« Français et Africains ? »
Frederick Cooper
&
Situations coloniales et témoignages : dernier témoignage, celui d’Herbert Lüthy, avant un court épilogue dans les semaines à venir
6e
« A l’heure de son clocher »
« Essai sur La France »
Herbert Lüthy (1955)
Ou à l’heure de ses colonies ?
Calmann-Lévy 1955
Extraits de texte
Une simple recommandation aux lecteurs et lectrices, lisez ou relisez toutes les pages de ce livre afin de vous faire une opinion sur la pertinence du livre « Français et Africains ? », dans le contexte historique que décrivait si bien son auteur.
Serge Lüthy était un journaliste et historien de nationalité suisse. Il séjourna en France de 1946 à 1958 et connaissait bien la France des années qui ont suivi la Libération du pays en 1945.
Son livre eut du succès. Il proposait l’analyse et les réflexions d’un très bon observateur de la vie française de l’époque que l’historien Frederick Cooper a également étudiée dans le livre « Français et Africains ? »
Nous avons longuement commenté ce livre et proposé, en complément ou en parallèle, un regard historique différent de celui de Frederick Cooper en citant d’autres témoignages sur la même époque qui mettent en doute la thèse développée par M.Cooper.
La contribution Lüthy en fait partie.
Sur un total de 337 pages, l’auteur consacre la troisième partie aux problèmes de l’Empire, de la page139 à la page 195, soit 16% du nombre de pages, sous les thèmes : « La France d’outre-mer, Les deux visages de l’histoire coloniale, Cent millions de Français, Catastrophes à l’horizon, Le bastion nord-africain, L’administration et les protectorats. »
A partir d’extraits de ce livre, nous proposons de résumer l’analyse que fait Herbert Lüthy de la situation qui était celle des rapports entre la métropole et des colonies dans les années qui ont suivi la Libération.
Le lecteur est informé que nous avons quelquefois surligné en gras des phrases qui méritaient de l’être.
Troisième partie
La France d’outre-mer
« C’est un des grands changements que nous a apporté la guerre que de ne pouvoir traiter en quelques mots, en notes ajoutées à l’histoire de France, l’histoire de l’Empire colonial français. C’est depuis que cet empire – l’Union française, comme il est appelé maintenant en une formule qui reste encore un vœu plutôt qu’une définition – se trouve menacé de toutes parts, depuis que les pays émancipés d’Asie et du Moyen Orient accusent la France, devant le tribunal des Nations Unies, d’opprimer les peuples et de fouler aux pieds les droits de l’homme, que l’opinion française a commencé à prendre une « conscience impériale » et à sentir peser sur ses épaules le poids de la plus grande France.
Aux dernières années de la guerre, Alger a été la capitale de la France libre et le gouvernement de Gaulle a cessé d’être un gouvernement en exil le jour où il a quitté Londres pour Alger : ville de la métropole au même degré que Marseille ou Bordeaux, non point capitale d’une colonie, mais chef-lieu d’un département français. C’est la cohésion de la France d’outre-mer qui a résisté au choc de la défaite et qui a permis à la France de rentrer dans la phase finale de la guerre avec un territoire, une armée et une flotte
Et pourtant, de cette guerre dans laquelle l’existence même de la France reposait sur l’Empire colonial, une formidable littérature est née qui célèbre les actes d’héroïsme de la résistance métropolitaine qui a pesé d’un poids moral certain, et d’un poids matériel terriblement léger dans la balance…
Cette histoire du domaine colonial français pendant la guerre, apparemment confuse et en réalité si logique, n’a jamais pu entrer dans la légende manichéenne de la résistance et de la libération, et ses multiples épisodes, culminant dans les luttes d’influence entre Giraud, Darlan, de Gaulle et leurs protecteurs américains et britanniques, sont restés une histoire secrète plongée dans le clair-obscur des doubles et triples jeux ; seule l’aventure audacieuse di Tchad est entrée dans l’imagination populaire. Ce fut avec une profonde méfiance instinctive que la résistance « intérieure » vit, aux jours de la Libération, les troupes et les chefs venus de l’Empire colonial entrer en triomphateurs dans la métropole. C’était la rencontre de deux forces étrangères l’une à l’autre et un peu méfiantes – et la France libérée s’empressa, sur le parchemin de sa première constitution, d’abolir l’Empire colonial. C’était, comme toujours, le nom qui était aboli, mais cette gêne était bien caractéristique. Parler de l’Empire colonial avait toujours été, en république, parler d’un objet de scandale sur lequel on en avait, sinon, des connaissances, au moins des idées précises : c’était quelque chose qui existait, dont à l’occasion même on tirait gloire, mais qui était au fond contraire aux principes.
A vrai dire, l’histoire de la Troisième République et celle de son Empire ont suivi des chemins distincts et qui se sont rarement rencontrés. Des centaines d’histoires de France et non des moindres ont été écrites sans mentionner la politique coloniale autrement qu’en marge, comme une curiosité, une série d’aventures plus ou moins manquées. Ce n’est que par les épisodes les plus douteux que la colonisation entrait dans cette historiographie : le scandale du Mississipi et de John Law, l’abandon des plus riches territoires, ces quelques « arpents de neige » de Voltaire parlant du Canada, et cet Empire légendaire des Indes, sous Louis XV, Toussaint Louverture, et la danse de Saint- Guy des droits de l’homme à Saint Domingue ; les rêves de domination mondiale de Bonaparte au pied des Pyramides ; le « coup d’éventail » d’Alger, manœuvre de diversion de la Restauration à la veille de sa chute, les aventures de Napoléon III en Cochinchine, en Syrie et au Mexique, les trafics et les tractations de la crise marocaine – une répétition ininterrompue de deux variantes assez peu réjouissantes : Panama et Fachoda. Tel était à peu près le rôle de l’Empire dans l’historiographie populaire : une agitation obscurément suspecte dans l’arrière-boutique de la république. Le peuple n’avait rien à voir avec ces machinations du Comité des Forges, de la haute Finance, des Congrégations et de la caste militaire, engagés à reconstruire outre-mer les bastilles qu’il avait rasées dans la mère patrie. » (pages 139 à 141)
Commentaire : j’ajouterais volontiers à cette liste la franc-maçonnerie qui a exercé une influence au moins égale à celle des Congrégations.
Un bref commentaire : il est bien dommage que certains chercheurs qui se sont illustrés ces dernières années par des publications d’ouvrages peu pertinents sur la soi-disant culture coloniale ou impériale des Français sous la Troisième République n’aient pas lu ces quelques pages, de même qu’ils ne se sont jamais attelés à l’évaluation des vecteurs d’information et de culture et de leurs effets sur l’opinion des français, entre autres par voie de presse, comme je l’ai dénoncé dans le livre « Supercherie coloniale ».
Ces quelques pages donnent déjà une première indication sur le contexte historique de la période étudiée par Frederick Cooper, celle des années 1945-1960. « Les deux visages de l’histoire coloniale
Non, le peuple n’y avait rien à voir. Personne n’a remercié le comte de Polignac d’avoir posé, avec la prise d’Alger, quelques semaines avant sa chute et celle de son souverain, la première pierre d’un nouvel Empire colonial qui allait remplacer celui que la révolution avait liquidé, en débarrassant la Méditerranée d’un nid de pirates qui l’infestait depuis des siècles…. Quatre années durant, le gouvernement de Louis Philippe n’arrivait pas à décider s’il fallait garder cet héritage fâcheux de la Restauration. Chaque discussion budgétaire soulevait des tumultes contre les frais de cette « folle entreprise ». Ce n’est qu’en maugréant que la monarchie bourgeoise finit par s’incliner devant le fait accompli d’une implantation que les généraux sur place, pour des raisons militaires, étendaient systématiquement vers l’intérieur algérien…
Cinquante ans plus tard, l’opinion publique ne réagit pas différemment devant le fait accompli de l’expédition punitive lancée contre les « pillards Kroumirs » qui devait faire de la Tunisie un protectorat français. « Une chose à la fois étrange, folichonne, translunaire, et à laquelle on n’a pas assez réfléchi, c’est qu’il n’y a pas de Kroumirs… » Ainsi débutait Henri Rochefort, le plus brillant polémiste de la Troisième république, dans sa campagne contre Jules Ferry qu’il accusait d’être un spéculateur corrompu, un agent de Bismarck et un fou. « A quel idiot, quelle que soit la grosseur de son goitre, le ministère fera –t-l croire que nous allons dépenser des centaines de millions et immobiliser en Tunisie des quarantaines de mille hommes, dans l’unique but de châtier trois Kroumirs qui, de temps à autre, venaient voler à nos colons une vache de quatre-vingt- dix francs… » Jules Ferry tomba… Le Parlement indigné, après avoir formellement condamné l’expédition de Tunisie, fut bien forcé d’entériner le traité de protectorat du Bardo. On y était ; donc on y restait.
Jules Ferry, « l’architecte de l’Empire français » est un symbole. Quatre ans plus tard, il se retrouvait devant une chambre déchainée pour se justifier d’avoir entrepris la campagne du Tonkin, et le réquisitoire de Clemenceau ne fut qu’une longue suite d’insultes… cette fois, ce n’était plus qu’un vote de défiance ; devant le Palais Bourbon, un foule furieuse discutait si on allait mettre Jules Ferry le « Tunisien », le « Tonkinois » au poteau ou à la Seine. Il dut se sauver par une porte dérobée. Mais la France resta au Tonkin…
l est aujourd’hui, moins que jamais de colonisation de bon aloi. La politique coloniale de la Quatrième République, elle aussi, a toujours été une nage pénible contre le courant de l’opinion publique et parlementaire, et il n’est guère de rôle plus ingrat dans la république que celui des ministres entre lesquels une tradition aussi sacrée qu’illogique morcelle l’administration de la France d’outre-mer : c’était toujours le rôle pénible de l’homme qui plaide la mauvaise cause contre les sursauts de conscience humaniste, et les intérêts inavouables contre la justice républicaine…(page 144)
Au fond de toutes les expériences de ce « rêve absurde », il y a une confiance naïve et sans bornes dans l’indestructibilité humaine et spirituelle d’une nation qui n’a jamais voulu être une entité ethnique ou « raciale », mais de culture, ouverte à tout ce qui est de culture humaine. Depuis le haut Moyen Age, il existe un « impérialisme culturel » français, et il est resté, à côté de motifs plus terre à terre, un des éléments déterminants de la politique coloniale française, comme d’ailleurs de la politique extérieure….(page 145)
Tout au long de cette histoire coloniale française, ceux de la métropole ne comprenaient ni ce qui se passait ni ce qui était en jeu. Il fallait les mettre devant le fait accompli, les convaincre par des appels à la vanité cocardière ou faire miroiter des mines d’or pour obtenir d’eux ce minimum d’appui qui permettait de réaliser l’œuvre entreprise…(page 147)
L’Empire, pour la France, a été un luxe, une question de prestige, de rang, de rayonnement, bien plus qu’une nécessité ou même une utilité. Tendant à se satisfaire à elle-même, la métropole n’éprouvait ni le désir ni le besoin de mettre en valeur l’œuvre de ces bâtisseurs d’empire. Aussi n’a-t-elle jamais développé, même au sens le plus limité, une économie impériale. Fonctionnaires, officiers, soldats, professeurs et étudiants, messagers du pouvoir ou de la civilisation circulaient entre la France et ses possessions d’outre-mer, mais peu de marchandises et de capitaux…
Deux territoires ont fait figure d’exception dans cet Empire foncièrement précapitaliste : les deux plus jeunes colonies et les plus modernes, au Maroc et en Indochine, fiefs de la banque de Paris et des Pays Bas et de la Banque d’Indochine …»… (page 149) Commentaire : un seul commentaire, je signerais volontiers cette analyse bien différente de celle que voudrait propager dans notre pays une nouvelle propagande postcoloniale.
CENT MILLIONS DE FRANCAIS
Effectivement, mais dans des conditions tout à fait ambiguës, la première Constitution de la Quatrième République reconnut un tel principe :
« A partir du 1er juin 1946, tous les ressortissants des Territoires d’outre-mer (Algérie comprise) ont la qualité de citoyens au même titre que les nationaux français de la Métropole… »,
Mais :
« La deuxième Constituante s’est contentée, pour limiter les dommages, de laisser la porte ouverte aux décrets d’interprétation et aux futurs statuts locaux. La Constitution de l’Union française, ainsi révisée n’était plus qu’un maquis d’articles contradictoires, combinant pêle-mêle institutions fédérales et centralistes, laissant à l’avenir, de décider entre les thèses divergentes ; et, pour finir, en quelques paragraphes laconiques, tout rentrait dans l’ordre ancien : le Parlement français reste le législateur de la France d’outre-mer… » (page 153)
La crise de l’Empire colonial français a d’abord été sentie comme une crise de l’idée d’assimilation, et c’est l’Algérie, cette partie intégrante de la métropole, qui la première en a fourni la démonstration. Quand pour la première fois, treize députés musulmans – élus par un collège séparé de moindre droit électoral – vinrent siéger sur les bancs de l’assemblée Constituante, ce fut un choc pour l’opinion publique française de constater que ces hommes, avant d’être Français se sentaient Algériens ou Arabes. Et ce fut le heurt, parfois tragique, parfois grotesque, d’une vielle et émouvante idée de progrès avec une réalité nouvellement découverte. Je suis ici pour représenter les intérêts de mon pays », déclara Ferhat Abbas, chef du mouvement autonomiste du « manifeste algérien » autour duquel s’étaient groupés, à la fin de la guerre, tous les groupes musulmans actifs, et des cris d’indignation de lui répondre, venant de tous les bancs : « Votre pays, c’est la France Monsieur ! » (page 154)
CATASTROPHES A L’HORIZON
« Les problèmes les plus urgents se sont posés sous une forme beaucoup plus brutale que celle d’un conflit de conscience. La guerre et l’après-guerre ont soumis l’Empire français aux plus dures épreuves morales et matérielles. A la fin de la guerre, il n’était plus qu’un arbre desséché, mutilé. Depuis des années, le lien avec la mère patrie était rompu et les territoires d’outre-mer vivaient sur eux-mêmes ; les « coloniaux » français étaient décimés, demeurés sans soutien et sans renforts, déchirés par les luttes entre les « gaullistes » et « Vichyssois » et discrédités par « l’épuration ». Les débarquements alliés donnant aux indigènes le spectacle de l’énorme supériorité matérielle des Américains sur les faibles forces françaises, avaient fini d’ébranler le prestige français, même si le principe de la souveraineté était sauvegardé. La France appauvrie, exsangue, n’avait rien à offrir, ni hommes, ni devises, ni produits fabriqués, pas même du tonnage, à ces territoires d’outre-mer qui aveint supporté dans les dernières années de la guerre tout le fait des recrutements et des réquisitions. C’était devenu un lieu commun que de déclarer close l’ère de la colonisation. Les messages de la Charte de l’Atlantique et de la Charte de San Francisco aveint eu chez les peuples colonisés d’Afrique et d’Asie une profonde répercussion… » (page 158)
Serge Lüthy évoque alors la révolte de Madagascar, mais surtout le guerre d’Indochine :
« L’Indochine s’est établie dans la guerre sans fin et qu’il ne dépende plus des combattants en présence d’arrêter. C’est dans ce tonneau sans fond que la France a jeté presque le double des sommes reçues de l’aide Marshall, et presque toutes ses jeunes classes d’officiers qui lui manquent si tragiquement pour la reconstitution de son armée en Europe… » (page 162)
L’auteur analyse ensuite longuement la situation de l’Afrique du Nord avant le début de la guerre d’Algérie, avant de revenir à l’examen des problèmes de la France après la Libération, les hésitations de sa politique économique, le rôle nouveau de Etats Unis dans les affaires européennes, et la guerre froide intervenue en 1947.
L’auteur intitule un de ses paragraphes « EUROPE, « MADE IN U.S.A » (page 240).
Comment ne pas noter que dans ce contexte historique les discussions byzantines sur les destinées de l’outre-mer ne pouvaient avoir qu’un aspect tout à fait secondaire ?
« Désormais, le pari historique était engagé entre l’Amérique misant sur le relèvement et l’unification de l’Europe occidentale et l’Union soviétique acharnée à sa désunion et à sa perte. ..» (page 241)
« 1948 fut une année de peur croissante : la mise au pas brutale des démocraties populaires , la tragédie tchécoslovaque, le blocus de Berlin, la seconde vague d’assaut communiste lancée contre la France et l’Italie, tout cela sentait la guerre et l’Europe ne demandait plus seulement des dollars à l’Amérique mais aussi et surtout sa protection militaire… » (page 242)
L’auteur consacre ensuite ses pages au véritable sujet qui préoccupait le pays, c’est-à-dire l’Europe.
Extraits de texte par Jean Pierre Renaud
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