« Situations coloniales » d’Afrique ou d’Asie, avec le regard de voyageurs romanciers et géographes
Années 1905- 1931
La 3ème Partie a été publiée le 2 juin 2015
4ème Partie
II – Les scènes coloniales
« Noirs et Blancs » A travers l’Afrique nouvelle –De Dakar au Cap de Jacques Weulersse (1931)
A la différence des récits précédents, œuvres romanesques ou reportages de presse, ce dernier reportage était le fruit d’un travail de spécialiste, d’un esprit formé à l’observation, celle d’un géographe.
Avec Jacques Weulersse, nous parcourons les scènes de l’Afrique coloniale des années 30, et nous en découvrons à la fois l’extrême variété, les inégalités phénoménales de richesse et de développement qui existaient déjà entre le Soudan français, la Nigéria du nord avec la grande ville qu’était déjà Kano à plus de mille kilomètres de la côte, et l’explosion minière, industrielle, et urbaine qui affectait l’Afrique centrale belge et sud-africaine, déjà un autre monde.
Jacques Weulersse donnait également la parole aux acteurs de la scène coloniale française, anglaise ou belge, et ces conversations illustraient clairement les conceptions très différentes des colonisateurs.
Au Soudan 17 février, faute d’autres acteurs, le géographe rencontrait inévitablement un « Commandant », à l’exemple d’un de ses prédécesseurs, Albert Londres.
Le géographe décrivait les écoles et les routes et faisait écho au propos du « Commandant » :
« Vous passez ici ; vous avez votre auto, les routes sont bonnes, larges et sûres. Aux Arrêts, vous parlez savamment politique ou économie, droit de vote, écoles, arachides ; coton, voies ferrées, mise en valeur, rendements à l’hectare, amélioration du cheptel et le reste. Mais tout cela n’est qu’un placage d’Europe. Le vrai Soudan, vous venez de le voir. Votre impeccable chauffeur et mon digne interprète, tous deux j’en suis sûr, bien qu’ils ne l’avoueraient pour rien au monde, sont là-bas dans la foule qui délire au son des tambours. Ce n’est pas en vingt ans que l’on change l’âme d’un peuple. Allez, la vieille Afrique Noire demeure, et pour longtemps encore. Terre légendaire des sortilèges meurtriers et des charmes irrésistibles, elle garde bien son peuple. » (p,23)
La forêt, à Bouaké, 23 février, en Côte d’Ivoire, le propos d’un industriel, l’un des premiers d’une espèce plutôt rare :
« Trois camps de partenaires : les colons blancs, les chefs noirs, et les pauvres diables de nègres ; un arbitre : l’administration ; et pour théâtre, l’obscure forêt, l’étincelante lagune, ou la brousse, tour à tour marais verdoyant ou savane poudreuse…. »
A titre d’’exemple, la production d’arachide, ou ce qui se passait :
« Vient la récolte : le chef à nouveau sert d’intermédiaire. La tentation est trop forte : il se mue en trafiquant ; c’est lui qui vend la récolte, empoche l’argent. Bien peu en revient au malheureux cultivateur, qui n’ose se plaindre : n’est-ce pas pour la « part du Blanc » qu’il a travaillé ? Et la « part du Blanc » fut- elle jamais payée ? Quant aux chefs, s’ils sont habiles, ils peuvent bientôt « gagner camion ». Comme l’appétit vient en mangeant, les voilà tout prêts à recommencer de plus belle l’année suivante, à exiger de leurs « sujets » de nouveaux et plus lourds travaux, toujours sous le même terrible prétexte : « ordre du Commandant », « part du Blanc ».
La production augmente, les affaires marchent, le « Commandant » reçoit de l’avancement, et nos journaux coloniaux triomphent ; mais, par un singulier retour des choses, c’est bien une sorte de servage économique que nous rétablissons, le servage que nous étions venus abolir…(p,28)
Le géographe passait sur « LA CÔTE DES ESCLAVES », par Porto Novo, pour se rendre en Nigéria, la grande colonie anglaise, une cité côtière anémique comparée à la grande cité de Lagos qu’il décrivait :
« Voici maintenant le large pont qui enjambe la lagune et unit Lagos à ses annexes : Ido terminus de la voie ferrée ; Ebutte- Meta sur la terre ferme, avec ses usines et ses grands ateliers ; Agapa le port en eau profonde. Plus un seul Blanc ici : du maigre mendiant assis dans la poussière et absorbé par le soin de sa vermine, au gros marchand roulant auto, absorbé par ses affaires, tout est nègre 100 p.100. Et pour la première fois, je vois se dessiner l’image d’une cité noire, non plus d’une cité du passé comme Abomey ou Tombouctou, mais d’une métropole de l’avenir, où le Noir maître de ses destinées, aurait adopté notre civilisation à son génie propre, à son climat, à son pays. » (p,57)
Le géographe se rendait alors à Kano la grande capitale d’un des Etats musulmans du nord de la colonie, en passant par Ibadan, où il faisait partager ses conversations sur la colonisation anglaise comparée à la française, dans le chapitre intitulé « Ibadan et la colonisation anglaise »
15 heures, Ibadan. – Mr B…, haut fonctionnaire anglais m’emmène dans sa voiture à travers la ville… la découverte de la ville, la cité anglaise, la cité indigène :
« A l’autre bout de la cité indigène, champ de courses, golf, terrains de cricket et de tennis, sports sacrés de la race que l’Anglais emporte religieusement partout avec lui, comme le Romain ses dieux tutélaires, pour y sacrifier journellement en tous lieux… Tout ce qu’Ibadan compte de hauts fonctionnaires est là, jambes, bras et têtes nues malgré l’ardeur du soleil – mais 5 heures ont sonné !-… »
A la même heure à Porto Novo, Abidjan, Bamako. – Sur la véranda, devant les grands verres d’apéritifs, cancans, médisances et théories vont leur train ; l’on parle, l’on discute, l’on s’échauffe… On parle des voisins, des rivaux, des anglais : « Ce sont de grands enfants… Ils n’ont point de cerveaux, des muscles seulement… « (p,63)
Kano ou les Emirats musulmans, 29 mars
« Kano, capitale de l’émirat du même nom, et terminus du chemin de fer, à plus de 1 100 kilomètres de Lagos, bien que faisant partie de la Nigéria anglaise, possède un « Campement français ». C’est par là que passent les fonctionnaires de notre colonie du Niger : Zinder est à quelques heures d’auto de Kano lui-même, par les trains express, n’est qu’à quarante- deux heures de Lagos. C’est donc un voyage facile, comparé à celui qu’il faudrait faire à l’intérieur du Dahomey. Le gouvernement anglais nous a même permis des transports militaires, et c’est l’autorité militaire française qui dirige le « Camp ». – Entre des murs bas, une vaste cour sans arbres, brûlée de soleil ; tout autour, de pauvres bâtisses en banco » (boue et boue séchée), une série d’alvéoles monacales ; pour tout mobilier, un lit de sangle, une table, une chaise, le tout boiteux ; une porte qui ne ferme pas ; sol de terre battue, couverture de tôle ondulée, qui crisse et ferraille sans fin sous les serres de vautours sans nombre ; et 40 ° de chaleur la nuit comme le jour, car les matériaux et le style choisis réalisent à merveille l’idéal du « four à soleil ».
A quelque distance, de larges avenues, de gais bungalows, des arbres, de l’ombre de la fraicheur : c’est le quartier des officiels anglais. » (p,70)
Kano, dimanche de Pâques…
« Mais Tombouctou, n’est plus que l’ombre d’un grand nom ; Marrakech, Tripoli et Khartoum ont perdu leur mystère : Kano reste elle-même. Grâce à son isolement et de par la politique anglaise ; elle a gardé ses lois, ses rites et sa puissance ; son émir règne sur plus de 2 millions de sujets, et ses fauves murailles en interdisent encore le séjour à tout infidèle.
Kano est une des forteresses de l’Islam… » (p,72)
Le géographe décrivait cette immense cité, son marché, son quartier aristocratique, la ville indigène et rapportait la conversation qu’il avait eue avec le « District Officer », adjoint au Résident :
« Notre politique ici fut simple, extraordinairement simple : ne pas toucher aux organismes indigènes, les laisser faire, disparaître derrière eux, suggérer plutôt qu’ordonner ; faire administrer, mais ne pas administrer nous-même. Economie d’hommes et d’argent : la province de Kano possède plus de 2 300 000 habitants et vous pouvez compter les fonctionnaires anglais presque sur vos doigts… Surtout, nous avons rejeté le mythe dangereux de l’assimilation. Nous nous refusons à apprendre notre langue aux indigènes… Nous nous refusons à en faire des singes d’européens…. Ici, nous avons été des conservateurs, et pourtant regardez, ajouta-t-il en m’entrainant vers la véranda, nous avons créé cela. »
Sous mes yeux, au cœur du Soudan, c’est le calme confortable du quartier officiel, une grande gare de marchandises encombrée de wagons, tout un quartier commerçant avec ses factoreries, ses entrepôts et ses camions. »
Commentaire et parenthèse historique :
Un premier commentaire entre la scène coloniale de la Nigéria du nord et le Soudan ou le Niger français de la même époque : aucune des capitales de ces deux colonies, Bamako ou Niamey, ne soutenait la comparaison avec Kano, aussi bien dans leur rayonnement culturel que dans la modernité qui était à présent celle de la capitale de l’émirat.
Un deuxième commentaire : la gestion de l’émirat de Kano illustrait bien le modèle de gestion indirecte, l’« l’indirect rule » que prônait Lugard, et que nous avons déjà analysé dans d’autres textes.
Une parenthèse historique que nous renvoyons en fin d’analyse sur la situation étrange de ce fameux « Camp » de transit français vers Zinder, le témoin historique, pour ne pas dire l’échec d’une politique coloniale qui avait l’ambition de tracer une ligne continue entre le Niger et le Tchad, qu’un accord franco-anglais de 1890 avait entériné, c’est-à-dire l’impossibilité pour la France de disposer d’une ligne de communication sécurisée et viable entre les deux territoires.
Dans le livre « Confessions d’un officier des troupes coloniales » (chapitres 22 et 23), que nous avons consacré au colonel Péroz, nous avons analysé longuement ce type de sujet, car cet officier fut un des grands acteurs de cet épisode de notre histoire coloniale.
Le géographe en Afrique Centrale
L’Afrique basculait dans un autre monde, celui d’un capitalisme cosmopolite et sauvage, une sorte de répétition du premier âge du capitalisme européen de la fin du dix-neuvième siècle.
C’est sans doute dans la deuxième partie du voyage que se marquait véritablement la coupure, le fossé qui existait entre le stade de développement de l’Afrique de l’ouest et celui de l’Afrique centrale et du sud, car le lecteur entrait alors dans un autre monde, celui d’un capitalisme sauvage, cosmopolite qui faisait surgir de terre cités nouvelles, usines, mais aussi des « camps » de travail.
Le géographe passait tout d’abord par le chantier du Congo Océan, toujours en cours, et ne pouvait que confirmer les observations d’Albert Londres :
Le Directeur du chantier :
« Que voulez-vous ! Nous sommes ici les maîtres. Il faut tirer quelque chose de ce pays ; ou bien l’abandonner, en plaquant sur toute l’A.E.F un grand écriteau avec « Pays à vendre ou à louer ».
Pourquoi travailler ici ? Vous souvenez-vous de Tacite dépeignant les horreurs de la forêt Hercynienne avec ses marais infranchissables, son silence et sa sinistre horreur qui glaçait les légions ? C’est là que s’élèvent Berlin et l’Allée des Tilleuls, « Unter den Linden », dont je vous parlais tout à l’heure…
Cela vaut-il les cadavres que nous accumulons ? Je ne veux point juger. Le portage aussi en a semé pas mal tout le long des pistes africaines. Et ce qu’il y avait avant notre arrivée ne valait pas mieux : guerres, razzias, famine chronique, anthropophagie, et par-dessus tout cela, la terreur sans nom des superstitions et des féticheurs. Il n’y a pas bien longtemps encore, dans un poste voisin, cinq de nos miliciens ont été proprement tués et mangés par ces bons sauvages. » (p,107)
Le géographe plongeait alors dans le nouvel univers de l’industrie minière et de l’explosion urbaine du Kassaï.
A Tchikapa, « une vraie ville », au Kassaï, il faisait alors connaissance avec la toute-puissance de la Forminière et ses mines de diamant.
« Une lourde croupe herbeuse vient mourir au confluent. En face, sur la hauteur, les baraques de la « Forminière » – Société internationale forestière et minière du Congo – type achevé de ces puissantes organisations capitalistes qui ont fait le Congo Belge. Tout le long de la grande allée de manguiers s’échelonnent les maisons des agents blancs, vastes, solides, entourées de jardins. Plus bas, massifs, les bureaux puis les ateliers, les magasins, l’atelier de piquage des diamants, et tout en bas, au bord du fleuve, la Centrale électrique. Sur l’autre rive, les campements des travailleurs indigènes, où s’allument déjà les feux du soir. Devant ma porte, c’est un défilé de boys, d’ouvriers, de camions, de voitures.
L’ingénieur qui me pilotera demain sourit de mon étonnement. N’est-ce point là un spectacle un peu imprévu, au cœur de l’Afrique Centrale, en cette province ignorée qui s’appelle le Kassaï ?…Travailler dans de pareilles conditions suppose une masse de capitaux extraordinaire ; et pour les attirer, des conditions extraordinaires elles aussi, des privilèges quasi régaliens. Ici, la Forminière est presque souveraine. Nul ne peut entrer sur son territoire sans une autorisation écrite ; elle a ses frontières, sa flotte, ses routes, son chemin de fer, sa main d’œuvre, j’allais presque dire ses sujets.
Tout lui appartient, depuis le champ d’aviation sur lequel vous avez atterri jusqu’à l’assiette dans laquelle on vous servira tout à l’heure ; jusqu’au bœuf même que vous y mangerez. Car il a fallu créer des fermes pour nourrir tout le personnel : songez que la compagnie emploie plus de 15 000 Noirs, et plus de 200 agents européens. Le vieux Léopold n’a pas craint de faire appel à l’étranger : les capitaux sont américains, et les hommes de toutes les nationalités….
De Tchikapa à la frontière portugaise de l’Angola, sur plus de 100 kilomètres, s’étend le domaine de la Forminière… » (p,116,117)
A Kamina, au Katanga, autre province du Congo Belge, où règne une autre puissance capitaliste, l’Union Minière.
A travers le Katanga, au pays du cuivre
Dilolo, 29 mai
Sur le chantier du « Leokadi », la nouvelle ligne de chemin de fer Elisabethville-Lobito, en Angola portugaise, sur la côte atlantique :
« Vous avez vu la ville de Dilolo-Gare, me dit A…, directeur des travaux, ses résidences, ses bureaux, sa Centrale électrique, sa glacière, son hôpital, ses avenues, ses jardins, son potager. Il y a moins de trois mois, jour pour jour, c’était la forêt et le marécage, sauvages comme aux premiers jours du monde.
« Regardez la gare : il y a vingt- cinq jours seulement que le premier coup de pioche fut donné.
- Sur le Congo Océan, quelle est la vitesse d’avancement de la ligne ?
- Au Mayombé, il y a des tunnels à creuser. Mais du Côté Brazzaville – Mindouli, l’on compte bien 25, 30 kilomètres par an.
- Ici nous faisons déjà du 30 km par mois et nous espérons faire mieux…
-Les méthodes belges, dis-je…
- Le Katanga entre dans la civilisation en 1900, avec la création du fameux C.S.K. « Comité Spécial du Katanga _ auquel le Roi-Souverain abandonnait pour dix ans tous ses droits avec des pouvoirs illimités sur tout le territoire. C’était une tâche d’Empire confiée audacieusement à des particuliers : ils découvrirent le cuivre.
C’est alors, en 1906, que Léopold conçut et mit sur pied, coup sur coup, les trois grandes sociétés qui ont fait le Congo Belge : la B.C.K (Chemin de fer du Bas-Congo- Katanga), l’U.M.H.R. (Union Minière du Haut Katanga) et la Forminière… « (p,145)
Commentaire : les propos rapportés sont un raccourci de deux histoires coloniales comparées, mais un raccourci un peu rapide qui fait l’impasse sur les origines du fameux Congo Belge, sur les ressources et communications naturelles comparées des deux Congo, français et belge, mais la tonalité générale n’est pas dénuée de fondement.
Au Katanga ; à Elisabethville, 4 juin, le propos de son hôte, un compatriote :
« La capitale du Katanga : un vaste damier régulier d’avenues poudreuses s’allongent dans la brousse ; des bungalows bas, au milieu de jardins poussiéreux, sous un ciel d’un bleu sombre, net de toute brumes. Des banques, des magasins de luxe aux somptueuses vitrines, de larges cafés, des autos innombrables, des bâtiments qui sortent de terre, des gens qui se hâtent malgré le soleil, des femmes en toilette claire, et dans l’air sec, l’on ne sait quelle ardeur, quelle fièvre d’action…
C’est du Sud immédiat, de l’Union Sud-Africaine et de la Rhodésie, que vinrent les capitaux et les hommes, l’audace et l’expérience.
Dans toute l’Afrique australe, la colonisation s’est faite « northwards » ; après Kimberley, Joh’burg ; après Joh’burg, la Rhodesia ; après la Rhodesia, le Katanga. Si paradoxal que ce soit, d’ici le plus court chemin vers l’Europe passe encore par Cape Town, à cinq jours de rail et à 22° de latitude de plus vers le pôle…
Pourtant, E’ville reste encore la cité-champignon, création commune de toutes les races, unis seulement par la fièvre de la fortune et l’orgueil du succès. En 1910, il n’y avait ici que la savane, les moustiques et les tsétsés ; en 1910, il n’y avait pas soixante Blancs dans le Katanga ; aujourd’hui, nous sommes plus de 8 000…
La création soudaine d’une gigantesque industrie dans un pays reculé, peuplé de primitifs, pose d’angoissants problèmes. La question de la main d’œuvre prime toutes les autres… il faut à tout prix du travail noir, et chaque jour davantage. Mais le recrutement intense – vous l’avez vu se développer le long de toutes les pistes – dissocie la vie indigène ; les villages se désagrègent, les antiques coutumes périssent…
Et, par une singulière contradiction, au moment où l’on impose aux Noirs l’effrayant fardeau de notre civilisation matérielle, on les prétend incapables de participer jamais à notre civilisation morale… » (p,161)
Commentaire : en parcourant ces extraits de textes, le lecteur aura déjà pu prendre la mesure des écarts de « modernité » qui pouvaient exister dans l’Afrique des années 30, avec la naissance d’un nouveau monde en Afrique centrale, des villes sorties de terre et de la forêt, la création de voies de communication routières ou ferrées, tout en constatant aussi que le choc de cette nouvelle colonisation bouleversait complètement les sociétés traditionnelles, en même temps qu’il s’accompagnait de nouvelles formes d’esclavage.
Et le géographe de prendre le train pour aller d’Elisabethville à Johannesburg :
Johannesburg, 22 juin
« Hier au soir le soleil se couchait sauvage et splendide, sur les solitudes violettes du Kalahari : il se lève aujourd’hui, sombre et comme ennuyé de naître dans une atmosphère de fumées et de poussières, au milieu de monstrueux buildings. Le long des rues, trop étroites déjà, les gratte-ciel en ciment se pressent, s’escaladent les uns les autres. Ecrasés sous leur masse, de vieilles maisons surannées, à un ou deux étages, aux balcons de fer forgé, aux murs de brique, aux toits à pignons, répliques coloniales des cottages anglais, disparaissent presque, vestiges précaires d’un temps révolu, d’un autre monde, d’il y a vingt ans ! Partout, aux portes des buildings, aux fenêtres des « bureaux », sur les panneaux-réclame, flamboient les mots fatidiques : « Mines », « Or », « Diamants ». Pour la première fois, voici donc matérialisés ces noms fameux, symboles de fabuleuses richesses : « De Beers », « Crown-Mines », « Langstate Estate », « East-Rand », « Randfontein », « Jagersfontein » »… Et vivante image de la cité, l’affiche du « Cinquantenaire » dresse sur les murs son accumulation de gratte-ciels géants sur fond rouge, commeson ciel à cette heure, avec l’orgueilleuse devise : « Fifty years ago bare veldt, now world –famous ».
Johannesbourg est la vraie capitale de l’Union….
« Joh’burg, me dit mon hôte, est devenue une ville, mais elle a gardé l’âme qu’elle avait quand je l’ai connue, l’âme d’un camp de chercheurs d’or, avec son égoïsme sacré, et sa loi d’airain envers les faibles. Sous vos yeux trois cités, trois castes. Ici, les riches, les maîtres ; là, les ouvriers blancs ; et enfin, là-bas, les Noirs « (p,177)
En 1922, les ouvriers blancs se sont révoltés contre les riches, mais :
- Une telle masse de main-d’œuvre à vil prix était une menace constante pour les travailleurs blancs, qui jouissent ici de salaires exorbitants, inconnus même en Amérique. On inventa alors la « Barrière de couleur », la « Colour Bar ». C’est une règle qui réserve aux ouvriers blancs, et aux blancs seuls, tous les travaux qualifiés. » (p,178)
Dans les pages qui suivent, Jacques Weuleursse faisait une description apocalyptique du système de main d’œuvre confié à la W.N.LA, la « Watersrand Native Labour Association » qui avait le monopole du recrutement des Noirs, de leur confinement dans des camps de travail, les « compound-prisons », de leur misère, et des ravages de la « détribalisation ».
Le géographe consacrait alors quelques pages, une sorte de contre-point,à la situation du Lessouto (Bassoutouland) qui avait réussi à conserver ses coutumes, grâce notamment à l’influence de missionnaires, et où, à la différence de l’UnionSud-africaine, les Blancs n’étaient pas les maîtres.
Le reportage se terminait à Durban, capitale du Natal, un des quatre territoires de l’Union, un Etat qui comptait un nombre important d’Indiens (175 000).
Le géographe visitait la ville et notait, comme ailleurs dans l’Union, que la ségrégation imprégnait toute la société,notamment la ségrégation urbaine :
- Mais derrière la colline, sur le versant qui regarde l’Afrique, c’est l’envers du bonheur. De sinistres baraques en ciment nu alignent leurs étages d’alvéoles… les compounds nègres… » (p,231)
Le récit du reportage s’achevait avec l’évocation de Gandhi :
« Et comment oublier que c’est sur cette terre, en cette ville, que résonna pour la première fois la voix qui devait ébranler l’Inde… » (p, 237)
« Une histoire birmane » de George Orwell (1926)
Il s’agit d’un roman qui n’a rien à voir avec les romans d’aventure de Rudyard Kipling, tels que « Kim » ou« Le livre de la jungle » qui plongent le lecteur dans l’univers féerique de l’Empire des Indes, c’est-à-dire l’Inde elle-même, à la découverte de ce continent, de ses mœurs et religions, et naturellement à la gloire de l’impérialisme britannique.
Le récit d’Orwell se déroule dans une colonie subordonnée des Indes, celle de Birmanie, et plus précisément en Haute Birmanie, et prend pour décor la vie coloniale d’un des postes de cette région, celui de Kyaut-hada, mais plus précisément celle de son « Club » qu’animait un petit cercle d’européens fonctionnaires ou chefs d’entreprise, moins de dix.
L’auteur y décrivait l’envers du décor colonial anglais, dont le Club était l’élément essentiel et qui s’était toujours gardé jusque-là d’accueillir un membre birman.
« Dans chacune des villes de l’Inde, le Club européen est la citadelle spirituelle, le siège de la puissance anglaise, le nirvana où les fonctionnaires et les nababs indigènes rêvent de pénétrer. Le Club de Kyaut-hada était le plus fermé de tous, car il était pratiquement le seul en Birmanie à pouvoir s’enorgueillir de n’avoir jamais admis un Oriental parmi ses membres. » (p,23)
Tout dans un Club respirait l’air de l’Empire britannique, le bâtiment avec son bar, ses salles de réunion, ses journaux anglais, son rythme de vie collective à partir de la fin de l’après-midi, un environnement soigneusement entretenu de terrains de tennis ou de golf, au cœur d’un quartier résidentiel jalousement préservé le long d’un « maiden ».
C’est l’histoire d’un marchand de bois, Flory, qui voudrait faire entrer au Club, « le véritable centre de la ville » (p,231) son ami le docteur birman Veraswami, « ce sale petit nègre de docteur » (p,31), mais qui rencontre toutes sortes de difficultés pour y réussir, un complot ourdi par un rival birman du médecin, U Po Kyin, et l’opposition farouche des autres membres du Club.
Au cours du récit, Flory faisait part à son ami médecin du dégoût qu’il éprouvait à l’endroit de l’Empire britannique : « L’empire des Indes est un despotisme qui a le vol pour finalité » (p,91)
« C’était le monde renversé, car l’Anglais se montrait violemment antianglais et l’Indien, farouchement loyaliste. » (p,53) …« Nous sommes des voleurs » (p,53… « Mais nous ne civilisons pas les Birmans : nous ne faisons que les contaminer. » (p,59)
Flory, entretenait une petite maîtresse birmane qu’il avait achetée à ses parents.
Arrive de façon tout à fait inattendue la nièce d’un couple du Club, Elisabeth, qui devient rapidement un enjeu mortel pour Flory : comment se débarrasser de la petite maîtresse ? Comment ensuite rivaliser avec un bel officier de cavalerie anglais, Verral, venu occuper un poste dans la police militaire du lieu, et fils de pair, excusez du peu, et donc classé immédiatement comme « L’Honorable » Verrall.
Un autre personnage figurait aussi comme un rival potentiel, le Commissaire Adjoint Macgrégor.
Le fonctionnaire birman subordonné U Po Kyin voulait à tout prix écarter le docteur de son chemin et entrer dans ce fameux Club. Il continua à ourdir son complot contre le médecin, et réussit à monter de toutes pièces une révolte indigène au cours de laquelle Flory joua un rôle héroïque qui ne suffit toutefois pas à lui faire gagner le cœur d’Elisabeth.
Il finit par se suicider.
Ce roman est intéressant parce qu’il met en scène des personnages dans une sorte d’alcôve coloniale, pour ne pas dire une serre coloniale où il fait effectivement très chaud, ce « Club » de la Haute Birmanie strictement fermé, raciste, et typiquement anglais.
Une sorte de modèle réduit de la société coloniale britannique !
Jean Pierre Renaud
PS: Les tribulations coloniales de la France entre Niger et Tchad
Avec le colonel Péroz (années 1900-1901), dans « Confessions d’un officier des troupes coloniales » (Chapitre 22,« Le colonel à la tête du 3ème Territoire Niger Tchad (1900-1901) », page 267)
Dans les extraits de texte tirés du voyage du géographe Weulersse, et à l’occasion de son passage dans l’Emirat de Kano, au nord de la Nigéria, et à Kano même, nous avons noté la particularité de l’existence d’un camp de transit le « Camp » qui accueillait les fonctionnaires français en route pour Zinder, dans la colonie française du Niger.
Cette situation illustrait parfaitement la sorte de curiosité coloniale que l’expansion coloniale de la France entre Niger et Tchad avait créée dans ce territoire colonial, mieux desservi par la ligne de chemin de fer Lagos Kano que par les pistes qui reliaient la capitale de la colonie du Niger, Niamey, à la capitale du Tchad, Fort Lamy.
Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés