contenu de l’objet de cette thèse, un objet avant tout budgétaire et financier, il aurait fallu que l’organisation financière décrite soit la plus claire et la plus complète possible. II aurait été utile de définir très exactement le système monétaire et financier dans lequel se trouvait l’AOF, les concepts d’emprunt et d’avance utilisés, leur mécanisme, les relations juridiques et techniques qui existaient en la matière entre la France et l’AOF, qui furent différentes au cours de la période étudiée, qui va de 1898 à 1960, notamment entre l’avant et l’après 1945, et enfin de fournir le calendrier historique des emprunts et de leurs montants, ainsi que des avances.
En 1901, la Banque de l’Afrique Occidentale bénéficia du privilège d’émission du franc AOF, en parité avec le franc or de l’époque, et il aurait été utile d’expliquer comment fonctionnait le système colonial du franc, les relations existant entre le Trésor métropolitain et le Trésor d’AOF, qui lui était très étroitement rattaché, sur toute la période coloniale, avec la rupture historique de la deuxième guerre mondiale.
L’analyse ne parait en effet pas correspondre au contenu des relations financières existant historiquement, ainsi qu’à celui des concepts étudiés.
L’auteure écrit au sujet des différents budgets :
« Les budgets des fonds d’emprunt géraient, comme leur nom l’indique, les fonds d’emprunts publics émis par le gouvernement général de l’AOF à l’égard du Trésor public français » (p,78)
La nature de ces emprunts demanderait à être précisée et donc confirmée : s’agissait-il bien de cela ? Emprunts auprès du Trésor, sur fonds budgétaires de l’Etat, c’est-à-dire du contribuable, – le « contribuable » du titre ? – ou emprunts souscrits auprès de de l’épargne des particuliers, avec la garantie de l’Etat, par la voie du Trésor ?
Il ne s’agissait pas en effet d’emprunts effectués auprès du Trésor Public français, mais d’emprunts émis par des syndicats bancaires avec la garantie du Trésor, en cas de défaillance : le contraire m’étonnerait beaucoup, d’autant plus, et comme le relève l’auteur, fut appliqué jusqu’en 1945, le « principe fondamental du financement de la colonisation énoncé par la loi du 13 avril 1900, dite « Loi d’autonomie financière des colonies. » (p,79)
L’Etat « a surtout concédé d’importants emprunts aux territoires » (p,79) :
Questions :
1) La même question : L’Etat a-t-il « concédé », ou l’Etat n’a-t-il donné que sa garantie ? Ce n’est pas tout à fait la même chose !
A ce stade de la démonstration, l’analyse historique ne pouvait pas ne pas tenir compte de la loi de 1900, capitale pour tout examen. L’Empire britannique appliqua le même principe du « self-suffering ».
A plusieurs reprises, l’auteure fait référence à ce principe, mais ne parait pas en avoir tiré toutes les conséquences historiques.
2) Comment analyser en effet les flux publics de capitaux sans distinguer entre les deux périodes de financement public des colonies, sans distinguer entre l’avant 1945, avec la loi de 1900, et l’après 1945, avec l’institution du FIDES, et sa comptabilité en termes de programme de développement, distinguant entre autorisations de programme et crédits de paiement, et en décrivant à la fois le système des subventions et des avances, des quasi-subventions mises en place par la loi du FIDES, complètement différentes de celles du régime financier fixé par le décret de 1912 ?
3) Les emprunts – rappel du texte de base : article 87 du décret de 1912 :
« Les colonies non groupées ou les groupes de colonies constitués en Gouvernements généraux peuvent recourir à des emprunts…. Les emprunts doivent être approuvés par des décrets en Conseil d’Etat ou par une loi si la garantie de l’Etat est demandée…. Ces emprunts peuvent être réalisés, soit avec publicité et concurrence, soit de gré à gré, soit par souscription publique avec faculté d’émettre des obligations négociables soit directement auprès de la Caisse des dépôts et consignations, ou de la Caisse nationale des retraites pour la vieillesse, par extension de l’article 22 de la loi du 20 juillet 1886, aux conditions de ces établissements. »
Avant 1914, l’AOF a contracté quatre emprunts autorisés par une loi et bénéficiant de la garantie de l’Etat : loi du 05/07/1903 = 65 millions de francs – loi du 22/01/1907 = 100 millions – loi du 11/02/1910 = 14 millions – loi du 28/12/1913 = 167 millions, soit un total de 346 millions francs courants or, soit 374 millions de francs 1914.
A titre anecdotique, indiquons que l’AOF ne mit pas en jeu la garantie de l’Etat, alors que dans le cas de l’AEF, faute de sécurité financière, l’Etat prenait le soin d’inscrire dans son propre budget le montant des annuités de remboursement, au cas où ?…
- B. Sélection des données
L’auteure écrit : « Pour établir le bilan économique de la colonisation française en Afrique Occidentale Française… » (p,80)
Question : s’agit-il d’un bilan financier ou d’un bilan économique ?
- II. Le financement public de la colonisation française en AOF
L’auteure dit se démarquer de l’analyse de Jacques Marseille :
« Mais nous avons montré dans la partie I que la thèse de Jacques Marseille reposait uniquement sur des hypothèses faites à partir de la balance commerciale entre la France et ses colonies. » (p,85)
Question : comme nous l’avons déjà indiqué, pourquoi l’auteure n’a pas analysé historiquement la balance commerciale et la balance des paiements de l’AOF, afin de vérifier le bien-fondé des calculs de Jacques Marseille, précisément dans l’objet étudié, c’est-à-dire l’AOF ?
La consultation des rapports budgétaires présentés par les Gouverneurs Généraux de l’AOF à leurs Conseils de Gouvernement font en effet apparaître des déficits de balance qu’il a bien fallu couvrir, comment ?
Il est donc difficile de barrer d’un trait de plume à la fois les travaux de cet historien, sans en avoir apporté la démonstration contraire avec le cas de l’AOF, et les travaux décrits par François Bloch Lainé dans le livre « La Zone Franc » qui contient un ensemble de chiffres qui corroborent leur analyse.
- Combien l’Etat français a versé à l’AOF ?
L’auteure distingue trois formes de transferts publics, les emprunts, les avances et les subventions, mais sans définir précisément le régime juridique et financier de ces trois catégories de transfert, ce que nous avons déjà souligné.
Le montant total des avances retenu dans cette thèse parait en effet surprenant, sauf à les imputer sur la période 1946-1958.
Réserve est également faite à nouveau sur la nature des flux observés et analysés : « les décaissements accordés par le Trésor Public français à l’AOF… Les décaissements des prêts accordés à l’AOF étaient versés au budget des fonds d’emprunts, spécialement dédié à la gestion des fonds prêtés par le Trésor Français à toute la fédération puisque les emprunts étaient contractés au niveau fédéral par le gouvernement général de l’AOF. « (p,85)
Comme nous l’avons déjà indiqué, il ne s’agissait pas du Trésor français, et donc pas de « décaissements accordés par le Trésor Public français ».
Le cadrage historique :
Le Tableau I « Transferts publics de l’Etat français vers l’AOF entre 1898 et 1957 » (page 86) fixe des bornes historiques qui vont de 1898 à 1957, alors que dans l’introduction, la période historique examinée devait s’échelonner sur 40 ans : en millions de francs 1914,
Prêts : 509,7 + Avances : 547,2 + Subventions : 247,3 = Total : 1.304 millions francs 1914
Questions : 1 – L’analyse proposée n’est pas pertinente historiquement, étant donné qu’elle fait comme si la loi de 1900 et la création du FIDES, après 1945, n’avaient pas existé, et qu’il puisse être possible de proposer une analyse en flux financier continu et cohérent sur le plan conceptuel, en additionnant ou en soustrayant des sommes non cohérentes.
Historiquement, le système de relations avait changé, et il n’est pas pertinent de faire comme s’il y avait eu une continuité dans le système des relations entre la métropole et l’AOF.
2 – Sans mettre obligatoirement en cause les calculs effectués, sauf à les comparer plus loin à ceux cités par François Bloch-Lainé, quant à leur montant, celui des avances parait tout à fait surprenant, compte tenu du régime juridique des avances qui fut la règle du jeu budgétaire de l’AOF jusqu’en 1945, celle que fixa, à l’origine, le décret du 30 décembre 1912.
D’après le texte de la page 91, les avances furent effectivement celles accordées au titre du FIDES :
« Les avances accordées par le Trésor Public au budget général de l’AOF à partir de 1946 pour l’alimentation du programme du FIDES étaient assorties d’un taux variant entre 3 et 4 pourcent. Leur échéance très courte, de l’ordre de quelques années seulement, ne permet pas à l’élément don de dépasser 10%. Concernant les six prêts contractés par l’AOF vis-à-vis du Trésor français, leur taux variant d’une tranche à l’autre entre 5 et 6,5 pourcent. L’échéance de ces prêts variait quant à elle de 30 à 50 ans. Aucun de ces prêts n’a un élément de don supérieur à 25 pourcent, le plus élevé étant celui de 1903 dont l’élément don, selon les définitions internationales adoptées depuis 1969, aux subventions nettes de la France vers l’AOF… » (p,91,92)
Critique de l’analyse :
Cette analyse suscite plusieurs critiques :
& Les avances de type FIDES furent effectivement versées par le Trésor français, mais les emprunts ne furent pas contractés vis-à-vis du Trésor, comme déjà indiqué : il aurait fallu donner les dates et le montant des « six prêts contractés par l’AOF ».
& Les deux tableaux 1 (p,86) (1898-1957) et 2 (p,88) (1907-1957), ont des dates de référence différentes, pourquoi ?
& Le propos financier et historique manque de clarté, en ne précisant pas si un régime juridique d’avances existait ou non avant 1946, ou si elles avaient une nature différente, c’est-à-dire laquelle, ce que l’auteur a enfin précisé à la page 91.
L’article 49 du décret du 30 décembre 1912 avait fixé un régime des « avances à régulariser » qui étaient alors autorisées, différentes de celles instituées par la loi du FIDES :
« Les dépenses à effectuer aux colonies pour le compte de l’Etat, autres que les dépenses énumérées aux chapitres II et III du présent décret, et pour lesquelles existent des crédits au budget du département ministériel intéressé, sont acquittées soit sur ordonnances de payement émises par le Ministre compétent, soit à titre d’avances à régulariser en vertu d’ordres de payement délivrés par l’un des ordonnateurs de la colonie suivant la nature de la dépense et conformément aux instructions du Ministre des Finances. »
Le graphique 1 de la page 87 fait apparaître qu’effectivement les avances furent celles des années 1946-1957, mais il pose en même temps la question de la raison pour laquelle le même graphique ne fait pas apparaître clairement le mouvement des emprunts pour la période 1907-1945.
& La loi du 30 avril 1946 créant le FIDES a en effet réglementé un autre régime d’avances, tout à fait différent, assimilable progressivement à un régime de subventions, et dont les caractéristiques ne sont pas celles décrites dans le paragraphe cité plus-haut :
« Article 3 – Le financement de ces plans est assuré par un fonds d’investissement pour le développement économique et social des territoires d’outre-mer (FIDES) qui sera alimenté en recettes :
a) Par une dotation de la métropole qui sera fixée chaque année par la loi de finances
b) Par des contributions des territoires intéressés… soit enfin d’avances à long terme que ces territoires pourront demander à la Caisse centrale de la France d’outre-mer dans la limite des sommes nécessaires à l’exécution des programmes approuvés. »
« Article 4 – La Caisse centrale de la France d’outre-mer est autorisée par la présente loi :
A accorder les avances précitées au taux d’intérêt de 1% l’an et avec des délais de remboursement suffisants pour ne pas gêner l’exécution des programmes ;
A constituer directement la part revenant à la puissance publique dans le capital des entreprises prévues…
A assurer ou garantir aux collectivités ou aux entreprises concourant à l’exécution des programmes, directement ou par l’intermédiaire d’établissements publics, toutes opérations financières autorisées par la loi et destinées à faciliter cette exécution. »
& Les taux d’intérêt ainsi que les échéances de ces avances ne furent pas celles décrites dans le paragraphe en question.
Comme l’écrit François Bloch Lainé (p,133), les avances en question, largement accordées, entre autres à l’AOF, se transformèrent rapidement en subventions, dont le taux passa de 55% à 90%, 10% restant à souscrire au titre des avances :
« Elles ont été, d’ailleurs, été encouragées (les autorités territoriales) dans cette attitude, par les conditions relativement peu onéreuses auxquelles sont consenties les avances, malgré le léger relèvement des taux et la réduction de la période d’amortissement différé intervenus à partir du 1°juillet 1950. Le taux d’intérêt des avances que la Caisse Centrale consent aux territoires d’outre-mer est, depuis cette date, de 2,20% contre 2% précédemment. Quant à l’amortissement, il est calculé sur 20 annuités, avec une période d’amortissement différé, qui, après avoir été de cinq ans, a été, à la même date, ramené à deux ans. »
Les conditions de financement du FIDES ont évolué en faveur des territoires d’outre-mer, en subvention, le rapport entre la part respective de la métropole et celle des territoires passa de 55%-45% à 75%-25% à partir du 1° juillet 1953, et à 90%-10% à partir du 1° janvier 1956.
Autant dire que la part d’autofinancement des territoires confinait alors avec un taux voisin de zéro, étant donné qu’ils continuaient à bénéficier des avances décrites.
François Bloch-Lainé calculait qu’au terme de l’exécution du premier plan FIDES (30/04/1946 à 30/06/1953), les territoires d’outre-mer n’avaient financé sur leurs ressources propres, pas plus de 3 % du budget total, soit 3.640 millions (23,7 millions de francs 1914) sur 113.309 millions de francs (737 millions de francs 1914). (p,132)
Sur ce total, la note 2 (p,132) indique que l’AOF n’a financé sur ses ressources propres qu’un montant de 2.370 millions de francs, soit 15,4 millions de francs 1914 .
Nous verrons plus loin que les chiffres qui figurent dans le livre « La Zone Franc » soulèvent des difficultés de cohérence avec ceux cités notamment à la page 86, outre le fait que cette analyse ne nous dit pas comment ont évolué les subventions et les avances après le 30 juin 1953, jusqu’en 1957, la date butoir choisi par l’auteure.
Quid encore pour la période 1957-1960 ?
& Enfin, ce paragraphe introduit un mode de raisonnement de calcul financier purement et simplement anachronique fondé sur un concept de don qui appellera un commentaire ultérieur.
Les chiffres :
Le Tableau 1 fait état d’un montant total des emprunts garantis et non « consentis » par la puissance publique, de 509,7 millions de francs 1914 : prend-t-il en compte la totalité des emprunts contractés par l’AOF, au cours de la période examinée ? Avant 1914, la Fédération avait déjà contracté 374 millions d’emprunt (374 par rapport à 509,7), et à lire les rapports de présentation des budgets par les gouverneurs généraux, d’autres emprunts ont été contractés après 1918.
Dans son rapport de novembre 1932, le Gouverneur Général de l’AOF (rapport Brévié page 13) fait état par exemple d’un emprunt de 1.570 millions de francs autorisé par la loi du 22 février 1931, soit 318, 5 millions de francs 1914.
Comment expliquer l’écart entre les deux chiffres de 509,7 millions francs 1914 et de 692,5 millions francs 1914, (374 millions francs 1914 + 318,5 millions francs 1914) ? Pour autant que tous les emprunts garantis par le Trésor Public aient été recensés.
Dans quelle catégorie de financement classer une convention de remboursement passée le 29/7/1927 entre le Gouverneur Général de l’AOF et le Ministre des Finances, d’un montant de 22 millions de marks or (de l’ordre de 25 millions de francs 1914 ?, page 47, rapport Carde 1927), au titre des réparations allemandes ?
A plusieurs reprises, notamment à la page 90, l’auteure marque bien le changement important qui a affecté les relations économiques et financières après 1945, mais elle ne parait pas en tenir toujours compte dans ses calculs.
Retenons pour l’instant, et sous réserve que les chiffres cités soient exhaustifs pour la période 1898 – 1957 :
« Au total, retenons que la France a versé à l’AOF 1 304 millions de Francs 1914, dont 697 (53%) après 1946 et 1 057 (81%) sous forme de prêts ou d’avances à rembourser par le budget général de l’AOF. » (p,87)
A ce stade de l’analyse et des questions posées, il n’est pas inutile de se reporter aux chiffres cités dans le livre « La Zone Franc » (p,136).
Programme FIDES 1946-1953, en millions de francs :
AOF : Total des subventions Total des avances Total général
71.107 millions 76. 342 millions 147.449 millions
Soit en francs 1914 :
463 millions 496 millions 959 millions
Ces chiffres posent d’ores et déjà un problème de cohérence avec ceux des chiffres du tableau 1, d’autant plus que les années 1954-1957 ne sont pas prises en compte dans les statistiques Bloch-Lainé.
Comment expliquer la différence entre le chiffre affiché à la page 86, en millions de francs 1914, 247,1 millions au lieu des 463 millions pour la seule période 1946-1953 ? Hors les années 1953-1957 ?
Comment interpréter, sur un autre plan, les chiffres assez proches des avances sans rien dire du sort qui leur a été réservé après 1957, remboursées ou effacées ?
Je laisse donc le soin aux historiens de métier d’aller plus loin dans cette récapitulation conceptuellement difficile, et de confirmer ou non les chiffres cités dans cette analyse.
- A. Combien l’AOF a versé à l’Etat français ?
Le Tableau 2 récapitule le montant des transferts publics de l’AOF vers l’Etat français entre 1907 et 1957 (donc 50 ans), et non plus entre 1898 et 1957, comme dans le Tableau 1, dont le total est de 571,9 millions Francs 1914.
Par catégorie de remboursement : emprunts = 228,5 millions, avances = 145,1 millions, subventions = 198,3 millions.
Questions :
En considérant que les chiffres précédents puissent être confirmés, la comparaison des Tableaux 1 et 2 fait donc apparaître entre les transferts publics de la France et l’AOF et leur « remboursement », un écart positif de 732,1 millions Francs 1914, un écart de financement qui n’est pas négligeable.
Les montants cités pour les prêts, 509,7 millions de francs 1914 contre 228,5 millions de francs 1914 remboursés, soit un écart favorable pour l’AOF de 509,7 – 228,5, soit 281, 2 millions de francs 1914, correspondent-ils à la perte ou à la contribution des épargnants français au développement de l’AOF, c’est-à-dire pour l’essentiel des emprunts souscrits avant la première guerre mondiale pour la réalisation de grandes infrastructures de la Fédération (voies de chemin de fer et ports) ?
A titre documentaire, rappelons que les porteurs d’obligations libellées en francs, ceux communément appelés les rentiers, ont perdu plus du tiers de la valeur de leur portefeuille après la guerre 1914-1918.
- C. Quel est le solde des transferts publics entre la France et l’AOF ?
L’auteure rappelle à juste titre l’existence de « la loi de 1900 qui prônait l’autonomie financière des colonies », mais elle fait aussitôt intervenir dans son raisonnement de calcul financier du « fardeau » le concept de « concessionnalité » (p,91)
« Le concept de « concessionnalité a été introduit initialement en 1969 par le Comité d’aide au développement (CAD) de l’OCDE » – selon lequel – « tout prêt contient un pourcentage de don »… Pour calculer l’aide effectivement apportée par la France à l’AOF, nous allons utiliser cette définition, bien qu’elle soit postérieure à la période coloniale » (p,91)
Question : la phrase en caractères gras est capitale pour comprendre le raisonnement « historique » sur lequel repose le fondement « scientifique » de la thèse Huillery.
Ne s’agit-il pas d’un beau tour de passe-passe anachronique, dont le résultat recherché est évidemment de diminuer le montant des transferts de la France vers l’AOF !
« L’aide apportée par la France à l’AOF se réduit donc, selon les définitions internationales adoptées depuis 1969 aux subventions nettes de la France vers l’AOF. » (p,92)
Et le tour est joué !
« Au total, le solde net des subventions de la France à l’AOF est positif, mais ne s’élève qu’à 48,8 millions de francs 1914 », même en calculant les flux engendrés par la création du FIDES :
« La logique d’autonomie financière des colonies a donc été largement poursuivie avec l’AOF après la seconde guerre mondiale, les subventions de la métropole à l’AOF n’ayant pas été tellement plus élevées que les subventions de l’AOF à la métropole. » (p,92)
Soit 48,8 millions de francs 1914, au lieu donc du chiffre cité plus haut de 732,1 millions de francs 1914, qui mériterait sans aucun doute d’être confirmé, compte tenu de toutes les incertitudes qui pèsent sur certains chiffres, et à la condition de bien chiffrer l’avant 1945 et l’après 1945, soit de l’ordre de 2,5 milliards d’euros.
- L’aide publique française a-t-elle pesé lourd pour le contribuable français ?
L’auteure conteste à nouveau les analyses de Jacques Marseille, et écrit :
« L’aide publique de la France vers l’AOF, c’est-à-dire uniquement les subventions nettes, a représenté 0,007% du total des dépenses de l’Etat de 1898 à 1957. » (p,94)
Questions : comment est-il possible de baser un calcul anachronique d’une aide publique mal définie, sur un trend historique supposé continu, alors qu’au moins deux grandes ruptures historiques l’ont affecté ?
Il aurait été, de toute façon nécessaire, de fournir les chiffres concernant les budgets de l’Etat, année par année et au total, car il s’agit d’une sommation difficile à effectuer, pour ne pas dire impossible, même pour des spécialistes, sur une aussi longue période.
- E. L’aide publique a-t-elle été une ressource importante pour l’AOF ?
J’ai envie de dire tout de go, à l’évidence, en tout cas, au moment de sa création, et en comparant des choses comparables, étant donné l’écart gigantesque qui existait alors entre les ordres de grandeur comparés des budgets de la France et de l’AOF : en 1900, le budget de la France était de 3,592 milliards de francs 1914, alors que le total du premier budget de l’AOF, en 1907, n’était que de 44 millions de francs 1914, alors même que l’AOF avait bénéficié d’un premier prêt de 60 millions de francs 1914 en 1903.
« Si les transferts métropolitains vers l’AOF n’ont pas pesé lourd pour le contribuable français, ont-ils été précieux pour le bon fonctionnement des pouvoirs publics ouest-africains et l’équipement du territoire ? » (p, 94)
Question : à nouveau, la même question lancinante, au risque de la redite, poids pour le contribuable ou pour l’épargnant français selon le découpage historique de l’avant et de l’après 1946 ?
Nous avons déjà relevé qu’il n’est techniquement pas possible d’additionner les trois flux, prêts, avances, et subventions, en partant du postulat qu’il s’agit de charges des contribuables.
L’auteure analyse les recettes du budget général (la fédération) et des budgets locaux (les colonies) et fait le constat que dans le cas de la fédération, ce sont les contributions indirectes qui constituent l’essentiel des ressources, alors que dans le cas des budgets locaux, ce sont les contributions directes (les impôts de capitation) qui ont constitué l’essentiel de la ressource budgétaire, ce qui correspondait à la conception budgétaire de la répartition des compétences entre fédération et colonies.
L’auteure en tire la conclusion :
« Contrairement au type de fiscalité qui nous est familier aujourd’hui, l les couches les plus pauvres de la population ont donc produit un effort incommensurablement plus important que les élites pour alimenter les finances publiques durant la période coloniale. » (p,97)
Arrêtons- nous un instant sur la comparaison des deux graphiques 6 et 7, le premier portant sur la « décomposition du total des recettes du budget général de l’AOF (en millions de francs 1914), entre 1907 et 1958, le deuxième portant sur l’ « Importance des contributions directes dans le total des recettes des budgets locaux en millions de francs 1914 » toujours entre les années 1907 et 1958 :
Les échelles retenues ne sont pas les mêmes, un centimètre le million de francs dans le graphique 6 et un centimètre et demi pour le même million dans le graphique 7.
Si nous prenons à titre d’exemple l’année 1928, pour tenter de nous représenter la structure des recettes entre le fédéral et le local, nous aurons pour le fédéral, de l’ordre de 50 millions de recettes, dont 40 en contributions indirectes, et pour le local, de l’ordre de 66 millions de recettes, dont 53 millions en contributions directes.
La consultation des rapports présentés au Conseil de Gouvernement par les Gouverneurs Généraux de l’AOF pour la présentation des budgets aux sessions de décembre permet d’éclairer la composition des recettes du budget fédéral et des budgets locaux.
Le constat que fait l’auteure sur la place des contributions directes mériterait un débat approfondi que je laisse le soin aux spécialistes d’ouvrir, si cela n’a déjà été fait, mais le graphique 8 de la page 98 en pose les jalons, étant donné qu’au fur et à mesure d’un certain développement de l’AOF, ce sont les recettes indirectes, les droits de douane notamment, qui expliquent la croissance du budget de l’AOF.
En appliquant sa méthode de calcul, l’auteure écrit : « En moyenne, sur l’ensemble de la période, les transferts nets de la France vers l’AOF ont représenté 5,7% du total des ressources du territoire. » (p,99) (entre 1907 et 1957)
« Pour connaître la part d’aide publique française sur le total des ressources publiques de l’AOF, nous devons considérer uniquement les subventions de la France vers l’AOF –nettes des subventions de l’AOF vers la France, puisque nous avons vu que l’élément don des prêts et avances de la France vers l’AOF ne permettait pas de considérer ces derniers comme relevant de l’aide publique. » (p,100)
En application de cette méthode de calcul anachronique, l’auteur écrit :
« En moyenne sur l’ensemble de la période, l’aide publique française a représenté à peine 0,4% du total des ressources publiques. » (p,100)
« Le financement public de la colonisation a donc finalement été presque entièrement supporté par les contribuables locaux, mis à part les 0,4% de ressources publiques locales donnés par les contribuables français. » (p,101)
Une fois de plus la confusion conceptuelle et historique est entretenue entre le contribuable et l’épargnant, c’est-à-dire à la fois dans la chronologie et les concepts financiers !
Pourquoi ne pas s’interroger enfin sur le progrès que pouvait constituer la levée d’un impôt égalitaire par tête et par colonie, par rapport à toutes les charges ou contributions variées, qui pesaient sur les Africains de l’ouest, captifs ou anciens captifs,, sujets ou nobles, dans telle ou telle chefferie ou royaume à l’époque précoloniale ?
- F. Qui a donc payé les déséquilibres commerciaux de l’AOF vis-avis-de la France ?
Chaque page ajoute une question à une autre, quant aux périodes examinées, quant au sens des concepts, quant au contenu des antithèses proposées face aux thèses de Jacques Marseille, de Catherine Coquery-Vidrovitch, ou de Daniel Lefeuvre, comme c’est à nouveau le cas pour la réponse proposée à la question ci-dessus posée.
L’auteure s’appuie, pour sa démonstration (p,104), sur le chiffre cité par Jacques Marseille de 2 309,1 millions de francs 1914 de déficits commerciaux pour la période 1907-1957, en indiquant qu’il n’était pas besoin du concours financier extérieur de la métropole pour couvrir les déficits commerciaux, étant donné l’existence des excédents budgétaires considérés comme une épargne publique d’un montant total de 941,6 millions de francs 1914. (p,104), lesquels étaient insuffisants, sans avancer une explication crédible de l’écart qu’il fallait en définitive bien couvrir.
Pourquoi l’auteure n’a – t- elle pas porté son attention sur l’analyse des balances extérieures de l’AOF, afin de démontrer que les calculs et le raisonnement de Jacques Marseille n’étaient pas fondés dans le cas de l’AOF ?
. « Nous ne pouvons clore ce débat du financement public de la colonisation française en AOF sans revenir sur les croyances que les historiens avaient véhiculées auparavant concernant le coût des colonies pour l’Etat français
« Il est vrai que Jacques Marseille n’est pas le seul ni le premier à avoir employé des expressions trompeuses pour qualifier les transferts de capitaux français qui compensaient les déficits commerciaux de l’outre-mer, François Bloch-lainé écrit lui aussi :
« Tout se passe comme si la France fournissait les francs métropolitains qui permettent à ses correspondants d’avoir une balance profondément déséquilibrée : ainsi s’opère aux frais de la métropole, le développement économique de tous les pays d’outre-mer sans exception » (p,102)…
A partir d’une confusion entretenuesur la nature des capitaux français venus outre-mer, on en vient donc à assimiler déficits commerciaux et aide au développement. » (p,103)..
L’auteure propose une deuxième explication comptable : « Mais cet équilibre comptable, qui veut que le déficit de la balance commerciale courante soit compensé par un excédent de la balance financière, ne se traduit pas nécessairement par une égalité entre déficit commercial et réception de capitaux extérieurs. » (p103)
L’auteure avance des solutions surprenantes pour qui a une connaissance minimum du fonctionnement de la zone monétaire qu’était la zone franc, une compensation de mouvements par voie liquide « une partie des importations sont en effet payées en liquide » en faisant intervenir l’épargne publique, et même privée.
Je laisse le soin aux spécialistes des comptes extérieurs d’examiner le bien- fondé technique de cette solution qui, par définition, semble-t-il, échapperait, à une comptabilité publique des échanges extérieurs.
Question : – Comment est couvert en définitive le déficit commercial de 2 309,1 milliards moins 941,6 milliards de Francs 1914, soit la somme de 1 367,5 milliards de Francs 1914 ?
Il est difficile d’être convaincu que la « confusion » prêtée à Jacques Marseille ne soit pas en réalité dans le camp opposé, sauf à aller au cœur de l’analyse de la balance commerciale et de la balance des paiements de l’AOF, ce qui n’a pas été fait.
L’auteure n’a en effet pas proposé la démonstration chiffrée de son propos.
- G. Conclusion
« Le financement public de la colonisation en AOF a donc été entièrement supporté par les contribuables locaux. L’aide publique française n’a représenté que 0,4 % des ressources publiques locales. Le poids de la colonisation de l’AOF pour les contribuables français a été totalement négligeable, puisque seuls 0, 006 % des dépenses annuelles de l’Etat français ont été en moyenne, consacrés à l’aide publique en AOF. Même en incluant les prêts et les avances, les transferts publics de la France vers l’AOF n’ont représenté, en moyenne, que 0,09 % des dépenses annuelles. » (p,105)…
« Les 48,8 millions de Francs 1914 de dons versés entre 1898 et 1957 ne sont pas le signe d’un grand laxisme de la part de la France vis-à-vis de ‘l’AOF. » (p,106)
Question : en conclusion provisoire, je serais tenté de dire que ce type d’analyse économique et financière soulève une montagne de questions, sinon d’objections, tenant au fonctionnement économique et financier de la zone Franc au cours de la période coloniale, au sens des concepts « manipulés », les emprunts, les avances, les subventions, aux périodes historiquement examinées avec au minimum deux critiques de fond, l’une portant sur le postulat d’une continuité historique qui n’existait pas, alors que la thèse tient le discours contraire d’une loi de 1900 qui existait bien et d’un FIDES qui a lui aussi bien existé, l’autre n’hésitant pas à réécrire l’histoire des relations entre la France et l’AOF en utilisant le fameux concept de « concessionnalité ».
Je laisse à d’autres chercheurs plus compétents et plus jeunes le soin d’aller plus loin dans cette analyse.
Pour qui a eu à un moment de sa vie professionnelle la charge de budgets publics, ou de leur contrôle, la question se pose de savoir si l’ambition, pour ne pas dire les ambitions, techniques et politiques de son auteure, n’étaient pas démesurées.
Jean Pierre Renaud
Suite et fin le 3 décembre 2014