« Guerre d’Algérie : quelques réflexions »
Volet 2
Guerre anglaise de Malaisie (1948-1960) et guerre française d’Algérie (1954-1962)
Les guerres de décolonisation anglaise ou française en Asie et en Afrique du Nord, années 1950
Esquisse de comparaison entre la guerre d’Algérie et la guerre de Malaisie, à partir du roman d’Han Suyin « … et la pluie pour ma soif » Malaisie, 1952-1953 (Stock 1956)
Les situations coloniales
Prologue
J’avais lu avec beaucoup d’intérêt le roman mondialement connu de « Multiple splendeur », et je découvrais tardivement le roman cité plus haut, un roman dont le contenu était fort intéressant, non seulement par sa belle écriture, très souvent poétique, son intrigue humaine, celle d’une femme médecin, eurasienne, plongée dans une situation de décolonisation et de guerre coloniale, mais aussi par la description historique de cette guerre, dans sa situation de transition encore coloniale, avec ses acteurs, entre anglais « au poil roux », chinois et malais, entre les saigneurs des hévéas des grandes plantations de caoutchouc, les rebelles de la jungle, les membres de l’armée ou de la police, avec maintes évocations des méthodes de grande violence pratiquées par les deux adversaires principaux, les anglais et ceux de « L’intérieur », d’obédience communiste.
Comme l’indique l’auteure, qui fut médecin en Malaisie dans les années 1952-1953, il ne s’agit que d’un roman, mais dont le contenu suffit largement à nous documenter sur le type de guerre de décolonisation alors pratiquée en Malaisie, sur le terrain, comparée à celle que j’ai connue et pratiquée en Algérie dans les années 1959-1960.
Je me suis attelé à ce nouveau chantier de lecture critique parce que je continue à me poser la question suivante : est-ce que dans la Grande Bretagne d’aujourd’hui, les Anglais, ou certains milieux anglais, politiques, idéologues, historiens, gens des médias, sont continuellement en train, comme en France, de dénoncer les violences coloniales qui ont effectivement existé, de faire une pénitence historique, alors que la France n’a pas obligatoirement à souffrir d’une comparaison négative ou positive entre son passé colonial et celui du Royaume Uni, pas plus qu’entre la façon dont elle a mené ses guerres de décolonisation, compte tenu des situations coloniales respectives qu’elles avaient en face d’elles.
Tel pourrait être effectivement le cas offert par le roman de Han Suyin.
Ce débat a d’autant plus d’importance que dans notre pays, un courant d’histoire idéologique distille en permanence, auprès notamment des jeunes de certaines de nos banlieues, un discours permanent d’autoflagellation, pour ne pas dire de vengeance historique à accomplir, comme c’est notamment encore le cas pour l’Algérie.
Pourquoi ne pas souligner aussi que le contenu historique d’un tel roman, écrit à hauteur d’homme et de femme, vaut sans doute largement des analyses ou des synthèses historiques trop souvent abstraites, qui se situent de préférence dans une histoire d’en haut, celles des élites ou des villes?
Enfin, et avant de commencer, un mot sur la thèse qu’a défendue le capitaine Galula, après la guerre d’Algérie, et sur l’analyse critique que j’ai publiée sur ce blog à propos de ce qu’il a baptisé du nom de « guerre contre-insurrectionnelle ».
Je rappelle que j’ai émis des doutes sur l’originalité et la paternité de cette thèse stratégique, compte tenu de ma propre expérience militaire, de ma culture stratégique personnelle, et des sources qui ont pu être celles de cet officier.
Rappelons simplement que le capitaine Galula a été en poste diplomatique à Pékin au moment de la prise de pouvoir de Mao Tse Tung, de 1945 à 1949, et qu’il fut aux premières loges des observateurs de la guerre de Malaisie et d’Indochine entre 1951 et 1956, alors qu’il était attaché militaire au consulat de Hong Kong.
Il n’a d’ailleurs pas pris part à la guerre d’Indochine.
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En fin de lecture, il m’a paru intéressant de la relier au contenu d’une livre que Pierre Boulle a écrit sur la Malaisie d’avant le soulèvement, celles des années 1937-1939, avec la description de ce qu’était une colonie britannique riche, celle des plantations d’hévéas et des mines d’étain, avant l’invasion japonaise et la prise de Singapour.
Il s’agit du livre « Le sortilège malais » (1955). Les lecteurs connaissent bien l’autre livre du même auteur « Le pont de la rivière Kwaï ». dont le sujet ainsi que le film qui l’a immortalisé, a fait le tour du monde.
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L’analyse
Au cours de l’année 2014, mes chroniques sur les « situations coloniales » ont été lues ou consultées par plus de 2 000 lecteurs ou lectrices. Je leur propose à nouveau le même canevas de lecture en trois parties : le théâtre colonial, ici dans le contexte de la guerre de Malaisie, les acteurs de cette lutte, leur scénario respectif de guerre.
Les théâtres de guerre coloniale de Malaisie (1948-1960) et d’Algérie (1954-1962)
Luminosité et plein soleil méditerranéen avec Les Noces d’Albert Camus ou chaleur tropicale et glauque de la jungle malaisienne avec «… et la pluie pour ma soif » de Han Suyi
Comparé au théâtre de la guerre d’Algérie, celui de la Malaisie était assez différent, encore plus différent que celui de l’Indochine, où la France était en guerre contre le Vietminh, parce que l’Indochine avait une frontière commune avec la nouvelle Chine communiste, ce qui n’était pas le cas de la Malaisie.
Géographiquement, l’Algérie était composée de trois départements français situés en zone méditerranéenne, avec pour frontières terrestres, les deux protectorats français de Tunisie et du Maroc, alors que la Malaisie se trouvait en zone tropicale, une zone occupée par une jungle mitée par de grandes plantations de caoutchouc.
Hors Sahara, l’Algérie avait une superficie de l’ordre de 220 000 kilomètres carrés (2,4 millions avec le Sahara), et la Malaisie, de près de 330 000 kilomètres carrés, et respectivement, une population de l’ordre de 9 millions d’habitants, contre 6 millions d’habitants.
Différence capitale entre les deux situations, l’Algérie comptait une minorité d’un million d’européens contre huit millions d’Algériens musulmans, alors que la Malaisie comptait une petite minorité d’anglais, les six millions de ses habitants étant partagés entre deux types de communautés, les Chinois et les Malais, un partage ethnique et religieux qui faisait problème, mais plus encore en termes de puissance financière, économique et urbaine.
Rien à voir donc et non plus dans leur composition démographique, car la Malaisie était composée alors de Malais pour moitié et de Chinois pour l’autre moitié, les Chinois concentrés à Singapour, et dans quelques villes de l’intérieur, et les Malais dans la jungle tropicale de la Malaisie.
En termes de domination impériale ou coloniale, la Malaisie affichait la superposition d’une domination anglaise et d’une domination chinoise, avec le rôle capital de l’île de Singapour, dont beaucoup connaissent encore le rôle majeur que ce port a joué sur la ligne stratégique maritime de l’Empire Britannique vers Hong Kong, un port qui a attendu la fin du siècle pour être restitué aux autorités chinoises.
Quo Boon, le banquier, le roi du caoutchouc, un des grands millionnaires chinois déclarait : « Otez les Chinois de Malaisie, et il n’y aura plus de Malaisie. » (p,317)
La situation des deux territoires était très différente sur le plan politique.
Après la deuxième guerre mondiale, l’Algérie, composée de trois départements français, plus une circonscription administrative du Sahara, était dotée d’institutions plus ou moins représentatives, notamment une Assemblée Algérienne, mais la France n’avait pas réussi à mettre sur un pied d’égalité politique ses habitants, pour tout un ensemble de raisons, dont l’existence de statuts personnels étroitement liés à la religion musulmane.
Dirais-je que les petits soldats du contingent qui débarquèrent dans le bled pendant la guerre d’Algérie avaient pu constater que l’Algérie n’était pas la France, en tout cas pas encore !
L’Algérie comptait des députés et conseillers de la République dans nos assemblées parlementaires.
Une situation politique et administrative qui n’avait rien à voir avec celle de la Malaisie, établie en Fédération à partir de 1948 :
« Singapour, était une colonie de la Couronne, la Malaisie c’étaient neuf sultanats groupés en une fédération, neuf sièges médiévaux étayés par la puissance britannique. » (p,315)
Rien à voir non plus sur le plan économique, car la Malaisie était riche en caoutchouc et en étain, et ces ressources comptaient dans l’empire britannique, sans comparaison avec celles de l’Algérie, où il fallut attendre la fin de la guerre d’Algérie pour que le pétrole du Sahara profite non pas à la métropole, mais à l’Algérie indépendante :
« Car le caoutchouc, de même que l’étain, c’était sacré. » (p193)
Propos de Quo Boon :
« Tant qu’on aura besoin de caoutchouc, les Britanniques ne nous lâcheront pas . » (p,357)
Les séquelles historiques de la deuxième guerre mondiale
Singapour avait connu les horreurs de l’occupation japonaise, de la reddition des troupes britanniques, et les Japonais avaient dû lutter contre une insurrection de type à la fois communiste et nationaliste, dans une Asie au sein de laquelle le communisme de Mao Tsé Tung marquait des points décisifs.
Il est évident qu’après la défaite du Japon, rien ne pouvait plus être comme avant, et la Grande Bretagne engagea un processus de décolonisation difficile, compte tenu du poids des anciens résistants communistes, et de leurs revendications, et faute de vouloir ou de pouvoir leur ouvrir les portes du pouvoir, ce furent ces anciens résistants communistes qui alimentèrent la nouvelle insurrection malaise.
Le discours britannique était donc celui d’une lutte contre le communisme, avec la projection d’une stratégie de guerre contre-insurrectionnelle sur le terrain, une stratégie sophistiquée, incontestablement inspirée du type de guerre communiste que menait Mao Tse Tung en Chine, avec en mirage, le règne politique et social du prolétariat opéré grâce à un quadrillage idéologique, et quasi-physique du peuple.
Ajoutons que la situation de la Malaisie britannique, et de ses élites locales, était celle d’un pays assez corrompu : « A Singapour, où l’argent seul vous nantit d’un rang. » (p,307,308)
A la même époque, le théâtre de la guerre d’Algérie était très différent.
L’Algérie avait contribué à la Libération du territoire national, en mobilisant beaucoup de ses enfants, pieds noirs ou musulmans.
La France avait incontestablement une dette à acquitter, alors qu’elle avait beaucoup trop tardé à y engager un vrai processus de décolonisation, mais il ne s’agissait pas pour elle de lutter contre un adversaire communiste, mais contre un adversaire, une partie des musulmans, qui revendiquait la fin de leur traitement inégal.
En 1945, la révolte très meurtrière de Sétif, avait constitué un signal annonciateur de toutes les difficultés à venir dans le processus de décolonisation de l’Algérie, avec le rôle et le poids d’une importante minorité européenne.
Il est évident que le type de stratégie contre-insurrectionnelle mise en œuvre par les Britanniques en Malaisie n’était pas adapté au théâtre algérien, même si certains de ses « outils » pouvaient l’être, une perspective idéologique et politique combinée avec une lutte implacable contre un adversaire dont la seule ambition paraissait être celle de l’indépendance, une ambition qui trouva d’ailleurs vite ses limites après l’indépendance.
La guerre que nous avons menée contre les nationalistes, et contre le FLN, qui avait éliminé tous ses alliés, dont le MNA, n’était pas, et ne pouvait être celle d’une guerre contre une insurrection communiste, et il s’agit là d’une des critiques de base qu’il est possible de faire contre les théories vaseuses qui animaient celles d’un Sauge, intellectuel promu comme le héraut de la lutte internationale contre le communisme, alors qu’effectivement, et depuis 1947, le monde était divisé en deux camps, entre le camp soviétique, marxiste- léniniste et le camp américain, libéral et capitaliste.
J’ai raconté ailleurs que les conférences qui nous furent assénées à Saint Maixent par l’intéressé nous avaient paru se situer en dehors de la plaque, du contexte algérien auquel nous avions à faire face.
Malheureusement, cette dérive d’analyse stratégique imprégna une partie de notre commandement militaire, obsédé par la guerre froide, et n’aida pas la France à trouver une solution politique réalisable.
La Fédération de Malaisie acquit son indépendance en 1957, et l’Algérie en 1962, mais la guerre contre-insurrectionnelle dura jusqu’en 1960.
En 1965, Singapour se détacha du système malais : une nouvelle Ville – Etat émergea et sanctionna donc l’échec d’une fédération groupant la communauté chinoise et les communautés malaises.
Pendant ces périodes de guerre, la France mobilisa de l’ordre de 500 000 soldats, et l’Angleterre, de l’ordre de 150 000 combattants (p,82- Source journal du communiste terroriste (C.T.) Chan Ah Pak)). L’auteure cite par ailleurs le chiffre de « cent cinquante mille de ces miliciens, qui, armés de fusils, patrouillaient les forêts de caoutchouc. » (p, 222)
Les acteurs des deux guerres
La lecture d’un livre comme celui d’Han Suyin, témoin de cette guerre de Malaisie, constitue une source historique inégalable, parce qu’elle nous décrit concrètement les acteurs de ces combats entre l’armée britannique composée de beaucoup de combattants Gurkhas venus de l’Empire des Indes, entre les « poils roux » anglais, et leurs adversaires communistes de la jungle, ceux de l’Intérieur, dans un contexte de rapports ambigus entre blancs et asiates, de souche malaise ou chinoise, leurs portraits et leurs d’états d’âme.
L’auteure nous fait vivre de l’intérieur la lutte militaire, idéologique, et politique entre les deux camps qui se faisaient la guerre, alors que le gouvernement anglais avait déclaré « l’Etat d’alerte », et que dans les années 1951-1952, elle exerçait ses fonctions soit à l’hôpital, soit dans des dispensaires, soit dans les infirmeries des camps d’internement ou des prisons.
« L’Etat d’urgence » mis en application pendant la guerre d’Algérie au mois de mars 1955, étendu à la métropole par le général de Gaulle en 1958 ressemblait étrangement à cet « Etat d’alerte » que la Grande Bretagne avait décrété en Malaisie.
« Chinois, Malais, Indiens, trois mots, trois généralisations dont on a projeté de former une nouvelle nation, de créer un pays nommé « Malaisie », un seul peuple qu’on appellera peuple de Malaisie, toujours confondu à l’étranger avec les Malais, l’une des trois races qui composent la Malaisie….Déambulant dans les couloirs ténébreux de l’hôpital, j’écoutais parler les pauvres – Malais, Indiens, Chinois – et je me demandais si de cette Babel, ici rassemblée, il sortirait une nation homogène. » (p,46,47)
Les acteurs anglais tout d’abord, et l’auteure était bien placée pour ce faire, étant donné les relations quotidiennes qu’elle avait avec les officiers ou les policiers d’une organisation anglaise très sophistiquée de lutte contre-révolutionnaire. Elle avait entre autres nouée une relation amoureuse avec un officier anglais.
Il s’agissait, soit d’officiers ou de policiers de la vieille école qui avaient connu la Singapour coloniale, puis la Palestine ou l’Inde, soit de ceux plus jeunes qui comprenaient mieux la situation actuelle.
Luke Davis était l’un d’entre eux, et le lecteur a la possibilité de suivre son parcours, ses réflexions et ses états d’âme (p,206) sur la guerre dont il était un des acteurs, responsable d’une section de renseignement.
« Le malaise de Luke croissait. Même débordé de travail, traquant des hommes et des femmes pour leur crédo politique, il s’interrogeait maintes fois sur ce qu’il faisait. Tout en se répétant que son devoir était d’abattre le terrorisme, il lui arrivait de se demander pourquoi les moyens employés le bouleversaient tant.
Ainsi le doute habitait-il en lui, comme dans la jungle l’odeur et la matière de la putréfaction concourent à la naissance d’une vie végétale neuve. Il avait l’impuissante conviction de n’être pas convaincu en dépit de toute raison. Et il souffrait d’un point de vue où tout ce qui était des plus justes et convenables lui apparaissait sous un jour grotesque et trivial. » (p,206,207)
Autre portrait d’officier, celui de Tommy Uxbridge, chargé d’un camp de réinstallation.
« Le fil de fer barbelé fait corps avec le pays…Je roulai jusqu’à Todak, un dimanche, par une matinée étouffante, pour tomber au milieu d’un couvre-feu rigoureux. La police et l’armée perquisitionnaient de maison en maison, les autos blindées, chargées d’hommes et de fusils braqués vers l’extérieur, patrouillaient les pistes boueuses, entre les rangées de huttes … »(146)
L’officier britannique, l’OZ, de la zone de réinstallation a été descendu.
A Kuala- Lumpur, le général anglais déclarait à Quo Boon, le millionnaire chinois déjà cité : « Nous faisons la guerre, une guerre à mort contre un ennemi dangereux… » (p,368)
Avec l’Etat d’alerte, les Anglais avaient mis en place un dispositif de lutte militaire, policière, et idéologique, impressionnant, comparable à celui du communisme chinois, et son incarnation contre cette insurrection malaise.
La vie mondaine continuait à Singapour comme si de rien n’était, comme si la jungle, l’Ennemi de l’intérieur, les gens de l’Intérieur, n’existaient pas, et l’auteur fait une belle description d’une grande réception, celle du millionnaire chinois Quo Boon : une centaine d’invités, ses épouses et filles, des Anglaises, femmes ou fiancées de policiers, des Chinoises, des officiers de police britanniques en tenue de mess, des fonctionnaires du gouvernement en veston, les towkays chinois appartenant aux diverses compagnies, aux guildes, associations et clans fondés par Quo Boon, qui tous avaient quelque rapport avec la police…
« Et au milieu de la foule, tel un vaisseau solitaire voguant avec décision sur les flots incertains et sinueux de l’océan…l’un des hommes dont la vie, consacrée à fabriquer de la richesse, avait créé la Malaisie…Il faut que nous apprenions à ramper avant déclara Sir Moksa… le gentleman malais sirotait son jus d’orange… en lui se manifestait un phénomène colonial, au contact des dirigeants étrangers émergent des types d’hommes qui, par leur fidèle mimétisme, sont d’incontestables caricatures de leurs maîtres. » (p,94,95)
« Mais la jungle était présente au fond de l’esprit de tous ces hommes réunis. » (p,103)
« …entre deux terreurs : celle de la police et celle des Gens de l’Intérieur » (p,57)
Toutes les pages que l’auteure consacre à décrire la vie des Malais et des Malaises dans les camps de réinstallation, d’internement, mais principalement dans les infirmeries, lieux de toutes les ambiguïtés, les événements qui s’y déroulaient, entre la terreur des « poils roux », et la terreur des gens de l’Intérieur, met en évidence les très grandes difficultés que rencontraient les pauvres pour continuer à vivre entre le soutien spontané ou imposé à la rébellion communiste, et un maintien de l’ordre rigoureux, sans concession.
Y sont décrites les multiples destinées de ravitailleurs, de policiers, de miliciens, de rebelles capturés pendus ou retournés, ou d’habitants, hommes ou femmes en cours de rééducation idéologique… des descriptions qui démontrent que personne ne savait véritablement qui était qui ou quoi, entre le camp de l’ancien ou toujours actuel soutien à la rébellion et ceux qui étaient chargés de réprimer la rébellion, et d’arriver à faire le tri entre les détenus, tentant à la fois de les identifier, de pouvoir les condamner, éventuellement à mort, et de les rallier.
On y fait la connaissance d’une des héroïnes du roman : « Ah Meï est l’Ennemi capturé N° 234, camarade communiste prise dans un combat de jungle. » (p, 25)
« C’était principalement parce qu’Ah Meï n’était pas une PER. Elle était un oiseau plus rare, une PEC (partisan ennemi capturé), et elle était en vie. Les PEC, on les pendait, on les condamnait à une détention perpétuelle ou très longue. Ah Maï faisait exception. Son crime, punissable de mort, avait été commué en dix ans d’emprisonnement rigoureux, mais on l’avait détachée pour l’installer parmi les PER. » (p,131)
Le roman déroule le parcours tourmenté de cette jeune femme entre les deux camps, sans que l’on sache vraiment auquel camp elle appartient, sauf à noter que pour la beauté de l’intrigue, l’héroïne a vécu dans la jungle une histoire d’amour, comme par hasard avec Sen, un des fils du richissime chinois Quo Boon, parti dans cette jungle.
« Il y avait Sen, le fils de la jungle. Le fils de Quo Boon, Sen, de façon imprévue, s’était toujours montré impitoyable, violent en silence, catégorique, impétueux dans ses rêves et d’un entêtement intense et sauvage… Il rêvait d’un grand monde neuf, et pour cette cause il avait quitté son foyer, n’admettant nul délai pour sa justice. Sen ne savait pas que même le futur doit avoir un passé… Quo Boon se languissait de lui avec une nostalgie désespérée, mais ne voulait pas en parler. « Et je ne lèverai pas le petit doigt pour lui venir en aide. » « p 354,355)
Le chapitre IV Ceux de l’Intérieur reproduit « Le Journal du communiste terroriste (C.T.) Chan Ah Pak. Fiche de recherche N° 0789. Membre du 10ème Corps indépendant de l’Armée de Libération des races de Malaisie. En opération dans les jungles de l’Etat de Johore, Malaisie fédérale
Une lecture utile qui nous donne la mesure de l’ordre implacable qui régnait dans le camp communiste :
2 mars – A la réunion d’aujourd’hui, notre commandant nous a informés que notre journal, L’Etoile, nous blâmait de n’avoir pas accompli, l’an passé notre plan de travail. Nous étions en retard de quelques milliers d’arbres, d’après le plan, et notre quota d’exécution des traitres, intendants de domaines, de chiens rampants (1) se trouvait au-dessous du chiffre prescrit…. » (p,71) – (1) Les Chinois qui « collaborent ».
« L’Armée antijaponaise du peuple de Malaisie est à présent « l’Armée de Libération des Races de Malaisie » (p,74)
A lire ce journal, le parti communiste faisait régner la terreur dans son propre camp, en procédant à des exécutions pour déviationnisme, imposait sa collaboration, faisait exécuter les traitres etc…
Dans une telle ambiance, il ne devait pas être facile de s’y retrouver entre les suspects, les ralliés, ou les partisans de l’un ou l’autre camp.
Il en fut de même pendant la guerre d’Algérie, mais avec des caractéristiques très différentes d’intensité et de gravité, selon les périodes et les lieux, entre la côte européenne et le bled, ou le djebel, et notamment entre douars dont certains furent effectivement pro-français et d’autres anti-français, comme le douar où j’ai servi comme officier de SAS, mais dans une conjoncture de guerre qui avait durci les contours des deux camps.
Dans tel ou tel village, – qui était qui et pour qui ? -, c’était généralement la même et sempiternelle question, avec le soupçon, toute l’ambiguïté qui colorait et imprégnait les rapports humains.
Contrairement à ce que certains historiens idéologues racontent, la guerre d’Algérie se déroulait entre deux adversaires dont la nature était très différente de celles de la Malaisie, un FLN devenu dominant du côté rebelle, et de notre côté une armée qui, en dépit de certaines dérives difficilement évitables dans ce type de conflit, ne fut pas une armée coloniale, et dans un cadre d’une administration et d’un gouvernement républicain.
Le lecteur a pu se rendre compte que tel n’était pas le cas en Malaisie.
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Suite du texte, le dimanche 10/04/2016
Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés