« Les empires coloniaux »
« XIX°-XX°siècle »
Points
Sous la direction de Pierre Singaravélou
Lecture critique
Comme je l’ai annoncé le 6 janvier 2015 sur ce blog, je me propose de publier successivement une série de textes d’analyse de ce livre.
Cet ouvrage comprend neuf chapitres dont l’ambition est de balayer le spectre des empires coloniaux des deux siècles passés à partir des thèmes ci-après :
1 – Les appropriations territoriales et les résistances autochtones : Isabelle Surun
2- Castes, races et classes : Armelle Enders
3 – Des empires en mouvement : Pierre Singaravélou
4 – Reconfigurations territoriales et histoires urbaines : Hélène Blais
5 – L’Etat colonial : Sylvie Thénault
6 – Un « Prométhée » colonial ? Claire Fredj et Marie-Albane de Suremain
7 – Un bilan économique de la colonisation : Bouda Etemad
8 – Cultures coloniales et impériales. Emmanuelle Sibeud
9 – Conflits, réformes et décolonisation Frederick Cooper
L’introduction
A elle seule, l’introduction, dans son questionnement de synthèse, propose un bon cadrage des analyses historiques de ce livre, des analyses qui sortent du débat anachronique et souvent idéologique dans lequel certaines écoles historiques tentent d’enfermer le lecteur.
Cette introduction au contenu très riche pose dès le départ les limites historiques de ces analyses, compte tenu de leurs sources :
« Situations coloniales et formations impériales : approches historiographiques » (page 8)
Ma première remarque a trait au champ historique et géographique choisi : deux siècles d’empires sur cinq continents, avec l’ambition de proposer une synthèse de situations coloniales et de temps coloniaux qui ont été extrêmement variés, changeants, et difficilement comparables, s’agit-il d’une gageure raisonnable ? Sauf, s’il ne s’agit que « d’approches » comme annoncé.
Seulement à la fin du dix-neuvième siècle, quoi de commun entre la Corée coloniale, la Mandchourie coloniale, les Philippines coloniales, l’Indochine coloniale, les Indes coloniales, le Congo Belge, et l’Afrique Occidentale Française …, pour ne pas parler des empires coloniaux de Russie ou de la Turquie ?
Une deuxième remarque de méthode historique :
Ligne historique directe ou indirecte ? Un postulat à démontrer : ces sources historiographiques sont-elles représentatives de la réalité historique des empires coloniaux ? Dans quelles limites ?
Quelle valeur historique ajoutée ?
Certains historiens ou historiennes paraissent en effet se consacrer plus à l’historiographie qu’à l’histoire, c’est-à-dire à la recherche des dates, des faits, des chiffres qui caractérisaient le fonctionnement concret des sociétés coloniales « visitées », une observation d’autant plus importante que tous les spécialistes savent qu’il est très difficile de procéder à des comparaisons historiques pertinentes entre territoires et empires, sans tenir compte des situations coloniales et des temps coloniaux.
A l’évidence, ce type de source introduit un doute sur la crédibilité des analyses, car s’agissant de synthèses sur des synthèses, comment avoir l’assurance qu’elles correspondent à des situations coloniales et métropolitaines ayant réellement existé et susceptibles d’être comparées ?
Pour avoir lu de nombreux témoignages d’explorateurs, d’officiers ou d’administrateurs, je me pose la question de savoir, à consulter les bibliographies souvent et d’ailleurs étrangères, si ce type de source historique a encore de la valeur pour les historiens postcoloniaux ?
Ce livre fait donc preuve d’une certaine hardiesse en se lançant dans une démarche historique de synthèse qui chevauche cinq continents et deux siècles, avec l’ambition de proposer aux lecteurs une valeur ajoutée historique à celle de l’abondante historiographie consultée.
En ce qui me concerne, et à propos de la chronique que j’ai publiée sur le blog, sur la comparaison entre les deux empires anglais et français, une ambition plus limitée que celle proposée par ce livre, ma conclusion a été que ce type de comparaison n’était pas très pertinente.
Troisième remarque de méthode intimement liée à la précédente, celle de l’identification géographique et culturelle des mêmes sources, afin de limiter le risque le plus souvent reproché à nos histoires coloniales métropolitaines d’être marquées du défaut de l’ethnocentrisme.
Un des trois adages de cette introduction aurait mérité en effet de trouver complètement à la fois son emploi et sa démonstration :
« Tant que les lions n’auront pas leurs propres historiens, les histoires de chasse ne pourront chanter que la gloire du chasseur »
Proverbe nigérian
Ne serait-il pas judicieux, afin que les discours tenus sur l’importance nouvelle du « subalterne », du « périphérique », du « global », ou du « connecté », ne soit pas suspectés de ce défaut, c’est-à-dire d’une nouvelle forme d’ethnocentrisme qui ne dit pas son nom, d’afficher les origines géographiques et culturelles des sources de l’historiographie citées, en distinguant celles qui ont pour origine, des chercheurs issus des empires examinés qui ont analysé les sources de leur pays, écrites ou orales, celles en Afrique, dites de la « tradition », et celles qui sont issues des travaux de chercheurs issus des métropoles.
A titre d’exemple, les livres de Person sur « Samori », avec un très large appel aux sources de la « tradition », ou d’ A.Hampâté Bâ et J.Daget sur « L’Empire Peul du Macina » (1818-1853), un ouvrage dont le contenu était tiré entièrement de la tradition orale, fournissent des indications précises sur l’origine des sources.
Autre difficulté de méthode : au-delà ou en deçà de l’histoire des idées, celle des chiffres, des grandeurs statistiques trop souvent négligées dans l’histoire coloniale ou postcoloniale française, hors les travaux de Jacques Marseille sur l’empire français, de Daniel Lefeuvre sur l’Algérie, ou plus récents dans quelques-unes des contributions du livre « L’esprit économique impérial ».
Le chapitre consacré aux empires en mouvement a le mérite de mettre en valeur ce facteur historique trop souvent ignoré, l’importance des mouvements migratoires de l’époque analysée, une analyse des chiffres qui relativise la perception historique que l’on peut avoir du mouvement des empires.
A l’inverse, la contribution consacrée au bilan économique de la colonisation du chapitre 7 souffre d’une grande indigence de statistiques, surprenante étant donné que son auteur ferait partie d’une institution dénommée « The Paul Bairoch Institute of Economy History » de l’Université de Genève, donc sous le patronage d’un économiste historien qui s’est illustré dans l’analyse de statistiques financières et économiques de longue durée, d’autant plus dérangeantes qu’elles mettaient par terre de nombreuses théories sur les rapports supposés et existant entre les économies développées et le monde des colonies.
Autre question difficile à traiter, l’usage et le sens des concepts d’analyse choisis, sauf à rechercher dans la consultation des sources écrites ou dans les « traditions » locales, ce à quoi ils pouvaient correspondre, afin d’éviter un risque d’affublement ethnocentrique !
Races, ethnies, classes : de quoi s’agit-il selon les époques ou les lieux ?
En 1900 par exemple, sur les rives des fleuves d’Asie, d’Afrique, ou d’Europe, les ethnies, les races, ou les castes n’existaient pas ? Au témoignage même des grands lettrés des époques et territoires considérés ? En Asie, en Europe, comme en Afrique ?
En Afrique, et dans le récit « Amkoullel, l’enfant peul », le grand écrivain Hampâté Bâ raconte qu’en arrivant pour la première fois dans sa classe, à Bandiagara, en 1912, son réflexe naturel fut de laisser sa place, l’avant-dernière, à Madani, qui occupait le dernière, alors qu’il était fils du chef :
« Qui vous a permis de changer de place ? s’écria le maître en bambara… »
« Madani est mon prince, monsieur. Je ne peux pas me mettre devant lui. » (p331)
C’est donc sur l’intervention de l’instituteur, que l’égalité de rang entre élèves fut rétablie.
Etat ? Il est difficile sur un tel sujet d’échapper à la projection conceptuelle de l’Etat tel que les Occidentaux le concevaient, ou le conçoivent encore aujourd’hui avec les innombrables variantes géographiques ou temporelles que l’Europe a connues tout au long des 19ème et 20ème siècles.
Quoi de commun entre la monarchie anglaise, la république française, l’empire allemand à laquelle a rapidement succédé le nazisme ?
Quoi de commun entre les empires d’El Hadj Omar, d’Ahmadou ou de Samory entre eux, ou comparés à l’émiettement des « Etats » de la forêt ?
Quoi de commun entre le « Raj » indien des Anglais et l’Empire d’Annam ou de Chine ?
Quoi de commun entre les différentes formes d’états existant dans le monde, qu’il s’agisse d’empires ou non à une époque déterminée ?
Nous verrons plus loin ce qu’un ancien gouverneur colonial, M.Delavignette écrivait à ce sujet, fort de son expérience africaine, sauf à contester un regard qui n’aurait pas été assez « subaltern », alors que dans le cas d’espèce il s’agit bien du témoignage d’un homme de terrain.
L’introduction marque bien la complexité et la relativité des concepts et des analyses, en posant tout d’abord la question : « De quoi l’empire est-il le nom ?, et en enchainant sur une deuxième question : « La domination coloniale en question »
Après avoir souligné : « L’empire est désormais partout » (p,9), l’auteur écrit : « les empires coloniaux se distinguent toutefois des autres empires par au moins deux caractères déterminants, leur dimension ultramarine…
Et par la présence « des sociétés coloniales constituées par des groupes sociaux en situation de contacts contraints et asymétriques : une minorité étrangère « racialement et culturellement différente » impose sa domination à une majorité autochtone » (p,15)
L’auteur remarque toutefois, et à juste titre à mon avis : « Il serait utile de poursuivre ce travail de comparaison entre expansionnisme continental et colonisation ultramarine »
Quid par exemple des américains et de leur conquête de l’ouest sur les Indiens ou des russes et de leur conquête du sud sur les Tartares ?
Pour ne pas citer le cas des Chinois vers le nord, le sud, et l’ouest.
Pour cette définition, l’auteur appelle en garantie les critères de souveraineté et de dépendance, avec en arrière- plan les concepts d’empire formel et informel.
L’introduction trace les limites des thèses historiques d’après lesquelles les métropoles auraient été coloniales en mettant en question « Cette vision d’un empire colonial omniprésent en métropole… » (p,20) proposée entre autres par le livre « La république coloniale ».
Sur le sujet, je renverrais volontiers le lecteur vers le livre que j’ai publié intitulé « Supercherie coloniale », lequel démontre qu’effectivement la propagande coloniale et la culture coloniale des Français n’ont eu ni l’ampleur, ni les effets avancés par les auteurs de cette thèse.
L’introduction évoque ensuite le thème des « circulations transcoloniales » (p,23), un thème difficile, plus difficile que celui de l’existence de « sous-impérialismes », tels celui de l’empire des Indes, ou ceux d’une nature tout différente, issus de la Première Guerre mondiale et de la SDN, c’est-à-dire les mandats.
« Circulations transcoloniales » : qu’est-ce à dire ?
Le deuxième point : « La domination coloniale en question »
Les analyses font apparaître la grande difficulté qu’il y a à faire la synthèse des problématiques impériales rencontrées, et l’auteur note dès le départ que le rôle d’Edward Said dans l’énoncé d’un orientalisme occidental qui aurait donné sa marque au colonialisme a sans doute dépassé son objectif, en proposant en définitive une vision historique entachée du même défaut que l’ethnocentrisme, reproché aux « colonialistes », c’est-à-dire une forme d’ethnocentrisme inversé, celui des « colonisés ».
Les lectures critiques des œuvres de Said que nous avons publiées sur ce blog avaient l’ambition à la fois de montrer la richesse des analyses d’Edward Said, et d’en montrer leurs limites.
Cette partie de l’introduction met en lumière, de façon novatrice à mes yeux, la multiplicité des problématiques que l’on pouvait rencontrer dans les sociétés coloniales, les types de résistances ou de collaborations indigènes, des sociétés indigènes qui « échappent aux normalisations », « le fondement non-européen de l’impérialisme », l’instrumentalisation de la colonisation :
« La domination coloniale n’est pas seulement imposée par les colonisateurs mais également instrumentalisée par des groupes autochtones qui confortent ainsi leurs positions sociale et politique, et coproduisent avec les colonisateurs un consensus idéologique et politique. » (p31).
« Ces différentes pratiques de coopération, de résistance et de contournement, loin de s’exclure, constituent un répertoire d’actions mobilisables en fonction des rapports de force interne et externe » (p,32)
Rappelons que l’ouvrage publié sous les auspices de l’Unesco sur l’histoire de l’Afrique, que nous avons commentée sur ce blog dans l’analyse comparée des empires anglais et français en Afrique fournit maints exemples de la problématique de synthèse proposée.
Dans les textes que nous avons publiés sur ce blog sur le thème des sociétés coloniales, nous avons souligné l’importance capitale du truchement colonial des acculturés et des lettrés.
Trois remarques enfin sur trois constats proposés par l’introduction :
Désaccord sur l’appréciation :
«L’histoire de l’Inde britannique, comme celle des empires coloniaux, est jalonnée de guerres, d’insurrections et de mouvements sociaux qui font de la paix impériale un mythe. » (p,32)
Il s’agit d’un raccourci temporel et géographique qui ne parait pas représentatif de la réalité et l’histoire des composantes des empires.
Accord sur le constat du peu d’influence des administrations centrales :
« Dans ce domaine, l’empire n’est bien souvent qu’une fiction » (p,34)
Désaccord aussi sur les appréciations faites dans le domaine des grands programmes de scolarisation et de santé qui n’ont jamais été grands, sauf exception à noter.
Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés